Hippocrate, sa vie, ses écrits

Hippocrate, sa vie, ses écrits
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 11 (p. 532-566).

HIPPOCRATE


SA VIE ET SES ECRITS




LES ECOLES DE COS ET DE CNIDE. - LES ECOLES MODERNES.
I. Oeuvres complètes d’Hippocrate, par M. Littré, 8 vol. in-8o, Paris 1839-1853. — II. Oeuvres choisies d’Hippocrate, par le Dr Ch. Daremberg, 1 vol. in-8o, 1855.





L’histoire des sciences est plus inconnue que l’histoire politique des nations. Ce que les générations qui nous précédent ont pensé est plus ignoré que ce qu’elles ont fait. Il reste en effet de leurs théories moins de traces que de leurs actions, et l’on comprend qu’il soit difficile de se rendre un compte exact des opinions d’hommes séparés de nous par des milliers d’années, lorsque le langage, les habitudes de l’esprit, la forme et le fond des opinions, la manière même de penser, changent presque une fois par siècle. Il est curieux cependant de rechercher ce que l’on savait dans l’antiquité sur toutes les parties de la science, mais principalement sur celles qui sont encore un peu obscures. Ce n’est pas d’ailleurs un travail stérile. Les anciens n’avaient pas l’esprit scientifique, mais leur génie philosophique entrevoyait la vérité et devançait la preuve rigoureuse. Si leurs opinions étaient des pressentimens plutôt que des théorèmes, c’étaient des pressentimens justes, et il est telle science où la justesse du coup d’œil, l’habileté dans l’art de prévoir, sont peut-être plus utiles que la dextérité de l’expérimentateur, la logique et la certitude des déductions. La médecine est encore à peine une science ; elle comporte peu de règles précises, c’est un art peu certain appuyé sur des sciences, et cependant, pour la bien connaître et la bien exercer, il faut avoir au plus haut degré l’esprit d’observation et d’induction qui fait le fond de l’esprit scientifique. Il faut observer, et l’observation y est plus difficile que partout ailleurs ; il faut expérimenter, et les conditions de l’expérience ne sont jamais identiques : elles varient avec le pays où l’on exerce, le médicament que l’on emploie, l’âge, le sexe et les dispositions du malade. Les tempéramens divers mettent à chaque instant l’observateur dans des conditions nouvelles et l’empêchent de conclure avec certitude. Telle blessure, telle maladie sont mortelles pour l’un et légères pour l’autre. Tel homme peut supporter l’ablation du bras, tel autre, qui parait aussi vigoureux, mourra parce qu’on lui aura coupé le doigt. Bien plus, les mêmes maladies changent de nature sans qu’on puisse assigner une cause à ces variations, et le remède qui les guérissait peut devenir d’un jour à l’autre inutile ou funeste. Chirac disait : Je veux accoutumer la petite-vérole à la saignée. Et cette prétention n’est pas si absurde, lorsqu’on observe combien de maladies sont soulagées aujourd’hui par des remèdes que l’on n’aurait pas osé employer quelques années plus tôt. Pour cette science, la précision n’existe donc pas, et néanmoins, pour la pratiquer, il faut observer et il faut conclure, il faut même agir et agir plus rapidement que dans toute autre, car souvent, a dit Fontenelle, la raison ordonne qu’on agisse sans l’attendre.

Il n’est donc pas sans intérêt de rechercher ce que l’on sait des origines de la médecine et du commencement de son histoire, en suivant, dans cette étude, les deux savans traducteurs d’Hippocrate, M. Littré et M. Daremberg. À peine connaît-on dans le monde le nom de quelques-uns des grands médecins de l’antiquité, mais en tout cas on ne sait guère s’ils étaient des théoriciens ou des empiriques, on ignore en quoi leurs opinions ressemblent à celles qu’on enseigne aujourd’hui, et en quoi elles s’en distinguent. C’est là ce que nous voudrions exposer pour Hippocrate, après avoir cherché où en était la science au moment où il parut et ce qu’on savait avant lui. Peu de sciences d’ailleurs sont aussi communément ignorées que la médecine ; il n’en est pas qui aient donné lieu à des hypothèses plus incroyables. Tout le monde est, a été, ou sera malade, tout le monde au moins a vu des malades, et cependant presque personne ne sait ce que c’est que la maladie. Le langage des gens du monde est rempli d’expressions fausses et de chimériques raisonnemens. Que signifient par exemple ces locutions : Ma goutte m’est remontée dans l’estomac ; mon rhumatisme s’est transporté de ma jambe dans mon bras ; une fièvre violente a attaqué telle personne ? La goutte, le rhumatisme, ou, comme on dit d’une façon encore moins exacte, l’humeur rhumatismale ou goutteuse, sont-ils des êtres qui se transportent d’un lieu dans un autre, qui se promènent sur les muscles des diverses parties du corps, ou qui peuvent sauter d’une jambe dans un bras sans laisser de trace sur la route qu’ils ont parcourue ? On ne peut pas plus dire avec exactitude que la goutte s’est portée dans le cerveau — lorsque la manie survient à la suite d’une inflammation dans les jambes — qu’on ne peut prétendre que la folie s’est portée dans le gros orteil lorsque la goutte remplace un accès de délire. Comment d’ailleurs une maladie peut-elle attaquer ? Que signifie ce combat ? La maladie est-elle une personne réelle qui attaque et qui tue le malade ou qui est vaincue par lui ? On dit souvent que certaines affections, la phthisie latente par exemple, passent longtemps pour une autre maladie, puis se démasquent tout d’un coup quelques semaines ou seulement quelques jours avant la mort. Qu’est-ce que cet être malicieux qui se cache d’abord et n’ôte son masque que lorsqu’il est sûr de son coup ? On peut même demander ce que signifient ces mots : J’ai une maladie nerveuse, j’ai mal aux nerfs ? Y a-t-il au monde une maladie qui ne soit pas nerveuse, un mal qui ne se transmette pas par les nerfs, puisque les nerfs sont les conducteurs de la sensibilité ?

Toutes ces expressions, dira-t-on, sont des manières de parler, des figures que les médecins eux-mêmes emploient ; mais rien n’est plus dangereux dans les sciences que les figures et les manières de parler, lorsqu’elles ne sont pas exactes. Les hommes tendent toujours à réaliser leurs abstractions, à prendre leurs hypothèses pour des vérités démontrées ; on s’imagine très aisément d’ailleurs que l’on comprend ce qu’on dit parce qu’on l’a répété et entendu répéter souvent. Puis, la plupart des expressions que j’ai mentionnées et une foule d’autres qui remplissent les conversations du public viennent d’anciennes théories dont le temps a fait reconnaître la fausseté, mais qui ont laissé des traces dans le langage et contribué à le rendre obscur et inintelligible. Plusieurs d’entre elles remontent jusqu’à Hippocrate, et il est curieux de voir comment des idées justes ou utiles à leur origine sont devenues dans la suite une source d’erreurs. L’exposition de la théorie du médecin grec le montrera, je l’espère, et en tout cas n’est-il pas curieux de connaître ce que pouvait penser sur un sujet à la fois si élevé et si pratique l’un des hommes les plus célèbres de l’antiquité, celui qui tout au moins a laissé le plus grand nom dans la science qu’il a cultivée, un des prédécesseurs de Galien, un contemporain et peut-être un ami de Socrate et de Platon ?

Je rapproche à dessein ces deux derniers noms de celui d’Hippocrate. Tous trois ont ensemble plus d’un rapport. L’analogie ne vient pas seulement de ce qu’ils ont vécu aux plus beaux jours de la Grèce, mais ils sont unis encore par tous les liens qui rattachent la médecine à la philosophie, et qui font de l’histoire médicale un fragment de l’histoire philosophique. Une étude même superficielle montre comment ces deux sciences se sont toujours suivies de près, et combien les progrès de l’une sont liés à ceux de l’autre. Chaque système de médecine a son analogue dans un système de philosophie, son correspondant et son contemporain, et s’il n’en est pas l’image, il en est au moins le reflet. Ainsi, dans l’origine, la médecine, comme la philosophie, était sur un trépied, et rendait des oracles sans raisonner. Elle commença à devenir une science avec la philosophie ionienne. On ne peut méconnaître dans Hippocrate un platonicien. Loin d’être un athée, comme on l’a dit, il est, autant qu’on peut en juger, un philosophe spiritualiste. Il a même, sinon dans le style, du moins dans la manière de raisonner, des rapports avec Platon. Plus tard, la médecine procéda d’Aristote, et Galien en est un exemple éclatant. À Rome, sous les empereurs, elle disparut peu à peu avec la philosophie même. Au moyen âge, elle fut remplie de systèmes et de subtilités comme la scolastique ; les savans puisaient à une source commune, l’érudition. Elle fut astrologique avec Paracelse, mystique avec Van-Helmont. Au XVIIe siècle, elle emprunte ses théories à la physique de Descartes, puis à Leibnitz. Le siècle dernier la rendit plus précise et peu à peu matérialiste avec Bichat, Cabanis et Broussais. Enfin de nos jours, éclairée à la fois par des idées générales plus élevées et par des expériences mieux faites, elle devient de plus en plus spiritualiste et éclectique, obéissant ainsi à l’impulsion qu’une main puissante a imprimée à la philosophie.

C’est donc en prenant les philosophes pour guides que l’on doit étudier les médecins ; c’est d’après les premiers qu’il faut juger les seconds. En effet, si nous cherchons quels ont été les commentateurs d’Hippocrate, nous trouverons parmi eux autant des uns que des autres. Peu d’ouvrages de l’antiquité d’ailleurs ont été aussi avidement étudiés que ceux qui vont nous occuper ; érudits, philosophes et médecins, les ont traduits ou commentés. Les uns en ont combattu les doctrines, la plupart ont admiré le génie de l’écrivain, et l’ont élevé au-dessus de tous les savans du monde. Souvent même ils ont invoqué son autorité, tantôt en faveur des doctrines nouvelles, tantôt contre les médecins contemporains. Galien est le plus célèbre de tous ces commentateurs, et son ouvrage nous reste à peu près en entier ; mais il n’est pas à beaucoup près le seul. Dioclès de Caryste, Hérophile le critique, Aristarque, Didyme le médecin, Asclépiade, Thessalus de Tralles avant lui, Oribase, Philagrius, Jean d’Alexandrie, Cassiodore plus tard, se sont occupés, soit des œuvres complètes d’Hippocrate, soit d’un de ses traités en particulier. Plus récemment, Grimm a traduit Hippocrate en allemand ; Sprengel, Ackermann, Spon, Dacier, etc., l’ont commenté et ont exposé, soit sa philosophie, soit ses théories médicales. De notre temps enfin ont paru des travaux qui ont jeté sur Hippocrate et sur la médecine de son époque une lumière plus éclatante. Ce n’est que d’aujourd’hui en effet que date la véritable critique scientifique, et que l’on a commencé à discuter les témoignages des anciens, à ne prendre dans leurs livres que ce que la raison peut avouer. De là est née une science toute moderne que l’on pourrait appeler celle du bon sens dans l’érudition. Les plus récens de ces travaux sont les études sur Hippocrate du docteur Houdart, et surtout les deux ouvrages de M. Littré et de M. Daremberg. Ces deux derniers ont publié deux éditions des œuvres d’Hippocrate : l’un a traduit tous les traités qui nous sont parvenus sous le nom de Collection à hipocratique, l’autre ne s’est occupé que de ceux que l’on peut attribuer avec le plus de certitude au médecin dont ils portent le nom. Ces deux ouvrages, qui se complotent et se corrigent l’un par l’autre, ont été encore rectifiés par des articles dus à une foule de médecins et d’érudits, et surtout par les travaux de deux des critiques les plus accrédités de la nation la plus critique du monde, M. Peterson et M. Meinecke. D’ailleurs nos deux compatriotes ont fait leurs preuves. M. Daremberg a déjà publié, outre une édition des œuvres d’Oribase et de Rufus d’Ephèse, le premier volume d’une traduction de Galien ; il est peut-être aujourd’hui l’homme le plus versé dans l’histoire des sciences naturelles. Les lecteurs de la Revue ont souvent apprécié le grand talent d’exposition de M. Littré, et sont habitués à s’instruire avec lui. Tous deux sont médecins et joignent à une connaissance approfondie de la langue grecque celle de la science moderne et des théories de l’antiquité. Ils savent d’ailleurs, comme l’a dit Galien, que le véritable médecin est philosophe.


