Histoire d’un diamant, récit de moeurs contemporaines

Histoire d’un diamant, récit de moeurs contemporaines
HISTOIRE D’UN DIAMANT
RECIT DE MŒURS CONTEMPORAINES.


I.

Depuis longtemps j’observais le comte de Louvignac. Je ne sais quel appât singulier cet homme offrait à ma curiosité, mais je ne pouvais m’empêcher de recueillir tout ce qu’on disait de lui. On en disait beaucoup de bien. D’une humeur douce, d’un commerce facile et agréable, d’une politesse un peu froide, M. de Louvignac n’aurait été pour les gens du monde qu’un homme bien élevé, s’il n’eût paru sujet à quelques-unes de ces manies qui éveillent l’attention. Il avait près de quarante ans, une fortune considérable, un grand train de maison, et il ne songeait pas à se marier ; il ne voyait qu’un très petit nombre d’amis, vivait seul dans un hôtel à lui, sortait peu et ne donnait point de dîners. On ne pouvait pas l’accuser d’avarice. Il ne refusait pas son tribut à la charité publique et aux œuvres de bienfaisance. Quand la récolte était mauvaise, ses fermiers le trouvaient accommodant. La plus évidente de ses manies était celle de se croire malade, ou sur le point de le devenir, malgré tous les dehors d’une santé robuste. Il faisait bonne chère, mais en se refusant certains mets réputés innocens, certains vins bienfaisans pour tout le monde et nuisibles apparemment pour lui seul. Chaque année, il passait deux mois dans une petite ville des Vosges que la fashion ne connaît pas. Les faux malades ne sont en général que des égoïstes qui dissimulent sous le prétexte des infirmités du corps celle de leur âme : n’est-on pas excusable de ne penser qu’à soi lorsqu’on souffre ? M. de Louvignac ne se plaignait jamais. On le voyait préoccupé de sa santé, on devinait son inquiétude aux précautions qu’il prenait ; mais, que ce fût savoir-vivre ou mystère, il ne parlait pas de ses maux. De ces contradictions le monde conclut que M. de Louvignac était un original, ce qui n’explique rien.

Cette espèce de grand seigneur, dont la vie correcte témoignait qu’il voulait être estimé, montrait dans la conversation une indulgence extrême pour les fautes et même pour les gros péchés des jeunes gens. Ordinairement cette bonté philosophique est l’effet d’une longue expérience et d’un grand âge. L’homme sur son déclin sourit des erreurs où il ne peut plus tomber, tandis qu’à quarante ans la sagesse est de fraîche date et volontiers sévère. M. de Louvignac ne l’était que pour lui-même. Avec des principes fermes, en matière de délicatesse et d’honneur, il se plaisait à excuser et à pardonner les faiblesses des autres. En maintes occasions, il avait montré du courage, du sang-froid dans le danger ; mais la plus légère indisposition le plongeait dans un abattement profond. Son visage était beau, sa taille élégante, et ses yeux noirs semblaient faits pour exprimer toutes les passions, et cependant on y voyait rarement autre chose qu’une mélancolie inquiète. Il prenait soin de sa personne avec des recherches de petite-maîtresse où l’on ne sentait point l’envie de plaire. Enfin dans ses habitudes, ses mœurs et son caractère, cet homme avait je ne sais quoi d’énigmatique et de compliqué, comme si son naturel eût été altéré ou modifié par quelque choc violent du destin, par quelque passion aujourd’hui éteinte, ou comme s’il eût vécu sous l’obsession d’un souvenir accablant et d’une idée fixe. C’est cette énigme qu’il s’agissait de deviner.

Un soir du mois de janvier 1870, dans le petit salon du vieux marquis de C…, nous étions six fumeurs réunis devant un grand feu. Dix heures sonnaient. On apporta le thé. M. de Louvignac se prépara une tasse de cette boisson chaude dans laquelle il versa beaucoup de lait. Le vieux marquis nous racontait ses souvenirs de jeunesse. Mon voisin, qui était un peintre de paysages, se penchant à mon oreille, me dit tout bas : — Je m’étonnerai bien si le marquis ne nous raconte pas ce soir la mémorable histoire du carrick jaune.

— Qu’est-ce que cette histoire ? demandai-je.

— Puisque vous ne la connaissez pas, apprêtez-vous à l’entendre. Le peintre s’approcha de la fenêtre, souleva le rideau et nous annonça que la neige tombait.

— Cette affreuse neige ! s’écria le marquis, je la déteste.

— Pourquoi donc ? dit le peintre.

— Mauvais plaisant, reprit le marquis, vous savez bien pourquoi ; mais ces messieurs l’ignorent, et je vais le leur apprendre. J’avais dix-sept ans lorsqu’il fut décidé que j’entrerais dans la maison militaire du feu roi Charles X. Pour cela, il fallait passer par l’école de Saint-Cyr et faire des études spéciales. On me mit dans une pension préparatoire. Un domestique m’y conduisait de grand matin et venait me chercher à neuf heures du soir. Tous mes camarades, à peu près du même âge que moi, se destinaient à la même carrière. La moitié environ se composait de jeunes gens nobles ; les autres étaient des fils de banquiers, de riches bourgeois ou d’anciens serviteurs de l’empire. Un assez mauvais esprit régnait parmi nous. Le beau d’Orsay faisait alors parler de lui, et menait la mode. Il inventa la soubreveste, le chapeau qui porte encore son nom, et une forme de bottes à l’écuyère adoptée par les lions de cette époque. N’étant libres que le dimanche, nous mettions ce jour-là seulement le costume du monde élégant. Ceux d’entre nous qui n’avaient pas de chevaux en louaient au manège, et nous allions grossir l’escorte du comte d’Orsay, persuadés que le beau sexe n’avait d’yeux que pour nous.

Mon père n’approuva point ces manières de dandy ; mais ma mère prit plaisir à voir en moi l’enfant se donner des airs de jeune homme. Elle m’encourageait dans cette voie et subvenait secrètement à mes dépenses. Je n’étais encore que ridicule. Vous allez voir où la vanité peut nous entraîner.

La règle de l’institution exigeait qu’on vînt le soir chercher les élèves externes. Le maître de pension ne voulait pas être responsable de notre conduite hors de chez lui, et il tenait à nous remettre entre les mains d’une personne de confiance. Mon père prenait quelquefois la peine de venir me chercher. Un soir, il me fit appeler. C’était en janvier, par un temps de neige et de glace fondante, comme aujourd’hui. Je trouvai mon père vêtu d’un vieux carrick jaune à cinq collets qu’il ne portait plus depuis longtemps. Un de mes camarades montait dans une belle voiture où sa mère l’attendait. Je me sentis mortifié. Drapé dans un manteau à la mode, je marchais en silence à côté de mon père, k ses premières questions, je répondis par des monosyllabes qui trahissaient ma mauvaise humeur. Il me demanda d’un ton ironique si j’avais quelque contrariété.

À ce moment de son récit, le narrateur, oubliant qu’il parlait de lui-même, devint rouge de colère et s’écria : — Ce drôle ! cet insolent ! ce petit ingrat eut l’audace de répondre : « Oui, monsieur ; vous auriez pu m’épargner l’affront de vous montrer à mes camarades sous cet accoutrement. »

Le vieux marquis s’arrêta comme suffoqué par l’indignation, puis il reprit : — Mon père n’était pas homme à supporter mon impertinence. Il me remit à ma place vertement. Ma mère elle-même me gronda, et je finis par comprendre ma sottise. On me la pardonna ; mais ma conscience me la reproche encore. Une fois en ma vie, j’ai manqué de respect à mon père. Il y a plus de quarante ans de cela, et, quand j’y songe, la honte et les regrets me serrent la gorge. Voilà pourquoi j’éprouve le besoin de raconter cette histoire à mes amis et de m’accuser devant eux. Ma confession faite, je suis soulagé pour quelque temps.

— Ce carrick jaune, dit le peintre, est pour vous comme le ruban volé par Jean-Jacques et dont l’esprit de parti a tenté vainement de faire un couvert d’argent.

— Je conçois, dit M. de Louvignac, que la confession vous soulage parce qu’il s’agit d’une peccadille d’écolier ; mais l’aveu d’une action criminelle ne calmerait pas votre conscience et ne vous procurerait qu’un surcroit de honte.

