Helgvor du Fleuve Bleu/Partie II/Chapitre I
DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
LE RETOUR DES OUGMAR
Helgvor avait retrouvé dans la Presqu’île Rouge, quelques vieux hommes, quelques vieilles femmes, quelques enfants échappés au massacre et aussi des femmes nubiles qui s’étaient dérobées à temps pour échapper aux Tzoh… Il attendit deux jours, ayant donné sa hutte aux fugitives, tandis qu’il se construisait une hutte nouvelle.
Le surlendemain, les guerriers parurent. Ils ramenaient beaucoup de chevaux pour l’hiver mais leur consternation fut terrible…
Akroûn, chef des chefs, avait encore la force d’un léopard, mais les années pesaient sur ses épaules et semaient du sel sur ses tempes… Une rudesse pleine de ruse allumait ses yeux jaunes et son visage peint au minium. Moins haut que Heïgoun, le géant, et même que Helgvor, il déployait des épaules comme des blocs et un torse cerclé de côtes épaisses.
Il fit comparaître Helgvor et parla d’une voix creuse :
— Akroûn avait laissé les huttes pleines de femmes et d’enfants. Cinq guerriers veillaient sur la Presqu’île Rouge. Que sont devenues les femmes et où sont allés les guerriers ?
Il le savait, ayant rencontré le vieillard Hagm, à cinq mille coudées du camp.
Helgvor répondit sans trouble :
— Les femmes ont été enlevées et les guerriers sont morts !
Le chef des chefs enveloppa le jeune homme d’un regard féroce :
— Ils ont combattu ?
— Ils ont combattu.
— Qu’a fait Helgvor ? N’a-t-il pas osé regarder les ennemis en face ?
— C’était le jour où Helgvor allait en reconnaissance, avec ses chiens, son loup et Hiolg. Helgvor a rencontré les Hommes des Rocs et il est revenu. Les Tzoh étaient dans la Presqu’île. Helgvor était seul…
— Helgvor seul n’a pas combattu ?
— Helgvor a combattu ; il a tué deux Tzoh. Plus tard, il en tué quatre autres : il en a blessé deux.
Les guerriers formaient un demi-cercle autour du jeune homme. Heïgoun ricana. Le chef avait un visage ténébreux :
— Aucun guerrier n’a vu Helgvor !
— Hiolg l’a vu !
Une voix aiguë cria :
— Helgvor a tué six hommes des Rocs, et Hiolg, avec le loup, en a tué un.
Audacieusement, l’enfant vint se mettre aux côtés du nomade.
Alors, Iouk, frère de Helgvor, et Chtrâ, son père selon la coutume des Ougmar, mais point selon la réalité, clamèrent :
— Helgvor est un guerrier !
— La parole d’un enfant est plus légère qu’une feuille, grogna Heïgoun…
Les Ougmar croyaient que Heïgoun était le plus fort des hommes et, en l’absence d’Akroûn, il prenait le bâton du commandement.
— Voici mes témoins ! dit Helgvor.
De la peau d’une loutre, il tira sept mains d’hommes desséchées, et Hiolg montra une huitième main…
Alors, Akroûn déclara :
— Helgvor a combattu.
— D’où vient la septième main ? demanda Heïgoun.
— C’est la main d’un Tzoh tué par une fugitive des Rocs et par le loup, répondit Helgvor avec répugnance.
— Helgvor avait donc fait alliance avec l’étrangère ?
La haine vivait entre les deux hommes : Heïgoun détestait la force d’Helgvor qui croissait à chaque lune. Apprenant que le jeune homme avait tué six ennemis, une fureur homicide tournoyait dans son crâne.
Tous s’écartèrent de l’épieu énorme ; les cheveux de Heïgoun évoquaient l’éclat d’une torche ; il avait une poitrine de lion, des bras noués de muscles, des jambes comme des bouleaux…
— Helgvor a fait alliance avec les fugitives ! répondit le jeune homme en reculant d’un pas et tenant sa massue prête. Ainsi Helgvor sait où vivent les Hommes des Rocs et les fugitives guideront les Ougmar.
