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XI

Enfin la fortune arrive à lui sourire, mais encore faut-il l’acheter, ce sourire, et notre Agrippa l’achète par une comédie peu délicate. La femme de Pierre Sala, le lieutenant royal, se trouvant un jour chez les Bullioud, dont elle était cousine, le trésorier lui montra quelques lettres concernant l’affaire d’Agrippa, qui lui était fort sympathique : elle s’en empara et les porta à son protégé. Dans ces papiers se trouvait une lettre de gratifications faites à certains courtisans, au nombre desquels Robert de Caulx et Louis Faron. Au comble de la colère, Thomas Bullioud va menacer Agrippa, s’il ne lui rend les documents détournés, de l’empêcher de toucher une obole de ce qui lui revient. Agrippa tient bon, et prétend que si on n’exécute pas les instructions renfermées dans ces lettres en ce qui le concerne, il les fera parvenir à la reine qui saura alors à quels honnêtes trésoriers elle a confié ces hautes fonctions. Après avoir réfléchi quatre jours, Bullioud se décide enfin, mais il prépare une sorte de quittance qu’il veut faire signer au docteur devant deux notaires ; de là, grosse discussion entre le trésorier et le pensionnaire pour aboutir au versement final. Chacun regagne fort tard son domicile, Bullioud, avec ses bulles et ses ampoules, Agrippa avec ses écus qu’il appelle facétieusement posthumes.

Tout va donc au gré du philosophe et, Chapelain lui ayant annoncé le retour de la cour à Lyon, il sent redoubler ses espérances d’avenir. François Ier devait venir accomplir un vœu fait pendant sa captivité de baiser, dans un pèlerinage solennel, le St-Suaire de Chambéry. Malheureusement, l’argent qu’Agrippa venait de recevoir ne dura que fort peu : il dut payer des dettes et faire de coûteuses acquisitions de ménage ; les temps de pénurie reviennent. À ce moment de nouvelle gêne, lui arrive encore une proposition de Bourbon qui lui offre un commandement dans ses troupes. Agrippa refuse, disant « qu’il veut maintenant vivre en paix au milieu de ses livres et de sa famille ». Le Connétable insiste ; le docteur réitère son refus, mais il est de cœur avec le prince auquel il prédit ses triomphes. On sait quels ils furent sous les murs de Rome le 6 mai 1527.

Agrippa prie alors Chapelain de voir la reine afin de se faire délier de son serment de fidélité : c’est la seule chose qui le retienne à Lyon[1]. En outre il lui fallait un sauf-conduit. C’est à Paris qu’il ira le chercher et déjà il se prépare à partir. Il écrit à un bénédictin de ses amis que, sous peu de jours, il se mettra en route, avec sa famille et ses bagages pour se rendre à Paris et de là à Anvers, où l’appellent des amitiés fidèles. Il a reçu d’aimables lettres d’Aurélien d’Aquapendente et d’Augustino Fornari ; des notabilités Anversoises lui promettent une large hospitalité et un poste bien rétribué. Grâce probablement à l’appui de grands personnages qui ne connaissaient point sa duplicité, il quitte Lyon après 3 ans de séjour, le 6 décembre 1527, et descend la Loire jusqu’à Briare où il fixe un rendez-vous à son ami, le bénédictin. Toutes ses précautions sont prises. Il écrit encore, en style biblique, une autre lettre à Aurélien d’Aquapendente, puis à Augustino Fornari, ses protecteurs. Douze jours après, il est à Gien où, de l’auberge des Trois-Rois, il envoie à son moine de Saint-Benoit, qu’il n’a pas rencontré à Briare, un second rendez-vous au bourg de Saint-Martin, près de Montargis, dans une hôtellerie à l’enseigne du Pressoir d’Or, où il restera deux ou trois jours pour se reposer. Le 20 décembre suivant, après avoir préalablement expédié sa bibliothèque par la Lorraine à Augustino, il arrive à Paris, où il correspond avec Chapelain en janvier, mai et juin 1528, mais en retenant sa plume vipérine. Ayant également écrit à Louise de Savoie, il n’en obtient aucune réponse : Chapelain avait prétendu que rien n’était encore perdu pour Agrippa et que, si le docteur voulait employer auprès d’elle l’évêque de Bourges et le Sénéchal, il pourrait rentrer dans les bonnes grâces de la reine-mère[2]. Le Chancelier de France est favorablement disposé envers lui, et le fait même pressentir pour de nouvelles fonctions, il lui payera, au besoin, ses appointements sur sa propre cassette, mais Agrippa a l’expérience des finesses gauloises et ne s’y laisse plus prendre. Il ne réclame qu’une chose, un sauf-conduit[3] ; il prétend que la reine-mère ne serait pas étrangère à ces manœuvres de la dernière heure, qu’elle est, au fond, vexée de son départ, et ses atermoiements, son retard à signer le sauf-conduit n’ont d’autre but que de le déterminer à changer de résolution[4]. Elle a fait mieux : un magicien célèbre qu’elle a mandé est venu d’Allemagne ; c’est une ruse de guerre pour éveiller les susceptibilités et la jalousie bien connue d’Agrippa en lui opposant un confrère. La reine-mère est à Saint-Germain, Agrippa est à Paris : les jours s’écoulent et les dépenses se succèdent sans interruption. Quand sortira-t-il de là ? Il n’en sait rien. Sans doute il exerce la médecine pour vivre et il y gagne quelque argent, mais, comme il le dit lui-même, « à peine de quoi subvenir aux besoins journaliers ». Ses regards sont constamment tournés du côté d’Anvers. C’est là qu’est la paix, là le bonheur, là peut-être la fortune.

  1. Lettre du 17 juillet 1527. Epist., V, 9. Conf., id., V, 10, 13 et 22.
  2. Epist., V, 22. Comp. document traduit, p. 78.
  3. Lettre datée de Paris du 1er janvier 1528 (Epist., V, 23). Depuis le 20 décembre 1527, Agrippa était à Paris (Epist., V, 20 et 24).
  4. Epist., V, 23, 24, 25, 27 et 28.