— Peut-être, répondit le marquis.

— N’en doutez pas, ajouta Louvignac.

— Mon cher comte, dit le peintre, vous affirmez cela comme si vous le saviez par expérience.

Louvignac ne répondit pas. Il fronça le sourcil et regarda obstinément le tapis de la table à thé. Je me mis à réciter ces vers bien connus d’un poète contemporain :

Crois-moi, parle avec confiance.
Le sévère dieu du silence
Est un des frères de la mort.
En se plaignant on se console,
Et quelquefois une parole
Nous a délivrés d’un remord.

L’attitude du comte attira les regards de tous les assistans. Une pensée commune nous traversa l’esprit pendant ce silence d’une minute, qui nous sembla un siècle : est-ce que cet homme aurait commis un crime ?

— Ces vers sont fort beaux, dit enfin Louvignac en relevant la tête ; mais ils font partie d’un dialogue entre le poète et sa muse, et ce tête-à-tête ressemble fort à un monologue. Je ne connais pas de moyen de se délivrer d’un remords. À la répétition générale d’Iphigénie en Tauride, lorsque Oreste, tombant épuisé à la fin de son accès de fureur, se mit à chanter : « Le calme rentre dans mon âme, » quelqu’un fit remarquer au maestro que l’orchestre poursuivait son accompagnement agitato, ce qui semblait un contre-sens. Gluck répondit : « Ne vous en mettez pas en peine. Oreste peut dire que le calme rentre dans son âme, mais moi je sais qu’il n’y rentre pas. »

— Il faut convenir aussi, dit le peintre, que tuer sa mère est un cas grave.

— Et heureusement assez rare, ajouta le comte en souriant.

— Allons, mon cher Louvignac, du courage ! s’écria le vieux marquis. Faites comme moi ; soulagez votre cœur. Vous vous en trouverez bien.

— Non, mon ami ; cela ne servirait à rien. J’ai commis une faute, il est vrai ; mais j’en suis puni, et, quand le châtiment est commencé, la confession devient inutile.

Louvignac prit son chapeau et sortit.

— Monsieur le marquis, dit le peintre, vous avez été trop vite. Le criminel entrait de lui-même dans la voie des aveux lorsque vous l’en avez fait apercevoir, et il a ressaisi son secret qui allait lui échapper.

On devine que Louvignac fut le sujet de la conversation pendant le reste de la soirée. Le marquis l’avait connu enfant ; il nous donna quantité de détails sur la famille, la fortune, l’éducation, les débuts dans le monde, les voyages, les goûts et les mœurs de ce personnage. — Quant à son aventure, nous dit-il ensuite, quant à l’épisode mystérieux de sa vie qui lui rappelait tout à l’heure le crime d’Oreste, je l’ignore absolument ; mais je puis vous indiquer un homme qui en a été le témoin. C’est le vieux docteur Vibrac, médecin de la famille. Je le crois brouillé avec le comte, il parlera peut-être. Vibrac ne pratique plus ; souvent il fréquente le soir un petit café de la rue Jacob. Si vous avez autant de patience que de curiosité, faites-lui votre cour en jouant sa partie de domino, et vous arriverez à la découverte de la vérité. Hâtez-vous seulement, car le bonhomme est octogénaire, et il commence à radoter.

Le peintre et moi, nous suivîmes les conseils du marquis. Nous recherchâmes le vieux docteur en fréquentant le même café que lui, et après deux mois de relations assidues et force, parties de domino nous avions obtenu les derniers renseignemens nécessaires pour compléter la biographie du comte George de Louvignac.


II.

Comme le nom l’indique, la famille de Louvignac était du midi de la France. Elle y possédait de grands biens depuis trois siècles. Le comte Jean, père de George, commandait une compagnie de la garde royale lorsque la révolution de 1830 éclata. Le nouveau gouvernement lui offrit de rentrer au service ; mais il se tint pour engagé avec la branche aînée des Bourbons, et il se retira dans ses terres. Il habitait ordinairement son château de Breuilmont, situé sur un des affluens de la Garonne dans une vallée charmante. La communauté d’opinions politiques le rapprocha d’un certain nombre de gentilshommes campagnards. Il leur donna des dîners et leur ouvrit la chasse de son domaine. On voisinait jusqu’à la distance de cinq ou six lieues. Il n’y avait guère de semaine où l’on ne se trouvât réunis vingt ou trente convives, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre des châtelains de la vallée. Dans une de ces parties de plaisir, le comte Jean remarqua une jeune fille de dix-huit ans nouvellement sortie de son couvent. Il se mit à côté d’elle à table et fut enchanté de son esprit. Le soir, il la fit danser, et en la reconduisant à sa place il lui adressa tout bas cette question : — Mademoiselle, vous conviendrait-il d’être demandée en mariage ?

La jeune fille fit semblant de n’avoir pas entendu ; mais elle rougit jusqu’aux yeux et agita fort son éventail. À minuit, au moment du départ, le comte lui donna la main pour monter en voiture. — Vous n’avez pas répondu à ma question, lui dit-il.

Encouragée par l’obscurité, la demoiselle répondit : — Demandez et vous recevrez ; frappez et l’on vous ouvrira.

— Bon ! pensa le comte. Elle me fait savoir ainsi qu’elle a reçu une éducation bien chrétienne. Tandis que je m’enflamme pour ses grâces, sa jeunesse, sa taille fine, ses cheveux bruns et luisans comme l’écorce du marron d’Inde, ses yeux bleus, ses longs cils et jusqu’à la petite fossette de son menton, elle me rappelle d’un mot que tout cela n’est qu’avantages extérieurs. En empruntant sa réponse à l’Écriture sainte, elle m’apprend qu’elle est plus sage que moi, et que les préceptes de l’Évangile sont gravés dans son cœur. Je suis suffisamment édifié sur ses qualités et son caractère, c’est une femme supérieure.

Le lendemain, le comte sortait à cheval au lever du soleil et se rendait chez le père de la jeune fille. M. de La Fênaie, enfermé depuis trente ans dans son petit château, était un de ces gentilshommes chasseurs pour qui l’univers n’a pas vingt lieues de circonférence, et dont l’écurie et le chenil sont affaires d’état. Ne s’attendant guère à recevoir uns visite à sept heures du matin, il était en robe de chambre dans la cour de sa ferme, et contemplait avec satisfaction une copieuse bouillie au pain de son qu’un valet délayait dans une auge pour le déjeuner de la meute. — Mon voisin, lui dit le comte, excusez-moi si je vous dérange de grand matin. Une idée de quelque importance m’a mis la puce à l’oreille. Je sais que je manque à tous les usages, et que j’aurais dû vous envoyer une personne tierce ; mais en matière d’ambassade on n’est jamais mieux servi que par soi-même. Voici le fait : je viens vous demander la main de mademoiselle votre fille.

— Pardieu ! j’aime cette franchise, répondit M. de La Fênaie. Voyons un peu. Vous êtes quatre ou cinq fois plus riche que moi, mon voisin.

— Je n’en sais rien ; cela m’est indifférent.

— J’ai deux enfans, et mon fils n’a pas envie d’être d’église.

— N’allez pas le contrarier, le pauvre garçon !

— Ma fille Antoinette est bien jeune ; mais, puisque que vous avez de l’inclination pour elle…

— Mieux que cela : je l’aime.

— Eh bien donc, elle est bonne à marier ; je vous la donne.

— Un moment ! Il faut d’abord savoir si je lui plais.

— Vous lui plairez. La revue des habitans de la vallée est facile à passer. Vous êtes bien fait, riche, franc comme l’or, vous avez vingt-huit ans, qui diable voulez-vous qu’on vous préfère ? Voilà qui est dit : touchez là, mon gendre.