I

Des philosophes ont prétendu que les efforts de l’homme tendent toujours naturellement au résultat le plus prochain et le plus pratique. Il songe, dit-on, d’abord à ses besoins, ensuite à ses plaisirs ; ce n’est que plus tard que ses pensées s’élèvent et deviennent moins grossières. Il s’occupe d’agriculture, de médecine, de guerre, de politique pratique, puis de poésie et d’art, avant de songer à la philosophie. Pour moi, il me semble que nous sommes plus désintéressés, et que l’esprit humain est moins utilitaire, comme on dit aujourd’hui. Les hommes ont cultivé les lettres avant les sciences, et l’imagination a partout précédé la raison. On a composé des poèmes avant d’écrire des ouvrages de physique, et même parmi les poèmes les plus anciens sont aussi ceux qui racontent les aventures les moins réelles. Les tableaux et les statues ont commencé par représenter des objets purement fictifs, des monstres ou des chimères, puis des scènes empruntées à la mythologie, et les peintures du monde réel ont été tardives. On a écrit en vers bien avant d’écrire en prose. La médecine elle-même a dû être inventée fort tard, après la poésie, la philosophie et la musique. Une autre raison devait empêcher les hommes de songer à secourir les malades, c’est la persuasion que toutes les maladies ont pour cause la colère d’un dieu. On ne peut pourtant prétendre qu’Hippocrate ait été le premier médecin et qu’avant lui il y eut à peine des empiriques. Il est sans exemple qu’un homme, quel que soit son génie, ait pu créer une science et la rendre telle qu’apparaît la médecine dans les livres dont nous allons parler. Cela n’arrive pas même pour les découvertes les plus simples, qui, pour être complètes, ont besoin des travaux successifs de plusieurs inventeurs. Il y a longtemps qu’on a dit que les sciences sont plutôt filles du temps que du génie. C’est ce qu’on peut remarquer surtout dans celles où l’observation joue un aussi grand rôle que dans la médecine. Cherchons donc avant tout dans quel état Hippocrate a trouvé les choses. Les travaux de ceux qui l’ont précédé jetteront du jour sur les siens propres. Pour bien déterminer le rang qu’un savant mérite, il faut le rapprocher de ses devanciers, puis mesurer l’influence qu’il a exercée sur ses successeurs.

Aucun monument ne constate l’origine de la médecine. Il ne nous reste aucun des livres publiés avant la LXXXe olympiade, et ils étaient nombreux, car Hippocrate regrette souvent, comme La Bruyère, que les anciens aient enlevé de la science le meilleur et le plus beau, et qu’il ne reste qu’à glaner après eux. Ces livres d’ailleurs existeraient-ils, qu’ils ne nous apprendraient pas grand’chose, car ce n’étaient pas sans doute des histoires de l’art, et l’on en est réduit aux conjectures. Les uns, et Hippocrate est du nombre, ont fait naître la médecine du besoin que les hommes ont peu à peu éprouvé d’avoir un régime plus approprié à leur nature. L’alimentation était d’abord mauvaise, peu abondante en principes nutritifs ; tous ceux qui avaient une constitution faible périssaient, et le régime précéda la médicamentation. Pétrir le pain, cuire les viandes, composer les sauces, dit Hippocrate dans son traité de l’Ancienne médecine, c’était déjà de la médecine, car c’était un changement de régime. Bientôt aussi on s’aperçut que malgré ces modifications apportées à la nourriture naturelle, il y avait encore des maladies, que le régime de l’homme en santé ne convenait plus à l’homme malade, et après avoir conseillé de manger moins, on composa des bouillies, on fit prendre des alimens liquides, des infusions de plantes salutaires ; on commença de médicamenter. On distingua ensuite quelques maladies ; on apprit que telle chose était nuisible dans tel cas, favorable dans tel autre. On tira des conclusions d’après les causes présumées, et la médecine devint peu à peu une science. Isocrate et Strabon témoignent comme Hippocrate que telle était l’opinion de l’antiquité sur la marche des premiers médecins. D’autres historiens ont justement pensé que les sciences ne commencent jamais d’une façon aussi rationnelle, et ne vont pas ainsi logiquement du simple au composé, du régime à la médicamentation. Ils ont cru que le hasard avait conduit quelques malades à essayer de se guérir avec certaines plantes ; les uns moururent, les autres guérirent, et ce qui avait paru servir aux uns fut employé, ce qui avait perdu les autres fut rejeté. Une thérapeutique se forma peu à peu, et la pathologie vint plus tard. Une dernière conjecture des historiens, et c’est à notre avis la mieux fondée, c’est qu’on s’occupa d’abord des maladies externes, des blessures. Les lésions apparentes étaient moins effrayantes que les maladies proprement dites, dont les causes intérieures échappaient aux yeux inhabiles des premiers médecins. On appliqua des plantes et des onguens sur les parties malades, et la chirurgie précéda la médecine.

Quoi qu’il en soit de ces trois opinions, il parait certain que la réflexion et le raisonnement ne présidèrent pas aux débuts de l’art médical. Dans tous les cas d’ailleurs les hommes n’auraient jamais osé tenter de guérir des maux qu’ils attribuaient à la colère céleste, et porter sur eux-mêmes une main téméraire. Les troubles de l’économie les étonnaient et les effrayaient comme des phénomènes divins, et ils s’en remirent aux dieux du soin de leur guérison. Seulement entre la Divinité et les hommes il fallait des intermédiaires, et les prêtres furent les premiers médecins.

En Égypte, où l’on cherche volontiers l’origine de toute civilisation et de toute science, il y eut dès longtemps des prêtres-médecins. Pour appuyer leur influence, ils sentirent de bonne heure le besoin de ne pas se contenter de prières et de sacrifices, et de recourir à des moyens plus humains et plus efficaces. Leur médicamentation, d’abord réduite à quelques herbes et à quelques plantes, devint peu à peu compliquée. Hérodote raconte même que les médecins égyptiens soignaient chacun une partie du corps, les uns les yeux, d’autres les bras ou le ventre, etc. Ils s’occupèrent aussi d’hygiène, et firent au pays très sain d’une terre d’abord inhabitable, où la lèpre et les ophthalmies étaient très fréquentes, et où cette dernière maladie fait encore aujourd’hui de grands ravages. Des règles très précises pour tous les cas étaient consignées dans les livres sacrés, l’Encyclopédie hermétique, et les médecins étaient obligés de les suivre, sous peine de mort. Diodore de Sicile raconte qu’on ne leur pardonnait pas de s’en être écartés, eussent-ils même guéri leurs malades. Cette loi était peu profitable aux progrès de la science, mais elle indique des connaissances assez précises, et c’est ce que témoignent aussi les livres de Moïse. Voici d’ailleurs sur quoi ces connaissances reposaient : on exposait les malades sur le grand chemin, et tous les passans étaient appelés à donner leur avis, à raconter comment ils avaient guéri des maladies analogues. Ces observations recueillies composaient une sorte de manuel. L’anatomie n’était pas inconnue, et les pharaons avaient ordonné des dissections. L’embaumement même contribuait à faire connaître les organes, et les momies prouvent, par l’excellent état de leurs membres et de leurs dents, le savoir et l’habileté des médecins qui les avaient soignées de leur vivant.

L’Égypte était civilisée depuis longtemps, lorsque les Pélasgiens mangeaient encore des glands dans les forêts, et c’est à elle, dit-on, que les Grecs ont emprunté leur civilisation. Esculape passait pour être venu de Memphis. La médecine fut là aussi exercée primitivement par les dieux avec l’intermédiaire des prêtres, et la science naquit de la nécessité de tromper les hommes. Orphée et les orphéons sont les plus célèbres des prêtres-médecins ; mais les Grecs ne pouvaient être civilisés à demi : leur esprit était libre, curieux, et en peu de temps l’art de guérir fit de grands progrès. Pline attribue à Orphée un livre perdu sur la botanique, Galion un ouvrage sur les médicamens ; on a même considéré la résurrection d’Eurydice comme un fait purement médical, et c’est à Musée, l’un des élèves d’Orphée, qu’Aristophane, dans les Grenouilles, attribue l’invention de la médecine et de la magie. Les prêtres grecs d’ailleurs ne prétendaient pas être seulement des intermédiaires chargés d’obtenir des dieux la guérison des malades ; ils disaient avoir reçu d’Apollon l’art de guérir. On ne sait rien pourtant de positif sur les médecins antérieurs, à Escalope, et l’érudition la plus hardie n’oserait ici rien affirmer. Esculape même, nous ne le connaissons que par ses fils Machaon et Podalire, qui ont assisté au siège de Troie, et la poésie d’Homère a fait de ces temps fabuleux une époque connue de tout le monde.

Machaon et Podalire soignaient les blessés de l’armée grecque. Leur thérapeutique était singulière ; on sait que l’un d’eux faisait boire aux blessés une mixtion de vin et de fromage râpé, et cependant un grand médecin comme lui, dit Homère, vaut mieux que des bataillons entiers dans une armée. Après le siège de Troie, un des fils de Machaon éleva un temple à son grand-père, Esculape, qui devint dès lors une divinité, quoique Homère l’appelle simplement le médecin irréprochable. Les temples d’Esculape se multiplièrent et furent bientôt remplis de prêtres-médecins. Les plus célèbres sont ceux de Titane près de Sicyone, de Tricca en Thessalie, de Tithorée en Pliocide, d’Épidaure, de Cyrène, de Cos et de Cnide. Ils étaient toujours situés dans des lieux salubres, souvent près d’une source d’eaux minérales. Xénophon parle d’eaux chaudes qui coulaient auprès du temple d’Esculape à Athènes. En général, comme le temple de Cos, ces édifices étaient dans un des faubourgs de la ville. On y trouvait toujours une statue du dieu, debout, tenant à la main un serpent et s’appuyant sur le bâton nécessaire aux malades, comme pour justifier cette idée de Platon, que le médecin doit avoir eu toutes les maladies. Un coq et souvent un chien sont couchés à ses pieds. Quelquefois, comme on peut le voir au Musée des antiques, à côté de ce dieu est un personnage plus petit, connu sous les noms de Telesphore, Evamérion et Acésius, qui présidait à la convalescence des malades, et que les Grecs avaient emprunté à la mythologie égyptienne. Peu à peu les prêtres d’Esculape devinrent de véritables médecins, et les cérémonies auxquelles ils soumettaient les malades furent de simples préparations hygiéniques : c’étaient des bains, des boissons, des purifications qui déjà produisaient un soulagement ; puis la présence du dieu, l’imagination du malade frappée par un spectacle imposant, enfin un remède qu’on lui donnait à sa sortie, achevaient sa guérison. S’il périssait, c’est que le dieu avait voulu sa mort. Ces prêtres étaient mariés et formaient leurs enfans à l’exercice de leur profession. Tous d’ailleurs croyaient descendre d’Esculape et portaient le nom d’Asclépiades. Ils inscrivaient sur les colonnes du temple la nature de chaque maladie, les remèdes ordonnés et le résultat du traitement. Pausanias a rapporté quelques-unes de ces inscriptions, et un livre perdu aujourd’hui, mais célèbre dans l’antiquité, les Sentences cnidiennes, avait été copié par le médecin Euryphon dans le temple de Cnide. Un des traités de la Collection hippocratique, les Prénotions de Cos, passe pour avoir la même origine.

Vers la Le olympiade, 580 ans avant Jésus-Christ, la science sortit des temples. On oublia l’exemple d’Esculape, foudroyé pour avoir dévoilé les secrets de son art. Les philosophes commencèrent à s’occuper de la médecine, et une science où pénètre la philosophie ne tarde pas à se perfectionner. Alors apparurent Empédocle, qui observa l’action de quelques agens sur l’économie, Anaxagore de Clazomène, qui rechercha les causes des maladies, et les attribua toutes à la bile, destinée à jouer plus tard un grand rôle dans les systèmes des anciens et considérée aujourd’hui comme le liquide le plus inutile de l’organisation ; Leucippe et Démocrite, qui s’occupèrent de la respiration, de la nutrition, de la vision ; Haraclite, qui conclut de ses systèmes sur l’origine du monde à l’origine et aux causes des maladies, etc. C’est alors aussi que les disciples de Pythagore se répandirent en Grèce. Leurs théories étaient sans doute bien métaphysiques, et ils songeaient peu à observer la nature ; ils ne savaient pas l’anatomie : l’idée si simple d’attribuer à chaque organe une fonction et de penser que la maladie est un arrêt dans cette fonction ne leur venait pas. Cependant leurs travaux si imparfaits eurent de grands résultats. Les Asclépiades s’efforcèrent de suivre le mouvement scientifique et joignirent à leurs précieuses observations les découvertes de la nouvelle philosophie. Leur caractère religieux s’effaça peu à peu, ils sortirent de leurs temples et devinrent des médecins voyageurs ou periodeutes et même des écrivains. Le plus illustre d’entre eux est Euryphon, qui inventa un système de pathologie, et dont les opinions furent peu après combattues et détrônées par l’école hippocratique.

