Helgvor du Fleuve Bleu/Partie III/Chapitre II

Plon (p. 198-216).
Troisième partie

CHAPITRE II
LE DUEL DES RACES

Parce que le soleil approchait des eaux où, chaque nuit, il rafraîchit son feu, Akroûn remit la poursuite au lendemain.

Une seule route semblait bonne ; Chtrâ, Iouk, Helgvor le croyaient comme Heïgoun, et toutes les femmes l’indiquaient.

— Demain, nous partirons pour le Sud-Oriental, fit le chef.

On assemblait les branches et les herbes pour les feux du soir.

Pendant la nuit, Helgvor s’éveilla ; le souvenir de Glavâ agitait sa chair… Il ne doutait point qu’elle voulût rejoindre Amhao… Si l’expédition était rapide, peut-être pourrait-il gagner la Presqu’île Rouge avant elle… Cette espérance l’apaisait un moment, puis la crainte des périls qu’elle allait courir lui contractait les côtes… Il la voyait terrassée par un fauve, ou noyée dans le fleuve, et une désolation infinie l’enveloppait avec les ténèbres…

Debout à l’aube, Akroûn assembla les guerriers anciens pour leur dire :

— Les femmes ne pourraient pas suivre assez vite. Il faut qu’elles retournent, avec quelques hommes, à la Presqu’île Rouge.

Cette décision consterna quelques Ougmar et l’un d’eux répliqua :

— Les Tzoh ne reviendront-ils pas pour les reprendre ?

— Les Tzoh n’oseront pas : ils ont perdu trop de guerriers…

Lorsqu’on choisit ceux qui devaient accompagner les femmes, Helgvor demanda à Chtrâ de le proposer : Akroûn et Heïgoun s’y opposèrent l’un et l’autre.


Au delà des collines du Sud Oriental, la savane s’étendait interminablement, océan d’herbes où vivaient les grands herbivores, où les mammouths, les chevaux, les aurochs, les megaceros, les saïgas galopaient dans la rudesse ardente des soleils, sous les nues voyageuses, par les tempêtes d’équinoxe et la férocité pâle des hivers.

Vers les deux tiers du jour, on atteignit les mares près desquelles on avait retrouvé les Tzoh et l’on chercha les traces de la bande qui s’était écartée vers l’Orient… Au soir seulement, Akr, fils de l’ægagre, découvrit les cendres d’un campement et une carcasse de saïga.

Les chiens flairèrent, les hommes relevèrent des empreintes de pieds.

— Il y a déjà plusieurs jours que les Tzoh ont campé ici ! remarqua Chtrâ.

Un crépuscule de cuivre, d’améthyste et de malachite s’épanouissait dans les nuées occidentales où le croissant dardait ses cornes aiguës… Un vent très doux caressait les visages.

Le chef était soucieux. Les traces, au bord de la mare annonçaient une troupe nombreuse et Akroûn comptait du regard les Ougmar et les Gwah.

Parce qu’il y avait abondance de viande rôtie, une confiance heureuse emplit les âmes. Les Gwah, répandant une odeur lourde comme celle des boucs, dévoraient pêle-mêle les chairs et les entrailles.

Il n’y avait pas de joie pour Helgvor ; toute la douceur du monde était perdue, au fond des solitudes, avec la fille des Rocs.

Chtrâ vint lui dire à voix basse :

— Les yeux et les oreilles de Helgvor doivent veiller ! Heïgoun dressera des embûches.

— La même terre ne peut plus nous nourrir ! répondit Helgvor.

— Chtrâ combattra avec son fils.

— Iouk aussi !

Sur ces âmes primitives, une tendresse passa, qui mêlait une bonté obscure à la rudesse des instincts. Chtrâ avait veillé avec ardeur sur l’enfance de ses compagnons. Homme indécis, guerrier médiocre, il s’attachait aux siens et à Akroûn, dont il subissait l’ascendant, avec le plaisir vague d’être dominé.