— Akroûn veut voir les femmes ! gronda le chef.
— Tous les guerriers le veulent ! ajouta Heïgoun.
— C’est bien !
Quand les femmes parurent, un murmure étonné bruissa parmi les Ougmar… Tous les yeux détournés du visage épais, des yeux allongés et de la stature trapue d’Amhao, se fixaient sur Glavâ.
Avec sa chevelure lumineuse, ses prunelles fauves aux reflets de jade, sa haute taille flexible, elle était comparable aux plus belles adolescentes du Fleuve Bleu…
Parce que les femmes avaient disparu, elle semblait plus désirable.
Heïgoun tournait vers elle un visage avide :
— La Tzoh est digne d’entrer dans la hutte d’un guerrier ! exclama-t-il d’une voix despotique.
Elle se tenait là, droite et orgueilleuse, et sa face méprisa Heïgoun :
— Heïgoun est un chef ! reprit-il.
Et comme il obéissait brutalement à ses impulsions :
— La Tzoh sera la femme d’un chef…
Une colère véhémente gronda dans la poitrine de Helgvor.
— Heïgoun est-il le maître des clans ? Est-ce lui qui a fait alliance avec l’adolescente ?
Akroûn écoutait en silence. La passion du commandement le dominait et le laissait indifférent à cette querelle. S’il exécrait Heïgoun, il le redoutait pour sa force, sa violence et le nombre de ses partisans.
Quand Akroûn serait vieux, tous s’attendaient à voir le bâton du chef des chefs aux mains du colosse.
— Helgvor n’est pas même un guerrier ! rauquait Heïgoun.
— Helgvor regarde Heïgoun en face… et combattra par l’épieu, l’arc et la sagaie.
Les épieux s’élevèrent et Akroûn souhaita la mort de son rival… Mais redoutant la défaite de Helgvor, il parla impérieusement :
— Aucun homme du Fleuve Bleu n’aura une femme nouvelle avant que les Tzoh n’aient été punis. Jusqu’à l’heure de la vengeance, les Ougmar seront comme les chacals ou des saïgas. L’homme qui aura le mieux combattu aura la femme qu’il préfère.
Des acclamations s’entre-choquèrent. Plusieurs guerriers subissaient la séduction de la captive et la jalousie obscurcissait leurs cœurs… La plupart voulaient reconquérir leurs femmes et tuer les ravisseurs… Ainsi, Akroûn entraîna les guerriers par sa parole, si bien que Chtrâ put dire :
— Le chef a bien parlé ; les Ougmar obéiront.
— Helgvor a défié Heïgoun rugit le géant.
— La tribu veut tous ses guerriers ! dit âprement Akroûn. Si Heïgoun, Helgvor, ou tous les deux, étaient blessés, les Tzoh seraient plus forts !
— Heïgoun tuera Helgvor après la victoire !
— Helgvor abattra Heïgoun !
Le jeune homme déploya sa haute stature, presque égale à celle de l’adversaire, mais les épaules d’Heïgoun étaient plus massives et ses membres plus gros. Surpris de la hardiesse du fils de Chtrâ, plusieurs guerriers admiraient son audace.
Glavâ, concevant que Heïgoun la convoitait, pâlissait de colère et de haine.
Les guerriers ne devant partir que le lendemain, passèrent le reste du jour à réparer ou à aiguiser leurs armes. L’inquiétude assombrissait Helgvor et, obscurément, il sentait combien sa vie avait été douce et libre dans l’enceinte erratique. Si l’instinct de la race et la haine des Tzoh n’avaient point parlé en lui, il aurait songé à la fuite.
Glavâ aussi était morne et quand les premières étoiles revécurent, elle sentit la pesanteur menaçante des ténèbres.
Heïgoun lui fut aussi odieux que Kzahm, l’hostilité s’élevait dans son cœur contre la race étrangère et même elle conçut une rancune contre Helgvor, pour l’avoir emmenée parmi ces hommes.
Akroûn avait fait venir Helgvor dans sa tente et demandait :
— La jeune fille nous conduira-t-elle dans le pays des Tzoh ?
