Hermès Trismégiste (trad. Ménard)/Fragments des livres d’Hermès à son fils Tat

Traduction par Louis Ménard.
Didier et Cie, libraires-éditeurs (p. 225-256).

LIVRE IV

FRAGMENTS
DES LIVRES D’HERMÈS À SON FILS TAT

I

C’est par amour pour les hommes et par piété pour Dieu, ô mon fils, que je commence à écrire ceci. Car il n’y a pas d’autre véritable piété que de réfléchir sur l’univers et de rendre grâces au créateur ; c’est ce que je ne cesserai pas de faire.

— Ô père, si rien n’est vrai ici bas, comment donc peut-on employer sagement sa vie ?

— Sois pieux, mon fils ; la piété est la haute philosophie ; sans philosophie il n’y a pas de haute piété. Celui qui s’instruit sur l’univers, son ordonnance, son principe et sa fin, rend grâces de toutes choses au créateur comme à un bon père, à un bon nourricier, à un tuteur fidèle. Voilà la piété ; et par elle on sait où est la vérité et ce qu’elle est. La science augmente la piété. Une fois que l’âme enfermée dans le corps s’est élevée à la perception du vrai bien et de la vérité, elle ne peut plus redescendre. La puissance de l’amour, l’oubli de toutes les choses mauvaises, empêchent l’âme qui connaît son créateur de se séparer du bien. Voilà le but de la piété, mon fils ; si tu l’atteins, ta vie sera pure, ta mort heureuse, ton âme saura où elle doit s’envoler. Voilà la seule route qui mène à la vérité, c’est celle qu’ont suivie nos ancêtres, et ils sont arrivés par elle à la possession du bien. Cette route est belle et unie ; cependant il est difficile à l’âme d’y marcher tant qu’elle est enfermée dans la prison du corps ; il lui faut d’abord lutter contre elle-même, faire une grande division et se soumettre à la partie une d’elle-même. Car l’un est en lutte contre les deux ; celui-là fuit, ceux-ci l’entraînent en bas[1]. De part ou d’autre la victoire n’est pas la même : l’un tend vers le bien, les deux vers le mal ; l’un veut s’affranchir, les deux aiment la servitude. Si les deux sont vaincus il leur reste un rempart[2] pour eux-mêmes et pour leur maître, mais si l’un est le plus faible, il est entraîné par les deux et est puni dans la vie d’ici-bas. C’est lui, mon fils, qui doit être ton guide. Il faut te frotter d’huile pour la lutte, soutenir le combat de la vie et en sortir vainqueur.

Maintenant, mon fils, je vais passer en revue les principes : tu comprendras mes paroles en te rappelant ce que tu as appris.

Tous les êtres sont mus ; le non être seul est immobile. Tous les corps se transforment, quelques-uns seuls se décomposent. Les animaux ne sont pas tous mortels, ils ne sont pas tous immortels. Le dissoluble est corruptible, le permanent est immuable, l’immuable est éternel. Ce qui naît toujours se corrompt toujours, mais ce qui ne naît qu’une fois ne se corrompt pas et ne devient pas autre chose. D’abord Dieu, ensuite le monde, en troisième l’homme ; le monde pour l’homme, l’homme pour Dieu. La partie sensitive de l’âme est mortelle, sa partie raisonnable est immortelle ; toute essence est immortelle, toute essence est sujette au changement. Tout être est double, aucun être n’est stable. Toutes choses ne sont pas mues par l’âme, mais tout ce qui est, est mu par l’âme. Tout passif sent, tout ce qui sent est passif. Tout ce qui souffre et jouit est un animal mortel, tout ce qui jouit et ne souffre pas est un animal immortel. Tout corps n’est pas sujet aux maladies, tout corps sujet aux maladies est destructible. En Dieu est l’intelligence, dans l’homme le raisonnement ; le raisonnement est dans l’intelligence, l’intelligence est impassible. Rien de vrai dans le corps, rien de faux dans l’incorporel. Tout ce qui naît change, mais tout ce qui naît ne se corrompt pas. Rien de bon sur la terre, rien de mauvais dans le ciel. Dieu est bon, l’homme est mauvais. Le bien est voulu, le mal n’est pas voulu. Les Dieux choisissent les biens comme biens…*** la règle***[3]. Le temps est divin, la loi humaine (?). Le mal est l’aliment du monde, le temps est la destruction de l’homme. Tout est immuable dans le ciel, rien n’est immuable sur la terre. Rien d’esclave dans le ciel, rien de libre sur la terre. Rien d’inconnu dans le ciel, rien de connu sur la terre. Rien de commun entre les choses célestes et les choses terrestres. Tout est irréprochable dans le ciel, rien n’est irréprochable sur la terre. L’immortel n’est pas mortel, le mortel n’est pas immortel. Ce qui est semé ne naît pas toujours, ce qui est né a toujours été semé. Deux temps dans le corps décomposable : de la conception à la naissance, de la naissance à la mort. Le corps éternel n’a qu’un temps à partir de la naissance. Les corps dissolubles augmentent et diminuent. La matière dissoluble se change en deux termes contraires : la destruction et la naissance ; la matière immortelle se change ou en elle-même ou en ses semblables. La naissance de l’homme est une destruction, la destruction de l’homme est le principe de la naissance. Ce qui finit commence, ce qui commence finit. Parmi les êtres, les uns sont dans les corps, les autres dans les formes, les autres dans les énergies. Le corps est dans les formes, la forme et l’énergie sont dans le corps. L’immortel ne reçoit rien du mortel, le mortel reçoit de l’immortel. Le mortel n’entre pas dans un corps immortel, l’immortel entre dans le mortel. Les énergies ne tendent pas vers le haut, mais vers le bas. Ce qui est sur la terre ne profite pas à ce qui est dans le ciel, tout ce qui est dans le ciel profite à ce qui est sur la terre. Le ciel contient les corps immortels, la terre les corps périssables. La terre est irrationnelle, le ciel est raisonnable. Les choses célestes sont sous le ciel, les choses terrestres sur la terre. Le ciel est le premier élément. La providence divine est l’ordre, la nécessité est l’instrument de la providence. La fortune est le véhicule du désordre, le simulacre de l’énergie, une opinion trompeuse. Qu’est-ce que Dieu ? Le bien immuable. Qu’est-ce que l’homme ? Le mal immuable.