Iouk lui ressemblait, et tous deux, sans effort, concentraient l’orgueil de leur race sur Helgvor. Malgré des passions plus vives, des haines plus profondes et des colères plus farouches, Helgvor partageait avec eux la faiblesse d’être aimant et parfois miséricordieux.

— Akroûn aussi est l’ami de Helgvor ! reprit Chtrâ, après avoir regardé autour de lui. Il désire la mort de Heïgoun parce que Heïgoun veut saisir le commandement et tuer Akroûn.

— Nous sommes les alliés du chef !

Un lion parut sur un tertre et secoua sa crinière tandis que sa voix énorme menaçait l’étendue ; on vit surgir des loups, des chiens, une panthère. Et la force des hommes dominait le désert : même les mammouths, même le rhinocéros reculeraient devant la flamme cramoisie, dominatrice de la terre.

Par moments, les yeux de Helgvor se tournaient vers le nord du campement, où se tenaient Heïgoun et ses partisans. Le Fils du Loup dominait par la hauteur de sa stature et la masse de ses épaules… L’énormité de ses mâchoires et ses yeux féroces menaçaient les bêtes et les hommes… Il était, dans l’esprit du chef, comme un tigre dans une forêt…


Il y eut des jours et des nuits. Les hommes marchaient vers leur destin. La savane s’entrecoupait d’arbres et parfois de bois qui annonçaient la sylve immense du Sud Oriental.

On perdait parfois la piste : bientôt les Ougmar ingénieux et les chiens aux narines subtiles retrouvaient la bonne voie. Toutefois, sans les cendres du campement, peut-être la recherche se fût-elle égarée. Mais les Tzoh rallumaient chaque soir les feux. À force de scruter leur passage, on avait fini par savoir qu’il y avait plus de soixante guerriers et une vingtaine de femmes.

Leur marche était bien moins rapide que celle des Ougmar et le temps arriva où une demi-journée seulement sépara les deux hordes. Pour diminuer encore la distance, les Ougmar marchèrent plusieurs heures au clair de la lune, qui avait atteint toute sa taille.

Puis, Akroûn réunit les guerriers doués d’expérience.

Et il dit :

— Demain les Ougmar combattront !

Tous savaient que le combat serait formidable.

— Les Ougmar doivent surprendre les Tzoh ! continua le chef.

Le plus ancien des guerriers demanda :

— Pendant la marche ou dans leur campement ?

— À la chute du jour, conseilla Chtrâ. C’est ainsi que Helgvor a vaincu.

— S’il faut les surprendre pendant la marche, reprit le chef, ne faudra-t-il pas les devancer ?

— Heïgoun les surprendra ! affirma le colosse.

— Heïgoun est fort comme l’aurochs ! Mais l’aurochs n’est pas agile comme l’élaphe ou comme les loups !

— Helgvor est aussi rapide que le megaceros…

Le chef laissa les paroles s’évaporer.

— Voilà ! dit-il enfin… Ce qu’a fait Helgvor est bien… Les plus légers nous précéderont, et parce qu’il faudra une journée pour attendre les Tzoh, c’est près du soir qu’il faut les attaquer. Nous aurons la lumière qui rôde après que le soleil s’est enfoncé dans les lacs, et ensuite, la lune, dans sa force… Donc, Helgvor et les plus agiles des Ougmar attireront les guerriers tzoh hors du campement… et nous les surprendrons. Heïgoun les écrasera avec la massue.

Cette tactique déplaisait au géant, mais elle parut bonne à la horde :

— Quels guerriers sont assez rapides pour accompagner Helgvor ?

Il y eut Akr, Houam et Pzahm, tous trois dans leur jeunesse. Akr était le plus leste et Pzahm le plus lourd.

— Pzahm combattra avec le clan ! fit Helgvor. Il ne faut pas plus de trois hommes. Avant le jour, nous partirons, avec mon loup et mon chien, qui connaissent le silence.

— Que ce soit ainsi ! conclut Akroûn.