Un mois après, le comte Jean de Louvignac épousait Mlle Antoinette de La Fênaie. Les deux époux firent un voyage en Italie, puis ils revinrent dans leur château. Avant l’année révolue, la comtesse donna le jour à un garçon qu’on appela George. Si la vie est un bien, jamais enfant ne vint au monde sous de meilleurs auspices. Il y eut des réjouissances à Breuilmont pour les relevailles de la comtesse et pour le baptême de son fils, à La Fênaie pour le premier anniversaire du mariage. Les invités donnèrent des retours de noces et des retours de chasse, après quoi la vallée rentra dans le calme, Jean de Louvignac adorait sa femme, et lui témoignait à tout propos son admiration. Rien n’était si beau, si parfait, si aimable qu’elle. Au milieu de la conversation, il ouvrait une parenthèse pour se récrier sur l’esprit, le bon sens, la raison d’Antoinette. Actif et remuant par tempérament, le comte s’absentait souvent, mais jamais, ne fût-ce que pour une heure, sans prendre congé de sa femme. Il ne lui reprochait que de n’avoir point assez de caprices et de ne pas fournir à son mari assez d’occasions de lui complaire. De son côté, Antoinette répondait à ces effusions passionnées par une tendresse douce et enjouée. Plus ingénieuse que lui dans l’art de plaire et de charmer, elle feignait d’avoir du goût pour tout ce qu’il aimait. Un voisin faisait bâtir, et le comte semblait avoir envie de l’imiter. Aussitôt Antoinette témoigna le désir de posséder une serre chaude. M. de Louvignac, transporté d’aise, appela son architecte et dirigea les travaux avec ardeur. Il alla jusqu’à Toulouse pour se procurer des plantes rares, et se mit à étudier l’horticulture. Sa femme sut le faire passer ainsi d’une occupation à une autre, en sorte que l’ennui et l’oisiveté n’entrèrent point à Breuilmont. Enfin les deux époux goûtaient tout le bonheur que peuvent donner le parfait accord, la bonne humeur et l’amour partagé.

Pendant ce temps-là, George grandissait. Son excellente constitution triompha aisément des petites maladies de l’enfance. Il était adroit à tous les exercices, montait à cheval dès l’âge de huit ans et trottait bravement à côté de son père. Une fois par semaine, le docteur Vibrac venait de la ville voisine sur son bidet pour déjeuner au château, et, après avoir regardé l’enfant, il avait accoutumé de dire : — Si tous les hommes étaient bâtis comme ce garçon-là, le pharmacien fermerait boutique ou se ferait pâtissier.

Ce Vibrac, franc méridional et joyeux convive, avait une affection sincère pour la famille de Louvignac ; d’ailleurs, bon praticien, au courant des découvertes nouvelles, doué d’un coup d’œil sûr, il se connaissait en hommes, et, tout en badinant, étudiait aussi bien les caractères que les tempéramens. Il pénétrait les intentions de la comtesse, et la secondait dans ses petites ruses de cœur avec une malice pleine de bonhomie.

Un jour, la comtesse le prit à part. — Mon ami, lui dit-elle, j’ai un service à vous demander. Vous voyez de quels soins touchans je suis comblée par mon mari. Aucune peine, aucun sacrifice ne lui coûte pour satisfaire et prévenir mes moindres désirs. Une fois en ma vie, je voudrais répondre à tant d’amour par autre chose que de la tendresse. Je ne suis pas riche comme lui ; mais je possède un joyau de prix qu’il ne connaît pas. C’est un diamant monté en bague, que le cardinal Du Bellay a rapporté de Rome il y a trois cents ans. Ce diamant a une valeur historique. La dernière demoiselle Du Bellay, mon arrière-grand’tante, l’a laissé à ma grand’mère, et c’est ainsi qu’il est venu jusqu’à moi. J’ai remarqué qu’aujourd’hui les hommes portent des cravates longues dont ils croisent les bouts sur la poitrine en les attachant avec une épingle. Prenez ce diamant et rendez-le-moi monté en épingle pour la veille de la Saint-Jean.

La comtesse remit au docteur une petite boîte en vernis-Martin sur laquelle était gravée la devise des Du Bellay : atavis et armis. Vibrac l’ouvrit et regarda le diamant. — Je m’y connais un peu, dit-il ; cette pierre est d’une fort belle eau. J’irai à Marmande, où il y a un joaillier connaisseur et honnête. Votre mari aura là une épingle magnifique.

Au bout de huit jours, Vibrac revint au château. En donnant le bras à la comtesse pour passer dans la salle à manger, il lui remit en cachette un papier. C’était une lettre qu’il avait reçue la veille, du bijoutier de Marmande.

« Monsieur le docteur, lui écrivait le marchand, sûrement la personne à qui appartient le diamant que vous m’avez confié n’en sait pas la valeur. C’est une pierre rare, de huit carats et sans défaut. De peur de me tromper, j’ai consulté un de mes confrères plus expert que moi. Nous l’avons estimé ensemble valoir douze mille francs. Ce qui en fait le prix, ce n’est pas tant la grosseur que la pureté, la belle forme et l’éclat. Il faut savoir que les diamans anciens ont souvent une supériorité marquée sur ceux récemment découverts. Puisque celui-ci est la propriété d’une dame, je pense qu’elle le devrait porter elle-même ; ce serait dommage de le donner à un homme. Avant donc de faire l’ouvrage que vous m’avez commandé, j’attendrai de nouveaux ordres. »

— À merveille ! dit la comtesse après avoir lu cette lettre. Mon cher docteur, dites à votre joaillier d’exécuter ma commande. Je voudrais que mon cadeau valût cent mille francs.

— Peste ! s’écria Vibrac, il fera bon s’appeler Jean dans cette maison le 24 juin prochain.

Cette année-là en effet, les voisins s’entendirent avec Antoinette pour fêter la Saint-Jean avec plus de magnificence qu’à l’ordinaire. On fit venir de Marmande un feu d’artifice. On dansa dans le parc, dont l’accès fat ouvert aux paysans. Le matin, la comtesse, aux aguets, entra chez son mari au moment où il s’habillait, et lui offrit une cravate neuve en soie bleue, qu’il s’empressa de mettre à son cou. Lorsqu’il en eut fait le nœud et croisé les deux bouts : — Il vous faut une épingle pour les attacher, dit Antoinette en présentant la petite boite en vernis-Martin.

Le comte examina le diamant, et demeura comme saisi de la beauté du cadeau. La comtesse fixa elle-même l’épingle sur la cravate bleue, et, reculant d’un pas, elle battit des mains en s’écriant : — Oh ! que cela vous va bien ! que je suis contente ! vive M. le cardinal !

Louvignac se mira dans une glace, regarda sa femme avec des yeux humides, et les deux époux s’embrassèrent. Au dîner, tous les hommes étaient en cravate blanche, hormis le comte, paré de son épingle. On admira le diamant, dont l’origine fut racontée. On but à la mémoire du cardinal Du Bellay. Le docteur Vibrac se grisa au dessert et récita un compliment en vers dans le patois du poète Jasmin. Les carrosses ne sortirent de la cour du château qu’au point du jour. Cette fête laissa dans l’esprit du petit George des souvenirs ineffaçables. Pour la première fois, on lui avait permis de veiller. Les lanternes vénitiennes et le feu d’artifice l’avaient transporté dans un monde féerique, dont il chercha les traces le lendemain sur l’herbe foulée. Il n’y trouva que des piquets de bois et des bouts de carton noircis. Le diamant seul brillait encore sur la cravate de son père. George ne pouvait en distraire ses yeux. Il lui sembla qu’une étincelle du bouquet de feu s’était changée en pierre, et fixée à jamais sur la poitrine de l’heureux châtelain dont on célébrait la fête. En se rappelant tout ce qu’on avait raconté du cadeau fait par sa mère et les félicitations des convives, il en tira cette conclusion que le comble du bonheur était de posséder un diamant, et il se dit tout bas : — Moi aussi, quand je serai grand, j’aurai une belle épingle de cravate, comme mon père.

Le comte se proposait de donner à sa femme un collier de pierres précieuses ; mais il n’en garda pas le secret, et la comtesse le supplia de n’en rien faire. — Mon ami, lui dit-elle, vous allez porter le trouble dans les mœurs patriarcales de notre vallée. Si l’on me voit des diamans, toutes les femmes en voudront avoir. Tous nos voisins ne sont pas également riches, ce sera le commencement d’une rivalité fâcheuse dont les hommes se plaindront. Quelques-uns des plus aimables cesseront leurs visites, et nous les regretterons. Ne détruisez pas l’égalité des toilettes. Laissez-nous nos robes blanches ; laissez-nous montrer nos bras et nos épaules sans y ajouter rien de brillant et de coûteux pour la bourse d’un mari.

