Helgvor du Fleuve Bleu/Partie III/Chapitre IV
CHAPITRE IV
L’ÉCLOSION
La blessure est profonde et la chute a rudoyé les os. Glavâ souffre, mais elle sait souffrir.
Dans les mystères de l’instinct, elle sent que Helgvor est plus tendre qu’elle-même ne l’a jamais été. Son étonnement est sans bornes, de ce que cette douceur ne soit pas une faiblesse : n’a-t-il pas le courage des tigres, la ruse des loups, l’adresse des guerriers redoutables ?
Aucun autre homme ne lui ressemble ; il est seul ; il semble venu d’une race inconnue. Avec les eaux du fleuve, le jour qui libère et la nuit qui engloutit, il occupe l’espace. Cette horreur des hommes qui brisent les dents des femmes, les jettent brutalement contre le sol ou les immolent aux Vies Cachées, ne s’attache pas à lui et il devient secrètement celui dont elle accepterait ce qui lui semble hideux chez les autres…
Tandis qu’il éclôt en elle, Glavâ s’achève en lui. Elle est un matin perpétuel et toujours changeant ; elle se lève lorsqu’il ouvre les yeux, elle étincelle lorsqu’il disparaît dans le néant. Pour elle, il a percé de flèches les Tzoh dans leurs pirogues, il les a anéantis dans l’enceinte de pieux, il est allé les surprendre dans leurs campements ; il tuera Heïgoun.
Révérée par Glavâ, sa force se confond en elle ; il exterminera toute créature qui la menace et, mourant, il combattrait encore pour son visage clair et ses cheveux de lionne.
Quand le feu du campement luit dans les solitudes, il tremble devant ces joues pâles, où rôdent les reflets roses, il tremble devant ces yeux pathétiques : la peur de la perdre est si violente qu’il sent geler son cœur.
Alors, la silhouette de Heïgoun se dresse parmi les flammes : Helgvor croit violemment à sa propre victoire, mais, dans une lueur livide, parfois il se sent écrasé par la massue, éventré par la hache… Le cri qui meurt alors dans sa poitrine n’exprime pas la peur, ni la rage, mais la honte inépuisable de n’avoir pas su garder la Fille des Rocs.
Tout cela passe en images : l’énergie des images est l’énergie supérieure, pareille au déchaînement des vertèbres…
Ils vivaient dans la pirogue, légère et spacieuse, hors la nuit ou lorsque le courant devenait trop dur pour la blessée.
Aux premiers jours, Glavâ délirait quelquefois, puis, la jeune sève chassa les fièvres. Alors, les paroles s’avivant, chaque soir elle connut mieux la langue des Hommes du Fleuve.
Elle voulut savoir leurs coutumes, car les coutumes sont des forces terribles, et il fut bon d’apprendre que les Ougmar ne brisaient pas les dents des femmes, qu’ils ne les frappaient pas sur le crâne, au jour de l’union.
Ils n’immolaient personne aux Vies Cachées. Pour obtenir les faveurs secrètes, on ne devait rien entreprendre, sans tirer une ou plusieurs flèches vers le Ciel… Il convenait de faire des dons à ceux qui savaient les choses des ancêtres…
Glavâ apprit qu’un œuf de l’Aigle Géante flottait jadis sur le fleuve. Les temps passèrent, les bêtes des eaux grandirent, le fleuve fendit l’œuf, et l’ancêtre des Ougmar parut sur les eaux. Ainsi, les Ougmar sont les enfants de l’Aigle et du Fleuve. Ils ne tuent pas l’Aigle ; ils lui laissent prendre sa part quand il s’abat sur leurs proies…
Elle comprit lentement et, par la répétition, corrigea ce qu’elle avait mal entendu, car sa curiosité était avide. En retour, elle lui raconta — il était moins habile qu’elle à questionner et à deviner — les supplices de la femme Tzoh avant son union avec l’homme, le sang des faibles répandu pour les Vies Cachées, et que ses ancêtres venaient du Grand Sanglier, jailli du roc, quand le feu avait rempli les torrents.
La légende semblait toute naturelle à Helgvor, mais il concevait mal qu’on frappât les adolescentes par la massue ou la pierre, ni qu’on leur rompît les dents : sans le savoir, il trouvait les dents de Glavâ belles et il avait un plaisir intime quand elles paraissaient, toutes brillantes, dans un sourire.