Heïgoun dirigeait vers Helgvor une face homicide.

Helgvor se leva une heure avant l’aube. La lune grossissait sur l’Occident et prenait la couleur du cuivre. Akr et Houam étaient prêts, tous deux maigres, avec des bras faibles et des jambes longues. Akr avait lutté à la course avec Helgvor. Pendant quelques saisons leurs vitesses furent égales : tantôt l’un, tantôt l’autre, l’emportait : puis la victoire de Helgvor fut continue. Il n’était pas probable que, parmi les Tzoh aux jambes basses, aucun fût capable d’atteindre Akr, mais, quoique véloce, Houam était moins sûr…


Il fallait d’abord reconnaître la force des Tzoh, puis rejoindre la horde. Vers le soir seulement, Akroûn, ayant tendu l’embuscade, Helgvor devait attirer les Tzoh…

Depuis la veille, les Tzoh avaient changé de direction, ils retournaient vers l’Occident, dans l’espoir, sans doute, de retrouver le fleuve. Sur les terres parcourues depuis plusieurs jours, l’inondation n’avait exercé aucun ravage. À peine si, parfois, quelque ravin montrait une mare.

Helgvor, le chien et le loup suivaient la piste comme si l’ennemi eût été visible… Les vestiges devinrent si nets qu’il fallait avancer avec une vive prudence. Par bonheur, il n’y eut guère de fourrés et presque partout, les herbes étaient assez basses.

Au milieu du jour, une chaîne de collines se dressa sur la plaine.

Tandis qu’ils gravissaient les pentes, Helgvor et Akr relevèrent des vestiges nombreux ; enfin, parvenus, à la crête, les éclaireurs virent la horde ennemie et les femmes.

La vue des femmes et des filles affolait Houam à qui les Hommes des Rocs avaient ravi sa compagne et ses jeunes sœurs. La haine bouleversait Akr, quoique sa femme fût parmi celles qu’avait reconquises le fils de Chtrâ… Parce que l’aventure se répétait, Helgvor était plus calme et toutefois, son cœur battait durement…

— Il faudra descendre la colline par le ravin, dit-il, puis tourner les mares…

Ayant mesuré le jour, d’après la hauteur du soleil, il ajouta :

— Houam veut-il retourner vers les nôtres, pour les avertir ?

Selon qu’il était convenu, les batteurs d’estrade avaient multiplié les signes de leur passage : Akroûn ne devait avoir aucune peine à orienter sa marche :

— Houam ira avertir les guerriers.

Tandis que Houam redescendait vers le nord occidental, Helgvor et Akr suivaient le ravin, puis contournaient les mares. Habiles à se cacher, rien ne pouvait déceler leur approche et d’ailleurs, les Tzoh marchaient sans méfiance, confiants dans leur nombre… Ils allaient lentement. L’inondation avait rendu le voyage difficile ; beaucoup était las, quelques-uns blessés et il fallait ménager les femmes.

Grâce à la hauteur des herbes, aux tertres, aux buissons, aux bosquets d’arbres, Helgvor et Akr continuaient à suivre la horde.

Elle s’arrêta, alors que le soleil n’était pas rouge encore.

Le campement choisi était redoutable. Protégé par des mares et une roche de porphyre, on n’y avait accès que par une issue étroite, facile à fortifier et à défendre… Des térébinthes et des pins fournirent du bois en abondance, pour les feux du soir.

— Les Tzoh sont puissants ! fit Akr avec inquiétude.

— Les Ougmar n’attaqueront pas leur camp ! répondit Helgvor.

Il eut un rire bas et reprit :

— Il serait dangereux de les attaquer par la hache ou la massue. Et aussi par la sagaie, car il faudrait s’exposer soi-même… Mais avec son arc, Helgvor peut les atteindre sans être à leur portée.

Il avait posé sa main sur l’arc, et Akr savait que le fils de Chtrâ était de beaucoup le meilleur tireur parmi les Ougmar.

