Henri Cornélis Agrippa/Lettre XLII

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XLII
Agrippa à son ami Jean Chapelain.

Lyon, 3 novembre 1526.

Je suis très perplexe ces jours-ci, ô Chapelain, mon cher ami, au sujet de la lettre que j’ai écrite au Sénéchal. Je sais que cette lettre a tellement offensé votre Reine[1], dont le caractère est d’ailleurs doux et traitable, que, saisie d’une indignation subite, en proie à une sorte de terreur, elle n’a pas pris le temps de réfléchir. Elle m’a rayé du nombre des gens qu’elle pensionne, moi qui ai été fidèle à sa fortune jusqu’au péril de la mienne. Elle me repousse au moment même où j’attendais la récompense de mes services. Ce n’est pas tout : sa colère est si opiniâtre qu’elle ferme l’oreille aux bonnes paroles de mes amis, à celles de toutes les personnes qui veulent intercéder en ma faveur. Par contre, elle l’ouvre toute grande aux insinuations perfides des envieux qui ont déjà perverti sa bonne nature au point qu’elle obéit plus volontiers à des suggestions étrangères qu’à sa bonté naturelle, depuis longtemps éprouvée, et qu’elle refuse de croire à mon innocence. Ai-je donc commis un si grand crime en lui persuadant qu’il fallait mettre de côté toutes ces dangereuses croyances en l’astrologie, toutes ces puérilités, pour se confier à la Providence divine ? Pourquoi s’irriter contre moi si je n’ai pas voulu que mon âme et mon jugement, imbus de tous les sains principes de la saine philosophie, se laissassent corrompre au point d’afficher un pouvoir charlatanesque ? Et, lorsque je pouvais lui être utile, grâce à des études et à des connaissances plus sérieuses, si elle l’eût voulu, pourquoi a-t-elle préféré faire l’épreuve de l’art de l’astrologie, si toutefois c’est un art, et non pas une vaine puérilité ? Eh bien, soit, je l’admets : J’ai attribué à un avis honnête plus de puissance qu’il ne devait en avoir mais je dirai, comme excuse, que j’ai parlé avec une franchise louable ; que, si j’ai été trop hardi dans les conseils que je donnais, elle n’aurait pu ni dû m’accuser que d’un excès de zèle. En conséquence, elle n’aurait pu ni dû conserver contre moi une colère aussi persistante, colère indignée qui, se changeant en rage, lui a inspiré le désir de se venger. Quel est donc maintenant celui qui osera donner un conseil à un prince quelconque ? Quel est même celui qui, ayant été consulté, voudra faire avec un prince une simple conversation, si le simple fait de conseiller expose à tant de périls, si on doit regarder comme crime le fait d’avoir fait adopter ce conseil ? Et si, par hasard, ce conseil est stupide, inutile, inefficace, il faudra donc s’attendre aux châtiments, aux supplices pour expier sa faute ! Ce serait là vraiment une forme nouvelle et inconnue de tyrannie.