Il y eut un soir. L’automne avait la tiédeur du printemps ; des trous étoilés perçaient les nuages ; les trois hommes avaient allumé le feu devant une caverne d’où il répandait le mystère charmant de la clarté. Grâce aux arcs, aux sagaies, aux haches, aux massues, et surtout à la menace brûlante des flammes, aucune des bêtes qui rôdaient autour du fleuve n’était effrayante…
Il y avait douze jours que la lune avait recommencé ce cycle étrange où elle croît comme un animal, puis diminue, vieillit et finit par s’éteindre. Elle paraissait au sommet d’une colline, entre deux rives de vapeurs, et sa douceur mélancolique se doublait dans les eaux, caressait les herbes et s’immobilisait sur les roches accroupies des mammouths le long de la rive.
Iouk et Akr endormis, Helgvor se tenait auprès de Glavâ : les grands yeux de la Fille des Rocs réfléchissaient les lueurs variables du feu et la clarté homogène de l’astre.
Helgvor dit :
— Dans peu de jours, la pirogue abordera la Presqu’île Rouge…
Un frisson passa dans la chair de Glavâ comme la brise dans les peupliers noirs.
Le colosse aux épaules de taureau et ses yeux cruels parurent ; elle se souvint des marches sur la terre humide, des campements farouches : Heïgoun était toujours là.
— Glavâ ne peut pas vivre dans la Presqu’île Rouge ! s’écria-t-elle.
À sa voix, Akr tressaillit dans son sommeil et le loup gronda sourdement.
Une douleur aiguë trancha le cœur de Helgvor :
— Où Glavâ ira-t-elle ? Les Hommes du Roc la tueraient, et des femmes ne peuvent pas vivre dans la steppe ou dans la forêt.
— Amhao et Glavâ y ont vécu !
— Glavâ n’était-elle pas étendue sans force sur la terre ? Les chacals mêmes auraient pu la dévorer. Et sur le fleuve, la pirogue d’Amhao et de Glavâ n’était-elle pas poursuivie par les pirogues des Tzoh ?
L’affreuse solitude, les Gwah, la Lune Rouge, la lionne… elle était une bête fragile dans l’immensité et celui-ci avait la force qui la délivra et qui brisa tout sur son passage…
— Le chef me donnera au guerrier géant, dit-elle avec tremblement. Glavâ aime mieux les dents du tigre.
— Helgvor a abattu vingt fois plus d’ennemis que Heïgoun… Si Heïgoun veut Glavâ, Heïgoun périra !
Elle leva la tête dans un saisissement de foi et d’admiration :
— Helgvor est plus courageux que les aigles des neiges !
— Helgvor ne laissera aucun homme toucher à Glavâ, dit-il avec exaltation. Pour elle, il combattrait le chef des chefs et toute la tribu…
Un grand attendrissement baigna les fibres de la jeune fille et, sentant qu’avec Helgvor, elle ne serait pas esclave, une vie nouvelle monta dans les flammes rouges, jusqu’à la pirogue lumineuse qui sillait parmi les étoiles.
Mais elle n’accepta pas encore le commandement obscur de l’instinct.
La lune était ronde quand la pirogue approcha de la Presqu’île Rouge.
C’est vers les deux tiers du jour qu’Akr, Iouk et Helgvor aperçurent ses arbres noirs et ses roseaux flétris par l’automne. Depuis la veille, ils redoublaient de vigilance, afin de dépister Heïgoun et ses hommes.
Helgvor résolut de ne pas mener encore Glavâ dans la tribu et, choisissant un abri dans la brousse, il dit à Akr, plus subtil que Iouk :
— Akr ira voir si la femme Tzoh, sœur de Glavâ, est dans la Presqu’île. Il verra aussi si Heïgoun n’est pas en chasse… Akr demeurera invisible.
Akr partit aussi léger que le chevreuil. Quand il revint, le soleil grandissait sur les sylves. Il dit :
— Akr a passé parmi les Ougmar sans être vu ! La femme tzoh est dans la Presqu’île.
— Akr a-t-il vu Heïgoun ?
— Heïgoun n’y est pas.
Helgvor écouta, tête basse, sa parole intérieure, puis, résolu :
— Helgvor ira vers le chef ! Akr et Iouk veilleront-ils sur la Fille des Rocs ?
— Ils veilleront ! affirma Iouk.
Glavâ écoutait, pleine de crainte : dès qu’elle ne verrait plus Helgvor, tout l’espace se dépeuplerait. Toutefois, devinant qu’il marchait vers le but, elle se tut :
— Que Glavâ ne craigne rien ! reprit-il. Avant que le soleil atteigne les montagnes noires, Helgvor reviendra…
Elle le regarda partir, glacée : il s’effaçait peu à peu, comme une vapeur, suivi du loup et du chien, et quand il disparut, le néant devint formidable.