Ainsi avant Hippocrate, et c’est surtout là ce qu’il fallait constater, il y avait en Grèce des médecins et des théories médicales. Les anciens temples d’Esculape étaient devenus des écoles véritables où des professeurs enseignaient en public la physiologie, la pathologie, les causes et les divisions des maladies, la gravité des symptômes, etc. Les remèdes employés étaient compliqués et nombreux, les opérations de chirurgie même étaient devenues des prodiges d’habileté pour le médecin, et, il faut le dire aussi, de courage pour le malade. On avait inventé des appareils pour le redressement de l’épine dorsale, pour la luxation des membres, les fractures, l’accouchement et les maladies des femmes, etc. Dans toutes les villes policées de la Grèce, des lois instituaient les médecins et réglaient l’exercice de leur art. un passage de Platon montre qu’ils soignaient les malades d’après certaines règles : il leur était défendu de donner du poison, de faire avorter ; ils étaient responsables devant l’état de leur négligence. Avant d’être reçus à exercer, ils prononçaient en public une espèce de discours ou de thèse. Les uns tenaient boutique et vendaient des potions, recevaient et guérissaient les blessés par accident ; les autres parcouraient les villes ; d’autres suivaient les armées et étaient enrégimentés comme des soldats. C’est alors aussi que l’on commença de payer directement son médecin. On ne se contenta plus, comme, autrefois, d’offrir des présens et des sacrifices au dieu dont il était le prêtre. « On se laisse avec grande douleur inciser et cautériser par les médecins, et, pour ces opérations, on se croit obligé de leur donner un salaire, » a dit Xénophon. On payait aussi pour suivre les cours de l’école de Cos et de l’école de Cnide. M. Littré a recherché quelle pouvait être la quotité de ce salaire. Il n’a guère trouvé que ce passage d’un auteur contemporain des successeurs d’Alexandre, Cratès de Thèbes, qui fait ainsi le budget d’une grande maison : cuisinier, dix mines (720 fr.) ; médecin, un drachme (1 fr.) ; flatteur, cinq talens (25,000 fr.) ; conseiller de la fumée ou pourvoyeur de débauche, un talent (5,560 fr.) ; philosophe, trois oboles (0 fr. 45 c). Si, comme le croit M. Littré, ce passage n’est pas une plaisanterie, on doit avouer que l’honneur d’être assimilé aux philosophes rapportait peu de chose aux médecins. Ils sont plus chers aujourd’hui ; il est vrai que le prix des flatteurs a beaucoup baissé.

Ainsi, au VIe siècle avant l’ère chrétienne, la médecine était loin d’être tout à fait inconnue. Elle n’avait nullement disparu depuis la mort d’Esculape, comme on l’a dit. Les théories étaient nombreuses et la pratique compliquée. On connaît mal ces théories, il est vrai, mais elles n’en existaient pas moins, et d’après ce que nous savons sur la philosophie grecque, elles ne pouvaient manquer de grandeur. On commençait à connaître les veines et les artères et à les distinguer ; on savait l’ostéologie, on discutait sur le sommeil, sur la vue, etc. Les maladies n’étaient plus des punitions envoyées par le ciel, et que les dieux seuls pouvaient guérir. Cependant on reconnaissait encore une maladie divine, la maladie sacrée ou l’épilepsie, mais c’était la seule, et il était réservé à Hippocrate de détruire ce dernier vestige de l’origine de la science, sans se laisser arrêter par les vains prestiges de la mythologie :

Quem neque fama Deum, nec fulmina, cec minitanti
Murmure compressit coelum…


C’est donc au milieu d’un mouvement scientifique très prononcé que parut celui qui devait faire oublier tous ces devanciers, et réunir sous une gloire qui lui devint personnelle et ses maîtres et ses contemporains.


II

Hippocrate est né à Cos le 26 du mois agrianos, la première année de la LXXXe olympiade. (460 ans avant Jésus-Christ), sous le gouvernement d’Abriadès. C’est du moins là ce qu’affirment deux de ses plus anciens biographes, Histomaque et Soranus, auteur d’un ouvrage sur les vies et les sectes des médecins. On ne sait d’ailleurs quel est ce mois de la chronologie de Cos, ni quel est ce magistrat qui gouvernait l’île au Ve siècle. Hercule, comme on sait, exilé par Junon après le siège de Troie, s’était établi à Cos. Ses descendans donnèrent à la Grèce une foule de médecins, et quelques-uns de leurs ouvrages font sans doute partie des livres qui nous sont parvenus sous le nom de Collection hippocratique. Hippocrate descendait d’Hercule en ligne directe par son père Phénarète, et il était fils d’Esculape par sa mère Héraclide. Son origine était donc tout à la fois céleste, héroïque et médicale. Ces trois caractères sont également mêlés dans ses ancêtres, puisque Hercule descendait de Jupiter, et que l’on a essuyé d’expliquer toutes ses actions par des guérisons médicales : la délivrance de Prométhée par l’application de certaines plantes sur le foie rongé par le vautour, la résurrection d’Alceste par une cure habile, la destruction de l’hydre de Lerne et des oiseaux du lac Stymphale par un dessèchement hygiénique de marais insalubres ou la découverte de l’arum colocasia, plante mystérieuse qu’il employait à la guérison des ulcères. Quant à Esculape, on sait aussi qu’il était élève du centaure Chiron, qu’il descendait d’Apollon, et qu’Homère l’appelle « le médecin irréprochable. »

Malheureusement tout cela est bien précis, on n’ignore même aucun des noms des ancêtres d’Hippocrate appartenant aux dix-sept ou aux dix-neuf générations qui le séparant d’Hercule. Il faut se défier un peu d’une telle exactitude en de si anciens récits. Les Grecs, il est vrai, se distinguent par un grand respect pour les productions de l’esprit humain ; mais quant aux auteurs mêmes de ces productions, ils aiment mieux les diviniser que les honorer, et ils croient les grandir en entourant leur vie d’un voile mystérieux. C’est ce qu’ils ont fait pour Hippocrate, et ses admirateurs ne peuvent guère s’en plaindre, puisqu’ils l’ont aussi fait pour Homère. Cependant, malgré les travaux ingénieux d’un savant allemand, M. Petersen, la date de sa naissance semble bien fixée par Soranus ; elle concorde avec ce qu’on sait des principaux événemens de sa vie. Elle le fait un peu plus jeune que Socrate, et un peu plus vieux que Platon, qui le met en scène dans ses dialogues et le place au nombre des Asclépiades du temple de Cos. Hippocrate mourut à Larisse, en Thessalie, à un âge avancé, qui varie entre quatre-vingt-cinq et cent neuf ans. Le plus faible de ces deux chiffres se rapproche sans doute plus que l’autre de la vérité, peut-être même mourut-il plus jeune. Pline et Lucien ont tous deux fait un traité sur les hommes qui ont vécu longtemps. Ils citent Carnéade, mort à quatre-vingt-cinq ans ; Xénocrate, mort à quatre-vingt-quatre ; Platon, mort à quatre-vingts ans, etc., et ils ne parlent pas d’Hippocrate.

M. Littré, M. Daremberg, M. Houdart, M. Petersen, se sont efforcés de démêler le vrai et le faux dans la biographie donnée par Soranus. Chacun d’eux a successivement ébranlé une des dates, un des événemens de la vie d’Hippocrate, une des guérisons opérées par lui, et de ce travail de destruction il résulte qu’on ne peut plus rien affirmer sur sa vie et sur ses voyages. On serait presque tenté de nier son existence dans ce chaos d’incertitudes et de contradictions, comme Wolf a nié l’existence d’Homère ; mais si la meilleure preuve de l’existence de Dieu est l’existence du monde et son ordonnance, le seul moyen de prouver qu’un poète ou un médecin ont vécu, c’est de rappeler ses poèmes ou ses doctrines, et c’est ce qu’on peut faire pour Homère et pour Hippocrate. Je conviens, et nous en verrons tout à l’heure les preuves, que la Collection hippocratique renferme des traités dus à des écrivains différens par le temps où ils ont vécu, leur manière d’écrire, leurs doctrines médicales ou physiologiques ; mais on y trouve certains ouvrages où se sent la main d’un homme de génie, où l’on découvre une unité de doctrine et de composition qui peut ne les faire attribuer qu’à un seul et unique grand médecin. C’est ce grand médecin qu’il nous faut admirer, qu’il se soit ou non appelé Hippocrate, qu’il soit né à Cos ou à Athènes, que ce soit de lui ou d’un autre que Platon ait parlé, que ce soit son aïeul ou lui-même qu’Artaxerce ait appelé chez lui. Négligeons donc un peu sa personne pour ses doctrines, et ne nous arrêtons que sur quelques points de biographie trop célèbres pour être omis.

Soranus raconte qu’Hippocrate est venu à Athènes lors de la grande peste, accompagné de son gendre et de son fils. Il avait quitté sa patrie après l’incendie de la bibliothèque de Cos, dont on l’accuse, quoiqu’il n’y eût pas alors de bibliothèques et qu’Aristote ait eu le premier l’idée de réunir des livres. Il était venu s’établir en Macédoine. C’est là qu’il guérit le roi Perdiccas à d’une phthisie dont seul il reconnut la cause, — l’amour du prince pour Phila, concubine de son père. Malheureusement, et cela jette bien des doutes sur cette histoire, Erasistrate avait déjà eu la même aventure ; il avait découvert l’amour d’Antiochus pour sa belle-mère Stratonice en lui tâtant le pouls devant elle. Hippocrate ne pouvait employer ce moyen, puisqu’il ne connaissait pas la sphygmologie, mais cette coïncidence est fâcheuse pour la confiance que les biographes bienveillans voudraient accorder à Soranus. Les Arabes même ont raconté une histoire analogue d’Avicenne, qui lui aussi, dit-on, avait brûlé la bibliothèque du prince Nouh-ben-Mançour, afin de posséder seul les connaissances qu’il y avait puisées. De Macédoine, Hippocrate se rendit en Grèce. Il y annonça la peste et vint à Athènes pour préserver les habitans. Ce voyage en Attique n’est pas prouvé, et l’on ne sait guère quelle est cette épidémie. La Collection hippocratique renferme, il est vrai, deux pièces qui attesteraient la réalité du voyage, mais elles passent pour apocryphes. L’une est un discours de Thessalus, fils d’Hippocrate, qui, voulant détourner les Grecs de détruire la citadelle de Cos, rappelle les services rendus par son père ; l’autre est un décret des Athéniens décernant des honneurs au médecin qui les a sauvés. On ne connaît guère cependant d’autre épidémie à Athènes que la peste décrite par Thucydide. Or Thucydide ne parle pas d’Hippocrate, et, suivant son récit, la peste envahit la Grèce en l’année 428, Hippocrate n’aurait eu alors que trente-deux ans, sa réputation n’aurait pu être aussi grande que le dit Thessalus, il n’aurait surtout pas eu deux fils et un gendre médecins. C’est là une des meilleures raisons que donne M. Petersen, appuyé sur le témoignage d’Aulu-Gelle et quelques paroles de Platon, qui cite Hippocrate comme le contemporain de Phidias, pour faire remonter sa naissance à l’année 475. Il aurait eu alors quarante-sept ans en 428, et il aurait pu avoir des fils médecins et une fille mariée. Malgré l’opinion de M. Petersen, on ne peut oublier que la chronologie de Platon n’est jamais bien exacte, et il est difficile de ne pas reconnaître une pièce apocryphe dans le discours de Thessalus. La peste décrite par Thucydide, la gravité des accidens, l’esprit de folie dont furent saisis tous les citoyens, l’impossibilité d’apporter à leurs maux aucun soulagement, etc., ne ressemblent en rien aux maladies que décrit le médecin de Cos.