J’ai donc réfléchi. Il faut qu’il y ait autre chose, quelque autre motif qui enflamme son courroux. Vainement j’essayais d’approfondir tout cela, je ne trouvais rien. Fatigué de ces réflexions, et dans le but de me délasser un moment, j’ai pris la Sainte Bible, comme c’est mon habitude en pareille circonstance. En l’ouvrant, je tombe aussitôt sur l’histoire de Jézabel, et justement sur le mot que le Prophète Michée attribue à Achab : « Je le hais parce qu’il ne me prophétise rien de bon. » Émerveillé du hasard d’une prophétie si inattendue, je me rappelle que j’ai écrit au Sénéchal : « J’ai trouvé, en compulsant les Prédictions relatives à la naissance de Bourbon, que cette année même vos armées seraient déçues dans leurs espérances et que Bourbon serait vainqueur. » Je n’ai pu m’empêcher de rire, mais d’un rire sardonique, et je me suis dit à moi-même : Ô malheureux Prophète, que vas-tu prophétiser ? Tu as souillé tout le crédit dont tu pouvais jouir auprès de la Reine : voilà l’ulcère, voilà l’anthrax, le charbon, le chancre appelé vulgairement : « N’y touchez pas ! » Et toi, imprudent, tu as voulu le cautériser ! C’est pour cela, et après cela, que la fenêtre, le portique, le vestibule, la porte des appartements réservés, celle de la Chambre royale elle-même, ont été ouvertes, et encore à deux battants, aux flatteurs, aux consolateurs, aux détracteurs. La colère s’est emparée du cœur de la Princesse ; ses oreilles deviennent sourdes à tout avis ; les paroles que l’on prononce pour te défendre deviennent un véritable scandale, grâce à sa colère. C’est alors que j’ai commencé à changer de caractère, à devenir un vrai courtisan. Désormais mes conjectures ne prédiront que toute prospérité, que succès. Insensé et malheureux que j’étais ! Jusqu’ici je n’avais eu cure que de la vérité toute nue, je n’avais pas appris à flatter les oreilles : c’est pour cela que j’ai passé tant de temps inutilement au milieu des intrigues de la Cour. J’ai négligé précisément les choses qu’il aurait fallu apprendre de préférence. Je savais que Bourbon était un ennemi, un ennemi de guerre, mais je ne savais pas que ce fût un homme si exécré, plus que ne le furent autrefois les Telchines, les Illyriens, les Thessaliens, tous peuples nuisibles. Je ne savais pas qu’il fût plus dangereux que les maudites Amazones ; je ne savais pas que son nom seul apportait avec lui son venin. Je ne savais pas non plus que j’étais un astronome salarié, mercenaire, que je n’avais pas le droit d’avertissement, d’énoncer ce que cet art me dicte et m’inspire, droit qu’il comporte évidemment. Alors se présente à mon esprit l’exempte d’Orinthius, astrologue et mathématicien, illustre Pharisien. Il avait fait de son mieux pour annoncer des choses vraies : il en fut cependant puni par une longue captivité. Que serait-il donc arrivé, me disais-je, si j’avais vidé le fond de mon sac prophétique ? Sans aucun doute tu te serais précipité dans la flamme pour éviter la fumée. Ce que tu as dit de Bourbon sans le savoir, les événements ne l’ont que trop justifié, hélas ! Que serait-ce si tu avais prédit les autres malheurs, ô bonne foi des Dieux et des hommes ! Ne pouvais-tu pas laisser là cet exemple funeste du prophète Michée ? Dis, ne pouvais-tu pas prédire au Roi toute sorte de prospérités ? Non comme Balaam, je n’ai pas su prédire quelque catastrophe devant arriver à Bourbon. Aussi suis-je l’accusé, le coupable. Je ne nie point que l’Astrologie ne puisse inspirer des prédictions mensongères à ceux qui prophétisent en son nom ; mais qui pourrait maudire Balaam, quand Dieu le protège qui pourrait maudire celui que le Seigneur ne maudit point ? Est-ce que la victoire des Princes n’est pas dans la main de Dieu ? Ce Dieu ne dévoile-t-il pas tout à coup sa puissance contre ceux qui le négligeaient : ne convainc-t-il pas de mensonge ceux qui l’avaient offensé outrageusement ? Et que suis-je en comparaison de la Divinité ! M’est-il possible d’altérer la vérité ? Voilà ce dont on m’accuse, voilà mon crime, mon attentat ; voilà le venin, l’aiguillon, le trait qui a blessé votre Souveraine, qui a ulcéré son âme, gangréné la plaie. Oui, je suis le coupable ; je suis, — tout le fait voir, — un partisan de Bourbon ; je suis l’ennemi de l’État ! Si je suis Bourbonniste, la plupart des généraux de ce grand Duc pourront l’attester. Ils vous diront, ces grands personnages, que, lorsque j’ai quitté Fribourg en Suisse, ils se sont efforcés de me gagner à sa cause, et qu’ils ont employé dans ce but les prières les plus instantes, les plus séduisantes promesses. Ce que je leur ai répondu, ce que j’ai fait, pourront le certifier et quelques capitaines de ce même Duc, et ces nobles commandants d’Illens ; mes compatriotes. Ils voulaient prendre le parti de Bourbon, je les lui ai soutirés avec quatre mille fantassins bien équipés : je les ai poussés du côté du Roi. En cela j’ai exposé toute ma fortune et j’ai contracté des dettes onéreuses. Maintenant, pour salaire de tous ces services, après que les nôtres ont été taillés en pièces, un de mes compatriotes ayant disparu, l’autre ayant été grièvement blessé, on ne se souvient plus des traités, des promesses, bien que la loi militaire et des clauses rendues publiques eussent dû sauvegarder nos droits.

