Helgvor du Fleuve Bleu/Partie II/Chapitre III
CHAPITRE III
LES HOMMES DE LA NUIT
Quelques jours. Tant que durait la lumière, Glavâ naviguait sur le fleuve où, malgré les remous et les rapides, elle se sentait moins menacée que sur la terre. Chaque soir, elle était plus proche d’Amhao et toutefois son impatience augmentait comme le croissant de la lune. Entre elle et le chacal, l’alliance était définitive. La jeune bête s’attachait d’autant plus qu’elle connaissait sa faiblesse et l’imperfection de son instinct…
Dans l’énorme solitude, ce petit fauve devint cher à la fugitive. Il montrait une intelligence rapide et déjà ses sens subtils aidaient Glavâ à dépister les carnivores et à découvrir la proie… À force de vivre avec elle, le chacal comprenait ce qu’une bête peut comprendre de l’homme, et Glavâ, avec une intuition vive des sensations du frêle compagnon, s’étonnait de tout ce que décelaient ses actes, ses gestes, ses caresses et ses regards.
À peine s’il lui semblait moins lucide que certaines brutes humaines, tel le Fils du Mouflon, guerrier terreux, dont les yeux demeuraient immobiles comme les yeux des sauriens, tandis que les yeux du petit chacal étaient pleins de vivacité et de promptitude…
Une nuit que le feu ne luisait plus et que Glavâ dormait, le chacal lui gratta l’épaule et la fille des Rocs, se dressant, vit deux hauts loups noirs qui rampaient vers elle… S’ils l’avaient surprise, quelques coups de crocs dans la gorge eussent suffi à l’anéantir.
Elle poussa un cri rude en dardant son épieu, dont la pointe était refaite et durcie au feu. De plus, Glavâ possédait une massue, taillée dans le bois d’un robinier, et des pierres pointues… Les loups, en voyant se dresser la bête verticale et surpris par son cri, s’immobilisèrent.
À la moitié de sa croissance, la lune montrait leurs nuques musculeuses et leurs canines aiguës : c’étaient des loups de grande race aptes à étrangler un homme, à tenir tête à la panthère, mais dont la faim même ne détruisait pas la prudence…
Le petit chacal s’était réfugié derrière la guerrière, quoi qu’il devinât, guidé par un instinct qui remontait aux origines, qu’il était à peine une proie pour ces fauves qui, plus forts et plus hardis que lui, pourtant lui ressemblaient.
Glavâ menaçait les fauves :
— Les hommes sont plus forts que les loups ! Glavâ leur percera le ventre avec l’épieu, elle écrasera leurs os avec la massue…
Les loups écoutaient, attentifs. La voix humaine ne leur était pas étrangère, car ils avaient, quoique rarement, entendu celle des Gwah : mais les Gwah ne parlaient guère, ils poussaient des clameurs de chasse… Plus aiguë, et si variable, la voix de Glavâ réveillait leurs méfiances, sans toutefois les dissuader de combattre, car leurs entrailles, brûlantes de faim, leur donnaient du courage.
— Que les loups chassent le cerf, le daim ou le saïga ! poursuivait la fugitive.
Le plus fort, surexcité par l’émanation de Glavâ, souffla en montrant ses crocs. Toute sa chair percevait la joie de se repaître… Un bond, les dents plongées dans les artères de la gorge et la proie apaisait son ventre…
Alors, rempli de fureur contre la bête qui s’opposait à son assouvissement, il hurla… Glavâ lança une des pierres pointues, pas trop rudement, car la frénésie des fauves blessés était redoutable. Le moins hardi des loups, atteint au crâne, poussa un cri de colère mais de crainte aussi, et recula, tandis que l’autre comprenait mieux que la proie était dangereuse.
Il fit pourtant mine d’attaquer et Glavâ lança une seconde pierre qui le frappa au flanc. À son tour, il recula. S’il connaissait la voix des créatures verticales, il ignorait leur pouvoir de frapper à distance, les Gwah ne l’ayant jamais pourchassé…
Et, réfugié derrière une saillie, déconcerté par cette proie singulière, il veillait avec moins d’ardeur… Sans les effluves, qui attisaient sa faim, il se fût retiré, mais une convoitise brumeuse le retenait encore.