— Oui, répondit le guerrier, si personne ne la menace : Glavâ n’a pas peur de la mort. Elle a combattu comme un guerrier… et elle ne courbera pas la tête… Si le chef veut qu’elle soit un guide, il faut écarter Heïgoun. L’adolescente ne répondra qu’à Helgvor.
Le chef écoutait, soucieux et, au fond de lui-même, il approuvait Helgvor, mais il prévoyait des embûches. Effritée par les circonstances, son autorité chancelait ; il devinait que maint guerrier blâmait son imprévoyance. Quelques-uns avaient murmuré…
Heïgoun, audacieux et ardent à dominer, plein d’une ruse grossière, toutefois efficace, ne lui laisserait point de repos. Parce que la nature d’Akroûn s’opposait à celle de Heïgoun, et aussi parce que la rivalité était née trop tôt, le chef des chefs ne voulait point que celui-là prît le bâton du grand commandement :
— Comment Helgvor a-t-il rencontré les femmes et combattu les Tzoh ? demanda-t-il.
Helgvor raconta son aventure, la première rencontre des Hommes du Roc, le massacre dans la Presqu’île Rouge, la poursuite, la rencontre des fugitives, le combat sur la rive et le combat dans l’enceinte granitique. Tant d’exploits émerveillaient Akroûn, car Helgvor était plus jeune que tous les guerriers chasseurs de chevaux et de bisons. Cependant son adresse était connue : depuis son enfance il tirait de l’arc, il lançait la sagaie avec une justesse surprenante. Sa force croissait plus vite que sa stature.
Akroûn espéra qu’il serait un rival redoutable pour le Géant : si Helgvor devenait le héros de la tribu, le chef des chefs n’aurait pas de rivaux ; un si jeune homme ne pouvait exercer le commandement.
Akroûn ne prétendait plus à la prééminence corporelle : l’âge avait amoindri ses muscles dans leur vigueur et leur souplesse. Au moins sept guerriers l’emportaient maintenant sur lui, dans le combat : comme il régnait par la prévoyance et par l’astuce, lui-même se reprochait la catastrophe.
Sans doute, les Hommes du Roc n’étaient pas venus depuis deux générations entières, et on croyait qu’ils avaient émigré vers l’Orient… Un chef n’aurait pas dû oublier leur existence !…
— La fille des Rocs, dit-il, marchera pendant le jour avec Helgvor… La nuit elle sera seule, gardée par les chiens d’Akroûn, qui ne laissent approcher que le chef…
Une épaisse douleur pesa sur le cœur d’Helgvor, car il se méfiait d’Akroûn même.
Au matin, Akroûn fit le dénombrement de ses guerriers. Il y en avait cinquante-huit, tous entraînés à la fatigue et habiles à manier la hache, l’épieu, la massue, la sagaie…
— Les Hommes des Rocs sont beaucoup plus nombreux, dit Helgvor… Il y a trois Tzoh pour un Ougmar.
— Jadis, les guerriers des Lacs Verts combattaient avec nous, fit le chef. Leurs tribus sont à plus d’une lune de marche.
— Il faut surprendre les Tzoh ! gronda Heïgoun.
Akroûn eut un rire sombre :
— Les Ougmar passeront par les forêts de l’autre rive. À dix jours de marche, la Rivière Haute les conduira vers les pays de soleil… et ils tâcheront de faire alliance avec les Gwah, Hommes de la Nuit.
— Ce sont des chacals sans force et qui mangent leurs morts ! répliqua durement Heïgoun.
— Les Gwah sont rapides et habiles à dresser des embuscades, affirma Chtrâ. Depuis six générations, ils sont amis des Ougmar… Chtrâ a chassé avec les Gwah.
— Gaor aussi, dit un guerrier. C’est vrai qu’ils mangent les hommes morts, mais ils sont fidèles.
Les Ougmar traversèrent le fleuve dans neuf canots bien construits… Si la forêt était profonde, depuis des temps innombrables, les ancêtres y avaient percé une voie, souvent adoptée par les mammouths, les bisons et les megaceros… Chaque canot était porté par quatre hommes, que d’autres relayaient. La marche était ralentie, mais lorsqu’on aurait gravi les collines de l’ouest, on trouverait la rivière, dans la haute vallée : elle était rapide et conduisait vers le sud.
