Helgvor du Fleuve Bleu/Partie III/Chapitre V
CHAPITRE V
DANS LA NUIT DES ÂGES
Le monde innombrable toujours demeurait et toujours périssait. Le fleuve roulait des eaux qui n’étaient plus les mêmes eaux, la lumière succédait à la lumière, et ce n’était jamais la même lumière, la nuit revenait après le jour, et c’étaient d’autres ténèbres, les bêtes passaient sur la savane et c’étaient d’autres bêtes que les bêtes innombrables, évanouies dans l’éternité.
Heïgoun, fils du Grand Loup, errait furieusement parmi les météores. Il avait l’humeur brutale du Sanglier, la férocité des mangeurs de chair et un orgueil implacable.
Son ambition était née le jour où, projeté par les cornes d’un aurochs, Akroûn avait failli mourir. Pendant que le chef des chefs, étendu dans sa hutte, guérissait péniblement, Heïgoun domina ; sa déception fut amère, lorsque Akroûn reparut parmi les vivants. Le fils du Loup méprisait Akroûn dont les tempes portaient déjà des cheveux de vieillard…
Après l’enlèvement des femmes, voyant ses partisans croître en quantité et en influence, il condamna Akroûn. Mais ses partisans ne se trouvèrent ni assez nombreux ni assez hardis ; Helgvor osa le défier et lui disputer l’étrangère… Ensuite, les exploits du fils de Chtrâ effacèrent ceux de Heïgoun.
En songeant à ces choses, une colère démesurée secouait les vertèbres du guerrier ; la jalousie lui brûlait les entrailles, il voulait l’anéantissement de Helgvor, avec une opiniâtreté invincible.
Ne retrouvant ni Helgvor ni Glavâ dans la Presqu’île Rouge, saisi d’une impatience intolérable, il était parti à leur recherche… Son espoir était de les rencontrer sur la rive ou sur les eaux, car il ne doutait point qu’ils suivissent le cours du fleuve.
Un matin, il s’arrêta dans une échancrure du rivage.
L’eau, couleur de terre, coulait sous un air chargé d’automne. Immense et subtile, la mort arrachait les feuilles des arbres, étranglait les insectes dans les fentes des écorces, dans le pli des feuilles, dans les jungles de l’herbe, sous la terre profonde, et cette destruction innombrable avait la figure de la douceur.
Heïgoun considérait les choses avec une indifférence égale à celle de la nature. Comme elle, il était prêt à tuer, sans trouble, sans regret et sans répit. L’instinct constructif semblait absent de son âme ; il s’impatientait de fabriquer une arme et ne se servait d’aucun outil. Telle la bête carnivore, sa mission était de détruire.
Cinq hommes le suivaient, qui seraient tous chefs le jour où il renverserait Akroûn. Tous cinq exploraient le fleuve. Ils ne voyaient que les arbres déracinés, les rameaux, les feuilles emportés par l’eau voyageuse.
Heïgoun se demandait si le fils de Chtrâ n’était pas entré dans la Presqu’île. Tandis qu’il se tenait là, une voix se fit entendre et, se tournant, il demeura stupéfait d’étonnement.
Helgvor était venu. Debout sur un mamelon, avec l’épieu et une des haches de bronze laissées par les Tzoh vaincus, son arc suspendu à l’épaule, il interpellait Heïgoun.
Le géant poussa un cri égal au rugissement du lion.
Les cinq hommes arrivaient prudemment, dans le but d’environner le guerrier, mais Chtrâ parut, suivi de ceux que lui avait confiés Akroûn… et de l’enfant Hiolg qui s’était glissé parmi eux.
— Que vient faire le fils des chacals ? demanda Heïgoun.
— Helgvor veut vivre en paix dans sa hutte…
— Heïgoun veut la fille étrangère !
— Est-ce donc lui qui l’a trouvée sur sa route ? Est-ce lui qui a fait alliance avec elle ?
La fureur faisait vaciller les mâchoires du géant.
— Devant Heïgoun, Helgvor est semblable à l’élaphe devant le lion ! Heïgoun deviendra le chef des chefs et tous les Ougmar se courberont devant lui.
— Helgvor ne se courbera jamais devant Heïgoun et jamais ne lui obéira…
Chtrâ, irrité, parla à son tour :
— Est-ce Heïgoun qui est allé braver deux fois les Tzoh dans leur camp ? Est-ce lui qui a ramené vingt femmes ? Est-ce lui qui a tué quinze guerriers ? Helgvor sera un grand chef.
Le géant brandit l’épieu et, toutefois, voyant Helgvor saisir son arc, il se dissimula parmi les végétaux. Ses hommes l’imitèrent… Une flèche siffla qui passa près de la tête de Helgvor… Alors, Helgvor, Chtrâ et leurs guerriers s’abritèrent à leur tour.