C’est à la même époque qu’il faut placer le superbe refus des présens d’Artaxerce, et on doit en faire le même cas. Le roi de Perse, prévoyant, lui aussi, que la peste envahirait ses états, lit, dit-on, proposer à Hippocrate de quitter Athènes et de venir à sa cour. Le Grec répondit qu’il aimait mieux servir ses compatriotes et la liberté que des étrangers et le despotisme ; puis, les ambassadeurs insistant et lui promettant un bon maître : Je n’ai pas besoin, dit-il, d’un bon maître. Galien regardait cette histoire comme certaine, et Stobée l’affirme, quoiqu’il la place sous le règne de Xerxès, qui était mort avant la naissance d’Hippocrate. Elle a donné lieu à de savantes dissertations d’histoire et de morale, et tantôt on a approuvé le refus de servir un tyran au nom du désintéressement, tantôt on l’a blâmé au nom de la philantropie. Le seul fondement de ce récit est une lettre écrite par Hippocrate au roi de Perse par l’intermédiaire du satrape Histanès ; mais cette correspondance singulière est sans aucun doute l’œuvre d’un faussaire. Ce commerce était fort usité dans l’antiquité, et il l’est encore aujourd’hui. Plutarque raconte qu’il courait de son temps des lettres sous le nom de Lycurgue. On en a aussi attribué à Solon, et personne n’a songé à les croire vraies. Les lettres de Platon même sont sans doute fausses. Ce qui est plus sûr, c’est qu’Hippocrate avait beaucoup voyagé. On a par ses ouvrages des preuves de son séjour en Libye, à Délos, dans l’Asie mineure, en Égypte, où il a séjourné longtemps, à Thasos, dont il a décrit les constitutions médicales, pendant trois années successives, sous le nom d'Épidémies. Il est même probablement allé jusque dans la Crimée et la Russie méridionale. Il a recueilli une observation pathologique sur les bords du Danube. Le troisième livre des Épidémies prouve qu’il a exercé son art à Abdère, mais il n’est pas prouvé, comme le croit Bayle, que les Abdéritains l’aient appelé dans leur ville pour soigner Démocrate et lui aient payé son voyage dix talens ou 500,000 fr. Cela serait singulier dans un temps où le trésor destiné aux frais de la guerre montait en Macédoine à soixante-dix talens. Démocrite d’ailleurs était rarement à Abdère, et les lettres citées à l’appui de cette histoire renferment des détails tellement absurdes, que si la vraisemblance du fait ne peut être réfutée en général, du moins on s’aperçoit que les circonstances accessoires sont autant de fables et font douter du fait principal ; C’est là en effet qu’Hippocrate s’aperçut qu’une chèvre était noire, à la seule inspection de son lait ; qu’une femme avait eu deux enfans, etc. Enfin il mourut à Larisse en Thessalie, et à une époque assez moderne on voyait encore son tombeau entre cette ville et Gyrton. Soranus même rapporte qu’un essaim d’abeilles a longtemps fait du miel sur sa tombe et que ce miel guérissait les aphtes. C’était sans doute le même miel qui avait nourri Homère et Pindare, et que les abeilles de l’Hymette répandaient sur les lèvres de Platon.

On le voit, la biographie d’Hippocrate est peu connue. Ce qu’on sait seulement, c’est qu’il voyagea beaucoup, pratiqua longtemps la médecine, et que sa réputation était grande, même de son vivant. Euripide a cité une phrase d’un de ses livres dans une pièce dont on ne connaît que des fragmens. Aristophane parle de lui dans les Nuées, à côté de Socrate. Platon le nomme dans le Protagoras, cite ses leçons et son éloquence, met souvent son nom dans la bouche de Socrate, et n’a pas dédaigné de lui emprunter dans le Phèdre des pensées et des argumens. Les noms des malades cités dans quelques-uns des ouvrages qui sont certainement de lui ont été habilement commentés par un érudit, qui a éclairci bien des questions obscures et rétabli bien des faits : M. Meinecke. Ils prouvent que les familles de la Thessalie les plus riches et les plus illustres l’avaient choisi pour médecin. On venait même d’Athènes l’entendre professer à Cos et combattre activement les théories de son rival Euryphon, chef de l’école de Cnide. Hippocrate était sans doute à la fois un praticien, un professeur et un philosophe. Un dernier point reste à éclaircir. Si l’on entre au Musée des antiques, au Louvre, on trouve au fond de la première salle, sous le numéro 524, le buste d’un philosophe, et au-dessous est écrit le nom d’Hippocrate. Sa tête est chauve, son front large et ridé, ses yeux ronds et enfoncés, son nez détaché du front par une brusque échancrure, et, il faut en convenir, un peu commun, quoique le reste de la tête soit assez beau, et que son expression sévère ne manque dans l’ensemble ni de grandeur ni d’intelligence. On sait aujourd’hui d’une façon positive que tous les bustes antiques sont des portraits. Celui-ci d’ailleurs, malgré ses qualités, n’est pas assez beau pour être une œuvre de pure imagination. Est-il bien certain cependant qu’il représente Hippocrate ? Dans un opuscule sur la physionomie, que l’on attribue à Aristote, mais dont l’authenticité est incertaine, on trouve le récit suivant : « Des disciples d’Hippocrate portèrent le portrait de leur maître à un excellent physionomiste, nommé Philémon, qui, sans connaître l’original, décida que l’individu dont il voyait l’image était enclin au libertinage et à la mauvaise foi. Les disciples indignés ne laissèrent pas de rapporter à Hippocrate la réponse de Philémon, et le maître déclara que tout cela était vrai, mais qu’il avait vaincu par l’étude les penchans de son esprit, et avait artificiellement obtenu ce que la nature semblait lui refuser. » Le buste que nous possédons a-t-il donné lieu à cette observation ? Le docteur Gall aurait seul pu nous en dire quelque chose. Voici, je crois, ce que l’on sait de plus positif : les bustes qui ressemblent à celui qui porte le numéro 524 sont sans indication du personnage qu’ils représentent ; mais ils sont très nombreux, et cela prouve que ce personnage était considérable. Il existe dans la collection de Fulvius Ursinus une médaille où la même figure est gravée avec le nom d’Hippocrate. Le revers porte le serpent et le bâton d’Esculape et fait mention des citoyens de Cos. C’est d’après ce profil, dont l’authenticité semble certaine, qu’on a donné au buste le nom du médecin de Cos, et en effet les deux types ont une grande ressemblance. Longtemps cette médaille a été perdue, mais M. Visconti l’a retrouvée au cabinet de la Bibliothèque impériale. Les différences qu’on a signalées entre le buste et le profil sont insignifiantes, et si l’archéologie est une science, ce doit être là la figure d’Hippocrate. Il faut remarquer cependant que les anciens, et notamment l’auteur de la vie d’Hippocrate, nous apprennent qu’on représentait toujours les médecins la tête couverte soit d’un bonnet, soit d’une draperie, et que la médaille et le buste ont la tête nue. Ce peut être un hasard ou un caprice du statuaire ; mais quant à l’usage signalé par Soranus, il est certain. Les érudits se sont exercés sur ce sujet, et je ne les suivrai pas. Je ne sais s’il faut attribuer l’habitude de relever sur la tête un pan de la robe soit à la calvitie du médecin, soit à la nécessité d’avoir les mains libres, de pouvoir sortir à toute heure ou de soigner la tête, le siège de la raison. On a été jusqu’à y voir un emblème de l’obscurité des écrits de l’école de Cos. C’est sans doute simplement un signe distinctif de la profession médicale, et on conçoit alors qu’il manque parfois sur les bustes et sur les médailles.


III

Les livres qui nous sont parvenus sous le nom de Collection hippocratique ne forment pas on ensemble’complet, un exposé de doctrines bien déduites et également développées dans toutes leurs parties. Ils n’ont pas été publiés du vivant d’Hippocrate, et contiennent une foule de traités variés dans leur forme comme dans leur sujet. Le style, les opinions, la manière dépenser, y décèlent plusieurs mains différentes. Quelques-uns sont des notes à peine rédigées, d’autres sont des traités complets sur certaines parties de l’art médical. Il y a des recommandations sur la manière d’exercer la médecine, comme la loi et le serment, que l’on prononçait jusqu’au dernier siècle en recevant le bonnet de docteur, el que l’on récite, je crois, encore aujourd’hui à Montpellier, lorsqu’on a passé le dernier examen. Il y a aussi des éloges de la médecine au point de vue général, comme le traité de l’Art, des recueils de diagnostics ou d’indications comme le Prorrhétigue et le Pronostic, des descriptions de symptômes comme les Prénotions de l’os, des exposés de théories sur l’influence des climats, comme le remarquable traité des Airs, des Eaux et des Lieux, puis des recommandations sur le régime à suivre pour la maladie et la santé, des livres d’hygiène et des traités de pathologie, générale et particulière. Quelquefois même ce ne sont pas des livres, mais bien des discours destinés à être prononcés en public, et analogues pour la forme à la thèse de Lysias sur l’amour. Les Aphorismes sont une collection de formules empiriques, tantôt puériles, tantôt profondes. Enfin la collection renferme encore des traités particuliers sur les articulations, les fractures, les glandes, l’anatomie, etc., des livres destinés a mettre la médecine à la portée des gens du monde, des ouvrages métaphysiques sur la cause première des maladies, sur la création du monde et des êtres, etc. Et tout cela est tantôt vrai, tantôt faux, tantôt fondé sur des observations précises, tantôt hypothétique jusqu’à l’absurde. À côté par exemple d’un traité sur l’Ancienne médecine qui expose supérieurement ce qu’on a pensé sur l’art depuis son origine, et dont on pourrait aujourd’hui traduire et imprimer des pages entières pour caractériser la médecine toile qu’elle était il y a à peine un siècle, à côté, dis-je, d’un chef-d’œuvre, il y a des traités de physiologie générale où le primitif est mêlé singulièrement aux conjectures et à des hypothèses sur la formation primordiale des êtres plus absurdes encore que tout ce qu’on a dit depuis lors sur un sujet si ignoré et si fécond, à des opinions inintelligibles sur le chaud et le froid, le sec et l’humide, etc. Une dernière partie de la collection comprend des pièces plus évidemment apocryphes, la correspondance d’Hippocrate avec Artaxerce, le décret des Athéniens, le discours de Thessalus, etc.

Les anciens avaient une grande fécondité, cependant tous ces ouvrages ne peuvent avoir été composés par un seul homme. Ils annoncent une trop grande variété d’aptitudes et de talens. Les uns sont d’un observateur habile de la nature, les autres d’un philosophe spéculatif ; quelques-uns indiquent un médecin pratiquant, d’autres simplement un écrivain. Tous cependant sont antérieurs à la fondation de la bibliothèque d’Alexandrie, à cette renaissance comparable à celle que produisit la découverte de l’imprimerie. Jusque-là en effet les livres n’avaient qu’une publicité très restreinte. On ne pouvait avoir de chacun d’eux un grand nombre d’exemplaires, et la matière sur laquelle on écrivait s’opposait à ce qu’ils passassent par beaucoup de mains. Au temps d’Hippocrate même, on n’employait que des tablettes de cire ou des peaux d’animaux. À l’époque où les Ptolémées fondèrent les grandes bibliothèques, le papier se répandit, la publicité devint plus étendue. Les rois d’Égypte annoncèrent que toutes les copies des ouvrages anciens seraient reçues et bien payées par eux. Ainsi Ptolémée Évergète acheta 64,680 francs une copie des tragédies d’Eschyle. On conçoit que chacun apportait ses manuscrits, et ils étaient admis presque sans vérifications. Parmi les ouvrages de médecine envoyés à Alexandrie, se trouvaient des livres provenant de l’école de Cos, qui formaient sans doute la bibliothèque des médecins de cette île. Cette précieuse collection fut bientôt publiée sous le nom du plus célèbre d’entre eux. Il est évident que les livres d’Hippocrate devaient s’y trouver, mais il est probable qu’ils ne s’y trouvaient pas seuls. On sait aussi d’une manière certaine que ce n’est pas là l’œuvre d’un faussaire, et que le tout vient bien de Cos ; l’imperfection même et l’incohérence des traités en sont des preuves excellentes. D’autres indications, tirées de la chronologie médicale et des connaissances anatomiques que l’on avait aux diverses époques de l’histoire, montrent qu’aucun traité n’est antérieur à Hippocrate. La difficulté consiste donc uniquement à décider quels sont les ouvrages qui lui appartiennent en propre, quels sont ceux de ses fils, de son gendre ou des médecins de son école, quels livres enfin doivent être attribués à une école différente et en particulier à la plus célèbre de l’antiquité après celle de Cos, l’école de Cnide.