La lune sombra ; la jeune Tzoh continuait à voir reparaître les prunelles des loups, semblables à quatre étoiles vertes… Cependant, ils n’attaquaient toujours pas et sans doute n’attaqueraient que s’ils la croyaient endormie. Pour entretenir leur hésitation, elle poussait un cri ou proférait des paroles. Parfois aussi, pour ménager ses pierres tranchantes, elle ramassait de la pierraille, qu’elle lançait au hasard.
La nuit fut épouvantablement longue… À chaque instant, les loups faisaient mine d’attaquer et vers l’aube, ils approchèrent à moins de six coudées… Deux pierres aiguës, peut-être l’odeur d’une autre proie, les inclinèrent enfin à la retraite : ils se perdirent dans l’ombre et dans la brume…
Un matin de plus parut sur le fleuve, les forêts et les savanes, un matin lourd de vapeurs qui faisaient grelotter la jeune fille. S’étant assurée que la route était libre, elle se dirigea vers l’endroit où elle avait amarré la pirogue. Elle avait hâte de quitter ce mauvais refuge, de se retrouver sur les grandes eaux, à l’abri des fauves sinistres…
La peur gronda dans ses artères : le canot avait disparu.
Il n’y avait plus là que des fragments d’amarres, rongées par des bêtes affamées, et sur la face du fleuve, on ne voyait que des écumes, des feuilles ou des rameaux que le courant emportait.
Alors, une tristesse démesurée s’abattit sur la fugitive. Assise sur le rivage, elle pleurait amèrement… Comme la nuit où elle avait fui le camp des Ougmar, elle conçut l’horrible solitude et se sentit plus faible que le petit chacal qui gémissait de faim auprès d’elle.
La brise chassa les vapeurs, l’étendue s’ouvrit sur la terre infatigable, et Glavâ, effrayée par la distance qui la séparait d’Amhao, désespérait des lendemains.
Il y avait encore un peu de chair, cuite la veille ; elle en donna une part au chacal et mangea l’autre, mais tandis que le monde redevenait joyeux pour la bête rassasiée, il demeurait sombre comme l’agonie pour la fille des Rocs…
Tout de même, elle se mit en route. Entre la forêt et le rivage s’étendait une plaine où la marche était facile, mais alors que, sur le fleuve, elle voguait presque sans crainte, ici le péril pouvait surgir de tous les recoins du site… Le chacal trottinait allègrement, encore qu’il détestât la lumière du jour…
Au tournant d’une roche, la fugitive s’arrêta et tout son corps se mit à trembler : les bêtes souveraines étaient venues !
Elles étaient cinq, aussi noires que le basalte, avec des faces en chanfrein, des oreilles pointues et velues, des membres graciles et des ventres caves.
Elle reconnut les alliés des Ougmar, les Gwah, Fils de la Nuit, féroces comme des hyènes et qui mangeaient la chair des vaincus. Armés d’épieux et de pierres, ils étaient complètement nus…
Les yeux fixés sur ces créatures épouvantables et répugnantes, elle demeurait sidérée.
Comme ils avançaient vers la roche, ils ne devaient pas tarder à voir la jeune fille. Malgré les bondissements de son cœur, elle gardait le demi sang-froid des herbivores tant que le fauve ne les a point saisis. La ligne rocheuse, escarpée et sans fissures, n’offrait aucun refuge, la savane était nue, jusqu’à la forêt : il fallait rétrograder, jusque là-bas, à deux mille coudées, où les végétaux de la rive permettraient de se cacher…
Or, les Gwah étaient à moins de cinq cents coudées et marchaient rapidement… Si brève fût-elle, l’hésitation de la jeune fille donna aux Gwah le temps de parcourir une cinquantaine de coudées…
Enfin, elle prit son élan… Dans le pays des Rocs, sa vitesse égalait celle des meilleurs coureurs, et sans doute, elle aurait atteint la rive touffue, sans le passage d’une bande de saïgas, qui filaient vers la sylve. À leur vue, les Gwah s’élancèrent vers le tournant où le plus agile parvint avant que Glavâ atteignît les roseaux. Il appela ses compagnons d’une voix stridente.