Les Tzoh continuaient à accumuler des branches et quelques-uns se dirigeaient vers le buisson. Quoiqu’il fût improbable qu’ils vinssent jusque-là, Helgvor et Akr reculèrent dans les hautes herbes. Le chien et le loup suivirent, accoutumés maintenant à la chasse aux hommes…


Le soleil s’enfonçait dans le couchant comme un feu énorme, quand Houam reparut :

— Les Ougmar sont dans le ravin ! dit-il.

Akroûn avait choisi un lieu caverneux où les guerriers se dissimulaient…

Quand il parut devant le chef, Helgvor remarqua :

— La distance est trop grande pour attirer les Tzoh.

— Helgvor nous guidera.

Le fils de Chtrâ mena les Ougmar dans un fourré, à mille coudées du campement des hommes des Rocs. Le soleil avait disparu, la lumière mourait lentement sur la savane.

— Il faut attendre le lever de la lune, dit le chef. Que veut Helgvor ?

— Un second arc et beaucoup de flèches…

Derrière les feux des Tzoh, plus étincelants à mesure que s’obscurcissait le crépuscule, on apercevait distinctement les têtes épaisses et les grands visages fauves. Les femmes aussi étaient visibles — et déjà trop soumises.

Helgvor choisit un second arc, l’arc d’un guerrier aux bras forts et dont peu d’hommes pouvaient se servir efficacement ; on apporta aussi des flèches.

Il essaya l’arc et le trouva à sa convenance. Ensuite, avec la patience des bêtes à l’affût, les Ougmar attendirent dans l’ombre. Au ciel nébuleux, ils ne virent trembloter ni la grande étoile bleue, ni la Croix du Nord, ni l’étoile rouge et beaucoup, fermant les yeux, s’endormaient d’un sommeil léger. Enfin, la lune, apparue au ras de la savane, plongea son disque écorné dans les mares, tandis que les grenouilles élevaient leurs voix de vieillards, et Akroûn dit :

— Que le fils de Chtrâ s’apprête à partir !

L’astre, d’abord semblable à un nuage rouge, se condensa et devint une hache bien polie : sa lumière fit de la savane un lac sans bornes.

Déjà, suivi d’Akr, Helgvor rampait dans les herbes. Quand ils eurent franchi huit cents coudées. Akr se terra, laissant le fils de Chtrâ continuer seul sa route…

Les Tzoh commençaient à dormir ; quelques veilleurs accroupis, se tenaient près de l’entrée du campement.

Devant tant de guerriers, tous habiles à manier les armes, qu’eussent été le lion, le tigre ou le grand ours ? Les sagaies les eussent anéantis.

Subitement, la seule présence redoutable se révéla : un homme de haute stature venait de se dresser sur les herbes !

Aux signaux d’alarme, Kzahm, fils du Sanglier, dressa son thorax épais ; les guerriers éveillés en sursaut s’étonnèrent et mugirent. La voix retentissante de Helgvor les menaça :

— Les Ougmar viennent châtier les fouines puantes !…

Les massues tournoyèrent, les sagaies dardèrent leurs pointes aiguës.

Helgvor, avec un rire sauvage, saisit son arc et visa. La flèche perça la nuque d’un Tzoh…

Les cris faiblirent, une stupeur profonde immobilisa les Hommes des Rocs : aucun arc des Tzoh n’eût envoyé une flèche à cette distance.

Avançant de quelques pas, Helgvor tira encore : la flèche pénétra entre les deux côtes d’un guerrier.

Sur l’ordre de Kzahm, les hommes se tapirent contre le sol : la troisième flèche passa, vaine, la quatrième atteignit une épaule. Ainsi, Helgvor rendait le campement intolérable, comme naguère aux ravisseurs arrêtés par l’inondation.

Kzahm, n’apercevant qu’un seul guerrier, s’indigna dans son cœur et ordonna la poursuite : méfiant, toutefois il n’envoya que quinze combattants contre l’étrange adversaire.