En te rappelant ces principes, tu te souviendras facilement des choses que je t’ai expliquées plus au long et qui s’y trouvent résumées. Mais évite d’en entretenir la foule ; non que je veuille lui interdire de les connaître, mais je ne veux pas t’exposer à ses railleries. Qui se ressemble s’assemble ; entre dissemblables il n’y a pas d’amitié. Ces leçons doivent avoir un petit nombre d’auditeurs, ou bientôt elles n’en auront plus du tout. Elles ont cela de particulier que par elles les méchants sont poussés encore davantage vers le mal. Il faut donc te garder de la foule, qui ne comprend pas la vertu de ces discours.

— Que veux-tu dire, mon père ?

— Voici, mon fils. L’espèce humaine est portée au mal ; le mal est sa nature et lui plaît. Si l’homme apprend que le monde est créé, que tout se fait selon la providence et la nécessité, que la nécessité, que la destinée gouverne tout, il arrivera sans peine à mépriser l’ensemble des choses parce qu’elles sont créées, à attribuer le vice à la destinée, et il ne s’abstiendra d’aucune œuvre mauvaise. Il faut donc se garder de la foule, afin que l’ignorance la rende moins mauvaise en lui faisant redouter l’inconnu.

(Stobée, Éclogues physiques, xliii, 1.)

II
DE L’ACTIVITÉ ET DU SENTIMENT

— Tu m’as bien expliqué ces choses, mon père, mais instruis-moi encore sur ceci : tu as dit que la science et l’art étaient une activité de la raison ; maintenant tu dis que les animaux brutes sont appelés ainsi parce qu’ils sont privés de raison. Il en résulte nécessairement qu’ils ne devraient avoir ni science ni art.

— Nécessairement, mon fils.

— Comment donc voyons-nous, mon père, quelques animaux user de science et d’art, par exemple, les fourmis qui amassent des provisions d’hiver, les oiseaux qui construisent des nids, les quadrupèdes qui savent reconnaître leurs étables ?

— Ce n’est ni la science ni l’art qui les dirige, mon fils, c’est la nature. La science et l’art s’apprennent, et ces animaux n’ont rien appris. Ce qui se fait naturellement est le produit d’une activité universelle, la science et l’art appartiennent seulement à ceux qui les ont acquis. Les fonctions communes à tous sont des fonctions naturelles. Ainsi tous les hommes peuvent regarder en haut, mais tous ne sont pas musiciens, ni archers, ni chasseurs, et ainsi du reste. Quelques-uns d’entre eux ont appris une science et un art, et l’exercent. Si de la même manière quelques fourmis faisaient ce que d’autres ne font pas, tu pourrais dire avec raison qu’elles possèdent une science ou qu’elles ont l’art d’amasser des provisions. Mais toutes agissent de même sous l’impulsion de la nature, et sans le vouloir ; il est donc évident que ce n’est ni la science, ni l’art qui les dirige.