Le moyen le plus simple de sortir d’embarras, c’est, après avoir consulté quelque peu la chronologie médicale et avoir écarté les Traités dont les doctrines diffèrent des théories de l’école de Cos, de décider que les œuvres remarquables, celles qui décèlent un homme de génie, sont d’Hippocrate, puis d’attribuer les autres à ses enfans ou à ses confrères. C’est au fond ce que tout le monde a fait sans s’en rendre compte, M. Littré et M. Daremberg eux-mêmes, et les élémens de la critique sont si incertains que c’est peut-être là le plus sûr moyen d’arriver à un résultat satisfaisant. Pour juger de l’authenticité d’un livre, on ne peut considérer que deux choses : le style et les opinions. Quant au style, comment le connaître si l’on ignore quelles sont les œuvres d’Hippocrate ? On l’a beaucoup loué et diversement apprécié, ce style : les uns y ont trouvé la brièveté, d’autres l’ont jugé obscur ; on l’a comparé au style d’Homère pour la quantité de mots nouveaux faits avec des mots anciens réunis. Cependant il y a là un cercle vicieux dont on ne s’est pas assez préoccupé. Le dialecte dans lequel les œuvres de la collection sont écrites pourrait être d’un certain secours. Presque tout malheureusement est écrit en dialecte ionien ; du temps d’Hippocrate, ce dialecte était la véritable langue scientifique que la philosophie ionienne avait mise à la mode, comme Platon fit peu après pour le dialecte attique. Souvent d’ailleurs un auteur changeait de dialecte. Il y avait quatre genres d’ionien. La langue employée dans la collection se rapproche de l’ionien d’Hérodote ; mais Hippocrate était dorien ; on ne peut donc, par le lieu de sa naissance, déterminer comment il devait écrire. Les écrivains de ce temps avaient le singulier privilège de pouvoir se servir dans le même pays de trois ou quatre langues différentes. Voilà donc encore un élément de critique qui n’est ni bien utile, ni bien positif. Quant aux connaissances qui pourraient servir à déterminer l’authenticité, elles ont peu varié dans les cent années qui séparent Hippocrate de la fondation de la bibliothèque d’Alexandrie. Il n’y a eu dans ce siècle aucune de ces découvertes qui changent la face de la science. Enfin les opinions même soutenues dans les livres ne peuvent pas non plus être d’un grand secours. Les théories de tous les médecins de Cos devaient se ressembler beaucoup, et ce système ne ferait rejeter de la collection que le traité des Affections internes et le second livre des Maladies, qu’il est impossible de ne pas attribuer au rival d’Hippocrate, au chef de l’école de Cnide, Euryphon. Quant aux légères différences de doctrines que l’on trouve dans les autres traités, elles pourraient à la rigueur s’expliquer par les progrès que faisait chaque jour Hippocrate dans une science assez nouvelle. Qui pourrait affirmer aujourd’hui qu’un même homme ne peut avoir eu dans sa vie deux opinions opposées sur la science, l’histoire ou la politique ?

Ainsi le plus sûr est, comme je l’ai dit, d’attribuer à Hippocrate ce qui est bon, aux autres ce qui est médiocre. Aucun des systèmes proposés par les commentateurs anciens et modernes, par Galien, Mercuriali, Grumer, Costei, Grimm, par M. Lihk et M. Petersen ne parait préférable. À peine peuvent-ils servir à écarter quelques traités médiocres que l’on rejetterait dès le premier abord, et lorsqu’on sait à quelles erreurs l’érudition a pu se laisser entraîner, lorsqu’on se rappelle que Scaliger lui-même a publié quelques iambes de Muret comme provenant d’un ancien auteur grec, que Boxhornius a pris des vers de Michel de l’Hospital pour un poème antique, on est saisi d’une grande défiance. On peut déduire pourtant de toute la collection une théorie qui a traversé les siècles sous le nom de théorie hippocratique, et qui, bien que fort célèbre, est peu connue. C’est cette théorie que je voudrais exposer. Jusqu’ici, elle n’a servi que par morceaux à appuyer la doctrine de quelques médecins qui ont cru faire triompher leurs idées en invoquant un grand nom ; on l’a rarement développée dans son ensemble. Pour plus de simplicité, je m’occuperai successivement des idées d’Hippocrate sur les quatre sciences qui composent la médecine : l’anatomie, la physiologie, la thérapeutique et la pathologie. Je tâcherai d’exposer ce qu’il savait de ces quatre sciences, comme je le comprends après la lecture des huit volumes de M. Littré, sans analyser chaque traité séparément, car aucun d’eux n’est complet et ne traite un point de doctrine, comme nous le concevons aujourd’hui. M. Littré a justement remarqué que les anciens présentaient leurs théories tout autrement que nous. Leurs raisonnemens ne se suivent que dans les idées et non pas dans les mots ; aussi une assez grande habitude les rend seule compréhensibles. Les modernes au contraire raisonnent à la fois avec les idées et avec les mots, et leurs déductions sont bien plus faciles à saisir.

Les superstitions des anciens s’opposaient à la dissection des cadavres et arrêtèrent les progrès de l’anatomie. Vésale, au XVIe siècle, était encore obligé de cacher ses études et craignait de commettre un sacrilège. Il y a deux cents ans à peine, les occasions de disséquer étaient rares. La police en restreignait la permission. On ne s’attend donc pas à trouver dans la collection beaucoup de notions anatomiques. Il était d’usage d’enterrer les morts sans retard, et une loi dont parle Antigone dans une tragédie d’Euripide ordonnait de traiter les morts honorablement et de les ensevelir dans les vingt-quatre heures. L’ignorance cependant n’était pas aussi grande qu’on l’admet d’ordinaire. Soit que ces lois n’aient pas toujours existé, soit qu’elles fussent mal observées, il semble certain qu’Hippocrate devait avoir disséqué autre chose que des animaux et observé le corps humain plus souvent et mieux que ne le permettaient les blessures de quelques soldats. M. Littré et M. Daremberg ne paraissent pas avoir insisté sur ce point. Hippocrate connaissait l’ostéologie, dans presque tous ses détails. Il nomme et décrit tous les os du crâne et presque tous ceux du squelette. Ce que l’on connaît des Sentences cnidiennes prouve que la myologie ou l’anatomie des muscles n’était pas entièrement inconnue. À chaque instant, on trouve dans la collection des comparaisons entre l’anatomie humaine et l’anatomie des animaux, des différences ou des analogies signalées. Dans les Épidémies, l’intestin de l’homme est comparé à celui du chien ; dans le traité de la Maladie sucrée, le cerveau et la pie-mère sont assez bien décrits ; dans d’autres, la distribution des vaisseaux, les articulations sont exposées ; dans le traité des Chairs, le cristallin de l’homme est comparé à celui des animaux. L’auteur du traité des Articulations démontre les analogies et les différences de la clavicule chez l’homme et chez le singe, etc. Toujours Hippocrate et les médecins de son école proclament l’utilité de l’anatomie. Le commencement de la médecine est la connaissance du corps, dit l’auteur du traité des Lieux dans l’homme. On n’a pas trouvé, il est vrai, d’ouvrages élémentaires sur l’anatomie, et celui de la collection qui porte ce nom n’est qu’une énumération très courte de quelques-unes des parties que renferme le corps ; mais les anciens avaient peu l’habitude de faire des traités élémentaires. On n’en a, je crois, retrouvé aucun, pas même ceux qui servaient à enseigner la lecture aux enfans. On n’apprenait les élémens que par des leçons orales. M. Daremberg a démontré sans doute par des expériences ingénieuses que Galien ne disséquait que des singes, mais il serait difficile, je crois, de prouver la même chose d’Hippocrate.

On peut objecter que si les anciens avaient disséqué, ils n’auraient pas mêlé à quelques idées justes cette foule innombrable de conjectures et d’hypothèses qui déparent leurs ouvrages. Si les anciens médecins avaient jamais ouvert un cadavre, comment auraient-ils si longtemps discuté pour savoir si les artères contiennent de l’air ou du sang ? Hippocrate croit que les nerfs, comme les tendons, servent à rattacher les muscles aux os. Les médecins mettaient l’origine des vaisseaux sanguins tantôt dans le foie avec Galien, tantôt dans le cerveau avec Aristote, tantôt dans le poumon, le ventre, les méninges, etc. Quelques-uns avaient pensé que ces vaisseaux forment un circuit et n’ont point d’origine ; mais jusqu’à Harvey leur théorie avait été victorieusement réfutée. Il semble que la plus simple observation aurait dû rectifier toutes ces erreurs ; cependant il suffit d’avoir un peu disséqué pour voir combien il est difficile de sa faire une idée juste de la situation des organes et de leurs relations. Tout parait confus et mêlé, surtout lorsque les vaisseaux ne sont pas injectés, et l’injection n’a été découverte que par Graaf et Ruysch. Cette science, qui parait si précise, a donc été longtemps la plus conjecturale de toutes. Une foule de détails sont restés inconnus, même lorsqu’aucune considération ne s’opposait aux expériences. Les vaisseaux lymphatiques, qui parcourent le corps tout entier, n’ont été découverts qu’au XVIIe siècle par Aselli. Chaque jour, on trouve de nouvelles veines, des glandes inconnues, et on s’étonne de ne les avoir pas aperçues plus tôt. Aujourd’hui encore bien des détails sont incertains, et bien des discussions s’élèvent sur des points que les personnes étrangères à la science pourraient croire faciles à vérifier.

La physiologie est intimement liée à l’anatomie, et l’on conçoit que chez les anciens elle ne fût pas non plus fort avancée. Toute la partie de cette science qui s’occupe des organes et de leurs fonctions repose sur des notions très exactes de la situation des parties du corps et de leur nature intime, que le microscope seul peut nous faire connaître. Elle était donc à peu près ignorée. On confondait les nerfs et les tendons. On ignorait quel organe sécrète la bile, quel autre fait le sang. Les glandes salivaires, le pancréas, les amygdales, les glandes lacrymales, etc., ne sont décrites nulle part, et Galien lui-même, qui a pourtant fait un traité sur l’usage des parties, n’en parle pas. On discutait pour savoir si les artères renferment de l’air ou du sang, et on ne se préoccupait ni des usages du foie ni de ceux du cœur. Pour Aristote, le premier de ces organes ne servait qu’à soutenir les veines, le second qu’à gonfler la poitrine. Dans toute cette portion de la science, le raisonnement n’est rien, l’expérience est tout, et les anciens ne savaient guère expérimenter. Il est impossible de deviner à priori pourquoi le foie sécrète de la bile et non de la salive, le pancréas du suc pancréatique et non du sang. L’observation seule, et l’observation fondée sur des connaissances précises en anatomie, doit éclairer cette science, que Haller a pu justement appeler anatome animata. Cependant il est une autre physiologie où l’expérience ne règne pas et où les spéculations et les hypothèses ont plus d’importance. Elle traite de la vie d’une manière générale, de l’intelligence et de son siège. C’est de cette physiologie seulement que se sont occupés les anciens, et ils s’étaient fait sur elle des opinions qui sont, sinon admises, du moins fort discutées encore aujourd’hui. Pour eux, cette science se confondait avec la philosophie, mais non à la manière de Broussais, qui n’admettait que la physiologie ; les anciens au contraire introduisaient la métaphysique dans la science de la vie. Pour eux, la vie, ce principe qui anime les plantes et les animaux, n’était pas un résultat des organes qui fonctionnent, ni, comme l’a dit Bichat, l’ensemble de ces fonctions ; c’était une cause, un principe qui s’unit au corps et qui s’en sépare à la mort. Ce principe est indépendant de l’organisation. Tel ou tel organe peut manquer sans qu’il soit altéré. C’est, comme l’a dit Hippocrate, un agent inconnu qui travaille pour le tout et pour les parties. La matière est inerte, et pour former avec de la matière un être vivant, il faut lui ajouter quelque chose, un principe animateur, la vie en un mot ; mens agitat molem.