M. de Louvignac se soumit aux sages avis de sa femme. Le cadeau qu’il avait reçu d’elle ne fut qu’un incident sans suites, et le diamant des Du Bellay n’éveilla pas de jalousie dans la vallée, où il brilla sans rival.


III.

Le premier événement qui troubla le bonheur d’Antoinette fut le départ de son fils. Le comte pensait que, pour former un homme, il faut au moins quelques années de collège. George savait tout ce que lui pouvaient apprendre sa bonne anglaise et le curé du village. La comtesse voulait faire venir de Paris un précepteur ; mais son mari, appuyé de Vibrac, insista pour l’éducation publique, et Antoinette se résigna. George fut envoyé à Sorèze, dont le collège jouit encore d’un certain renom. Le jeune écolier eut des succès, remporta des prix, et revint toujours chargé de couronnes au temps des vacances. Enfin à dix-sept ans, ayant achevé ses études, il se rendit à Toulouse pour se préparer à subir son examen de bachelier.

Cette année-là, le jour de la Saint-Hubert, il y eut dans la vallée une grande chasse pour laquelle on employa des traqueurs. À la première battue, le désordre se mit dans les rangs des chasseurs. Le brouillard de novembre gênait le tir. M. de La Fênaie reçut un coup de feu dans la tête ; on le rapporta chez lui mourant. Un valet maladroit apprit la nouvelle de cet accident à la comtesse. Elle partit à l’instant pour La Fênaie. Vibrac, arrivé avant elle, n’avait eu qu’à constater un décès. Il voulut empêcher Antoinette de pénétrer dans la chambre mortuaire, mais rien ne put la retenir. À la vue de son père dont le visage était horriblement défiguré par la blessure, elle s’évanouit. Rentrée au château, elle se mit au lit avec la fièvre. Le lendemain, le docteur secoua la tête en lui tenant la main. La fièvre prenait un caractère alarmant. Une médication énergique triompha du premier accès ; le second parut moins violent, mais au troisième les symptômes s’aggravèrent ; le délire commença, et la malade fut emportée en quelques heures.

Jean de Louvignac reçut ce coup si subit et si imprévu avec une stupeur morne dont Vibrac s’inquiéta d’abord. Bientôt éclatèrent les cris et les larmes, et le docteur se rassura. Quand cette crise fut passée, le comte trouva jusque dans les manifestations de sa douleur l’emploi de son activité, sans quoi il ne pouvait vivre. Il avait dans le cimetière du village une sépulture de famille où le corps d’Antoinette fut déposé provisoirement. Sur un nouveau terrain, il fit construire une autre tombe plus belle en forme de chapelle et pour deux personnes seulement. Il y voulait dormir un jour à côté de sa femme, et quand on y eut transporté les restes de la comtesse, il se plut à venir souvent dans ce monument, dont il gardait la clé, pour y prier devant le petit autel et regarder la place qui lui était destinée. Cependant le tombeau n’avait pas été aussi long à bâtir que celui de Mausole, et le docteur Vibrac, qui n’approuvait point les séances dans le boudoir funèbre, se mit en devoir de chercher au comte une autre occupation. — Monsieur, lui dit-il, depuis vingt ans que vous demeurez dans ce château, vous avez eu peu de souci de ce qui se passait dans le reste de la France. Une nouvelle révolution a éclaté ; c’est à peine si vous y avez pris garde. Je ne vous blâme point de ne pas déchirer la bande de votre journal. Cependant le moment me paraît venu de songer aux vivans, et particulièrement à votre fils. George a dix-huit ans ; il faudrait lui faire voir le monde et lui permettre de choisir la carrière qui lui plaira, car il n’est pas lié par les mêmes engagemens que vous. On peut bouder un gouvernement, on ne boude pas son pays.

M. de Louvignac adopta toutes les idées du bon docteur. Il partit pour Paris avec son fils. Comme il n’y trouva point d’appartement assez vaste pour lui, il acheta un petit hôtel dans le faubourg Saint-Germain, et fit venir ses chevaux. Il se créa des relations dans la meilleure compagnie, et fréquenta les salons et les théâtres. Afin de surveiller George de plus près, il partagea ses plaisirs et lui servit de compagnon aussi bien que de mentor. La première fois que le jeune provincial s’assit à l’orchestre de l’Opéra, il fut plus ébloui du coup d’œil de la salle que des merveilles de la scène. Les parures des femmes le remplissaient d’admiration. Il ne pouvait détacher ses regards d’une loge d’avant-scène où une vieille dame étalait sur des épaules maigres une magnifique rivière de diamans. George demanda naïvement à son père si ces diamans étaient plus beaux que celui du cardinal Du Bellay. — Je n’en sais rien, répondit le comte. Il faudrait les voir de près ; mais je doute qu’il y en ait un seul de la valeur du mien. Si le bijou du cardinal figurait parmi ces pierres, il les éclipserait peut-être par l’éclat de ses feux.

Au bout d’un an de séjour à Paris, George, ayant assez de la vie mondaine, exprima le désir d’embrasser l’état militaire. Il se séquestra volontairement, prit des maîtres de mathématiques et de dessin, et son père lui tint lieu de répétiteur. Ses examens furent brillans. Il entra des premiers à l’école de Saint-Cyr. Après ses deux ans d’études et d’exercices, il en sortit avec le brevet de sous-lieutenant pour aller servir en Algérie dans un régiment de chasseurs, et le comte Jean retourna au château de Breuilmont. Vibrac ne se réjouissait qu’à demi des succès de George. — Tout cela est fort bien, pensait-il, le fils a le pied à l’étrier ; mais le père, quelle monture lui ferons-nous enfourcher maintenant ? comment lui trouver une nouvelle occupation ? Ce moment si beau va devenir pour lui comme une année climatérique.

En effet, le comte, rentré chez lui, tomba bientôt dans le désœuvrement. Lorsqu’il chercha ses goûts d’autrefois, il ne les retrouva plus. La chasse lui était odieuse depuis l’accident qui avait eu des suites si funestes. À quoi bon remettre dans la serre des fleurs qu’Antoinette ne verrait plus ? Recommencer à fréquenter les voisins, c’était courir après des souvenirs douloureux pires que l’ennui. Le comte reprit le chemin du cimetière malgré les représentations de Vibrac. Il ajouta quelques embellissemens au tombeau de sa femme, et ne bougea plus de son boudoir funèbre. Ses cheveux blanchirent ; sa santé s’altérait visiblement. Il perdit le sommeil et l’appétit. En peu de mois, il devint méconnaissable, et le docteur, remarquant les symptômes d’une fièvre nerveuse, crut devoir écrire à George, afin de l’engager à venir donner des soins à son père. Pendant le délai nécessaire pour obtenir un congé, George reçut une seconde lettre plus pressante que la première. Le comte avait commis une imprudence. Il était resté jusqu’à la nuit dans son caveau par un temps froid, et la fièvre nerveuse se trouvait compliquée d’une pleurésie. Le malade avait reçu les derniers sacremens, lorsqu’il aperçut le visage de son fils penché sur son lit. À cette vue, ses yeux se ranimèrent, et la voix lui revint. — George, dit-il, écoute-moi, et songe à m’obéir. Dans ce coffret qui est là, sur ma cheminée, tu prendras ma vieille cravate bleue et mon épingle en diamant. Quand je serai mort, tu me mettras cette cravate au cou, et tu en attacheras les deux bouts croisés sur ma poitrine avec l’épingle. C’est ainsi que je veux être enseveli. Ces deux objets me viennent de ta mère. Tu es assez riche pour ne point regarder à un diamant, et, quand tu te marieras, tu en donneras d’autres à ta femme. Cette fantaisie d’un mourant ne fera pas grand tort à mon héritage ; je te prie de la respecter.

— Je la respecterai, répondit George.

— Encore un mot, reprit le moribond ; n’ayant d’autre héritier que toi, je n’ai pas écrit de testament, cependant je voulais laisser douze mille francs au docteur Vibrac.

