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Pendant qu’il était à Lyon, on le voit s’occuper soit de Pyromachie, soit d’importantes découvertes de machines de guerre telles qu’on n’en a encore jamais vues, soit de constructions architecturales. Il est évident que la lettre à Chapelain du 5 février n’a pas été écrite en vue de celui-ci seulement, mais en espérant pour elle le sort qu’ont partagé deux ou trois de ses précédentes missives, c’est-à-dire qu’elle tombe entre les mains royales.

Il ne discontinue pas ses visites au trésorier Bullioud pour cela, mais il en rapporte toujours les mêmes déceptions. Son jeu de mots familier qu’on peut traduire ainsi : Bullioud me paie en bulles, revient comme un refrain demi-désespéré dans chacune de ses lettres. Chapelain a fini par voir la Reine, mais il est désolé de n’avoir que de mauvaises nouvelles à annoncer à son ami. Louise de Savoie est d’ailleurs malade d’un rhumatisme qui l’empêche de dormir, elle passe des nuits à crier ; bref, elle a ses nerfs et le moment est des plus mal choisis pour lui rappeler le souvenir de quelqu’un qu’elle ne peut couvrir. Non seulement il ne s’agit plus maintenant de lui payer sa pension arriérée, mais le moment n’est pas éloigné où elle lui sera retirée officiellement. Quant à pénétrer les causes de cette antipathie, Chapelain s’en déclare incompétent. Alors Agrippa entre dans une violente colère et écrit de nouveau. Il veut être jugé ; qu’on le condamne s’il est coupable, mais qu’on l’absolve s’il n’a pas fait de mal ; cette incertitude lui est trop cruelle pour qu’il puisse la supporter davantage. Il n’est pas sans savoir qu’il s’est fait des ennemis parmi les courtisans, mais il est plus fier de l’hostilité de pareilles gens que de leur amitié qu’il n’a jamais recherchée. « Moi, dit-il fièrement, je ne sais pas flatter. » La réponse à cette lettre ne se fait pas attendre.

Au cours du mois suivant, en octobre, Agrippa était à l’Église de Saint-Jean, lorsqu’un homme, paraissant animé de bonnes intentions, vint lui dire mystérieusement qu’il avait vu son nom rayé, sur les registres de la Chancellerie, de la liste des pensionnaires royaux. « Je reconnais bien là, écrit douloureusement notre philosophe, les procédés habituels aux Rois et aux Reines de ce monde ! » Puis il s’étend avec une âpre complaisance sur ses qualités méconnues, sur la servilité et la duplicité des courtisans. Enfin, prenant son parti en brave : « Eh bien ! soit, je ferai comme le voyageur qui a été dépouillé par les voleurs, je chanterai, et à présent que j’ai tout perdu, je serai libre au moins te parler et d’écrire à mon gré. » Ce qui ne l’empêche pas, sur les conseils de l’évêque de Bazas, de tenter un dernier effort auprès de la reine-mère ; mais il ne croit plus au succès, car il dit avec résignation à ses amis : « Puisque vous le désirez, je le veux bien ; mais, si cette pétition réussit, j’en serai le premier étonné. » La pétition resta longtemps sans effet ; puis tout à coup Chapelain reçoit ce triomphant billet : « Salut, mon bien cher ami, trois et quatre fois salut. Nous voilà enfin débarrassés des princes, des rois, des Ninus, des Sémiramis, de toute cette méchante engeance. Dieu soit loué ! Nous voici donc riches, pourvu toutefois que ce ne soit pas une fable. » Il s’agit d’une parcelle d’or que lui a apportée un païen de ses amis. C’est de l’or femelle qu’ils ont placé dans une cornue à long col, qu’ils font chauffer avec sollicitude. Les résultats de cette expérience doivent produire des monceaux d’or qui les rendront plus riches que Midas lui-même et il va sans dire que Chapelain aura sa part[1]. Mais ce ne fut là qu’une fausse alerte. Agrippa n’en retomba que plus meurtri dans l’humble réalité.

Faut-il diagnostiquer en lui une faiblesse d’esprit, ou plutôt cette croyance qui remonte aux sources égyptiennes, babyloniennes et gnostiques, reproduite dans les alchimistes œcuméniques[2], passée dans les écrits et les expériences du moyen âge[3], et qui admettait avec obstination la possibilité de la transformation des métaux ? Cet espoir décevant de la transmutation était entretenu par le vague des anciennes connaissances et reposait sur l’apparence incontestable d’un cycle indéfini de transformations, se reproduisant sans commencement ni terme dans les opérations chimiques. Le rêve des alchimistes a presque duré jusqu’à la fin du xviiie siècle il ne faudrait donc pas s’étonner de la tendance d’Agrippa, imbu des doctrines médiévales, sur la puissance de la chimie.

Dans une autre hypothèse, faut-il admettre, ce qui s’accorderait bien avec d’antécédentes constatations de son génie imaginatif, qu’une nouvelle à sensation lancée adroitement par lui aurait le pouvoir, dans sa pensée intime, de secouer l’apathie du roi, d’exciter les convoitises de sa mère ? En somme, son fol espoir de fortune basé sur la pierre philosophale (ou poudre de projection) fut complètement déçu : le récipient surchauffé garda son impénétrable mystère et il dut revenir encore aux frères Bullioud, qui ne lui gardaient pas rancune de ses aigreurs à leur égard.

Thomas lui-même, qui avait joué un vilain tour à Agrippa, n’en voulait pas personnellement au malheureux philosophe, puisqu’il le recommande chaleureusement à Véran Chalendat, qui exerçait alors à Lyon les fonctions de receveur des deniers municipaux. En attendant les effets de cette recommandation, Agrippa se croit obligé d’envoyer à son ami Chapelain sa justification. Ce long factum n’apprend rien de nouveau : il prétend n’avoir point servi le Connétable[4], il rappelle avec emphase les anciens services rendus soit par lui-même, soit par ses parents, les d’Yllens, dont l’un fut tué et l’autre grièvement blessé à la bataille de Pavie. Quant à la reine-mère, elle lui suggère les souvenirs impies de Jézabel, d’Athalie et de Sémiramis. Que serait-il advenu si cette lettre était tombée aux mains de Louise de Savoie ?

  1. Epist., IV, 56 : « Midam ipsum vel auro superabimus vel saltem auriculis... Ex Lugduno, abs tuo auratissimo vel auriculatissimo futuro Agrippa. »
  2. Le manuscrit 2327 de la Bibl. Nat. de Paris renferme une curieuse collection de traités de 27 maîtres œcuméniques de l’œuvre alchimique, qui se partagent en 3 groupes : mythiques, apocryphes, historiques. Du second, Ostanès le Mage a émis des axiomes comme ceux-ci : « La nature se plaît dans la nature, — La nature domine la nature, — La nature triomphe de la nature. »
  3. Basile Valentin au xve siècle.
  4. Epist., IV, 62. Voir ce long document, pp. 89 et suiv. de ce volume.