Helgvor arriva devant la Presqu’île, où des guerriers, l’ayant aperçu, poussèrent de grands cris. D’autres guerriers et des femmes accoururent, puis Akroûn, aux yeux d’épervier.
Le chef considérait Helgvor, avec une joie inquiète :
— Helgvor est revenu ! Où sont ses compagnons ?
— Iouk et Akr l’attendent dans le désert…
— Pourquoi ne sont-ils pas avec Helgvor ?
Irrésistiblement, les guerriers acclamaient le fils de Chtrâ.
— Eux aussi viendront ! répondit-il.
— Et la fille étrangère ?
Le visage de Helgvor devint dur :
— Helgvor a sauvé les femmes des Rocs.
— Il a sauvé aussi nos femmes, dit le chef avec douceur, les Hommes du Fleuve ne l’oublieront pas… que veut Helgvor ?
— Que personne ne soit maître des étrangères sans son consentement.
— Il en sera ainsi ! promit gravement Akroûn.
— Et si Heïgoun ne veut pas ?
— Les guerriers obéissent au chef des chefs !
L’autorité d’Akroûn s’était affermie ; aucun Ougmar n’osait plus blâmer sa conduite ; mais il redoutait les détours obscurs du hasard et il désirait voir Heïgoun disparaître.
— Helgvor a toujours aimé le commandement d’Akroûn et il lui obéira toujours. Mais Heïgoun ne cédera pas. Il rôdera autour du chef, il rôdera autour de la fille des Rocs… Que le chef ordonne à Helgvor de combattre…
Akroûn se troubla. Si Helgvor était vaincu, les hommes trembleraient devant le vainqueur.
— La tribu a besoin d’hommes forts ! dit-il enfin. Si Heïgoun renonce à l’étrangère, Helgvor ne doit pas le combattre.
— Il ne renoncera pas.
— Alors, dit le chef après un silence, le combat sera inévitable.
— Il le sera toujours ! intervint Chtrâ… Heïgoun attaquera Helgvor !
Les hommes se taisaient : presque tous redoutaient la défaite du libérateur.
Parce que Heïgoun était parti avec plusieurs guerriers, Akroûn donna dix hommes à Chtrâ pour éviter une surprise, mais il dit :
— Les Ougmar ne doivent pas tomber sous les coups des Ougmar… Seuls, Helgvor et Heïgoun combattront !
— Il en sera ainsi ! répondit Chtrâ… Et si Helgvor est vainqueur, Chtrâ lui donnera Glavâ pour compagne…
— L’étrangère sera la femme de Helgvor !
Ensuite, Helgvor demanda Amhao et il ajouta :
— Si Helgvor est vaincu, les étrangères ne seront pas captives. Elles fuiront librement.
Le chef et les guerriers y ayant consenti, Helgvor alla trouver Amhao. Elle vivait sombrement, car aucune femme Ougmar ne recherchait sa présence… À la vue du jeune homme, un long tressaillement secoua ses membres, et elle se mit à pleurer.
D’abord une joie domina son trouble, puis, elle redouta la mort de Glavâ et ses larmes devinrent douloureuses.
— Glavâ est vivante, dit-il. Viens !
Elle comprit les gestes, elle poussa un grand cri. Puis, soumise, d’ailleurs pleine d’une tendresse inexprimable pour son sauveur, elle prit son enfant et suivit Helgvor.
Glavâ épiait Iouk et Akr avec une sombre méfiance. En l’absence de Helgvor, ils n’étaient plus que des êtres incertains, d’une autre race, qui pouvaient devenir redoutables. Le soleil venait de disparaître lorsque Akr reconnut une approche humaine :
— Le fils de Chtrâ revient. Il n’est pas seul.
Elle entendit le froissement léger des broussailles et, tout à coup, apercevant Amhao, une allégresse sans bornes dilata sa poitrine et elle se précipita sur sa sœur comme sur une proie.
— Voilà ! dit Helgvor. Amhao et Glavâ suivront Helgvor, et quand Helgvor aura retrouvé Heïgoun, elles se tiendront au bord du fleuve, prêtes à fuir dans la pirogue…
Glavâ conçut la défaite de Helgvor et ne désira plus le combat, mais elle savait qu’il était aussi inévitable que les ténèbres après le crépuscule.