Quoique ce principe anime le corps tout entier, cependant il réside plus particulièrement dans un organe, dans le cœur pour les uns, dans le phren ou diaphragme (de φρονέω, penser) pour les autres. Hippocrate et son école réfutent toutes ces opinions, et placent le principe vital dans le cerveau. Les raisons qu’on en donne sont singulières. « Ainsi, dit l’auteur du traité de la Maladie sucrée, l’un des plus remarquables de la collection, le phren doit son nom au hasard et non à la réalité et à la nature. Je ne vois pas quelle influence il peut avoir sur la pensée et l’intelligence. À la vérité, quand on éprouve à l’improviste un excès de joie ou de chagrin, il tressaille et cause des soubresauts, mais cela tient à ce qu’il est très mince et très large. Il n’a point d’ailleurs de cavité où il puisse recevoir le bien ou le mal qui survient, et il n’est troublé par les passions qu’à cause de la faiblesse de sa nature. Il ne ressent rien avant les autres parties du corps, et s’appelle ainsi sans raison, comme un des appendices du cœur s’appelle oreillette, quoiqu’il ne contribue en rien à l’ouïe. » La vie pour Hippocrate est donc quelque chose de positif qui s’ajoute à la substance matérielle et l’anime. Cette théorie a bien survécu au médecin de Cos. Elle est successivement devenue l’animisme, le naturisme, le système de Van-Helmont, celui de Stahl, et la doctrine encore professée aujourd’hui dans quelques écoles sous le nom de vitalisme. Elle ne distingue pas la vie de l’âme, ce qui fait vivre de ce qui fait penser.

C’est une idée très répandue que les anciens ayant un genre de vie plus simple que le nôtre, leurs remèdes devaient être aussi bien moins compliqués et bien moins nombreux. Tous les hommes, dit-on, vivaient à peu près de même ; leur nourriture était plus saine et moins variée, ils devaient avoir moins de maladies. On les compare aux animaux qui, vivant d’une façon très uniforme, ont des maladies très simples. L’art du vétérinaire est plus facile que l’art du médecin. Lemontey a démontré cependant que les recherches de la toilette étaient bien plus raffinées autrefois qu’aujourd’hui. Un ingénieux et savant écrivain, M. Babinet, prétend que les étoffes étaient alors bien plus magnifiques qu’elles ne le sont maintenant. On pourrait prouver de même que la nourriture des anciens était bien plus composée que la notre, et aussi leurs médicamens. Ils connaissaient comme nous tous les animaux domestiques et tout le gibier que l’on sert sur nos tables, mais ils mangeaient aussi une foule de bêtes dont l’usage a été abandonné, sans que l’on sache trop pourquoi. Outre le bœuf, le mouton, le veau, le poulet, etc., ils accommodaient, les chèvres, les hérissons, les chiens, les chats, les ânes, les chevaux, dont un naturaliste distingué, M. Geoffroy Saint-Hilaire, a dernièrement conseillé l’usage et vanté les qualités nutritives. Ils se servaient de boissons fermentées, de légumes de toute espèce, de sauces variées, de mélanges de vin et de fromage, de miel, etc. Tous ces plats figurent dans les repas décrits par Homère, et une foule de prescriptions de la Collection hippocratique en règlent l’usage. Les anciens avaient même sur le régime des idées assez exactes, et le traité des Affections contient une excellente dissertation sur les qualités nourrissantes des diverses viandes. Il place la viande de chien à côté de celle de poulet, l’âne auprès du bœuf ; la viande de porc lui parait la plus indigeste de toutes, et il ne la recommande qu’aux athlètes et aux hommes qui travaillent de leurs mains.

Les maladies, en tant qu’elles résultent du régime, n’étaient donc pas pour les anciens aussi simples qu’on se l’imagine, et les remèdes subissaient l’influence de cette complication ; Quoique Hippocrate recommande de n’en pas trop employer, quoi qu’il préfère la médecine expectante à la médecine agissante sa matière médicale renferme une foule de drogues qui sont trop longtemps restées dans l’usage. Jusqu’au dernier siècle, il n’y avait pas de bon remède en France sans momies, et l’on a beaucoup loué le chimiste Lemery d’avoir réduit à cinquante-deux drogues la thériaque d’Andromachus. Ce remède était composé de soixante-quatre médicamens, et tous, à l’exception peut-être d’un ou deux, n’avaient pas plus d’effet sur l’économie que la présure d’une, le poil de lièvre, la moelle de cerf, la sciure de cyprès, etc., que recommande un des auteurs de la Collection hippocratique. Cette foule de remèdes inutiles ne peut donc pas nous surprendre. Ce qui est étonnant au contraire, c’est que quelques malades pussent échapper sains et saufs aux médecins de l’antiquité. Comment, sans connaître aucun des spécifiques qui nous servent aujourd’hui, le quinquina, le mercure, l’opium, l’émétique, etc., ces médecins guérissaient-ils des organes dont ils ignoraient les fonctions et la situation exacte ? Comment, avec si peu de connaissances précises ; osaient-ils tenter ces opérations terribles qui effraient les chirurgiens modernes, couper des jambes et des bras, remettre des luxations, cautériser même le foie avec un fer rouge ? Comment guérir la fièvre sans savoir tâter le pouls, la phthisie sans connaître le mécanisme de la respiration, les gastrites sans savoir comment la digestion s’accomplit ? On comprend bien qu’Hippocrate ait dit : « J’ai beaucoup d’admiration pour le médecin qui ne commet que de légères erreurs » » Il est bien vrai que la médecine actuelle a aussi beaucoup de lacunes et n’est que trop souvent empirique. On guérit les hépatites et les splénites, et l’on ignore les fonctions de la rate et du foie ; on guérit la fièvre intermittente sans en connaître les causes, le choléra et la variole sans savoir quel virus les produit, et même s’il y a un virus. J’arrive enfin aux maladies elles-mêmes et. à leurs causes ; là est le fondement véritable de la renommée d’Hippocrate. C’est sur la pathologie qu’il a eu des idées vraiment originales et sérieuses ; dans tout le reste, il n’a guère fait que suivre ses prédécesseurs, avec plus de critique et de raison. Ici il est vraiment lui-même, et aucun doute n’obscurcit sa gloire, car les deux ouvrages où il expose sa théorie sont certainement de lui et ont une supériorité incontestable sur les autres traités de la collection. C’est là qu’on trouve la véritable application de la médecine telle que la définissait Platon dans le Gorgias : « Une science qui recherche la nature du sujet qu’elle traite, la cause de ce qu’elle fait, et qui sait rendre compte de chacune de ces choses. » Ces traités sont intitulés, l’un : Des Airs, des eaux et des lieux, l’autre : de l’Ancienne médecine. On a beaucoup douté de l’authenticité du second, et je conviens que les preuves historiques données en sa faveur sont faibles ; mais à la supériorité du style, à l’élévation des pensées, à la généralité des vues, on reconnaît sans peine l’auteur des Aphorismes, des traités des Airs, des Eaux et des Lieux, et du Régime dans les maladies aiguës. L’ouvrage du reste ne fait qu’exposer très clairement une théorie qui résulte de la collection tout entière, et qui sans doute était la théorie de l’école de Cos. Dans tous les livres de cette école, on retrouve l’alimentation, le régime, le climat, les airs, les eaux et les lieux indiqués comme causes des maladies.

Pour Hippocrate en effet, c’est de toutes ces causes que dépend la santé, et la première occupation du médecin doit être de rechercher les effets que chacune des saisons de l’année peut produire sur les hommes. En arrivant dans une ville nouvelle, on doit en étudier d’abord le climat, les eaux et la nature du terrain. C’est de ces élémens divers que dépendent la constitution et la santé des citoyens, et c’est en les modifiant que le médecin doit guérir. Le traité tout entier expose les effets des vents d’est ou d’ouest, du sud ou du nord sur la santé et même sur l’intelligence et le moral. Chaque maladie est propre à certains pays et à certaines saisons, et la nature du climat doit influer sur le traitement. Souvent la maladie produite par l’été ne se développe que pendant l’automne : c’est une sorte de germe déposé dans l’organisme par une saison et amené par l’autre à sa maturité. Lorsque la seconde saison est tout à fait contraire à la première, la maladie se guérit seule. Le sol enfin a aussi de l’influence sur la constitution des hommes et même sur leurs formes extérieures, leurs qualités morales et leurs facultés intellectuelles. De même que les animaux ne se ressemblent dans aucun pays, de même les hommes subissent l’influence du sol et varient avec lui. Tel climat rend belliqueux, tel autre rend doux et pacifique. Dans les pays tempérés, les hommes sont modérés et incapables des grands crimes comme aussi des grandes actions, et pour connaître le caractère d’une nation, il suffit d’étudier le pays qu’elle habite. Hippocrate cependant n’était pas Grec et n’avait pas habité Athènes impunément : à l’influence du climat il ajoute celle des institutions et des lois. Voici un passage célèbre du traité des Airs, des Eaux et des Lieux qui expose cette restriction à la théorie des climats, et qui pourra donner une idée du génie d’Hippocrate et de la grandeur de ses vues. La traduction en a été faite par un célèbre professeur dans une de ces leçons éloquentes qui ont animé et instruit l’ardente jeunesse de la restauration et qui ont manqué à la nôtre. « Si les Asiatiques sont plus inhabiles à la guerre et de mœurs plus douces que les Européens, la cause en est surtout aux saisons qui chez eux ne sont point marquées par de grands changemens de chaleur ou de froid, mais offrent une température presque égale. Il n’y a pas alors ces vives secousses de l’âme et ces fortes révolutions du corps, qui naturellement effarouchent l’humeur et la rendent plus indocile et plus violente qu’elle ne le serait dans une situation uniforme, car ce sont les brusques passages d’un extrême à l’autre qui excitent le moral des hommes et ne le laissent pas en repos. C’est par ces causes, ce me semble, que les Asiatiques sont pusillanimes, et de plus par leurs lois. La plus grande partie de l’Asie est soumise à des rois, et là où les hommes ne sont pas maîtres d’eux-mêmes et libres, mais régis despotiquement, ce n’est pas raison pour eux de s’exercer à la guerre, mais bien plutôt de cacher leur courage, car le danger qu’on leur propose n’est pas également partagé. On les contraint d’entrer en campagne, de souffrir et de mourir pour des maîtres, loin de leurs enfans, de leurs femmes et de leurs amis. Tout ce qu’ils feront de courageux et de viril élève et enracine leurs maîtres, et pour eux, ils ne moissonnent que le péril et la mort. De plus, il est inévitable que la terre de ces pauvres gens soit dévastée par les ennemis et par l’inaction. C’est pourquoi, s’il naît parmi eux quelqu’un de courageux et d’énergique, il est détourné de son génie naturel par les lois. Voici une grande preuve de cette vérité : tous ceux qui dans l’Asie, Hellènes ou barbares, ne sont pas soumis à des maîtres, mais libres sous leurs propres lois, et travaillent pour leur propre compte, tous ceux-là sont très braves ; les périls qu’ils courent, ils les courent pour eux-mêmes ; ils emportent eux-mêmes le prix de leur valeur, comme ils souffriraient eux-mêmes la peine de leur lâcheté. »

Je n’oserais, après M. Villemain, rechercher ce qu’il y a de vrai et de faux dans cette théorie, et comparer ce passage avec le chapitre correspondant de Montesquieu. Qu’il me soit permis de remarquer cependant que toutes les théories de ce genre renferment un cercle vicieux. Si les climats ont une influence directe sur le caractère moral et le courage des hommes, ces diverses qualités réagissent à leur tour et influent sur la nature du gouvernement. Si les habitans d’un pays sont courageux, indépendant, s’ils aiment la littérature, la philosophie, tout ce qui grandit l’esprit humain, ils sont libres. Pour être asservi, il faut posséder les vertus de la servitude. Ce ne sont pas les institutions politiques qui agissent sur la nature des hommes, c’est cette nature qui domine les institutions, et les fait varier avec elle. Une nation asservie par hasard peut quelque temps subir l’influence pernicieuse du despotisme, mais elle ne tarde pas à reconquérir l’indépendance, si elle en est digne. Les deux causes qu’assigne Hippocrate à la constitution physique et morale des citoyens se réduiraient donc à une seule, l’influence du climat. Or évidemment cela ne peut servira tout expliquer, et il doit y avoir quelque autre cause inconnue qui réside sans doute dans la nature intime, la race même des peuples, car des exemples de tous les temps montrent que des pays très divers ont supporté des gouvernernens très analogues. Platon a dit : Il ne faut pas que les lois soient en opposition avec la nature des lieux ; mais la règle qui gouverne cette analogie n’est pas découverte. Les pâles rayons qui traversent le ciel blafard de l’Angleterre éclairent un peuple aussi libre que la tribu fameuse qui se baignait dans la lumière du soleil incomparable de l’Attique.