Les activités, ô Tat, sont incorporelles et s’exercent dans le corps et par le corps. En tant qu’elles sont incorporelles, tu peux les appeler immortelles ; en tant qu’elles ne peuvent s’exercer en dehors du corps, je dis qu’elles sont toujours dans un corps. Ce qui a sa fin et sa cause déterminées par la providence et la nécessité ne peut rester inactif. Ce qui est sera toujours, c’est là son corps et sa vie. Par cette raison, il y aura toujours des corps ; aussi la création des corps est une fonction éternelle. Car les corps terrestres sont décomposables, mais il faut des corps pour servir de séjour et d’instruments aux énergies ; or les énergies sont immortelles, et ce qui est immortel est toujours actif : la création des corps est donc une fonction, et elle est éternelle.

Les énergies ou facultés de l’âme ne se manifestent pas toutes à la fois ; quelques-unes agissent dès la naissance de l’homme, dans la partie non raisonnable de son âme ; à mesure que la partie raisonnable se développe avec l’âge, des facultés plus élevées lui prêtent leur concours. Les facultés sont attachées aux corps. Elles descendent des corps divins dans les corps mortels, et c’est par elles que ceux-ci sont créés. Chacune d’elles exerce une fonction du corps ou de l’âme, mais elles [n]’existent [pas][4] dans l’âme indépendamment du corps. Car les énergies sont toujours, mais l’âme n’est pas toujours dans un corps mortel ; elle peut exister sans lui, tandis que les facultés ne peuvent exister sans corps. C’est là un discours sacré, mon fils ; le corps ne peut durer sans l’âme, mais l’être le peut.

— Que veux-tu dire, mon père ?

— Comprends-moi, ô Tat. Quand l’âme est séparée du corps, le corps demeure, mais il est travaillé par une dissolution intérieure et finit par disparaître ; ce effet ne peut se produire sans une cause active : il reste donc une énergie dans le corps après que l’âme est partie. Entre un corps immortel et un corps mortel il y a une différence : le premier est formé d’une seule matière, il en est autrement du second ; l’un est actif, l’autre passif. Tout être actif domine, tout être passif obéit ; l’un est libre et gouverne, l’autre est esclave et subit une impulsion.

Les énergies n’agissent pas seulement dans les corps animés, mais dans les corps inanimés, comme le bois, les pierres et choses semblables. Elles les augmentent, les font fructifier, les font mûrir, les décomposent, les dissolvent, les putréfient, les broient, leur font subir tous les changements dont les corps inanimés sont susceptibles. Car on appelle énergie tout ce qui produit le changement, le devenir. Or, le devenir est multiple, ou plutôt universel. Jamais rien de ce qui naît ne manquera au monde, sans cesse il engendre en lui tous les êtres pour les détruire sans cesse. Toute énergie est donc toujours immortelle, de quelque nature qu’elle soit et dans quelque corps qu’elle se produise. Mais parmi les énergies, les unes s’exercent dans les corps divins, les autres dans les corps mortels ; les unes sont universelles, les autres particulières ; les unes agissent sur les genres, les autres sur chacune de leurs parties. Les énergies divines s’exercent dans les corps éternels et sont parfaites comme eux. Les énergies partielles agissent par chacun des êtres vivants ; les énergies spéciales agissent dans chacune des choses qui existent. Il en résulte, mon fils, que l’univers est plein d’énergies. Car il faut que les énergies soient dans les corps, et il y a beaucoup de corps dans le monde. Or, les énergies sont plus nombreuses que les corps, car souvent il y existe une, deux, trois énergies, sans compter celles qui sont universelles. J’appelle universelles les énergies inséparables des corps et qui se manifestent par les sensations, les mouvements ; sans elles, un corps ne peut exister. Autres sont les énergies particulières qui se manifestent dans les âmes humaines par les arts, les sciences et les œuvres. Les sensations accompagnent les énergies, ou plutôt en sont les conséquences. Comprends, ô mon fils, la différence qu’il y a entre les énergies et les sensations. L’énergie vient d’en haut, la sensation est dans le corps et tient de lui son essence ; elle est le siège de l’énergie, elle la manifeste et lui donne en quelque sorte un corps. C’est pourquoi je dis que les sensations sont corporelles et mortelles ; leur existence est attachée à celle du corps ; elles naissent avec lui et meurent avec lui. Les corps immortels n’ont pas de sensation, précisément à cause de leur essence ; car il ne peut y avoir d’autre sensation que celle du bien ou du mal qui arrive à un corps ou qui s’en éloigne ; or, les corps immortels ne sont pas sujets à ces accidents.

— La sensation est donc sentie dans tout corps ?

— Oui mon fils, et dans tout corps les énergies agissent.

— Même dans les corps inanimés, mon père ?