— Il les aura, mon père. Je les lui donnerai.

— Fort bien. Tu sais où mon corps doit être déposé ; à présent je puis m’en aller. Je ne te souhaite pas de finir comme moi, consumé par les regrets et l’ennui. Mieux vaut mourir dans ses souliers, non comme un brigand corse, mais comme un bon soldat. Sois homme d’honneur, et va avec Dieu.

Le moribond n’essaya plus de reprendre la parole, et au bout d’une heure il s’éteignit.

George, qui connaissait seul les dernières volontés de son père, résolut de les exécuter religieusement, sans témoin, de peur d’éveiller la cupidité de quelque subalterne. Quand les formalités d’usage furent remplies, il ouvrit le coffret et en tira le précieux diamant. C’était le premier objet qui lui eût fait connaître dans son enfance le plaisir de l’admiration. Il le regarda longtemps et le porta respectueusement à ses lèvres. Il prit ensuite la vieille cravate bleue, qu’il mit au cou du défunt, en attacha les deux bouts croisés sur la poitrine avec l’épingle, et dissimula le tout dans les plis du linceul. Sa vénération pour son père, la gravité des circonstances et la perte douloureuse qu’il venait de faire ne laissèrent point de place dans son esprit à d’autres regrets. Le diamant du cardinal Du Bellay fut enfoui et scellé dans la tombe avec le comte Jean de Louvignac, sans que personne en sût rien, hormis son fils.

Les habitans de la vallée, grands et petits, assistèrent au convoi funéraire. Au retour de la cérémonie, George annonça au docteur Vibrac qu’il avait à lui remettre une somme de douze mille francs.

— Qu’est cela ? demanda le docteur. Pourquoi me veux-tu payer vingt fois mes honoraires ?

— Parce que mon père me l’a ordonné en mourant.

— Si c’est un legs, à la bonne heure. Il faut savoir pourtant en quel état le feu comte a laissé ses affaires. Je les crois un peu dérangées depuis la mort de sa femme. Son hôtel de Paris, qui lui a coûté cher, n’est pas même loué. Les gérans, se sentant la bride sur le cou, auront fait leur main. Commence par rétablir l’ordre dans ta fortune, et nous verrons après.

— Quel que soit l’état de la succession, vous aurez vos douze mille francs.

— Ne te fâche point, mon ami ; je les accepterai.

Le docteur remarqua bientôt que George s’entendait parfaitement à remettre en ordre sa fortune, et même qu’il y prenait goût. Le notaire paya les douze mille francs. On corrigea quelques abus. Le petit hôtel de Paris fut mis en location. De la serre chaude, on fit une orangerie, en sorte qu’elle devint lucrative d’onéreuse qu’elle avait été. On vendit les chevaux et voitures, dont un militaire en activité n’avait que faire, par conséquent aussi les provisions de fourrages et tout l’attirail dispendieux de la chasse à courre. En voyant ces réformes exécutées promptement, de la main et sous l’œil du maître, par un jeune homme de vingt-quatre ans, le vieux docteur comprit que l’héritage des Louvignac n’était pas en danger de périr. Au milieu de ces occupations, George avait appris la déclaration de guerre de la France à la Russie et les premiers faits d’armes de la campagne de Crimée. Il retourna en Algérie pour s’embarquer avec son régiment. Sous les murs de Sébastopol, il eut le bonheur de se distinguer en deux rencontres, et de conquérir le grade de capitaine et la décoration de la Légion d’honneur. Son ambition n’en souhaitait pas davantage. La paix une fois signée, George, revenu en France et n’ayant plus en perspective que la vie insipide des garnisons, voulut se reposer de ses fatigues, et donna sa démission. Le premier usage qu’il fit de sa liberté fut un voyage de deux ans en Italie, d’où il passa en Grèce, puis en Orient. Dans une lettre qu’il écrivit de Schiras au docteur Vibrac se trouvait le passage suivant : « Ce qui m’a le plus charmé, c’est le costume de cérémonie du shah de Perse ruisselant de pierres précieuses. J’ai acheté dans ce pays quelques diamans assez beaux. Si vous apprenez par les journaux que je suis élu roi des Tartares comme Tamerlan, faites votre bagage et venez me rejoindre. » Les chances de fortune de Tamerlan ne s’étant pas présentées, George se lassa des mauvais lits et des cuisines nauséabondes. Il revint enfin à Paris, où il reprit possession de son hôtel, après avoir signifié de loin leur congé aux locataires qui l’occupaient.

Dès ses premiers pas dans cette ville de plaisirs, le comte de Louvignac fut frappé des changemens survenus à Paris pendant son absence. La transformation n’était pas encore complète, mais elle marchait à grands pas. Déjà le marteau des embellissemens avait jeté à bas d’anciens quartiers, et sur leurs ruines s’élevaient de longs boulevards tirés au cordeau et bordés de maisons fort belles, mais toutes semblables entre elles. Une véritable révolution s’opérait dans les idées et les mœurs. Tandis que la fortune publique se chargeait de dettes énormes, on entendait parler de fortunes privées faites en un jour, par des coups de main, et atteignant des chiffres scandaleux. De là un luxe toujours croissant dans les équipages, les meubles, l’argenterie, les toilettes des femmes. George s’étonna de voir les jeunes visages eux-mêmes grossièrement fardés. Il lui sembla qu’ils y gagnaient bien plus en effronterie qu’en beauté. La fièvre dépensière engendre la soif de l’argent. On ne parlait d’autre chose. Il ne servait à rien d’être jeune, beau, bien élevé, pas plus que d’avoir de l’esprit ou d’autres talens que celui de faire fortune. Les hommes se divisaient en deux classes seulement, les riches et les pauvres, par la raison que tout était à vendre.

George de Louvignac, ayant bonne envie de se conformer aux modes et usages nouveaux, se fit présenter dans un cercle d’hommes de son âge. Il va sans dire qu’on y jouait gros jeu. On lui montra un jeune garçon, à peine majeur, qui venait d’hériter de deux cent mille francs, que lui laissait un paient de province ; la nouvelle de cet héritage lui était arrivée la veille au matin, et le soir il avait perdu pareille somme au jeu. Cette aventure excitait la gaîté de tout le cercle, et le joueur dépouillé riait aussi haut que les autres. George se laissa mettre à une table de lansquenet. En moins d’une heure, il y perdit douze mille francs. Comme il trouva que c’était assez payer sa bienvenue, il ne voulut plus toucher aux cartes.

Le jeune homme qui lui servait de pilote le conduisit dans une réunion de beautés à la mode. Il y régnait une liberté de langage qui n’allait pas tout à fait jusqu’au mauvais ton. Celles de ces dames dont on se disputait les bonnes grâces n’étaient pas toujours les plus jolies, c’étaient plutôt celles qui, par leur savoir-faire ou leurs extravagances, avaient acquis un certain renom. La maîtresse de la maison singeait assez bien les manières des femmes du monde. Elle donnait à dîner tous les jours à deux ou trois jeunes gens qu’elle avait ruinés et même réduits aux expédiens. Dans cette société-là, les qualités de George, son esprit, son grand air, furent appréciés quand son introducteur l’eut annoncé comme un homme riche. Il adressa ses hommages à la personne la plus jeune parce qu’elle lui sembla moins recherchée que les autres. Au moment où il se retirait, son introducteur lui dit tout bas : — Je reste ici pour m’enquérir des préliminaires du traité de paix, et je vous en ferai part demain matin.

— Va-t-on aussi vite que cela ? demanda George.

— Sans doute. À quoi bon perdre le temps en simagrées ?