Si nous avions suivi le parti de Bourbon, nous serions riches de vos dépouilles et, de plus, enchantés de la victoire. Je n’aurais pas été obligé de devenir de soldat fortuné que j’eusse été, le médecin besoigneux de votre Souveraine. Si j’ai agi avec une telle imprudence, c’est que j’espérais que, grâce à la bienveillance qu’elle m’avait promise, je pourrais me faire une place dans la faveur du Roi. Mais le Roi, jusqu’ici, a oublié un absent. Votre Souveraine, pour le parti de laquelle j’ai tout abandonné, parce que je l’ai avertie avec un peu trop de franchise des malheurs qui menaçaient, n’a pu supporter qu’on lui dise la vérité, maîtriser sa colère. Elle me méprise d’ores et déjà, me renie, me repousse, me chasse. L’infernale méchanceté des détracteurs triomphe des services rendus et moi qui, abandonnant Bourbon, me suis moi-même démuni de tous mes biens pour venir en aide au Roi, lui être utile de toutes mes forces, je suis un Bourbonniste ! Mais ne sont-ils pas des Bourbonnistes renforcés, ces lièvres timides, ces fugitifs, ces déserteurs, qui ont laissé Bourbon faire leur Roi prisonnier qui, à la seule vue de l’ennemi, alors qu’ils étaient sans blessure, avaient encore leurs armes, tout ce qui leur était nécessaire, se sont sauvés dans leur patrie ? Et c’en était fait du royaume de France si Dieu n’eût eu pitié de vous. Eh bien, allez maintenant vous prosterner devant ces interprètes des cieux, ils vous diront ce qui doit vous arriver. N’est-ce pas le Dieu des armées qui a eu pitié de vous ? N’a-t-il pas permis que, le Roi devenu prisonnier, votre malheureux pays fût sauvé par la main d’une femme ? De même qu’en Israël au temps de Débora, les hommes faisant défaut, une femme a pris les rênes du pouvoir et l’a dirigé avec tant de prudence et de fermeté à la fois que Sémiramis et Athalie ne firent pas mieux autrefois. Or, ceci est à la louange singulière de votre Souveraine, suivant l’expression de l’Écriture, et c’est en même temps une honte insigne pour tous les grands personnages de France, en même temps qu’un malheur pour le peuple et pour le Royaume, qu’il ne ce soit pas trouvé un Prince digne de prendre le Pouvoir. C’est encore une gloire pour votre Souveraine de n’avoir pas eu besoin de conseils quand les hommes sages manquaient, que les hommes courageux fuyaient le théâtre de la guerre pour se cacher sous un vêtement féminin. Que l’on ne vienne pas me citer comme donneur d’excellents conseils cet orateur ventru et criard ! Ses conseils, ses avis, ils sont, comme ceux de la Sibylle, dans son ventre, sa vertu est dans les plats, et ce n’est certainement pas le casque du salut qui est sur sa tête. Quant à ce qui arrivera dans la suite, je me tais et le conserve au plus profond de mon cœur.

Vous voyez, cher Chapelain, comment je suis prophète. Si quelqu’un veut me donner le don de la divination, je consens à passer pour le Pontife des Augures. En somme, je hais tous ces Babouins, tous ces bouffons et ceux qui leur ressemblent. Je déteste leur orgueil, leur envie, leurs calomnies, leur fausseté, leurs flatteries, leurs flagorneries, toutes les formes enfin sous lesquelles se produisent les vices des courtisans. !t me suffit de savoir que c’est, non par ma faute, mais par le crime des autres que je suis banni. N’est-ce pas un crime que le fait de ces lâches polissons qui m’ont livré au courroux de la Reine, m’ont forcé à me moquer de cette princesse dont j’étais autrefois le favori, qui maintenant me hait, me traite de lâche, d’inerte, d’inutile, — je dirai mieux, — me regarde comme un ennemi d’État ? Moi, de mon côté, qui regardais ses promesses jusqu’à ce jour comme autant d’oracles, j’ai appris qu’à toutes ses paroles, à toutes ses promesses, à ses écrits, à ses lettres, à sa signature, il ne faut ajouter aucune confiance, car elle n’agit que d’après les instigations de ces scélérats. J’avouerai pourtant que c’est une excellente Princesse, mais qu’on doit redouter chez elle la légèreté de son sexe qui la laisse exposée à l’influence pernicieuse des courtisans, ce fléau des Princes. Du reste, ce que j’avais appris autrefois dans l’étude de l’histoire ancienne, j’en ai fait l’expérience moi-même et pour moi-même ; j’en ai reconnu la vérité, à savoir que les Princes sont les plus ingrats des hommes, qu’ils n’aiment personne sincèrement, qu’ils n’agissent que d’après leur caprice, qu’ils n’ont pitié d’aucun malheur, pas même de la mort affrontée et subie pour leur compte ; bien plus, que souvent ils affligent ceux qui leur ont rendu service, que non seulement ils ne songent pas à leur en avoir de la reconnaissance, mais qu’ils les accablent encore d’injustices, les proscrivent quelquefois, leur enlèvent leurs biens et même la vie, comme c’est arrivé dernièrement, au vu et au su de tout le monde, pour le Baron de Samblançay[2].Je pourrais vous placer encore sous les yeux des exemples plus récents de cruauté, si la vérité sur ce point pouvait être aussi peu dangereuse qu’elle est évidente.

