Helgvor du Fleuve Bleu/Partie III/Chapitre III

Plon (p. 217-233).
Troisième partie

CHAPITRE III
LE SACRIFICE À LA LUNE ROUGE

Glavâ attendait, dans une horreur qui refroidissait ses membres… Saisi de terreur, le petit chacal s’était enfui. Il y avait des pauses d’absolu silence, puis des rampements, des grouillements, des souffles. L’épieu à la main, prête à se défendre, Glavâ était mue par un instinct semblable à celui des bêtes traquées, mais, plus que les bêtes, elle pressentait les affres de l’anéantissement.

L’attaque fut brusque comme le bond des panthères et multiple comme celle des loups… Les Gwah, jaillissant tous ensemble, masse sombre et mouvante, paralysèrent la victime. Elle ne frappa qu’un seul coup, qui fit tomber un Gwah, mais déjà dix bras l’enveloppaient comme des reptiles noirs, la force collective anéantissait sa force individuelle.

Des pierres aiguës l’étourdirent ; des lianes s’enroulèrent autour de ses membres.

Ouak exclamait :

— Les Gwah sont maîtres de la fille du Fleuve Bleu !

Parce que ses ruses avaient réussi, son autorité grandissait. Tandis que les autres ne songeaient qu’à boire le sang chaud et à dévorer la chair, il subissait l’attrait mystérieux de la grande fille flexible, dont le teint apparaissait si clair parmi ces gueules ténébreuses, et il la convoita :

— Il faut tuer l’étrangère ! proclama un des hommes.

— Les Gwah la tueront, répondit Ouak, mais elle sera immolée devant la Lune Rouge !

C’était le plus passionnant des rites pratiqués hiératiquement par les Hommes de la Nuit. La chair des vaincus immolés à la Lune Rouge avait des vertus secrètes, et ce sacrifice rappelait des soirs de dévorante allégresse… Même les plus avides acceptèrent le délai et Ouak médita des ruses : avant que Glavâ mourût, il voulait être seul avec elle.

— La Fille du Fleuve périra sous la roche aiguë ! dit-il encore.

Alors, quatre Gwah transportèrent Glavâ à travers la sylve. Elle fermait les yeux, ne pouvant regarder ces hommes sans un dégoût épouvanté, et peut-être eût-elle moins souffert d’être sous la griffe du grand ours ou du tigre. L’instinct des races rendait les Gwah plus odieux que le vieux Urm, que Kzahm à la tête de buffle ou même cet Ougmar géant à cause de qui elle s’était enfuie.

Elle sentait venir la fin des temps : les images qui renaissaient en elle semblaient venir du commencement de toute existence…

On passa parmi des arbres plus vieux que cent générations d’hommes ; les herbes mouraient à leur ombre, et dans leurs fissures, larges comme des cavernes, gîtaient des bêtes fauves.

Ils s’espacèrent ; il y eut une terre rouge et dure ; puis, enveloppée de conifères noirs, une roche aiguë, au sommet de laquelle nichaient des aigles.

Des Gwah, hommes, femmes, enfants jaillirent du sol et hurlèrent hideusement, en tendant vers la captive des mains griffues…

Elle crut que la fin de sa vie était venue et pleura amèrement. Le sang vertigineux de la jeunesse se révoltait en elle, misérablement, contre la destruction… Amhao flottait dans l’étendue, avec le grand guerrier Ougmar qui l’avait magnifiquement sauvée et dont le souvenir rendait les Gwah plus laids, plus puants et plus sordides.

Les femmes, ardentes comme des louves, plus encore que les hommes, voulaient la mort de l’étrangère.

Pour les calmer, le chef répéta :

— Ouak a entendu la Voix de la Lune Rouge…

La Lune Rouge étant, depuis plusieurs générations, la puissance qui courbait les volontés nébuleuses, les plus acharnées se résignèrent, mais elles veillaient farouchement sur la captive, pleines d’une jalousie sanguinaire.

Ouak varia vainement ses ruses, il ne trouva aucune évocation qui exigeât son isolement avec la prisonnière, et d’ailleurs, pour les sacrifices, son ascendant cédait à celui des vieillards dans le cerveau desquels s’enfouissaient d’obscures légendes. La capture d’un élaphe accrut l’espérance d’une fête ardente : surpris près de la roche aiguë, il devait être immolé en même temps que Glavâ.