Sans insister sur cette partie trop connue de la théorie d’Hippocrate, disons seulement que, dans ce traité, ses observations, même les plus pratiques, sont en général justes, et que, sauf les théories de chimie et de physique, ou touchant la nature de l’eau et des terres, on ne ferait guère mieux aujourd’hui. Les conclusions seraient les mêmes, seulement on les appuierait mieux. Tous les détails qu’il donne sur les pays et sur les hommes sont vrais, et bien des maladies observées par lui ont été retrouvées de nos jours. Comme lui, nous admettons que chaque terre a ses maladies, comme elle a ses animaux, ses hommes et ses végétaux. Plusieurs commentateurs, pour n’avoir pas compris ce principe, ont nié la justesse de quelques-unes des observations d’Hippocrate, qui ont été vérifiées depuis. C’est pour avoir raisonné sur la Grèce et l’Asie comme on raisonnerait sur la France ou sur l’Angleterre qu’on s’est étonné de la fréquence alléguée de certaines maladies, les inflammations de la rate par exemple ; qu’on a nié ses observations sur la luxation spontanée des vertèbres cervicales, maladie qui n’a jamais été vue dans nos climats à l’état épidémique, etc. Les auteurs modernes l’ont justifié de toutes ces accusations. Il faut ajouter toutefois que dès qu’Hippocrate entre dans l’explication des causes, il se trompe. Il voit bien que les maladies changent avec les saisons, mais il veut trouver des causes à ces variations, et il se perd dans des théories sur l’humidité et la sécheresse. Les hommes sont malheureusement nés dogmatiques, et il leur eu coûte pour être timides.

La science fondamentale du médecin doit être, d’après Hippocrate, la séméiotique, c’est-à-dire la science des signes, ou l’observation des périodes des maladies, de leurs jours de recrudescence ou d’affaiblissement. La maladie est pour lui un être de raison, une sorte de principe immatériel qui affecte le principe vital. On n’est pas malade parce que tel ou tel organe est altéré, bien moins encore parce que telle ou telle fonction ne s’exécute pas bien, mais parce qu’un principe morbifique est entré dans l’organisme, et c’est ce principe qu’il faut tenter d’expulser, sans se préoccuper des accidens secondaires. Toutes les maladies sont donc analogues, toutes ont la même marche et les mêmes périodes. Pour toutes, il y a des jours saillans, ou crises, qui sont d’ordinaire le quatrième, le septième, le onzième, etc. L’art du médecin consiste à savoir si ces jours de crise seront favorables ou défavorables, et quelle issue on doit attendre de la maladie. Ce qui est important, c’est d’aider la nature à chasser de l’organisation le principe morbitique. Ce principe d’ailleurs est mal connu : il est d’ordinaire le produit d’une inégalité dans le mélange des humeurs. Lorsque ce mélange est bien fait, qu’aucune humeur ne prédomine, l’homme est en bonne santé, il y a crase ; si au contraire ces humeurs, dont Hippocrate n’explique ni la nature ni l’utilité, sont altérées par suite des variations dans les saisons, des changemens dans le régime on d’autres causes analogues, il y a maladie. Bientôt la maladie se développe, en d’autres termes les humeurs éprouvent le phénomène de la coction, et la santé ne revient que lorsque l’humeur altérée est expulsée soit par l’effet des médicamens, soit par une action spontanée de la nature. Cette expulsion, c’est ce que l’on appelle la crise. Si elle se fait bien, le malade guérit, sinon il meurt. On peut d’ailleurs prévoir, d’après les accidens éprouvés et d’après les symptômes que plusieurs des traités sont employés à décrire, quel sera l’effet de cette crise. On peut même connaître d’avance le jour où elle aura lieu, car la maladie a des périodes fixes. D’abord les humeurs sont crues, puis elles se cuisent pendant un temps déterminé, puis elles sont expulsées par lacrise. On a donné comme exemple de cette théorie le coryza, ou rhume de cerveau, qui en effet en représente fort bien toutes les phases : d’abord un excès d’humeur, puis la crudité ou l’âcreté, et enfin l’expulsion de l’humeur, adoucie et cuite, pour parler comme Hippocrate. Il faut d’ailleurs remarquer que pour lui l’humeur n’est pas un liquide particulier. La théorie des quatre humeurs, le sang, la bile noire, le phlegme et la bile jaune, lui est postérieure. Ainsi, je le répète, car là est toute la pathologie hippocratique, il n’y a ni affections locales, ni dérangemens accidentels dans les fonctions. La maladie n’est pas une succession de phénomènes et d’accidens séparés, et méritant chacun un soin particulier : c’est un enchaînement logique, une sorte de drame en trois actes qui se joue dans l’économie, dont on peut prévoir la durée, et, si l’on est habile, la terminaison. Il en résulte qu’il n’y a d’important que les symptômes généraux, qu’eux seuls méritent d’être observés, tandis qu’on ne doit tenir aucun compte des altérations locales et des symptômes qui n’indiquent pas une dès trois grandes phases de la maladie : la crudité, la coction et la crise.

C’est sur ce dernier point surtout que l’école d’Hippocrate différait d’une école voisine de l’île de Cos, et établie sur le continent de l’Asie-Mineure, dans le temple de Cnide. Le médecin le plus célèbre de cette école est Euryphon, dont les ouvrages sont perdus aujourd’hui, mais dont Galien et les attaques d’Hippocrate, un peu plus jeune que son rival, nous l’ont assez exactement connaître les opinions. Il avait publié un ouvrage intitulé les Sentences cnidiennes, qui a joui d’une grande réputation, et l’on retrouve ses opinions dans un des bons traités de la Collection hippocratique, celui des Affections internes. Cette école, que la gloire d’Hippocrate a longtemps éclipsée, ne manquait ni d’hommes distingués ni de théories ingénieuses, plus vraies souvent et plus pratiques que celles du grand médecin qui nous occupe. Ainsi à Cnide on ne s’inquiétait guère des principes de la séméiotique, qui faisaient la base de la théorie et de l’enseignement d’Hippocrate. Lorsqu’un cnidien était appelé près d’un malade, il n’étudiait pas l’état général, mais, considérant chaque symptôme en particulier, il s’efforçait de le combattre. Pour lui, la maladie n’était pas un être qu’il fallait faire disparaître tout entier par un traitement toujours analogue, c’était une succession de phénomènes qu’on devait combattre tour à tour, sans s’inquiéter si les uns étaient plus graves que les autres. C’est là ce que leur reprochait Hippocrate. Tandis que pour lui le principal travail du médecin consiste à distinguer chaque symptôme, à lui assigner son rang, et à ne s’occuper que de ceux qui jettent du jour sur l’état général du malade, pour les cnidiens tous les symptômes sont égaux, et il faut s’occuper de tous également. — Dans vos descriptions de maladies, disait-il à Euryphon, vous vous comportez comme un homme du monde qui ignore la science. Vous mettez sur la même ligne les choses les plus diverses ; il en résulte que vous reconnaissez presque autant de maladies que de malades, puisque pour vous chaque symptôme est une maladie qu’il faut traiter séparément, et que les symptômes varient tous avec l’âge, le genre de vie, la personne du malade. La phthisie de l’un n’est pas la phthisie de l’autre. Ainsi s’introduit une grande confusion dans la pathologie, les maladies deviennent fort nombreuses, et les règles absolues sont impossibles. — C’est en effet ce qui arrivait aux cnidiens, et longtemps on a abandonné leurs doctrines, celles d’Hippocrate présentant plus de logique et plus d’ensemble. Au lieu de rechercher les différences des maladies, les médecins de Cos en supposaient on en prouvaient l’unité, tandis que les cnidiens ne faisaient reposer leur pratique que sur des expériences mal faites, et ne pouvaient enseigner à leurs disciples une science qui pour eux-mêmes n’avait rien de fixe et de précis.

Ces deux théories, on le voit, étaient fort différentes, et elles conduisaient en pratique à des diversités plus grandes encore. Ainsi la méthode d’Hippocrate devait être expectante, et il employait peu de remèdes. La ptisane, c’est-à-dire une décoction d’orge, que nous avons remplacée par la tisane, est son médicament le plus ordinaire dans les maladies aiguës. Les cnidiens, voulant combattre chaque symptôme, droguaient davantage et cherchaient les spécifiques. Ils employaient même des remèdes très violens, et un auteur comique leur a reproché de couvrir d’escarres le corps de leurs cliens. Cette rudesse de procédés les a souvent conduits à des découvertes. On leur doit des opérations chirurgicales très hardies et très heureuses. Ils ne craignaient pas d’inciser le rein pour enlever des calculs, de trépaner, d’ouvrir la poitrine, de mettre des tubes de métal dans la gorge en cas d’angine, etc. La principale crainte des médecins de Cos était au contraire de déranger la nature dans la voie curative où elle s’engage spontanément. Cette théorie, poussée à l’excès, conduirait à une inaction absolue, et cette inaction a été reprochée à Hippocrate. La statistique qui résulte de ses ouvrages lui est peu favorable ; sur trente malades, seize sont morts, ce qui est beaucoup. Un des inconvéniens de cette doctrine est de laisser souffrir le malade sans tenter de le soulager. Aussi un médecin de l’antiquité, Asclépiade, appelait-il la médecine hippocratique une méditation sur la mort !


IV

Aujourd’hui que pense-t-on de toutes ces discussions ? Les théories d’Hippocrate et d’Euryphon ont-elles disparu et sont-elles allées rejoindre celle des alchimistes du moyen âge et des physiciens de l’antiquité ? Tout le monde est-il d’accord maintenant sur les questions qui divisaient les anciens, et à qui a-t-on donné raison ? Il faut bien l’avouer, la querelle n’est pas terminée, et il existe de nos jours des médecins de Cos et des médecins de Cnide. L’anatomie et la physiologie actuelles, il est vrai, n’ont aucun rapport avec celles que professaient les anciens. La thérapeutique est devenue plus précise, s’est enrichie de plusieurs spécifiques inconnus alors, s’est débarrassée, d’une multitude de préparations inutiles ; mais sur les grandes questions de la pathologie, nous en sommes à peu près au même point, ou du moins les discussions persistent. L’art de guérir a fait des progrès, la science médicale proprement dite en a fait peu. Les sociétés scientifiques, l’Académie de médecine, l’Académie des sciences, entendent chaque jour des disputes très analogues à celles que je viens d’exposer. Des opinions diverses sont soutenues dans toutes les chaires et toutes les thèses des facultés. Les livres que l’on publie ne se ressemblent en rien par les théories générales, quoique dans la pratique, — à l’exception de ceux qui pensent guérir avec des remèdes pris à très petite dose, lorsqu’une dose plus élevée n’agit pas, avec de l’eau froide, de l’eau chaude, des petites chaînes de cuivre ou de fer, des sachets remplis de poudre, etc., — dans la pratique, dis-je, tous les médecins se ressemblent. Sur les divisions des maladies, sur leurs causes, sur la chose même qu’elles affectent, il n’est peut-être pas deux médecins qui pensent de même, et il serait téméraire de dire aujourd’hui avec Hippocrate : « La médecine est depuis longtemps en possession de toute chose, d’un principe et d’une méthode qu’elle a trouvés, et avec ces guides, de nombreuses et excellentes découvertes ont été faites dans le long cours des siècles, et le reste se découvrira, si des hommes capables et instruits des découvertes anciennes les prennent pour point de départ de leurs recherches. »