Sentant que la temporisation était dangereuse, ceux-ci, impétueusement, prirent le galop, Helgvor attendit qu’ils fussent à demi-portée d’arc, et tira trois fois : la première flèche perça des entrailles, la seconde perfora un œil, la troisième se perdit… Plusieurs Tzoh ripostèrent ; une flèche écorcha la cuisse de l’Ougmar qui, d’un élan, accrut la distance qui le séparait des adversaires.

Akr se leva dans les herbes, ce qui inquiéta les Tzoh au point de ralentir la poursuite. Il envoya une flèche, sans résultat, et fit mine de fuir, tandis que Helgvor s’arrêtait. Cinq hommes poursuivirent Akr, huit s’efforçaient d’envelopper Helgvor qui se déroba sans peine.

Éparpillés en demi-cercle, farouches et résignés, car la vitesse du fugitif leur ôtait presque toute espérance, ils s’opiniâtraient. Alors, il se porta vertigineusement sur la droite, où, d’un coup de massue, il écrasa un guerrier isolé, puis des flèches sifflèrent, et ils ne furent plus que cinq. Il les railla avec amertume :

— Les Tzoh ne sont pas même des hyènes ! Les Tzoh ne savent combattre que des femmes…

Là-bas, Akr venait d’atteindre l’embûche. Vingt Ougmar surgirent, terrifiant les Tzoh, qui se laissèrent égorger, pendant que Helgvor abat tait deux ennemis encore.


Maintenant Kzahm connaissait que la nuit de la vie ou de la mort était venue.

Les Ougmar, les Gwah et les chiens hurlaient tous ensemble, et parce qu’ils avaient surgi de la solitude, sans que rien dénonçât leur approche, ils parurent terrifiques.

Des souvenirs s’élevèrent dans les crânes des anciens où la légende des Ougmar survivait, pleine de choses redoutables.

Or, il fallait accepter la bataille. Les Ougmar arrivaient… Autour d’eux s’éparpillaient les chiens et les Gwah aux oreilles aiguës. Une incertitude furieuse tremblait dans la poitrine du Sanglier Noir ; il songea à marcher à la rencontre de l’ennemi, mais le nombre des Tzoh et le nombre des Ougmar étaient maintenant presque égaux, et il y avait ces hommes inconnus, noirs comme la basalte, ces chiens aux hurlements funèbres.

Comme les anciens, Kzahm connaissait la légende des Hommes du Fleuve ; il savait que leur force est grande, leur agilité formidable… Lui seul, croyait-il, était plus redoutable qu’aucun Ougmar. Il résolut d’attendre l’attaque et fit accumuler les branchages à l’entrée du campement : tapis derrière cette barricade, les guerriers étaient presque à l’abri des flèches et des sagaies.

Cependant Akroûn, ayant commandé la halte, examinait le campement.

Il comprenait que l’assaut serait rude et coûterait beaucoup de vies :

— C’est du bois que le feu aime à manger ! dit Helgvor, revenu parmi les siens.

Akroûn sourit au jeune homme :

— Helgvor est aussi rusé que vaillant ! dit-il.

Il fit donc assembler des branches et des rameaux secs, puis, des brandons au poing, les Ougmar reprirent leur marche. Arrivés près du campement, ils lancèrent leurs feux… Des fumées jaillirent…

Kzahm avait promptement deviné le but des ennemis. Pour éviter que le feu ne se répandît dans le camp, il fit allumer les branches du barrage et les flammes se heurtèrent. Des deux côtés, on attendit qu’il n’y eut que des cendres, et puisque les Ougmar devaient traverser une zone étroite ou entrer dans les mares, Kzahm préféra attendre.

Il clama, pour accroître le courage de ses guerriers :

— Les Hommes du Fleuve Bleu ont voulu mourir… Ils mourront !

