Hier comme Aujourd'hui

Hier comme Aujourd’hui


Six semaines encore avant la libération ! Jamais on n’y arrivera.

Et Reine pique avec fureur son aiguille dans le drap qu’elle enjolive de point de Venise. Qui donc au monde oserait accuser la lenteur du temps si ce n’est une fiancée qui, depuis deux ans, brode son trousseau ? La tante Margot — très vieille, très bénigne et très malicieuse fée — laisse échapper un petit rire moqueur.

— Bon ! bon ! ne t’énerve pas, filleule ! Hier encore, n’as-tu pas goûté le plaisir de causer avec Jacques au téléphone ? Jadis c’était bien différent ! Il ne suffisait pas d’un fil et d’une rondelle de caoutchouc appliquée à l’oreille, pour communiquer à travers l’espace ! Et les cœurs en peine devaient garder des semaines leur anxiété. Écoute un peu, pour trouver ton sort moins pénible, une histoire arrivée !

♣ ♣ ♣

Il y a pas mal d’années que ça se passa, car le roi Louis-Philippe occupait le trône !

Sur le chemin de la voiture publique d’Angers à Segré, aucune halte ne paraissait plus avenante que l’Auberge du Rameau-Vert, avec sa branche de houx toujours fraîche et ses rosiers grimpants. Toujours le repas paraissait délectable dans la vaste salle aux poutres bistrées, garnie de meubles massifs et cossus, et que parfumait le pot-au-feu, mijotant dans l’âtre, entre les hauts chenets de fer. Jamais ne s’entendaient là de voix avinées, de propos malséants. Quel audacieux se fût risqué à encourir le blâme de Mme Dupont ? Une maîtresse-femme portant la tête aussi haut qu’une duchesse, et maintenant tout le monde dans le respect qui lui était dû, — même son mari, le digne forgeron, qu’on voyait, dans l’antre voisin, frapper le fer rouge sur l’enclume !

Et surtout, surtout, les plus éhontés se fussent fait scrupule d’effaroucher la mignonne Sillette, la jeune fille de la maison. Une vraie demoiselle, élevée en pension, et qui ne prêtait pas moins la main à l’ouvrage, aux heures de presse.

Chacun essayait des mines avantageuses, tâchant d’attirer le regard de la jeune fille, tandis qu’elle circulait entre les longues tables. Sillette restait insensible à ces manèges. Si elle réservait à quelqu’un des complaisances plus marquées, un sourire plus amical, c’était à M. Martin, le maître d’école. Et pas un ne songeait à en prendre ombrage.

Il était bossu, en effet, le pauvre ! Mais cela n’empêche pas de posséder des yeux et un cœur ! Et le cœur et les yeux du silencieux Martin étaient tout pleins de la radieuse image de Sillette.

…Les choses changèrent subitement. Il paraît que les châteaux d’alentour gardaient rancune au roi Louis-Philippe. On y complotait, assurait-on, pour réveiller les guerres de chouannerie. Alors, un régiment fut envoyé pour surveiller la région. La tranquille auberge fut envahie d’une foule turbulente de soldats.

Et l’on vit Sillette perdre contenance et rougir, non tant à cause des chansons et des galants devis qu’elle ne comprenait guère que par l’effet d’un regard bleu, cillé de noir, cherchant ses prunelles noisette. Jour et nuit, maintenant, elle apercevait dans une perpétuelle berlue un jeune visage à fine moustache brune, sous un képi cavalièrement incliné. Tu vois comme tout recommence !

Quand le timide secret se révéla à Mme Dupont, puis au père, le beau tapage ! En ce temps-là, les parents étaient persuadés que leurs enfants leur appartenaient. Jamais, jamais, la mère de Sillette ne consentirait à un mariage qui lui arracherait sa fille et entraînerait l’innocente vers des parages inconnus, si fantastiques dans l’éloignement qu’ils semblaient quasi sauvages et païens aux bonnes gens de l’Anjou.

Cette union était impossible… À moins que Benoît ne quittât son propre pays pour adopter celui de sa bien-aimée.

Et le soldat promit. Il jura de revenir dès qu’il aurait quitté l’uniforme.

Après maints serments échangés, tambour battant, clairon sonnant, les yeux rouges, le pied un peu trébuchant, Benoît dut s’éloigner, tandis que Sillette suffoquait derrière les giroflées de sa croisée.

Et l’attente commença son secret martyre, enlevant l’appétit, le sommeil, fanant la fleur du teint, aiguillonnant de mille pointes envenimées la tendre petite âme.

La joie était partie du logis. Le vieux messager, même, trouvait le vin moins bon, sans le sourire de Sillette.

Quelqu’un d’autre, sans grommeler tout haut contre le sorcier aux yeux bleus, pensait de même. Que de tours il faisait le soir, dans sa chambrette, M. le maître d’école ! Et que de soupirs soulevaient ses épaules inégales !

Un jour, dans cette chambre solitaire, Mme Dupont entra, déterminée et grave :

— Monsieur Martin, je vous regarde comme un ami vrai. Rendez-moi un service. Voilà ! J’ai besoin d’une lettre bien tournée. Je ne suis pas assez savante, moi, pour arranger cela comme il faut. Mais vous, qui avez de l’esprit, vous vous en tirerez à merveille. Ah ! qu’il eut vite deviné de quelle lettre il s’agissait, l’infortuné magister ! Ses longs doigts noueux tremblèrent en se crispant sur la plume d’oie :

— Comptez sur moi, madame Dupont.

De sa plus nette cursive, aussitôt il moulait ces lignes sur le feuillet blanc : « Monsieur le curé, une jeune fille honnête doit-elle compter sur la de Benoît Gardin ? Ce garçon et les siens sont-ils assez honorables pour qu’une brave famille puisse s’allier à eux ? »

Le bossu jeta un coup d’œil vers le miroir verdi qui réfléchissait sa face pâle et osseuse et ses yeux fiévreux :

— Nous pourrions ajouter ceci, madame Dupont : « Nous désirons au plus tôt savoir si Benoît Gardin compte bien tenir ses engagements, d’autres partis très convenables se présentant pour notre fille… »

Et avec un rire pénible, tout en saupoudrant de fine cendre chaude les caractères humides, Martin observait :

— Les hommes sont pétris de vanité et de jalousie, madame Dupont. Et cette petite phrase, si je ne me trompe, contient une bonne amorce !

…L’amorce fut-elle vraiment efficace ? Toujours est-il que Benoît revint de ce lointain Avignon où sa mère, désespérée, essayait de le retenir. Le fils du soleil s’unit à la douce enfant angevine. Ce que souffrit le petit bossu, en libellant l’acte de mariage, ta grand’mère l’apprit de lui-même, bien longtemps après, lorsque tous deux, vieux amis à cheveux blancs, se chauffaient ensemble devant la cheminée.

Et peut-être Sillette, revenue de bien des choses alors, sentit-elle que rien de ce qu’elle avait trouvé dans sa vie n’était aussi rare et aussi doux que l’amour désintéressé du petit bossu.

♣ ♣ ♣

Reine se récria avec énergie :

— C’est faire injure au petit soldat guerre. Tante, votre moralité s’ajuste mal à votre histoire et gâte tout. J’aime bien mieux la fin habituelle de vos contes : Ils furent heureux…

— Et ils eurent beaucoup d’enfants ! conclut en riant tante Margot. Puisse ton conte vécu, à toi, se résumer ainsi !

MATHILDE ALANIC.

(Dessins de LEROY.)