Les Gwah n’hésitèrent qu’un instant entre la jeune fille et les saïgas ; ceux-ci avaient pris une si grande avance qu’il devenait impossible de les traquer.
Alors, à grands cris, ils pourchassèrent Glavâ…
Elle ne songeait plus à se réfugier parmi les arbustes ou les herbes riveraines — les Gwah l’auraient cernée sans peine, elle ne compta que sur sa vélocité.
En vérité, elle court plus vite que ces hommes aux jambes brèves et lorsqu’ils ont parcouru deux mille coudées, elle en a franchi cinq cents de plus. Graduellement, elle incline vers la forêt, résolue à n’y entrer qu’après avoir pris une avance rassurante, car si le sous-bois est plein de retraites, il ralentit l’élan. En outre, les Gwah sylvestres sont habiles à se glisser parmi le mystère des fourrés, des buissons et des combes. Par intermittences, elle se tourne, elle revoit leurs formes odieuses, elle constate qu’ils s’acharnent et ne semblent point las…
Le petit chacal, sans effort, suit la misérable humaine : sans doute conçoit-il vaguement le péril, ce péril qui jamais n’est lointain, qui plane éternellement sur les chacals comme sur les mégaceros et les élaphes…
La poitrine de Glavâ s’épuise ; une douleur aiguë pointe aux côtes et ses jambes défaillent… Là-bas, deux des Gwah courent maintenant aussi vite que la jeune fille. Elle le sait ; le découragement grandit qui conduit à la défaite et à la mort, et toutefois sa volonté se condense ; elle s’acharne contre la faiblesse des membres.
La sylve s’avance ; elle ronge la savane, elle étend une orée sinueuse. Une dernière fois Glavâ se tourne et, cette fois, il semble bien que les Gwah de tête vont plus vite quelle. Puis, plus rien : un promontoire d’arbres la rend invisible…
C’est le moment terrible du choix : faut-il continuer la course ou se réfugier dans les bois ?… Elle hésite jusqu’à ce que son souffle, le battement forcené de son cœur aux abois la persuadent, et elle franchit une flaque d’eau, passe sur des pierres qui ne garderont pas sa trace, entre enfin dans le pays des arbres aux gîtes sans nombre…
Longtemps Glavâ erra par les futaies et les clairières, sans découvrir l’abri favorable… Les branches cruelles la frappaient au visage, les épines ensanglantaient ses mains et ses pieds : elle ne songeait qu’à échapper aux Hommes de la Nuit.
Un ruisseau barra la route. Au lieu de le franchir, elle marcha dans son lit, en portant le chacal : ainsi sa trace était abolie… Enfin, un fourré se montra, dense, sombre, où peut-être elle rencontrerait le sanglier…
Dans son accablante lassitude, elle résolut pourtant de se réfugier là, et rampant à travers les plantes cruelles, elle se glissa jusqu’au centre, dans une clairière minuscule… Épuisée, elle croula sur le sol, elle tomba dans une demi-inconscience, une sorte de torpeur qui abolissait l’inquiétude sans diminuer la vigilance.
À mesure que les ombres des ramures se déplaçaient, elle espéra que les Gwah, entraînés par la poursuite, avaient perdu sa piste.
Ils l’avaient perdue en effet. Pendant longtemps, ils continuèrent leur galopade, d’autant plus incertains que la lisière sylvestre continuait à sinuer, en sorte que Glavâ, à cause de son avance, pouvait demeurer invisible… Puis, l’orée s’étendit droite, à peine coupée de replis légers.