— Même dans les corps inanimés. Les sensations sont de différentes sortes : celles des êtres raisonnables sont accompagnées de raison ; celles des êtres sans raison sont purement corporelles ; celles des êtres inanimés sont passives et consistent seulement dans l’accroissement ou la diminution. Partant d’un même principe et arrivant au même point, la passion et la sensation sont le produit des énergies. Dans les êtres animés, il y a deux autres énergies qui accompagnent les passions et les sensations, ce sont la joie et la tristesse. Sans elles l’être animé, et surtout l’être raisonnable, ne sentirait rien ; on peut donc les considérer comme les formes des affections chez les êtres raisonnables, ou plutôt chez tous les êtres vivants. Ce sont des activités manifestées par les sensations, des mouvements corporels produits par les parties irrationnelles de l’âme. La joie et la tristesse sont toutes deux très-mauvaises ; car la joie, c’est-à-dire la sensation accompagnée de plaisir, entraîne après elle de grands maux ; la tristesse produit des peines et des douleurs plus fortes : elles sont donc mauvaises l’une et l’autre.

— La sensation est-elle la même dans l’âme et dans le corps, mon père ?

— Qu’entends-tu, mon enfant, par la sensation de l’âme ?

— L’âme n’est-elle pas incorporelle ? Mais la sensation doit être un corps, mon père, car elle existe dans le corps.

— Si nous la plaçons dans le corps, mon fils, nous l’assimilons à l’âme ou aux énergies, qui sont incorporelles tout en étant dans les corps. Mais la sensation n’est ni l’énergie, ni l’âme, ni rien qui soit distinct du corps ; elle n’est donc pas incorporelle. Si elle n’est pas incorporelle, il faut qu’elle soit corporelle ; car il n’est rien qui ne soit corporel ou incorporel.

(Stobée, Ecl. phys., xliii, 6.)

III

Le Seigneur, le créateur des corps immortels, ô Tat, après avoir achevé son œuvre, n’a plus rien fait et ne fait plus rien. Une fois livrés à eux-mêmes et unis les uns aux autres, ces corps éternels se meuvent sans avoir besoin de rien ; s’ils ont besoin les uns des autres, du moins il n’ont besoin d’aucune impulsion étrangère, puisqu’ils sont immortels. Telle devait être la nature des créations de ce Dieu suprême. Mais notre créateur a un corps ; il nous a créés, et sans cesse il crée et créera des corps dissolubles et mortels, car il ne devait pas imiter son propre créateur, et d’ailleurs il ne le pouvait pas. L’un a tiré ses créations de son essence première et incorporelle, l’autre nous a formés d’une essence corporelle et engendrée. Il s’ensuit naturellement que les corps célestes nés d’une essence incorporelle sont impérissables, tandis que nos corps sont dissolubles et mortels, comme étant formés d’une matière corporelle et, par conséquent, faibles par eux-mêmes et ayant besoin d’un secours étranger.

Comment en effet la combinaison qui constitue nos corps pourrait-elle subsister si elle n’était sans cesse alimentée et entretenue par des éléments de même nature ? La terre, l’eau, le feu et l’air affluent en nous et renouvellent notre enveloppe. Nous sommes si faibles que nous ne pouvons supporter un seul jour de mouvement. Tu sais parfaitement, mon fils, que sans le repos des nuits nos corps ne pourraient résister un jour. C’est pourquoi notre bon créateur, dans sa prévoyance universelle, a garanti la durée des êtres vivants en créant le sommeil réparateur de la fatigue et du mouvement, et attribuant une part de temps égale ou même plus grande au repos. Réfléchis bien, mon fils, à cette énergie du sommeil, opposée à celle de l’âme et non moindre qu’elle. Si la fonction de l’âme est le mouvement, les corps ne peuvent vivre sans le sommeil, qui relâche et détend le lien des membres, et, par son action réparatrice, dispense à chacun d’eux la matière dont il a besoin, fournissant l’eau au sang, la terre aux os, l’air aux nerfs et aux veines, le feu aux yeux. De là le plaisir extrême que le corps trouve dans le sommeil.

(Stobée, Ecl. phys., xliii, 8.)

IV

Une divinité très-grande est établie, ô mon fils, au milieu de l’univers, voyant tout ce qui, sur la terre, est fait par les hommes. Dans l’ordre divin, tout est réglé par la providence et la nécessité ; parmi les hommes, la même fonction appartient à la justice. La première de ces deux lois s’étend sur les (mouvements) célestes, car les Dieux ne veulent et ne peuvent s’égarer ; n’étant pas sujets à l’erreur, qui est la source du péché, ils sont impeccables. La seconde, la justice, est chargée de corriger sur la terre le mal qui arrive parmi les hommes. La race humaine, étant mortelle et formée d’une mauvaise matière, est sujette à des défaillances, quand la vue des choses divines ne la soutient pas. Voilà où la justice exerce son action. Par les énergies qu’il tient de la nature, l’homme est soumis à la destinée ; par les fautes de sa vie, à la justice.