Les eaux du ciel laissèrent paraître les étoiles : pendant le jour, elles se réfugient au fond, pour échapper au soleil, et quand, à son tour, il sombre dans le grand lac rond, elles fuient à la surface… Les Gwah les dédaignent ; elles n’ont ni force ni courage tandis que la lune ose paraître même quand le soleil enflamme le monde.

Le temps approcha où la Lune Rouge allait paraître au fond de la clairière…

Deux hommes défirent les lianes dont Glavâ était enchevêtrée… Cinq autres vinrent, armés de grands épieux, et la jeune fille sut qu’elle allait mourir. Un vieux Gwah fit entendre une mélopée vague comme le choc des eaux contre les pierres.

« Les Gwah sont nés de la nuit et la Lune Rouge leur donne sa force… Les Gwah sont maîtres de la forêt et ceux qui marchent à quatre pattes ont peur de l’épieu et des pierres aiguës… Quand les étrangers viennent dans la forêt des Gwah, les étrangers doivent mourir et les Gwah boivent leur sang… Les Gwah sont nés de la Nuit et la Lune Rouge leur donne sa force… »

Les hommes brandirent les épieux, les femmes glapirent affreusement, tous répétaient :

— Les étrangers doivent mourir et les Gwah boivent leur sang…

Puis, le vieux homme, désignant Glavâ, reprit :

— Cette femme est une étrangère… elle périra !

Les épieux menacèrent la fille des Rocs…

Il y eut un grand silence… La Lune Rouge allait renaître.

Une lueur pâle filtra imperceptiblement parmi les étoiles occidentales, une nuée s’éclaira et, presque subitement, la Lune Rouge passa sur l’horizon sa figure écornée…

Le vieux dit encore :

— Lune Rouge, Lune qui as fait alliance avec les ancêtres, voici l’étrangère… Son sang coulera devant toi et tu entendras son cri d’agonie.

Il leva les deux bras pour donner le signal… et ses yeux s’obscurcirent d’épouvante… D’un fourré de térébinthes, des formes sombres venaient de jaillir comme les fourmis d’une fourmilière… Avec des clameurs de buffles, ils accouraient.

C’étaient les Gwah d’En Haut, aux jambes plus longues que ceux d’En Bas, au poil tacheté comme le poil des panthères, mais avec la même peau poreuse et suintante, la même lèvre retroussée sur des dents tranchantes… Souvent une génération s’écoulait sans qu’ils parussent — mais leur haine était irréductible.

Les femmes fuyaient, les mâles tournaient leurs épieux contre les envahisseurs et la bataille commença où ceux qui succomberaient seraient dévorés par les survivants…

Seule sous la Roche aiguë, Glavâ fut un moment paralysée par la surprise, puis, concevant que sa mort avait cessé d’être fatale, elle chercha à gagner le couvert… Pêle-mêle, fuyaient des femmes gwah qui, éblouies par la terreur, ne songeaient plus à l’étrangère. Mais quand elles arrivèrent sous les arbres antiques, deux d’entre elles, instinctivement, se jetèrent sur la fille des Rocs.

Elle repoussa la première d’un choc du poing et, saisissant la deuxième par la chevelure, elle la traîna sur le sol. Effarées, les autres laissèrent échapper la captive qui les dépassa toutes et fut bientôt hors d’atteinte.

Elle ne sentait plus aucune fatigue ni aucune douleur. Enivrée par la joie de vivre, elle franchit une étendue incalculable et ne s’arrêta qu’épuisée.

Les étoiles filaient à travers les ramures, les arbres, les herbes, les fougères et les lichens tournoyaient et palpitaient. Les bras ouverts, elle s’affaissa sur le sol ; la fatigue, l’enveloppant comme un reptile, la livra anéantie aux gueules des errants.

Quand elle s’éveilla, la lune patiente avait gravi le ciel jusqu’au sommet. Un rapace s’envola comme un énorme papillon, une bête broutait dans la pénombre et Glavâ, à demi dressée, vit autour d’elle des structures monstrueuses. La plus proche réalisait la masse de sept aurochs et semblait un roc étrange couvert de lichens roux. On apercevait un bloc en forme de tête que terminait un serpent énorme, entre des cornes blanches, vastes comme dix cornes de megaceros, et qui étaient des dents. Quatre troncs d’arbres se rattachaient au poitrail et au ventre.