Le silence pesa sur la terre et les eaux ; les bêtes cessèrent de voir les créatures verticales. Enfin, la voix de Helgvor s’éleva :
— Heïgoun veut-il la guerre ou la paix ?
Un rire rauque répondit :
— Heïgoun veut que Helgvor se soumette ou meure !
— C’est bien ! Helgvor et Heïgoun vont combattre.
Le terrain et les herbes permettaient aux hommes de ramper, sans devenir visibles. Helgvor avança vers le refuge du géant, suivi du loup et du chien ! Chtrâ et ses hommes avancèrent à leur tour… Tous atteignirent ainsi un fourré dans lequel ils se blottirent… À peine trente coudées séparaient maintenant les adversaires.
Alors, Helgvor ressaisit son arc. Il avait six flèches, mais Chtrâ et les guerriers en avaient plus de vingt, qu’ils lui offrirent.
Avant de tirer, il dit :
— Helgvor est prêt à combattre !
Il n’y eut aucune réponse, et la première flèche siffla. Elle s’enfonça parmi les végétaux où se tenait Heïgoun, qui riait dédaigneusement. À la quatrième flèche, un rugissement de fureur éclata et le colosse apparut. Du sang coulait de son oreille, sa face houlait : il arriva comme le léopard blessé…
Les branchages du fourré gênaient le tir de Helgvor et, d’ailleurs, il avait hâte de combattre. Il se montra à son tour, tira au hasard une flèche, car le temps manquait et son épieu durci au feu s’opposa à l’épieu du géant.
Le sens obscur de la fatalité, la soumission au Destin, maintenaient les guerriers à distance.
Les épieux s’entre-choquèrent. Heïgoun fondit sur Helgvor de toute sa vitesse, mais Helgvor évita l’arme en bondissant transversalement. Il frappa à son tour et sa pointe rencontra la massue du géant, suspendue à son épaule, puis, s’éloignant à toute vitesse, il se mit à rire :
— Heïgoun est lourd comme l’aurochs ! Helgvor le tuera-t-il avec les flèches ?
On put croire que le fils de Chtrâ allait saisir son arc, mais le désir de se heurter au rival grondait en lui si fort qu’il revint sur ses pas.
Heïgoun frappa au ventre : son arme dévia vers les côtes et enleva la peau. Déjà Helgvor, ripostant de toute sa force, enfonçait l’épieu dans la poitrine de l’adversaire, qui chancela et saisit sa massue… Parce que l’épieu était faussé, Helgvor prit sa hache de bronze…
Formidable, malgré sa blessure, Heïgoun fit tournoyer la massue et, emporté par son élan, il dépassa Helgvor… La hache de bronze lui fendit le crâne. Il croula, la hache s’abattit deux fois encore et la cendre de la mort couvrit le visage du géant… Un moment le corps immense palpita, des paroles confuses jaillirent, puis l’agonie entraîna l’homme dans l’abîme inconcevable…
Chtrâ proclama d’une voix retentissante :
— Helgvor est le plus fort des Hommes du Fleuve et de l’Aigle !
Et la voix aiguë de l’enfant Hiolg, qui avait suivi les guerriers, répéta :
— Helgvor est le plus fort des hommes !
Glavâ et Amhao attendaient, prêtes à fuir, dans la pirogue cachée parmi les roseaux. Par intervalles, un grand froid saisissant l’adolescente, elle grelottait comme si l’hiver était descendu des nuages.
Sa confiance mourait et renaissait selon les palpitations de sa conscience ; continuellement Helgvor croulait vaincu sur la terre, continuellement il ôtait la force au fils du Grand Loup. Aucune des deux images ne s’effaçait entièrement devant l’autre ; tantôt l’une, tantôt l’autre prenait de la force…
Elle tendait l’oreille, mais la distance étant trop grande, elle n’entendait que la voix intarissable du fleuve, les craquements des végétaux, le grouillement des bêtes furtives, les murmures intermittents de l’air, et quand elle se tournait vers Amhao, une même terreur paraissait sur les deux visages.
Des pas s’entendirent ; une impatience insupportable secoua Glavâ, elle sortit de la pirogue et s’avança sur la steppe… L’univers tourbillonna, Glavâ poussa un cri sauvage et fléchit sur ses jambes : Helgvor était revenu…
Elle tendit les bras, elle tourna vers lui une face ruisselante de larmes, et Chtrâ, qui le suivait, annonça :
— La hache a abattu le Fils du Loup.
Helgvor tenait l’adolescente contre lui, et avec elle il tenait le fleuve, les sylves, les savanes, tout l’espace et toute la durée… Asservie par le sort, elle défaillait d’une joie faite des épreuves vaincues, des morts dont Helgvor l’avait sauvée et de la foi immense qu’elle avait dans sa force…
Alors, Chtrâ, selon la coutume des ancêtres et selon son droit, dit :
— La Fille des Rocs habitera la demeure de Helgvor… elle sera soumise et il tuera ceux qui lèveront la main sur elle.