Les guerriers marchèrent tout le jour, ne s’arrêtant que pour manger… La forêt parut interminable et elle montait vers le ciel où le soleil se couche, d’abord lentement, puis plus vite. Au crépuscule, derrière leurs feux, les Ougmar étaient plus forts que toutes les bêtes, même les mammouths et les bisons qui marchent par troupeaux…
Seules les bêtes verticales étaient redoutables, mais on ne connaissait dans la forêt que les Hommes de la nuit, qui vivent dans le tronc des arbres aussi vieux que la terre.
On avait isolé Glavâ au centre du campement. Les guerriers tournaient vers elle des yeux farouches et charmés ; Heïgoun cherchait à se rapprocher, mais Akroûn avait disposé autour d’elle, Chtrâ, quelques hommes qui détestaient le colosse et des chiens vigilants.
Heïgoun disait à ses hommes :
— Akroûn n’a pas su protéger les femmes ! Celle-ci sera-t-elle pour ses amis ?
Il tournait vers Glavâ sa face velue, qui avait la couleur d’un feu prêt à s’éteindre.
Accablée par la crainte et par la haine, elle regrettait amèrement d’avoir suivi Helgvor dans la Presqu’île Rouge. On l’avait violemment séparée d’Amhao, qui restait là-bas, avec les survivantes et quelques vieillards. D’abord, elle s’était révoltée, puis, comprenant que la résistance serait dangereuse pour Amhao même, elle avait cédé.
Maintenant, elle rêvait de reprendre, avec sa sœur, la route des solitudes… Aussi exécrables que les Tzoh et, de plus, étrangers, les Ougmar, par leurs gestes, leurs habitudes, leurs armes, leurs voix, inspiraient à l’adolescente une antipathie profonde.
Elle eût âprement guidé Helgvor vers le pays des Tzoh, mais elle tromperait les autres, elle les jetterait sur des pistes fausses.
Helgvor, épiant la jeune fille à la lueur tremblotante des feux, concevait sa rancune et en était accablé. Plusieurs fois, il avait reparlé au chef pour qu’on emmenât Amhao : Heïgoun et ses partisans s’y opposaient, disant quelle entraverait la marche, à moins qu’elle n’abandonnât son enfant.
— Helgvor portera l’enfant ! avait dit le jeune nomade.
— Chtrâ aussi… et Ioûk !
Heïgoun ne voulut rien entendre et Akroûn céda, indifférent au sort d’Amhao. Comme il ne voulut plus écouter Helgvor, Helgvor n’osa pas dire que Glavâ se vengerait.
Le lendemain, on rencontra les premiers Hommes de la Nuit. Leurs faces s’allongeaient comme la face des ægagres et leurs oreilles pointues étaient couvertes d’un poil dur. Aussi noirs que le basalte, ils montraient des yeux d’écureuil, des bouches en suçoirs, des membres grêles et des ventres caves. Leurs poils végétaient par îlots sur le crâne, la face et le thorax ; leur peau produisait une huile nauséabonde et la lèvre supérieure se relevait continuellement sur des dents carnassières. Comme armes, ils n’employaient que l’épieu et les pierres aiguës.
Depuis vingt ans, Chtrâ les rencontrait dans la sylve. Accoutumé à leur langage, il dit, faisant plus de signes qu’il ne prononçait de paroles :
— Si les Gwah veulent venir avec les Ougmar, ils auront de la chair et du sang en abondance…
Le plus âgé des hommes répondit :
— Pourquoi les Gwah iront-ils avec les Ougmar ?
— Ils aideront à traquer les Tzoh. N’y a-t-il pas eu un temps où les Tzoh ont massacré les Hommes de la Nuit ? Les Gwah auront les dépouilles des ennemis, car les Ougmar sont les plus forts !
Malgré leurs ruses, les Gwah avaient des âmes crédules : les lendemains leur apparaissaient à une distance infranchissable.