Glavâ reconnut le mammouth. Depuis des millénaires, il n’habitait plus dans le pays des Tzoh, et, sur la terre des Gwah ou des Ougmar, sa descendance décroissait de siècle en siècle.

La fille des Rocs l’avait aperçu durant son exode. Celui-ci, au clair vertical de la lune, fixa une image impérissable dans les yeux de la fugitive. Une peur torpide, trop lente pour être efficace, la saisit ; elle tourna les yeux vers les autres mammouths, sous les ramures, où la lueur lunaire pleuvait à grosses gouttes, et parce qu’ils étaient tous semblables, son étonnement n’augmenta guère, mais l’impression de ces vies géantes devint assez vive pour préciser la peur.

Glavâ sut qu’elle était au sein de forces immenses, dont chacune pouvait l’anéantir sans plus d’effort qu’elle-même pour anéantir un lézard.

Ces bêtes formidables dormaient, et l’on percevait le rythme de leur thorax, le bruit fluide de leur respiration. Dans la sylve tueuse, rien ne leur était redoutable, ni le tigre, ni le lion, ni l’ours gris, ni les Gwah mal armés, rien sinon le rhinocéros qui leur offre parfois la bataille et, de sa corne aiguë, s’efforce de leur perforer le ventre, tandis qu’ils l’écrasent de leur poids ou le terrassent avec leurs trompes… Mais ces rencontres étaient si rares que des générations de mammouths les ignoraient.

Pendant des milliers de siècles, les ancêtres-mammouths avaient vécu dans une paix semblable à un rêve. Maintenant, l’ère venait où, sur une terre plus chaude, leur postérité décroissait. Ceux qui devaient persister encore étaient là-bas, dans les tourbières froides, sur les plaines où l’eau devient de la pierre dès l’automne. Ceux-ci l’ignoraient.

L’avenir ne traçait pas ses filaments dans leurs crânes durs ; une innocence tranquille habitait leurs poitrines… Seulement, les étés devenaient trop chauds pour leurs peaux velues et par les jours très longs où la lumière mange la moitié de la nuit, ils se plongeaient continuellement dans le fleuve, dans les lacs, dans les mares, pour se rafraîchir… Par ces mois d’automne, la vie s’étirait plus fraîche ; elle enveloppait tendrement les colosses.

Il y eut l’aube moins claire que la lune, il y eut l’aurore pleine de passereaux et de nuages en feu. Glavâ n’avait plus peur. Elle vit s’éveiller les mammouths. Quand elle dormait de son sommeil de mort, l’un d’eux, celui qu’elle avait aperçu d’abord, s’était mis à la flairer.

Puisqu’elle ne bougeait pas, l’instinct de la bête supposa qu’elle n’avait pas cette existence qui trouble les autres existences, et il lui laissa ce petit coin de la terre… Au réveil, il précisa les effluves, et déjà, ce fut une habitude. Tout ce qui se répète sans trouble et sans péril, devient indifférent ou cher aux vivants. Le mammouth admit Glavâ, comme il admettait un arbre ou un élaphe…

Elle aussi sentit, quoique autrement, la sécurité de la répétition. Dès que les mammouths s’éloignèrent pour chercher une pâture plus copieuse, elle les suivit, par crainte des Gwah, se tenant au plus près de celui qui l’avait acceptée. Les autres, peu à peu, s’accoutumèrent.

Tout un jour s’écoula. Elle trouva des noix, des racines, des cryptogames qui lui suffirent, tandis qu’ils dévoraient les écorces, les tiges tendres, les herbes ou les rhizomes des plantes palustres.

Le deuxième jour, elle était mêlée au troupeau comme si elle avait passé les saisons à le suivre. Son émanation devint si familière qu’ils l’oubliaient. En toutes choses, ils se montrèrent meilleurs que les hommes : aucun n’était enclin à tuer ou à faire souffrir.

Ils erraient naïvement dans l’incohérence de la sylve et des marécages ; le monde entrait dans leurs petits yeux couleur de terre. Ils avaient un savoir varié qui leur faisait reconnaître ce qui est néfaste et ce qui est salutaire, et Glavâ vivait dans leur voisinage, mieux qu’avec les Tzoh où les faibles sont immolés, ou qu’avec les Ougmar où l’on rencontre Heïgoun.