(Stobée, Ecl. phys., iv, 52.)

V

Voici donc ce qu’on peut dire des trois temps : Ils ne sont pas par eux-mêmes et ne sont pas liés, et d’un autre côté ils sont liés et sont par eux-mêmes. Veut-on supposer le présent sans l’existence du passé ? L’un ne peut subsister sans l’autre, car le présent naît du passé, et du présent sort l’avenir. Si nous voulons aller au fond des choses, nous raisonnerons ainsi : Le temps passé est rentré dans ce qui n’est plus ; le futur n’est pas, tant qu’il n’est pas devenu présent ; le présent, à son tour, cesse d’être lui du moment qu’il demeure. Ce qui ne dure pas un moment et n’a pas de centre fixe peut-il s’appeler présent, lorsqu’on ne peut pas même dire qu’il existe ? De plus, le passé s’adaptant au présent et le présent au futur, ils deviennent un. Il y a entre eux identité, unité, continuité. Ainsi le temps est continu et distingué, tout en étant un et identique.

(Stobée, Ecl. phys., ix, 41.)

VI
DES DÉCANS ET DES ASTRES[5]

TAT.

Dans tes précédents discours généraux, tu m’as promis de m’instruire sur les trente-six Décans ; expose-moi donc maintenant quelle est la nature de leur action.

HERMÈS.

Je ne m’y refuse pas, ô Tat, et ce discours sera le plus important et le plus élevé de tous ; comprends-le donc bien. Je t’ai parlé du cercle zodiaque, c’est-à-dire qui porte les animaux, des planètes, du soleil, de la lune et de chacun de leurs cercles.

TAT.

Tu m’en as parlé, ô Trismégiste.

HERMÈS.

Rappelle-toi ce que je l’en ai dit, tu comprendras de même ce que j’ai à te dire des trente-six Décans, et mes paroles te sembleront plus claires.

TAT.

Je me le rappelle, mon père.

HERMÈS.

Nous avons dit, mon fils, qu’il existait un corps enveloppant tout ; il faut te le figurer sous forme sphérique, car telle est la forme de l’univers.

TAT.

Je me représente cette forme, mon père.

HERMÈS.

Sous le cercle de ce corps sont placés les trente-six Décans, entre le cercle de l’univers et le zodiaque, à la limite de l’un et de l’autre. Ils soutiennent, pour ainsi dire, le zodiaque, ils lui servent de bornes et sont emportés avec les planètes. Leur force, égale au mouvement de l’univers et en sens inverse de celui des sept, retient le corps enveloppant. Ils poussent les sept autres cercles, plus lents dans leur mouvement que le cercle de l’univers. Ces deux mouvements sont en quelque sorte nécessaires. Figurons-nous donc les Décans comme les gardiens des sept cercles et du cercle universel, ou plutôt de tout ce qui compose le monde ; ils maintiennent tout et gardent l’ordre général de l’ensemble.

TAT.

Je me représente bien ce que tu dis, mon père.

HERMÈS.

Sache encore, Tat, qu’ils ne subissent pas les mêmes vicissitudes que les autres astres : ils ne sont pas retenus dans leur course ni obligés de s’arrêter et de revenir en arrière ; ils ne sont pas, comme les autres astres, enveloppés par la lumière du soleil ; libres au sommet du monde, ils l’embrassent jour et nuit comme des gardiens et des surveillants attentifs.

TAT.

Ont-ils aussi une action sur nous, mon père ?

HERMÈS.

Très-grande, mon fils. S’ils agissent sur les choses célestes, comment n’agiraient-ils pas sur nous ? C’est une action particulière et générale. Ainsi, parmi les événements généraux qui dépendent de leur influence, je citerai les révolutions des royaumes, les soulèvements des villes, les famines, les pestes, le flux et le reflux de la mer, les tremblements de terre ; rien de tout cela, mon fils, n’est en dehors de leur action. Fais encore attention à ceci : puisque nous sommes au-dessous des sept sphères dont ils ont la direction, ne comprends-tu pas que leur énergie s’étend jusqu’à nous, leurs fils, qui existons par eux ?

TAT.

Et quelle est leur forme, mon père ?

HERMÈS.