Le lendemain, le négociateur vint déjeuner avec George. — L’affaire dont je me suis chargé n’était pas des plus simples, dit-il. Vous vous tromperiez fort, si vous pensiez que cette jeune femme est délaissée ; c’est au contraire parce qu’elle a beaucoup d’occupations qu’on ne s’amuse pas à la pourchasser inutilement. Cependant je lui ai représenté que vous êtes nouveau-venu dans nos réunions, qu’il nous importe à tous de vous y retenir par des relations faciles et aimables, et qu’il serait malséant de vous rebuter dans votre première inclination. Elle m’a répondu en riant qu’elle consentirait donc à vous écouter pour faire preuve de vertus hospitalières. Voici maintenant à quelles conditions : on ne pourra vous consacrer qu’un jour par semaine, un jour entier, de vingt-quatre heures. Le reste de la semaine appartient à un heureux titulaire qui ne céderait rien de ses privilèges. On saura lui faire accepter cet accommodement. Votre tour de faveur ne vous coûtera que cinq cents francs par semaine ; mais on vous demande des diamans pour une somme de douze mille francs environ, c’est ce qu’on appelle en affaires une épingle. Du reste, on n’exige pas de vous le secret. S’il vous plaît d’orner votre voiture d’une jolie femme, on vous accompagnera le matin au bois de Boulogne, le soir au théâtre ; votre possession sera donc bien et dûment établie. Réfléchissez et voyez si cela vous convient.

— Mes réflexions sont faites ; cela ne me convient pas.

— Mon cher comte, si vous cherchez le placement de votre cœur dans les prix doux, comme dit le commerce, il ne faut pas vous adresser à des femmes que la mode met à l’enchère.

— Laissons la question d’argent, répondit George. Ce que je n’accepte pas, c’est le partage avec cet heureux titulaire dont le cœur se repose un jour par semaine. Si j’étais amoureux, cette condition suffirait à me dégriser.

— Mais puisque cet homme est six fois plus riche que vous, qu’avez-vous à dire ?

— Rien absolument, et c’est pourquoi je bats en retraite.

— Vous êtes un grand enfant. Il ne s’agit que de vous accoutumer à cette idée du partage. Vous en verrez bien d’autres quand vous connaîtrez mieux notre monde.

— Je commence à le connaître.

— Il faut être de son époque. Nous appelons cela savoir se mettre dans le mouvement.

— Eh bien ! je crois que jamais je n’y entrerai.

George comprit qu’il ne pouvait demeurer parmi cette bande de dissipateurs, à moins de se ruiner comme eux. Insensible aux plaisirs de la vanité, n’éprouvant pas le besoin d’afficher des succès achetés ni de promener une femme payée dans sa voiture, il chercha son plaisir ailleurs. Soit par une disposition naturelle, soit sous l’influence des premières impressions de son enfance, il sentit se développer son goût dominant pour les pierres précieuses. La belle industrie des bijoutiers de Paris et les merveilles étalées aux regards des passans l’y invitaient. Il se mit en relations d’affaires avec un de ces joailliers fameux qui méritent le nom d’artistes. Des curieux apprirent de ce joaillier que George achetait des diamans d’un grand prix. Les hommes ne portant pas de bijoux, on pensa que ce devait être pour en faire des cadeaux, mais à qui ? C’est ce qu’on ne put découvrir. Bientôt on remarqua que George entassait ses acquisitions dans un écrin qu’il se plaisait à regarder. Il devenait tout à fait expert en matière de pierres fines. On s’amusait à lui présenter des diamans pour en savoir le prix, et, comme il les estimait en véritable connaisseur, on échangeait des sourires qui signifiaient : « Notre ami est un maniaque. « 

M. de Louvignac n’en était pas au point de ne laisser d’accès dans son cœur à aucune autre passion que celle du collectionneur. Tout en se livrant à son occupation favorite, il aimait aussi les plaisirs de l’esprit. Grâce à son nom et aux anciennes relations de son père, il put s’introduire dans un monde moins frivole et moins dangereux que celui des jeunes dissipateurs. On l’accueillit avec distinction, et nous avons des raisons de croire qu’il y trouva le placement de son cœur sans le secours d’un ambassadeur et sans aucun débat d’argent. Le temps que dura cette liaison mystérieuse fut assurément le plus heureux de sa vie ; mais un bonheur qu’il faut tenir secret est rarement de longue durée. Selon toute apparence, le comte de Louvignac se vit enlever par un caprice de femme ce qu’un caprice lui avait donné. Sa fierté ne lui permit ni de se plaindre ni de faire la confidence de son déboire, et comme il se sentait tomber dans la tristesse, sans attendre qu’elle fût remarquée par ses amis, il partit brusquement pour son château de Breuilmont afin d’y cacher sa blessure.

Le meilleur auxiliaire du temps pour la guérison des peines d’amour, c’est le changement de lieux. George en éprouva bientôt l’effet salutaire. Il retrouva toutes choses à Breuilmont en l’état où il les avait laissées le jour de son départ. Chaque objet que rencontrait son regard réveillait en lui le souvenir consolant des belles années de son enfance, si bien que les dix ans qu’il avait passés à courir le monde lui semblèrent comme un rêve pénible. Le bon docteur Vibrac, dont la vieillesse n’éteignait point la vivacité méridionale, venait souvent lui tenir compagnie et lui proposer une partie d’échecs. Un jour, Vibrac le surprit absorbé dans la contemplation de ses pierres précieuses étalées sur un tapis de velours vert. — Je ne vois pas, dit le docteur après avoir regardé toute la collection, je ne vois pas dans tout cela l’épingle de ton père.

— Vous ne la reverrez jamais, répondit George.

— Comment ! Est-ce que tu l’aurais vendue ou donnée en échange pour un de ces bijoux ?

— Non, mon ami ; le diamant des Du Bellay a éteint ses feux et ne doit plus éblouir personne.

— Je comprends, tu le tiens caché aux regards des profanes comme une relique sacrée ; mais pourquoi dis-tu qu’il ne doit plus briller pour personne ? Tes descendans ne seront pas obligés de partager tes pieux scrupules, et franchement ce serait dommage. La nature n’a pas mis un nombre inconnu de siècles à faire cette petite merveille pour qu’elle demeure au fond d’un tiroir. Ce diamant a des droits à la lumière, et tôt ou tard il y reviendra…

— Jamais ! répondit George avec un soupir.

Il raconta ce qui s’était passé le jour de la mort de son père, et comment le feu comte de Louvignac avait exigé que le diamant fût enfermé avec son corps dans le cercueil.

— Voilà une singulière fantaisie, dit le docteur ; mais c’est la dernière volonté d’une âme noble et balle. Il n’y avait pas à marchander ; tu as bien fait de lui obéir. Je vois d’ailleurs que tu as amplement réparé cette perte et que tu t’es mis en mesure de pouvoir un jour offrir à ta femme plus de diamans qu’il n’y en eut jamais dans la famille. Il s’agit maintenant de trouver la jolie paire d’épaules sur lesquelles brillera ta collection.

— Cela ne presse pas, répondit George.

En examinant les papiers de la succession, l’héritier des Louvignac rencontra, parmi les lettres de sa mère, celle du bijoutier de Marmande au docteur Vibrac. Il apprit ainsi que le diamant avait été évalué à douze mille francs. Le prix lui sembla énorme et hors de proportion avec la grosseur de la pierre, dont il croyait se souvenir. Il fallait donc que, malgré son peu de volume, cette pierre fût tout à fait rare par son poids, son éclat et sa pureté. Le plus gros diamant que George eût dans sa collection avait été payé trois mille francs ; celui de sa mère valait quatre fois davantage. Assurément ce devait être une merveille, et il l’avait eue devant les yeux pendant des années sans en connaître la valeur ! et aujourd’hui qu’il saurait l’apprécier, la vue lui en était à jamais interdite ! Tant de beauté dans un objet si petit, et personne au monde ne devait plus le revoir ! — Le docteur, pensa George, le docteur lui-même l’a dit : c’est vraiment dommage. C’est une cruauté, une barbarie qui révolte la nature. A-t-on bien le droit de condamner à l’obscurité les plus beaux ouvrages de Dieu ? Ma religion n’a-t-elle pas été surprise ? Si j’eusse connu le prix de cet objet, n’aurais-je point fait de justes réflexions sur un acte de vandalisme que nul être en possession de son bon sens n’oserait commettre ? Décidément je n’en ai pas encore fini avec ce chiffre fatal de douze mille francs qui ressemble à une raillerie du hasard. Ce diamant venait de ma mère ; en bonne justice, n’était-ce pas à moi qu’il appartenait, et un autre pouvait-il en disposer ?