En conséquence, nous aussi ne sommes-nous pas autorisés à n’aimer des Princes de ce genre que si nous y trouvons notre intérêt, de n’avoir confiance en eux que d’après les bienfaits que nous en avons déjà reçus ? Il ne faudra point s’affliger de leurs malheurs, mais s’en réjouir : c’est la main du Seigneur qui les frappe. Et moi aussi, cher Chapelain, je me réjouirai un jour au souvenir de tout cela. Un jour arrivera où les astres nous seront plus favorables, où les constellations qui nous sont maintenant contraires nous seront plus propices. Il est arrivé souvent que le désespoir a suscité l’espérance et c’est la critique qui enflamme le génie. Les cœurs vaillants ne sont point aussi encouragés, relevés par les combats heureux que par les défaites ; c’est le désespoir qui rallume leur courage. Jusqu’ici je n’ai combattu que comme soldat mercenaire ; dorénavant je combattrai comme soldat affranchi, dorénavant vous me verrez combattre avec plus d’ardeur, parler avec plus de verve. Soyez indulgent pour ma colère ; il n’est animal si débonnaire que la colère ne mette hors de lui. Croyez-le bien, si je ne connaissais parfaitement votre haute impartialité, je me garderais bien de vous écrire avec tant de liberté, liberté qui, dans le cas contraire, serait dangereuse pour moi. Vous savez que, pour une âme ulcérée, il n’est pas de consolation plus grande que d’avoir un ami avec lequel on peut s’entretenir comme avec soi-même. Or, vous êtes pour moi un ami tel que je sais bien que ma sécurité vous est aussi à cœur que votre propre sécurité. À vous seul vous êtes plus pour moi que la Cour tout entière de la Princesse. Du reste, tranquillisez-vous. N’allez pas intercéder encore pour moi auprès de votre souveraine, et n’essayez pas d’adoucir son inflexible courroux. Que le Sénéchal, s’il le veut, s’occupe de le faire. C’est lui qui, bien qu’il n’y ait pas de sa faute, a été la cause inconsciente de tout cela. Je vous supplie en outre de ne pas à l’avenir m’adresser vos lettres avec cette suscription de Conseiller ou de Médecin de la Reine ; je déteste ces titres et je condamne l’espoir que j’en avais conçu ; je reprends la parole et le dévouement que je lui avais jurés. Je suis résolu de la considérer à l’avenir non comme ma Souveraine (elle a cessé de l’être), mais comme une Jézabel cruelle et perfide.

N’ai-je pas raison, si son esprit est plus accessible aux calomnies des envieux qu’à la crainte de m’offenser, si la méchanceté des médisants a tant de puissance sur elle que la vérité et la vertu lui deviennent un objet de mépris, si elle récompense par de la haine de longs et de fidèles services, si elle juge que de bons offices sont indignes de récompense si elle retire son appui, ses secours, sa bienveillance à un homme qui est devenu pauvre pour elle ? Prenons pour arbitre un homme probe et impartial et qu’il juge ! Sans aucun doute, il convaincra ces gens perfides de méchanceté ; quant à moi, il ne pourra m’accuser que de malchance.

Adieu, très cher. Vous saluerez pour moi Lefebvre, Cop[3] et Budée[4], ces Patriarches des Lettres et de la Sagesse, ainsi que tous ceux qui m’aiment. Je leur souhaite à tous bonne santé et toute sorte de prospérités. Quant aux autres courtisans, que les Dieux les damnent. Je déteste également et les Princes et les Cours. Adieu encore une fois. Ma chère épouse vous salue aussi, cette compagne éprouvée et fidèle de ma bonne et mauvaise fortune.

  1. Louise de Savoie.
  2. J. de Samblançay (J. de Beaune, baron de), surintendant des finances sous Charles VIII, Louis XII et François Ier (1465-1527), fils d’un bourgeois de Tours. La duchesse d’Angoulême, qui le haïssait, le fit accuser de concussions et condamner à mort : il fut pendu en 1527.
  3. Médecin du roi.
  4. Guillaume Budée, l’helléniste du Collège de France et conseiller de François premier, était l’ami et le protecteur naturel de tous les hellénisants. L’impétueux jeune moine cordelier qu’était Rabelais en 1524 et son camarade Pierre Amy en savaient quelque chose aussi bien qu’Agrippa.