Il faudrait, pour exposer ces discussions d’une manière complète, faire une histoire de la médecine, et ce n’est point ici le lieu. Nous nous bornerons à remarquer que les deux théories extrêmes ont subi beaucoup de modifications, et depuis plus de deux mille ans ont donné naissance à bien des sectes. De nos jours même, on en a vu naître une foule, et en France, en Italie, en Allemagne, en Angleterre, personne n’est d’accord sur les principes fondamentaux de la science. Toutefois les deux écoles qui représentent le mieux les deux théories antiques de physiologie et de pathologie sont, en France, l’école de Paris et l’école de Montpellier. Nulle part on ne trouve d’opinions aussi diverses et aussi bien tranchées. Sans entrer dans beaucoup de détails, essayons de les caractériser. — Les deux écoles sont d’une antiquité à peu près égaie, et elles diffèrent dès leur origine. Elles se sont mises dès l’abord sous l’invocation d’Hippocrate, mais, les œuvres du médecin grec étant mieux connues, son portrait est seul resté sur le sceau de la faculté de médecine de Paris et sur le cachet de sa bibliothèque ; quant à ses doctrines, elles n’inspirent plus les élèves de cette faculté. C’est l’école de Montpellier qui seule persiste à s’appeler orgueilleusement la moderne Cos. Là encore, en recevant le bonnet de docteur, on prononce le serment, autrefois attribué à Hippocrate, qui contient l’exposition des devoirs du médecin et la promesse de les remplir honnêtement. Les médecins de Montpellier ont raison, ils sont de purs hippocratistes. Comme les disciples et les maîtres de l’école de Cos, ils reconnaissent dans l’homme une force vitale, c’est-à-dire un principe indépendant de l’organisation. Ce principe est différent de l’âme, et n’a aucun rapport avec les autres forces du monde physique. Les maladies affectent le principe vital et ne proviennent pas de lésions locales. À Montpellier, on recherche les conditions communes des maladies et non les diversités. On n’étudie pas les symptômes pour porter remède à chacun d’eux, mais on cherche à déterminer par eux les diverses phases de la maladie et à y trouver des indications sur l’état général. Tout cela repose sur le principe que les maladies sont des modifications de la nature vivante. Les crises aussi font partie de cette méthode. Chaque maladie a sa marche et sa révolution, elle a ses temps d’accès ou de durée, ou, comme dit Hippocrate, toutes les maladies ont un mode commun. C’est de l’affection vitale que proviennent les symptômes et les effets organiques, et la vie est toujours attaquée à peu près de la même façon. Dans cette école enfin, l’anatomie, la connaissance du corps que l’on traite, n’est pas d’une importance capitale. On ne se conduit que d’après des règles générales, et l’on est bien près de dire, avec un des auteurs de la Collection hippocratique, que l’anatomie est bonne pour les peintres. Les professeurs de Montpellier croient aussi aux jours critiques et aux crises, tantôt favorables, tantôt nuisibles, tout en convenant que ces jours ne sont pas invariables ; ils admettent que les deux tiers des maladies guérissent d’elles-mêmes, et que le médecin doit se contenter de diriger la nature dans ses efforts pour amener la guérison.

Les médecins de Paris ne peuvent se vanter d’une uniformité comparable à celle des professeurs de Montpellier. Les sectes auxquelles les progrès de la science ont donné lieu sont nombreuses, tandis qu’il n’en peut exister dans une école qui se fait gloire d’une certaine immobilité. On peut dire pourtant, d’une manière générale et sans entrer dans des détails qui seraient infinis, que, pour la physiologie, on n’admet guère aujourd’hui la force vitale, et on ne distingue pas, comme à Montpellier, une âme des physiologistes et une âme des théologiens. On s’est demandé ce que serait cette force singulière dont, on ne peut déterminer ni la cause, ni le mode d’action, ni les effets, quoique depuis si longtemps on l’observe et on la discute, cette force qui fait marcher les animaux, pousser les plantes, sécréter la bile, digérer, respirer ! Attribuer à un principe distinct, identique et substantiel tous les phénomènes si divers que présentent les êtres organisés, ne serait-ce pas simplement donner un nom à une chose incompréhensible ? Ne vaut-il pas mieux reconnaître que la vie ne peut s’expliquer, ou chercher parmi les forces commes celles qui peuvent produire les effets dont nous sommes tous les jours témoins ? Pour les physiologistes de l’école de Paris, la vie est plutôt un résultat de l’organisation qu’un principe particulier et indépendant, et a-t-on jamais vu en effet la vie se réaliser sans organisation ? Nous admettons un principe immatériel qui fait penser : à quoi bon en admettre un second qui ferait agir ? N’est-ce pas multiplier les difficultés sans raison ? Les forces de la nature dont les effets sont bien déterminés, la chaleur, l’électricité, la lumière, etc., ne pourraient-elles pas, par leurs actions combinées, produire les phénomènes du mouvement et de la vie, ou parfois se transformer, sous l’action de causes inconnues, en forces différentes, comme la chaleur se transforme en mouvement, en lumière ou en électricité ? Est-il besoin d’admettre un principe vital essentiellement différent de ces forces et incompatible avec elles ?

Sans insister sur ces considérations, il nous suffit d’avoir montré combien diffèrent les principes physiologiques des deux écoles, et comment l’une d’elles se rapproche plus que l’autre des principes du fondateur de la médecine scientifique. La même divergence se retrouve dans la pathologie. On s’est bientôt aperçu que les maladies, telles que les concevait Hippocrate, étaient des êtres imaginaires formés de groupes arbitraires de symptômes, et que là aussi on supposait sans preuve des êtres immatériels dont l’action sur l’organisme était inexplicable. Quoique le langage hippocratique soit encore aujourd’hui le langage usuel, on ne conçoit guère cet être qu’on appelle la maladie livrant un combat à cet autre être qui est la vie. Si la cause vitale n’est pas connue, ses affections ne peuvent l’être davantage. L’école de Montpellier admet un être immatériel qui agit sur un autre être immatériel, lequel réagit à son tour sur l’organisation. À quoi bon admettre cet intermédiaire, et pourquoi ne pas croire que les causes externes agissent directement ? D’ailleurs on n’a jamais été d’accord sur les classifications des maladies, et c’était bien chose impossible. On a voulu les diviser d’après les symptômes, comme on divise les plantes d’après leurs fleurs et leurs fruits ; mais les plantes sont des êtres doués d’attributs toujours identiques, et dont nos sens sont frappés dès le premier abord. Les symptômes constitutifs de chaque groupe nosologique ne se sont au contraire jamais présentés dans le même ordre. Les organes ne sont jamais affectés au même degré, et la sensibilité varie à l’infini. On est alors obligé de choisir parmi ces symptômes, de les classer, et ce choix ne peut être qu’arbitraire. Linnée lui-même s’est perdu dans ce travail impossible.

Un médecin de Paris du XVIIe siècle, Bonet, eut le premier l’idée d’examiner les altérations produites dans les organes par les maladies. Son expérience fut plus tard reprise par Barrère et par Morgagni. Tous virent que chaque maladie laisse des traces physiques sur les organes qu’elle paraît avoir envahis. D’abord ils attribuèrent ces traces à la maladie elle-même, mais bientôt ils renversèrent la proposition, et l’idée leur vint que les maladies, au lieu d’être des causes, pouvaient être des résultats, et que les symptômes observés devaient toujours provenir d’altérations du corps. Il n’est pas de fonctions sans organes, ni de dérangement dans les fonctions sans un dérangement correspondant dans les organes : voilà le principe fondamental de la théorie inaugurée par Morgagni, que la plupart des médecins de l’école de Paris admettent aujourd’hui, et dont Bichat est le représentant le plus illustre. C’est, on le voit, un principe tout à fait contraire à ceux qui dirigent l’école de Montpellier. L’œuvre du médecin doit donc être, avant tout, de déterminer le siège de la maladie, et d’appliquer les remèdes à la partie affectée. Il n’y a pas de maladies alors, à parler en ligueur ; il n’y a que des malades, et dans ces malades il n’y a que des organes souffrans. Aussi, lorsqu’on veut désigner par des noms toutes les maladies, est-on obligé d’imiter les médecins de Cnide et de multiplier les espèces et les genres.

Ainsi à Paris les maladies ne sont pas des êtres comme à Montpellier, et, malgré le langage vulgaire qui favorise encore cette supposition, elles n’ont pas une existence indépendante des organes qu’elles affectent. La fièvre typhoïde est pour les uns un principe qui attaque l’homme et qui trahit sa présence par un certain groupe de symptômes dont quelques-uns peuvent varier, mais dont les plus graves sont toujours les mêmes. Pour les autres, c’est une altération physique de l’intestin. Il en est de même de toutes les maladies. Si pour quelques-unes on n’a pas encore découvert l’organe attaqué, c’est que l’on a mal cherché, et l’on doit finir par le découvrir. Quant à la nature de cette altération, elle n’est pas encore précisée. Pour Broussais, c’était toujours une irritation ; pour d’autres, c’est tantôt une irritation, tantôt une autre altération physique ; pour une école enfin qui eut un grand succès à la fin du siècle dernier, c’est toujours un phénomène chimique, une putréfaction, une fermentation, une combinaison ou une décomposition quelconque. À cette doctrine, dans les détails de laquelle je ne veux pas entrer, on a fait une objection : comment une maladie produit-elle la mort, lorsqu’elle n’attaque pas l’organe essentiel de la vie ? Comment peut-on mourir d’une hépatite ou d’une fièvre typhoïde, si l’hépatite et la fièvre typhoïde ne sont que des altérations du foie et de la membrane qui revêt l’intestin ? La seule manière de se tirer de cette difficulté, c’est d’admettre ce qu’on appelle la sympathie, c’est-à-dire une propriété que possèdent les tissus organiques de se transmettre les uns aux autres leurs altérations, de les conduire comme le fer conduit l’électricité. Une affection d’un organe peu important peut être ainsi transmise à un organe essentiel et produire la mort. Les nerfs sont les conducteurs de cette sympathie, dont les effets s’observent journellement. Ainsi la maladie d’un œil passe en général à l’autre ; un homme blessé à la tête est sans cesse affecté d’abcès au foie ; il est difficile de ne pas répéter avec un membre les mouvemens exécutés par l’autre, etc. Il est vrai que cela ne se comprend guère, mais c’est un fait, et dans les sciences il faut admettre ce qui est démontré ; on explique quand on peut.

Je m’arrête ici. Pour aller plus loin, il faudrait exposer la médecine tout entière. J’ai simplement voulu montrer que tout est encore bien douteux, et qu’en médecine le début se cherche encore. On a pu le voir d’ailleurs, l’école de Montpellier, c’est l’école de Cos ; celle de Paris, c’est l’école de Cnide. On voit aussi, je pense, que la seconde est plus expérimentale que la première, et dans les sciences l’expérience est du même côté que la raison. La supériorité des médecins de Paris et de leur médecine est un fait éclatant. Et pourtant l’école de Cos est plus célèbre que celle de Cnide, le nom d’Hippocrate a régné dans toute l’antiquité, et il est encore invoqué aujourd’hui. Cela tient d’abord à la supériorité d’Hippocrate sur Euryphon ; ses doctrines ont traversé le temps à l’abri de son nom. De plus, à l’origine des sciences, les théories, pour réussir et pour être utiles, doivent différer de celles qu’une science plus avancée peut produire. Les idées générales doivent régner d’abord et former des espèces de cadres où viennent se grouper les faits que la science étudie, sauf plus tard à tirer des conclusions qui dérangent un peu les classifications primitives. Chaque science doit avoir ainsi trois phases pour ainsi dire. Dans la première on raisonne, dans la seconde on observe, dans la troisième on conclut. Les médecins de Cnide n’avaient pas recueilli assez de faits pour défendre leur théorie contre les raisonnemens d’Hippocrate. Ils se perdaient dans des détails mal observés et mal connus. Ils avaient tort alors, ils auraient raison aujourd’hui.

Rendons en terminant une dernière justice à Hippocrate. L’école de Montpellier a emprunté au médecin grec sa théorie, mais elle a négligé sa méthode. Tout en supposant des abstractions, il a été très observateur, il a inauguré l’art et montré le génie de l’observation, et par là la science entière est hippocratique. Il disait bien que l’expérience est trompeuse, mais il disait aussi que le raisonnement est difficile, et il en concluait que pour bien raisonner il faut bien expérimenter. Sa théorie n’est sans doute pas la vérité, mais vingt siècles ont passé sur elle, et elle est encore discutée. En un mot, là comme en toute chose, les Grecs ont eu peut-être des égaux, ils n’ont pas en de supérieurs, et l’on peut dire hardiment qu’Hippocrate a fait autant pour la médecine que Platon pour la philosophie, Phidias pour la sculpture, Homère pour la poésie, Eschine et Démosthène pour l’éloquence.


PAUL DE REMUSAT.