Mais George se rappela que sa mère s’était bien volontairement dessaisie du diamant. Il se rappela les derniers momens de son père, la promesse solennelle faite à un mourant, et il fut obligé de convenir avec lui-même qu’il était destitué de tous ses droits sur l’objet de sa convoitise. D’autres sophismes lui revinrent bientôt à l’esprit. Il ne demandait pas à rentrer en possession de cette précieuse relique de famille, ni à l’ajouter à sa collection. Ce qu’il regrettait seulement, c’était de ne l’avoir point regardée avec ses yeux de connaisseur. Ne pouvait-il donc sans crime la revoir une fois, la tenir avec respect dans ses mains, la considérer un moment et la remettre ensuite à sa place ? Cette curiosité serait-elle donc si coupable ? La main pieuse d’un fils ne pouvait-elle se poser sur les restes d’un père qu’elle avait enseveli elle-même ? Et que devient la dépouille mortelle de l’homme après dix ans d’intervalle ? Quelques ossemens épars dans un peu de poussière. « La cendre glorieuse d’Alexandre le Grand, dit Hamlet, sert peut-être aujourd’hui à boucher le trou d’une futaille. » Que sera-t-il advenu dans mille ans de cette tombe, de ce village et de ce cimetière ? Le diamant seul n’aura rien perdu de sa beauté. Peut-être le soc d’une charrue le fera sortir de terre sous les pieds d’un laboureur. Ne vaudrait-il pas mieux l’en tirer tout de suite ? Malgré tous les raisonnemens du monde, George voyait se dresser devant lui les grands mots de sacrilège et de profanation. Si encourageans que fussent le scepticisme d’Hamlet et les doctrines hardies des philosophes matérialistes, il se sentait faiblir à l’idée de plonger sa main dans un cercueil ; ce qui ne l’empêcha pas de s’informer exactement, par la lecture et par ses conversations avec le docteur, du degré de décomposition où se trouve le corps humain dix ans après l’inhumation, lorsque ce corps est enfermé dans un caveau et non en pleine terre.

Un matin, George se rendit au cimetière. Il se reprochait de n’avoir pas encore visité la tombe de ses parens. À l’extérieur, le monument lui parut en parfait état ; mais, quand il eut ouvert la porte et pénétré à l’intérieur, il fut effrayé des ravages du temps. Quelques vitraux de la toiture brisés par la grêle étaient tombés. La pluie avait ruisselé sur les murs. Une mousse épaisse couvrait les planches de l’autel rongé par l’humidité. Le prie-Dieu souillé par l’eau et la poussière était inabordable. À droite et à gauche de l’autel, les deux pierres sépulcrales qui marquaient les entrées des caveaux étaient sur le point de tomber en avant, et le salpêtre rendait les deux inscriptions illisibles. Quant aux dorures des arceaux et aux peintures murales, il n’en restait plus de traces. Ce spectacle produisit sans doute une impression sinistre sur l’esprit de George, car il ne prit que le temps de constater les dégâts et rentra chez lui. La porte du château fut fermée aux visites. Les domestiques remarquèrent que leur maître se promenait seul sous les arbres du parc d’un air agité. On l’entendit pendant la nuit marcher dans sa chambre, et sa lampe brûla jusqu’au jour. Il descendit avant le lever du soleil et entra sous une remise où il faisait travailler des ouvriers maçons et paveurs. C’était un dimanche. Les ouvriers ne devaient point venir ; mais ils n’avaient pas emporté leurs outils. M. de Louvignac s’empara d’un de ces pics de fer qu’on emploie à desceller les pavés ou les pierres, le mit sur son épaule, et sortit du château par la cour des écuries.

Le docteur Vibrac, allant voir un malade et monté sur son bidet, longeait dans un petit sentier le mur du cimetière. Un bruit sourd frappa son oreille. Il crut entendre de forts coups de pioche suivis d’un éboulement. Il arrêta son cheval, se dressa sur ses étriers et regarda par-dessus le mur. Le cimetière était entièrement désert. On voyait à peu de distance le tombeau du feu comte de Louvignac. La porte en était close. Vibrac écouta un moment, et, n’entendant plus rien, remit son cheval au trot. Cependant George, résolu à reconquérir son diamant, travaillait comme un manœuvre. L’entreprise offrait plus de difficultés qu’il ne l’avait pensé d’abord. Lequel des deux caveaux renfermait le cercueil de son père ? il ne s’en souvenait plus. En grattant avec un couteau l’une des pierres sépulcrales, il retrouva sous la couche de salpêtre ces mots de l’épitaphe : Ici repose, puis le nom de Jean. Suffisamment éclairé par cette découverte, il fit sauter à coups de pic le peu de ciment qui soutenait encore la pierre ; mais, comme il ne frappait pas toujours juste, un large pan de moellon se détacha du mur ; la pierre le suivit et se brisa sur les dalles avec fracas. George se recula lestement, puis il demeura immobile en face de l’ouverture du caveau.

Lorsque ses yeux se furent accoutumés à la demi-obscurité, il s’aperçut que la voûte détériorée livrait passage à des infiltrations d’eau et à l’air extérieur. Il descendit les marches en se courbant. Le cercueil, déposé sur une table en maçonnerie, n’était plus qu’un amas de poussière, dans laquelle le diamant devait être mêlé. George en prit au hasard une poignée en y enfonçant hardiment la main. Au milieu de cette poussière se trouva un corps dur qu’il examina de près : c’était un petit caillou de couleur roussâtre, d’une surface raboteuse et de forme ovoïde. Il le mit dans sa poche, puis il alluma une bougie pour se livrer à des recherches plus minutieuses. Il ne chercha pas longtemps. À peine la bougie fut-elle suspendue au-dessus du cercueil que le diamant des Du Bellay, rendu à la vie, lança un jet de lumière éblouissant dans l’œil de son libérateur. George s’en saisit. Dans la joie du succès, il s’enfuit, laissant le tombeau en l’état où il l’avait mis, et rentra au château, son pic de fer sur l’épaule, sans prendre garde aux mines ébahies de ses gens, fort étonnés de le voir passer en cet équipage.


IV.

Le docteur Vibrac venait déjeuner au château si souvent qu’on ne prenait pas la peine de l’annoncer. Il se rendait tout droit à un petit salon où il lisait les journaux en attendant le coup de cloche et l’arrivée du maître de la maison. Un matin, il trouva sur la cheminée du salon l’écrin qui renfermait les bijoux de George. La clé était dans la serrure. Sans penser à mal, il ouvrit la boîte et reconnut aussitôt la fameuse épingle du feu comte de Louvignac. Comme si le couvercle d’argent oxydé lui eût brûlé les doigts, il le laissa retomber, ferma vivement la boîte et se plongea dans un fauteuil pour réfléchir au secret qu’il venait de surprendre. Le bruit souterrain du cimetière lui revint alors à la mémoire, et la vérité tout entière se découvrit à lui subitement. Sa franchise ne s’accommodait point d’une position équivoque. Pendant le déjeuner, ses yeux perçans, fixés sur ceux de George, lançaient des regards pleins d’interrogation. À la fin, n’y tenant plus : — Je ne savais pas, dit-il, que notre pauvre village possédât de bijoutier ; cependant ta collection s’est enrichie d’une belle pièce depuis peu.

— Vous avez ouvert mon écrin ! s’écria George.

— Assurément.

— C’est une indiscrétion.

— Si j’ai commis une indiscrétion, comment s’appelle ce que tu as fait ?

— Appelez-le comme vous voudrez. J’ai repris possession de mon bien.

— De mon temps, dit le vieillard avec des yeux étincelans, de mon temps on croyait que le bien donné ne nous appartient plus. On croyait qu’un chef de famille riche avait le droit de disposer de ses bijoux sans en demander la permission à monsieur son fils. On croyait aussi qu’il pouvait donner des ordres à ce fils, et partir pour l’autre monde avec la conviction que ses volontés dernières seraient exécutées, les engagemens tenus, les promesses fidèlement remplies. Aujourd’hui les jeunes gens ont donc changé tout cela ? J’ignore s’ils ont mis le cœur à droite, comme Sganarelle ; mais en quelque endroit qu’ils l’aient mis, à coup sûr il est mal placé.

— Doucement ! vous m’offensez, docteur.