On les appelle généralement les Démons ; mais les Démons ne sont pas une classe particulière, ils n’ont pas des corps différents formés d’une matière spéciale et mus par une âme comme nous ; ce sont les énergies de ces trente-six Dieux. Sache encore, ô Tat, au sujet de leur influence, qu’ils sèment sur la terre ce qu’on nomme les Tanes, les unes salutaires, les autres funestes. De plus, les astres du ciel engendrent des ministres, ils ont des serviteurs et des soldats, qui se répandent dans l’éther et en remplissent l’étendue, de sorte qu’il n’y ait pas dans les hauteurs un espace sans étoile. Ceux-ci veillent à l’ordonnance de l’univers, ils ont leur énergie propre subordonnée à celle des trente-six ; ils l’exercent par la destruction des autres êtres vivants et la production des animaux qui gâtent les fruits. Ils président à la constellation de l’Ourse, composée de sept étoiles au milieu du zodiaque, et qui en a une autre correspondante au-dessus de sa tête. Son énergie est celle d’un axe, elle ne se couche ni ne se lève, elle demeure et tourne dans le même espace, et produit la révolution du zodiaque, et les alternatives du jour et de la nuit dans l’univers. Elle est suivie d’un autre chœur d’étoiles auxquelles nous n’avons pas donné de noms ; mais ceux qui nous imiteront dans l’avenir leur en donneront. Au-dessous de la lune sont des astres mortels, clairs, durant peu de temps, produits dans l’air supérieur par les exhalaisons de la terre. Nous les voyons se dissoudre, pareils à ces animaux inutiles qui ne naissent que pour mourir, les mouches, les puces, les vers et autres semblables. Ces superfétations de la nature, nées sans but, ne servent ni à nous ni au monde ; elles sont plutôt nuisibles. Il en est de même de ces astres exhalés de la terre, et qui ne peuvent atteindre les hauteurs parce qu’ils sont partis des basses régions. Comme ils ont beaucoup de pesanteur, ils sont entraînés par leur propre matière, et en se dissolvant retombent sur la terre, sans avoir rien fait que troubler l’air supérieur.

Il y a encore, ô Tat, une autre espèce d’astres qu’on nomme les comètes ; elles apparaissent à leur heure et disparaissent au bout de peu de temps. Elles n’ont ni lever ni coucher, et sont les précurseurs et les messagers des grands événements qui doivent s’accomplir. Leur place est au-dessous du cercle du soleil. Lorsqu’il doit arriver quelque chose dans le monde, elles apparaissent, et, au bout de quelques jours, elles retournent dans le cercle du soleil et demeurent invisibles, après s’être montrées soit à l’occident, soit au nord, soit à l’orient, soit au sud ; nous les appelons des prophètes. Telle est la nature des astres ; ils diffèrent des étoiles ; les astres sont suspendus dans le ciel, les étoiles sont fixées dans le corps du ciel et emportées avec lui. Parmi elles, nous avons nommé les douze signes du zodiaque. Celui qui connaît ces choses peut avoir une notion exacte de Dieu, et pour ainsi dire le contempler, et obtenir la béatitude.

TAT.

Bienheureux en effet celui qui le voit, ô mon père !

HERMÈS.

Ce bonheur-là n’est pas possible tant qu’on est dans le corps ; il faut exercer l’âme ici-bas, afin qu’elle ne se trompe pas de route quand elle arrivera au lieu où cette contemplation lui sera permise. Les hommes attachés au corps seront privés à jamais de la vue du beau et du bien. Car c’est, ô mon fils, une beauté qui n’a ni forme, ni couleur, ni corps.

TAT.

Y a-t-il donc, ô mon père, une beauté en dehors de ces choses ?

HERMÈS.

Dieu seul, mon fils, ou plutôt, quelque chose de plus grand, le nom de Dieu.

(Stobée, Ecl. phys., xxii, 9.)

VII


TAT.

Tu m’as bien instruit sur toutes choses, mon père ; mais explique-moi encore ce qui dépend de la nécessité, et ce qui dépend de la providence ou de la destinée.

HERMÈS.

J’ai dit, ô Tat, qu’il y avait en nous trois espèces d’incorporels. L’un est intelligible, sans couleur, sans forme, sans corps, et dérive de l’essence première et intelligible. Il y a en nous des formes qui y répondent et qu’il reçoit. Ce qui est mis en mouvement par l’essence intelligible et reçu par elle se change en une autre forme de mouvement, qui est l’image de la pensée du créateur. La troisième espèce d’incorporels accompagne les corps : tels sont le lieu, le temps, le mouvement, la figure, l’éclat, la grandeur, la forme.