Le cri de guerre des Ougmar répondit, mais Akroûn se garda d’ordonner l’assaut ; il préféra charger les meilleurs tireurs et surtout Helgvor, de harceler l’ennemi. Cette tactique était infaillible : lorsque plusieurs Tzoh eurent succombé, le Sanglier Noir connut que l’attente était ruineuse et se résigna à l’offensive.

Ce fut un bloc de corps, de haches, d’épieux, de massues et de sagaies. Redoutant une panique, Akroûn opposa l’attaque à l’attaque : la masse des Ougmar s’ébranla, tandis que les Gwah se glissaient sournoisement sur les flancs de l’ennemi, qu’ils bombardaient de pierres aiguës.

Les deux hordes s’entre-choquèrent ; des hommes jeunes et forts quittèrent successivement la vie. Heïgoun, Kzahm, Helgvor et les plus musculeux des antagonistes frappaient de la massue et fracassaient les os. D’autres, avec l’épieu, faisaient jaillir les viscères ; beaucoup enfonçaient les sagaies dans les chairs tendres…

D’abord l’élan des Tzoh parut le plus fort, puis les Ougmar dominèrent.

Heïgoun et Kzahm se trouvèrent face à face. Leurs masses étaient égales ; ils avaient la poitrine profonde des ours, des épaules monstrueuses et des jambes comme des branches de chêne. Leurs massues se heurtèrent comme des rocs et le choc fut si rude que tous deux chancelèrent.

Étonnés, et chacun percevant la force immense de l’adversaire, ils s’observaient et méditaient des coups funestes. Plus impétueux, Heïgoun reprit l’attaque et sa massue eût broyé le crâne de Kzahm, si l’autre n’eût esquivé le coup. De biais, le fils du Sanglier Noir porta un coup puissant ; un guerrier Ougmar détourna l’arme, en frappant le bras du Tzoh et Heïgoun, revenu à la charge, atteignit l’épaule, puis les vertèbres : Kzahm roula sur la terre où Heïgoun broya ses côtes et ses membres…

Dès lors, les Tzoh s’épouvantèrent ; seuls quelques-uns continuaient à combattre. La masse eut l’âme des cerfs sous la griffe des léopards, des megaceros éventrés par le tigre, et périt sans défense sous le tranchant des haches, le poids des massues, les pointes des épieux…

Déjà les Gwah se gorgeaient de sang chaud.

Akroûn contempla les cadavres immobiles ou les agonisants dont la chair palpitait encore… Les femmes étaient venues, que ressaisissaient leurs compagnons, rouges de sang.

— Les Ougmar sont forts, les Ougmar ont anéanti leurs ennemis ! proclama le chef, qui lança une sagaie vers les étoiles, et les guerriers reconnurent sa puissance…

Pendant longtemps, elle ne serait plus battue en brèche, car le héros, admiré par tous, était trop jeune pour commander…

— Akroûn est un grand chef ! déclara solennellement Chtrâ.

— Helgvor est un grand guerrier ! répondit le chef.

Heïgoun, sombre, l’âme pleine de meurtre, épiait Helgvor.


Le clan avait ramené les femmes vers la Presqu’île Rouge, mais Helgvor, avec Iouk et Akr, cherchait la piste de Glavâ.

La rive gauche n’ayant rien révélé, Helgvor avait songé à la rive droite et aux îles, surtout aux îles étroites et rocheuses où les bêtes sont rares… Akr explorait, avec une sagacité ardente, car il aimait à chercher des pistes, et il recourait subtilement à l’aide du chien.

Des jours se passèrent, sans donner aucun indice, jusqu’au matin où Akr ramassa une sagaie à la pointe rompue. Imparfaitement taillée, ce n’était ni l’arme d’un Gwah, qui n’employait que l’épieu et les pierres aiguës, ni celle d’un homme du Fleuve Bleu.

Plus tard, on découvrit une seconde trace. Cette fois, c’était dans une île ; Helgvor, Akr et Iouk aperçurent des cendres, une peau d’écureuil, une carapace de tortue portant les traces de la flamme.

Puis, de nouveau, les vestiges disparurent.