Toutefois, elle était triste, car ses fibres exigeaient Amhao et, à son insu, le grand guerrier fauve.

Peut-être eût-elle pu se familiariser davantage, en marchant plus près des colosses, en leur déterrant des racines ou en leur tendant des pousses tendres, mais leur masse l’effarait, cet étrange serpent velu entre les vastes défenses, ces pieds qui, posés sur elle, l’eussent écrasée comme elle aurait écrasé une mésange. Elle demeura distante, et s’ils ne la menacèrent jamais, elle fut comme si elle n’existait point…

Ils marchaient vers la forêt montante, plus éloignés chaque jour du fleuve, si bien qu’elle vit qu’il fallait les quitter. Elle s’y décida péniblement ; les Gwah demeuraient en elle, la Lune Rouge, les feux du soir, la destruction…

Tout de même, un matin, elle les laissa partir. Les futaies les engloutirent, pleines de géants qui, depuis des siècles, captaient les sucs de la terre et les énergies des météores.

Seule, elle sentit renaître l’horreur carnassière et elle se rapetissa sous les ramures. Ces grouillements sans nombre dont elle n’avait plus peur auprès des mammouths, reprirent leur signification féroce. Les pénombres s’emplirent de monstres. Armée d’un épieu mal taillé et de pierres tranchantes, elle allait dans ce pays de griffes, de dents et de venins, tous les sens tournés vers le bref avenir, infiniment variable, et toujours prêt à la dévorer.

Comme après sa fuite dans l’inondation, elle avait perdu le feu. Les pierres qu’elle emportait ne donnaient guère d’étincelles, et puis, sans la marcassite opposée au silex, les étincelles sont courtes et fugitives.

Elle rencontra le loup, l’hyène, l’ours fauve, la panthère. Elle intimida le loup et l’hyène ; l’ours fauve et la panthère la laissèrent passer. Mais elle ne vit ni le lion, ni le tigre, ni l’ours gris, qui ne reculent que devant le mammouth, le rhinocéros ou le feu.

Parce qu’il leur faut beaucoup de chair, chacun occupe son territoire. L’ours gris est le plus rare ; il préfère la haute forêt.

À la fin, elle revit le fleuve et connut sa route. À cause de l’inondation, il fallait tourner les eaux ; la terre était spongieuse et sournoise : elle happait une jambe et voulait engloutir le torse… Toujours, la nuit rouvrait sa gueule noire, dévoreuse de formes. Les dents aiguës rôdaient, les yeux féroces luisaient comme des torches mal éteintes, les corps vaincus disparaissaient dans les corps vainqueurs…

Comme le passereau, Glavâ cherchait un refuge.

Certains soirs, il était fragile et elle n’avait que son faible épieu contre des poitrails énormes ou des pattes foudroyantes. Mais le vœu de vivre remplit les faibles de fictions salutaires et le soleil met au cœur la tranquillité des végétaux.


Une fin de jour, après des recherches harassantes, elle choisit l’entablement d’un roc escarpé, à cinq coudées du sol. Les étoiles étant toutes venues, elle écouta la fatigue, elle se confia aux ténèbres. Des loups avaient passé qui reconnurent l’émanation et la difficulté de l’escalade ; l’hyène ricana sans arrêter sa marche oscillante, car son odorat est opaque ; les chacals firent leur ronde, avides mais couards ; un strix traça une sphère luminescente.

Glavâ s’éveillait à demi, ouvrait ses sens sur la nuit et se rendormait… Vers le matin, la vie terrible s’attarda près de la roche.

Une lueur faible montait à l’Orient, et, jointe aux faibles radiations des astres, elle découpait une forme qui rappelait la forme du tigre. Ce n’était pas le tigre, c’était une belle lionne dans sa force et de haute stature. Sa robe claire, ses yeux aux pupilles rondes eussent suffi à la distinguer du fauve rayé, aux pupilles ovales, mais l’allure était pareille, le guet patient et ramassé par quoi elle diffère de son mâle autant que par sa structure… Peut-être n’avait-elle pas d’abord découvert la proie, car son flair ne vaut pas celui du chacal ni du loup.