Ils flairèrent la chair rôtie et, ayant reçu leur part, ils la dévorèrent, tout en accompagnant les nomades.
Parfois un nouveau Gwah, issu du tronc d’un arbre ou sorti des sous-bois, se mêlait au troupeau, entraîné par l’exemple des autres.
— Il faudra de la chair tous les jours, disait Chtrâ à Akroûn. Si la chair manque, les Gwah s’arrêteront.
Mauvais chasseurs et allumant péniblement le feu, les Gwah connaissaient la famine.
— Il y aura de la chair, affirma Akroûn… les bêtes abondent dans la forêt.
Il comptait sur les Gwah moins pour combattre directement que pour harceler les Tzoh et les attirer dans des embûches.
Après quelques jours, il y eut près de cinquante Gwah. Malgré leur stature chétive, ils étaient toujours prêts à se repaître, également aptes à supporter la famine et la réplétion. Les chasseurs Ougmar poursuivaient à outrance les élaphes, les aurochs, les sangliers, les daims, les megaceros, les saïgas, pour satisfaire la voracité des alliés. Ceux-ci, enclins à l’indolence, réjouis de cette vie abondante et facile, s’éparpillaient le jour autour de la tribu, mais, le soir, se rassemblaient avidement autour des feux, aspirant l’odeur des viandes cuites, et se chauffant le corps avec béatitude…
Leurs émanations, qui ressemblaient à celles des renards et des putois, emplissaient Glavâ d’un dégoût amer, mais les guerriers, après les premiers soirs, n’y prenaient plus garde.
Quand on atteignit la Haute-Rivière, comme il n’y avait pas assez de canots, les Gwah, aidés par les Ougmar, construisirent plusieurs radeaux. Ils les maniaient avec plus d’adresse qu’ils n’eussent manié des pirogues, et ne redoutaient point l’eau, car tous nageaient et plongeaient comme des loutres.
La Haute-Rivière emporta impétueusement les hommes : en trois jours, ils franchirent une distance énorme et se retrouvèrent près du Fleuve Bleu. Il avait débordé ; ses eaux pénétraient dans la forêt et baignaient le pied des collines… Il fallut un quart de jour pour atteindre la terre ferme au delà de l’autre rive, elle aussi submergée.
Enfin, on débarqua à pied sec, mais la plaine était entrecoupée de grandes mares qu’on ne pouvait franchir qu’avec les pirogues et les radeaux.
Akroûn montrait un visage dur, afin de maintenir la force du commandement.
Vers le soir, Heïgoun cria :
— Les Ougmar se traînent comme des vers… Jamais ils n’atteindront le pays des Tzoh.
Akroûn répondit rudement :
— L’inondation a dû arrêter les ravisseurs. Les Ougmar doivent continuer la poursuite.
Il fit venir Helgvor et demanda :
— Les Tzoh étaient-ils plus loin que nous, vers le haut du Fleuve, quand Helgvor a rencontré les fugitives ?
— Non, les Tzoh étaient à une ou deux journées plus bas.
— Les Tzoh se seront enfoncés dans les terres, affirma Heïgoun… Il faut quitter le rivage du fleuve.
— Pas encore ! dit Akroûn.
— Heïgoun oublie-t-il que les Ougmar sont sur la voie de guerre ?
— Heïgoun obéit au chef ! Mais les guerriers peuvent se réunir et parler.
Une pâleur cendreuse se répandit sur le visage d’Akroûn.
On ne parlait de réunir les guerriers que lorsque l’autorité du chef était méconnue… Sa haine se leva en tumulte et il souhaita plus énergiquement la mort du géant.
— Akroûn réunira les guerriers, quand les feux brilleront.
— Si les Tzoh ne sont pas loin, ils verront les feux.
— Heïgoun est-il un enfant ? Croit-il que le chef ignore qu’il faut cacher la flamme ?
Le soir, Akroûn fit choix d’une courbe environnée d’arbres, pour allumer les feux. D’ailleurs, les batteurs d’estrade, Ougmar et Gwah, n’avaient découvert aucune trace jusqu’à une distance où les feux, même en plaine rase, eussent été invisibles.