Il faut distinguer les qualités proprement dites de celles qui appartiennent aux corps. Les premières sont la figure, la couleur, la forme, le lieu, le temps, le mouvement. Les autres sont la figure figurée, la couleur colorée, la forme formée, la manifestation et la grandeur. Ces choses ne participent point à [cela ?][6]. L’essence intelligible qui est en Dieu est maîtresse d’elle-même et, en se conservant elle-même, peut conserver autre chose, puisque l’essence n’est pas soumise à la nécessité. Mais abandonnée par Dieu, elle prend une nature corporelle, et ce choix se fait selon la providence [et cela dépend du monde ?]. Tout irrationnel est mu pour une certaine raison ; la raison est réglée selon la providence, l’irrationnel selon la nécessité, les accidents du corps selon la destinée. Telle est l’explication du rôle de la providence, de la nécessité et de la destinée.

(Stobée, Ecl. phys., v, 8.)

VIII


Ô mon fils, la matière est née et elle était[7], car la matière est le vase de la naissance (du devenir). Le devenir est le mode d’activité du Dieu incréé et prévoyant. Ayant reçu le germe de la naissance, elle est née, elle a reçu des formes, car la force créatrice la modèle selon des formes idéales. La matière non encore engendrée n’avait pas de forme, elJe naît quand elle est mise en œuvre.

(Stobée, Ecl. phys., xii, 9.)

IX


Parler de la vérité avec assurance, ô Tatios, c’est chose impossible à l’homme, animal imparfait, composé de membres imparfaits et formé d’un assemblage de corps étrangers ; mais je dis, autant qu’il m’est possible et permis, que la vérité est seulement dans les êtres éternels, dont les corps mêmes sont vrais. Le feu n’est que du feu, et rien de plus ; la terre n’est rien de plus que de la terre ; l’air est de l’air. Mais nos corps sont composés de tout cela ; il y a en eux du feu, de la terre, de l’eau, de l’air, et ils ne sont ni feu, ni terre, ni eau, ni air, ni rien de vrai. Si dès l’origine la vérité est étrangère à notre constitution, comment pourrions-nous voir la vérité, en parler ou seulement la comprendre, à moins que Dieu ne l’ait voulu. Toutes les choses terrestres, ô Tatios, ne sont donc pas la vérité, mais des simulacres de vérité, et pas même toutes, seulement un petit nombre ; les autres sont mensonge et erreur, ô Tatios, des apparences fantastiques et comme des images. Lorsqu’une de ces apparences reçoit l’effluve d’en haut, elle devient une imitation de la vérité ; sans cette influence supérieure, elle reste mensonge. De même un portrait est l’image peinte du corps, mais n’est pas le corps qu’il représente. Il paraît avoir des yeux, mais il ne voit rien ; des oreilles, et il n’entend rien ; et ainsi du reste. C’est une peinture qui trompe les yeux ; on croit voir une vérité, il n’y a qu’un mensonge. Ceux qui ne voient pas le faux voient le vrai ; si on comprend, si on voit chaque chose telle qu’elle est, on comprend, on voit la vérité ; mais si on voit ce qui n’est pas, on ne peut comprendre et on ne saura rien de vrai.

— Il y a donc, mon père, une vérité, même sur la terre ?

— Ton erreur n’est pas inconsidérée, mon fils. La vérité n’est pas sur la terre, ô Tatios, et elle n’y peut pas être, mais elle peut être comprise par quelques hommes auxquels Dieu donne une vision divine. Rien n’est vrai sur la terre, il n’y a qu’apparences et opinions ; tout est vrai pour l’intelligence et la raison ; ainsi, penser et dire le vrai, voilà ce qu’il faut appeler la vérité.

— Quoi donc ? il faut penser et dire ce qui est, et rien n’est vrai sur la terre ?

— Il y a cela de vrai qu’on ne sait rien de vrai. Comment en pourrait-il être autrement, mon fils ? La vérité est la vertu parfaite, le souverain bien qui n’est ni troublé par la matière, ni circonscrit par le corps, le bien nu, évident, inaltérable, auguste, immuable : Or, les choses d’ici-bas, tu le vois, mon fils, sont incompatibles avec le bien ; elles sont périssables, changeantes, altérables, passant d’une forme à une autre. Ce qui n’est pas même soi peut-il être vrai ? Tout ce qui se transforme est mensonge, non-seulement en soi, mais par les apparences qu’il nous présente l’une après l’autre.

— L’homme même n’est-il pas vrai, mon père ?

— Il n’est pas vrai en tant qu’homme, mon fils. Le vrai ne consiste qu’en soi-même et demeure ce qu’il est. L’homme est composé d’éléments multiples et ne reste pas identique à lui-même. Tant qu’il habite le corps, il passe d’un âge à un autre, d’une forme à une autre. Souvent, après un court intervalle de temps, les parents ne reconnaissent plus leurs enfants, ni les enfants leurs parents. Ce qui change au point d’être méconnaissable est-il quelque chose de vrai, ô Tatios ? n’est-ce pas plutôt un mensonge que cette succession d’apparences diverses ? Ne regarde comme vrai que l’éternel et le juste. L’homme n’est pas toujours, donc il n’est pas vrai ; l’homme n’est qu’apparence, et l’apparence est le suprême mensonge.