Quelque hasard avait déterminé son arrêt, fatigue ou nonchalance, et le souffle du vent, rabattu par saccades, l’avait avertie. Elle savait maintenant ; ses prunelles de feu cherchaient l’image d’un corps…

Pour avoir dévoré des femmes et des enfants gwah, lorsque son territoire de chasse s’étendait au sud, elle connaissait l’odeur humaine. Depuis quelque temps, ses chasses n’étaient pas heureuses ; des demi-faims accumulées tourmentaient son ventre : avec la proie du roc, elle pourrait satisfaire sa sombre convoitise…

L’escarpement l’inquiétait ; si la proie se défendait, sa défense serait plus efficace et, brumeusement, la lionne gardait le souvenir de la pierre tranchante qu’une des femmes dévorées avait abattue sur sa mâchoire. Avec une patience rageuse, sûre que la créature verticale était incapable de fuir, elle guetta.

À la fin, essayant d’agir par surprise, elle se dressa contre le roc… Glavâ voyait tout, sans être elle-même visible ; dans l’immensité pesante de la nuit, aucune voie ne s’ouvrait au sauvetage… Lorsque la lionne bondirait, Glavâ devrait disparaître parmi les forces obscures.

Elle vit la bête rôder autour du roc, flairer le vent, se coucher ; elle entendait parfois une respiration pesante ou un rauquement sourd. L’immobilité était son arme ; c’est elle qui faisait hésiter l’attaque, c’est elle qui, au cerveau rude de la carnassière, suggérait des craintes mystérieuses.

Mais quand la lionne se dressa, l’immobilité devint dangereuse, et, dressée à son tour, la jeune fille parla d’une voix violente :

— L’épieu de Glavâ est aigu, il s’enfoncera dans la gueule de la lionne… les pierres aveugleront les yeux !

La bête, étonnée, recula comme pour réfléchir.

Il y avait une seule espérance : qu’une autre vie passât, plus commode à saisir que celle-ci, menaçante sur l’escarpement.

Aucune vie ne passa et la lionne prit son élan… La pointe de l’épieu se rompit sur un crâne dur et, la hanche ouverte d’un coup de griffe, Glavâ roula de l’entablement sur la savane. Elle ferma les yeux, impuissante, tandis que la lionne s’avançait pour la dévorer…

Une ombre parut au détour de la roche.

Le fauve, se tournant, vit une bête immense et hideuse… Une corne lui sortait presque du nez, rappelait l’écorce des vieux arbres et ses petits yeux fixaient sur l’étendue des regards fumeux. Survivante d’une race formidable qui, presque partout, s’était engloutie dans l’éternité, inquiète, irascible et féroce, elle errait hasardeusement… Quelque événement obscur l’avait éveillée et son inquiétude la menait auprès du roc.

Les ancêtres de la féline, reconnaissant le rhinocéros, eussent fui sans délai, mais elle, surprise, surexcitée par la certitude d’avoir conquis une chair copieuse, demeura un moment hésitante, et il fut trop tard : le bloc énorme déboulait. La lionne frappa des griffes, mordit au hasard et lui, insensible, invulnérable, n’eut qu’à passer ; elle gisait, côtes broyées, entrailles jaillissantes, débris d’organisme, d’où s’échappait une plainte mourante…

Il s’acharna à l’émietter, à éparpiller ses os, sa chair, sa peau… puis apaisé, il continua sa route, sans se souvenir de l’autre forme…

Glavâ avait rampé autour du roc ; son sang coulait par saccades ; et la tête vide, les yeux aveuglés, elle sombra dans l’évanouissement.


Quand elle rentra dans la vie, un homme de haute stature la regardait :

— Helgvor !

Il arrivait des solitudes démesurées. Et malgré sa peine, malgré sa faiblesse, elle connut la joie insondable de ne plus être seule. Le monde se peuplait dans toutes ses plaines, ses sylves et ses eaux ; une force était venue, aussi douce que la caresse du matin.

Deux autres hommes se tenaient là. Dans le camp des Ougmar, elle avait appris que Iouk était paisible, et elle devina que Akr, mince, furtif et presque frêle, obéirait aux autres…

Quelque temps, elle goûta la Présence et une inépuisable tendresse se répandit vers Helgvor.

Puis elle demanda :

— Amhao ?

— Nous retrouverons Amhao ! dit-il.

Elle remit son sort au grand nomade, dans un renoncement de fièvre, de lassitude et de foi.