— Non, poursuivit le docteur, ce n’est pas mon intention ; mais si le diamant de ta mère est ta légitime propriété, si tu n’as pu souffrir qu’il fût distrait de ton héritage, pourquoi donc as-tu consenti à me payer les douze mille livres que ton père a voulu me laisser ? Rien ne t’y obligeait. Il n’y avait point de testament, point d’écrit, et nous voyons que les paroles ne comptent pas. Ces douze mille livres sont à toi aussi bien que le diamant. Pour les reprendre, il n’est pas besoin de les tirer d’un tombeau. Accorde-moi huit jours de délai, et je te les rendrai. Aussi bien je n’en veux plus. Le legs de ton père est défloré dans mon esprit. J’ai hâte de te restituer ton argent.

— Docteur ! s’écria George, ne faites pas cela, je vous en supplie, ou je ne vous reverrai de ma vie.

— Ne plus nous revoir, c’est impossible, reprit le docteur. Je vais trop loin. Je suis injuste ; pardonne-moi ma vivacité. Maintenant, fais-moi ta confession entière ; à cette condition, je ne t’assassinerai plus de mes remontrances.

George raconta son expédition sans rien omettre. Quand il eut achevé son récit, il montra au docteur le petit caillou qu’il avait tiré du fond du cercueil. Vibrac prit le caillou, le regarda longtemps, le tourna entre ses doigts, le frotta sur sa manche et le gratta doucement avec son couteau. — C’est étrange ! dit-il ; cela n’a pas pu s’introduire dans le cercueil. La voûte d’un caveau ne contient pas de pierre qui ressemble à cela. Je croirais volontiers… Eh oui ! c’est ce que nous appelons un calcul. En vérité, c’est étrange. Le feu comte de Louvignac avait la pierre. S’il eût vécu deux ou trois ans de plus, il s’en serait bien aperçu. Je l’aurais envoyé à quelque célèbre chirurgien de Paris, car ces opérations-là sont toujours difficiles et dangereuses. On emploie aujourd’hui des instrumens d’une grande perfection ; mais s’ils viennent à se briser ou s’il y a une adhérence, gare au malade ! Diable ! voilà qui est grave. La pierre est une maladie héréditaire. Prends garde à toi, mon enfant ; il faut te surveiller.

— En êtes-vous bien sûr ? demanda George en pâlissant.

— Parfaitement sûr. Un jour tu auras la pierre ; c’est plus que probable.

— Mais c’est une affreuse maladie !

— Pas plus affreuse que beaucoup d’autres. D’ailleurs on peut en retarder la marche avec des soins et du régime ; il est fort heureux que tu sois averti.

Le docteur voyait bien George changer de visage, mais il feignait de ne point s’en apercevoir, et continuait à disserter sur les infirmités héréditaires, sur les causes, les effets, la formation du calcul, et sur les élémens chimiques dont il se compose. Quand il fut assuré que le coup avait porté, il prétexta sa tournée de visites pour se retirer. — En attendant les maux à venir, dit-il, allons combattre les maux présens. Adieu ; nous en reparlerons.

Vibrac sortit, laissant George absorbé dans ses réflexions, les coudes sur la table et la tête dans ses mains. Arrivé à la grille du château, le docteur se retourna, et dit avec le ton de sarcasme auquel le patois du midi prête une force particulière : — As boutât ta ma din la toumbo ; as estat mousségnat ; tant pis per tu ! (Tu as mis ta main dans la tombe, tu as été mordu ; tant pis pour toi !)

On pourrait croire que M. de Louvignac ne goûta plus le même plaisir à regarder le précieux diamant dont la conquête lui coûtait si cher. Cependant il ne laissa pas d’ouvrir souvent son écrin et d’en admirer la plus belle pièce, tout en poussant de gros soupirs. Une fois seulement il tira de la boîte l’épingle de son père et prit le chemin du cimetière, sans doute avec le dessein de la remettre dans le cercueil ; mais en route il s’arrêta pour faire briller le diamant et lui dire adieu. L’épreuve était trop forte, il revint sur ses pas en murmurant tout bas : — Quand j’aurai rendu à la terre ce chef-d’œuvre de la nature, je n’en serai pas moins malade et condamné. Si je dois mourir de la pierre, la possession ou la perte de ce joyau n’y changera rien. C’est pourquoi je le garde.

Afin de n’être plus tenté d’enfouir son diamant, il fit réparer les dégâts du monument funèbre, sceller solidement les pierres des caveaux et restaurer les vitraux. À partir de ce moment, George de Louvignac fut travaillé par la crainte d’une maladie héréditaire. Si éloignée ou si lente que dût être cette maladie, la menace lancée par le docteur et nettement formulée n’en était pas moins effrayante. L’attente d’un mal certain ou seulement probable est déjà une souffrance ; mais d’abord Vibrac ne se trompait-il pas ? Ce médecin de campagne, avec son assurance méridionale, se donnait peut-être des airs d’homme savant. Peut-être même avait-il menti. Ses reproches amers semblaient trahir une intention méchante. Avant de le croire et de se résigner, il fallait consulter d’autres médecins plus savans que lui. George se rendit à Paris. Lorsqu’il présenta son petit caillou au célèbre Trousseau, l’œil sagace de ce grand praticien reconnut tout de suite l’objet soumis à son examen. — Il n’y a pas à s’y tromper, dit le docteur. Ceci est un calcul, ou autrement une pierre biliaire. Comme on ne pratique guère à présent l’opération de la taille et que la lithotritie détruit le calcul, il faut, pour que cette pierre soit venue jusque dans vos mains, qu’on l’ait obtenue par l’autopsie d’une personne morte, de votre père peut-être ?

— En effet, répondit George en rougissant.

— Cela est fâcheux pour vous. Ne laissez pas au germe d’une maladie héréditaire le temps de se développer. Je vais vous indiquer par écrit le régime à suivre. Si vous l’observez rigoureusement, il pourra vous préserver. Vous êtes jeune encore ; le mal est lointain, et vous aurez devant vous assez d’années pour espérer de mourir d’autre chose.

Cette consultation porta le dernier coup aux illusions de George. Le doute n’était plus possible. Chaque mot de Trousseau appuyait sur le trait lancé par Vibrac. Mieux eût valu cent fois ne rien savoir et aller au-devant d’un mal inconnu plutôt que de vivre d’inquiétudes et de précautions. Ce fut alors que George éprouva quelque chose approchant du remords et qu’il regretta d’avoir bouté sa main dans la tombe, comme dit le patois des bords de la Garonne. Certainement son aventure était l’œuvre d’un hasard aveugle ; mais c’est toujours aux grands coupables que le hasard réserve de telles surprises, et George n’ignorait pas que les bonnes gens de son pays auraient appelé cela une punition de Dieu.

Bientôt la préoccupation constante de sa santé, l’observation d’un régime sévère et le besoin de s’écouter sans cesse donnèrent au comte de Louvignac l’apparence d’un homme distrait, parfois indifférent ou bizarre, souvent mélancolique. De là ce caractère factice et ces mœurs singulières dont les gens du monde ne pouvaient deviner la cause. Vibrac, devenu vieux et hors d’état de pratiquer, céda sa clientèle et vint s’établir à Paris. George, qui lui savait mauvais gré de sa révélation, le reçut froidement, et ils cessèrent de se voir.


Au mois de septembre 1870, M. de Louvignac se trouvait à son château de Breuilmont. Après le désastre de Sedan et l’investissement de Paris par les armées allemandes, il se rendit à Tours pour se mettre à la disposition du gouvernement de la défense nationale. À la bataille de Coulmiers, il se conduisit bravement et reçut deux balles dans la poitrine en attaquant un régiment bavarois. Transporté le soir à l’ambulance, il y rendit le dernier soupir dans la nuit, et la religieuse qui lui donna des soins l’entendit prononcer ces mots : — Dieu soit loué ! je meurs d’autre chose.

La fortune du comte de Louvignac fut partagée entre plusieurs cousins au second degré. L’écrin, vendu en détail, rapporta une somme d’argent considérable à la succession, et le diamant des Du Bellay, acheté dix-huit mille francs par un jeune fou, appartient aujourd’hui à une de ces aventurières cosmopolites qui font profession de ruiner les fils de famille.


PAUL DE MUSSET.