— Mais les corps éternels eux-mêmes ne sont donc pas vrais, mon père, puisqu’ils changent ?

— Ce qui est engendré et sujet au changement n’est pas vrai, mais les produits du grand ancêtre peuvent recevoir de lui une matière vraie. Il y a cependant du faux en eux par le fait du changement, car il n’y a de vrai que ce qui est identique à soi-même.

— Que peut-on donc appeler vrai, mon père ?

— Le soleil, le seul de tous les êtres qui ne change pas et qui reste identique à lui-même. C’est pourquoi à lui seul est confiée l’ordonnance du monde ; il est le chef et le créateur de toutes choses, je l’adore et je me prosterne devant sa vérité, et, après l’unité première, je le reconnais comme créateur.

— Quelle est donc la vérité première, ô mon père ?

— Celui qui est un et seul, ô Tatios ; celui qui n’est pas formé de matière, qui n’est pas dans un corps, qui n’a ni couleur ni figure, qui ne change ni ne se transforme, celui qui est toujours.

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Ce qui est mensonge se corrompt, ô mon fils. La providence du vrai a enveloppé et enveloppera de corruptions toutes les choses terrestres, car la corruption est la condition de toute naissance ; tout ce qui est né se corrompt pour renaître encore. Il est nécessaire que de la corruption sorte la vie et que la vie se corrompe à son tour, pour que la génération des êtres ne s’arrête jamais. Reconnais donc d’abord le créateur dans cette naissance des êtres. Les êtres nés de la corruption ne sont que mensonge, ils deviennent tantôt ceci, tantôt cela ; car ils ne peuvent devenir les mêmes, et comment ce qui n’est pas identique pourrait-il être vrai ? Il faut donc les appeler des apparences, ô mon fils, et voir dans l’homme une apparence de l’humanité ; à proprement parler l’enfant, est une apparence d’enfant, le jeune homme une apparence de jeune homme, l’adulte une apparence d’adulte, le vieillard une apparence de vieillard ; car on ne peut dire que l’homme soit un homme, l’enfant un enfant, le jeune homme un jeune homme, l’homme fait un homme fait, le vieillard un vieillard ; en se transformant ils nous trompent et sur ce qu’ils étaient et sur ce qu’ils sont. Ne vois donc dans tout cela, mon fils, que des manifestations menteuses d’une vérité supérieure ; et puisqu’il en est ainsi, j’appelle le mensonge une expression de la vérité.
(Stobée, Florilegium, xi.)

X

Comprendre Dieu est difficile, en parler impossible ; car le corps ne peut exprimer l’incorporel, l’imparfait ne peut embrasser le parfait. Comment associer l’éternel à ce qui dure peu de temps ? L’un demeure toujours, l’autre passe ; l’un est la vérité, l’autre est une ombre imaginaire. Autant la faiblesse diffère de la force, la petitesse de la grandeur, autant le mortel diffère du divin. La distance qui les sépare obscurcit la vision du beau. Les corps sont visibles aux yeux, et ce que l’œil voit la langue peut l’exprimer ; mais ce qui n’a ni corps, ni apparence, ni forme, ni matière ne peut être saisi par nos sens. Je comprends, ô Tat, je comprends ce qui ne peut s’exprimer, voilà Dieu.

(Stobée, Florilegium, Lxxviii.)
  1. Il oppose, d’après Platon, l’intelligence, la partie une de l’âme, à ses deux autres parties, la fougue et le désir.
  2. Je lis ἔρυμα (eruma) au lieu de ἔρημα (erêma), qui me paraît inintelligible.
  3. Il y a ici une altération du texte qui rend la pensée inintelligible.
  4. J’ajoute entre crochets une négation qui n’est pas dans le texte, mais qui est conforme au sens.
  5. La première partie de ce fragment manque dans Patrizzi ainsi que dans les anciennes éditions de Stobée.
  6. Le texte paraît offrir des lacunes et des incorrections ; j’ai mis entre crochets quelques passages qui me semblent inintelligibles.
  7. Il semble qu’il y ait ici une contradiction, mais elle n’est qu’apparente. L’auteur distingue la vie changeante de l’existence immobile. Avant sa mise en œuvre, la matière était, maintenant elle devient. En grec, le même mot signifie naître et devenir ; en effets tout changement est une naissance.