Dès lors, ils interrompirent la poursuite, mais cette proie excitait leurs instincts farouches, leurs haines de race. Ils appartenaient à l’une des régions où l’on ne faisait jamais alliance avec les Ougmar, et n’avaient pas même reconnu le sexe de la créature fugitive, car Glavâ ne leur était guère apparue que de dos.
Recrus de fatigue et hors d’haleine, ils firent halte et tinrent conseil à leur manière. Si leurs consciences étaient brumeuses, à peine plus subtiles que les consciences des loups ou des chacals, la parole leur donnait une puissance redoutable. Cependant, ils connaissaient peu de mots ; les gestes y suppléaient et traduisaient chacune de leurs impressions. Ils convinrent qu’ils avaient dépassé la piste et qu’il fallait revenir en arrière.
Tandis qu’ils se concertaient, d’autres Gwah surgirent qui venaient du fleuve et dont quelques-uns tenaient des poissons capturés parmi les pierres…
L’un d’eux était un chef, chef vague, comme tous les chefs de Gwah, dont l’autorité décroissait et renaissait selon les circonstances. Sa ruse était plus nombreuse et plus sûre que celle des autres hommes de la horde : il savait mieux chasser et rapportait assez de gibier et de poisson pour donner de la chair à ses partisans.
Il se fit répéter l’aventure par les cinq hommes qui avaient poursuivi Glavâ et dit :
— L’étranger ne peut pas vivre près des Gwah !… Ouak et les guerriers dévoreront l’étranger !
À l’instant, il redevint le chef tandis que les hommes répétaient :
— Les guerriers doivent dévorer l’étranger !
Ouak parvint à faire comprendre qu’ils devaient s’éparpiller, tout en demeurant à portée les uns des autres. Puisque cette tactique réussissait avec les loups et les sangliers, pourquoi ne réussirait-elle pas avec un homme ?
Ceux qui avaient du poisson le dévorèrent sans le faire cuire, afin d’être prêts à la chasse et Ouak chercha d’abord à retrouver la trace. Elle demeurait incertaine. Les Gwah entrèrent dans la sylve.
Si les Gwah n’avaient pas la sagacité des Ougmar, leur patience était comparable à celle des ermites. Ils fouillèrent la sylve pendant le quart d’une journée.
Lorsque, à un signal de Ouak, ils faisaient halte, c’était en gardant leurs distances…
La forêt, parcourue par les sangliers, les élaphes, les daims, parfois les mammouths, demeurait inscrutable. À mesure, l’autorité d’Ouak décroissait : chaque Gwah reprenait sa liberté capricieuse. Cependant, vers les deux tiers du jour, un glapissement arrêta l’un des chasseurs près d’un fourré épais…
Il se souvint que Glavâ était accompagnée d’un chacal, il fit signe au plus proche de ses compagnons…
Depuis quelque temps, Glavâ avait le sentiment qu’ils rôdaient dans la sylve… Le chacal tendait son visage aigu et dressait ses fines oreilles… L’odeur de l’homme errait dans l’air… Le chacal glapit.
Elle s’était dressée, encore endolorie de son lourd effort, les pieds noirs de sang coagulé, elle écoutait, elle flairait…
Les hommes étaient là !
Elle poussa une plainte basse et le désespoir remplit sa poitrine comme un poison.
Recouchée, l’oreille contre le sol, elle percevait les craquements des plantes frôlées, le bruit mou des pas… Il y en avait tout autour d’elle… Elle rêva fiévreusement la fuite, et, en même temps, elle comprenait que partout elle rencontrerait les hommes.
Des pas plus proches, puis un rampement… Glavâ saisit d’instinct l’épieu et la massue. Et elle vit une tête noire, des yeux de rat, un visage épais et féroce…
Comme elle agitait l’épieu, le visage disparut… Un appel vibra, les pas se multiplièrent… La mort ! Glavâ se souvint des femmes que les Tzoh sacrifiaient aux Vies Cachées… Elle les avait vues mourir, les yeux dilatés par la terreur, elle avait connu les plaintes et les cris d’agonie…
C’est cela qu’apportaient ces hommes sombres.