Quand les bûchers flamboyèrent, Akroûn appela les hommes.
— Que les guerriers se rassemblent. Le chef veut les écouter.
Les partisans d’Heïgoun vinrent les premiers : ils étaient douze dont aucun n’avait vu passer plus de trente automnes.
Ceux qui demeuraient fidèles au chef, soit par inclination, soit par confiance, soit encore par crainte ou haine d’Heïgoun, s’assemblèrent plus lentement : on en comptait quinze, dont Chtrâ, Iouk et Helgvor.
Les indécis, prêts à se soumettre au plus fort, s’éparpillèrent.
Akroûn, épiant avec angoisse les partisans de son rival, se souvint avec amertume des jours, si proches encore, où la tribu suivait aveuglément son impulsion. Alors Heïgoun se bornait à attendre les temps qui doivent venir… Maintenant, le chef sentait la méfiance : au fond des âmes, on lui reprochait la perte des femmes — et sans se demander comment il eût pu prévenir l’enlèvement, on l’en rendait responsable…
Il se leva ; les feux joignaient des lueurs rouges aux lueurs d’ambre de ses yeux ; sa face puissante affectait l’impassibilité. Il dit :
— Le chef a rassemblé les guerriers pour prendre conseil de leur prudence. La route qui suit le fleuve est envahie par les eaux. Mais c’est la route la plus courte. Faut-il la suivre ou faut-il s’enfoncer dans les terres ?… Que les guerriers méditent !
Heïgoun se leva et parut formidable. Ses épaules oscillaient lentement, ses mâchoires terribles étaient contractées, et quand il soulevait la lèvre, on voyait des dents de lion :
— L’expérience du chef est grande ! dit-il, et les guerriers obéiront à son commandement… Mais si la route du fleuve est la plus courte, elle sera la plus longue à parcourir… Les Tzoh ne l’auront pas suivie. Les Tzoh sont partis vers les terres intérieures…
Sa main énorme montrait l’Occident, tandis que ses partisans secouaient la tête avec des exclamations.
— La chasse est difficile sur le rivage ! reprit-il… Ce soir, les Gwah n’auront pas assez de chair… et les Gwah ne suivent les Ougmar que pour se repaître. Les bêtes ont fui dans les terres. Les Ougmar veulent-ils que les Gwah se retirent ? Alors, ils ne seront plus assez nombreux pour attaquer les Tzoh !
Ses partisans l’approuvaient par le geste et par la parole ; les indécis tournaient vers lui des têtes craintives, prêts à se soumettre à la force nouvelle.
Lorsque Akroûn se dressa, on eût pu voir que sa poitrine tremblait :
— Heïgoun est un guerrier rusé !… Mais que sait-il de l’ennemi ? Et qu’en savent les Ougmar ? La piste n’a pas paru ! Il faut chercher la piste… Voici ce que veut Akroûn. Sept guerriers, avec des Gwah et des chiens la chercheront sur la rive. Tous rapporteront la chair des bêtes qu’ils auront chassées… Ainsi les Ougmar sauront quelle est la voie. Le chef a parlé. Les guerriers obéiront.
— Les guerriers obéiront ! cria Chtrâ en même temps qu’Helgvor.
Et les partisans d’Akroûn ayant repris courage, clamèrent :
— Les guerriers obéiront !
Alors les âmes timides qui attendaient le destin reprirent confiance dans le chef, tandis que les partisans de Heïgoun gardaient le silence et l’immobilité.
Comprenant que son heure n’était pas venue, le Fils du Loup gronda :
— Heïgoun ne commandera-t-il pas les hommes qui marcheront vers les terres ?
Le chef acquiesça, mais alors une défiance agita le guerrier ; tourné vers Glavâ, il épiait Helgvor… Akroûn comprit et, soucieux de n’alimenter aucune querelle avant la défaite des Tzoh :
— Chtrâ commandera les hommes qui suivront le rivage — et Helgvor le guidera.
Helgvor regardait Glavâ avec désespoir ; elle se tenait auprès d’une des femmes ; son visage était sombre ; une rancune profonde s’élevait dans son cœur.
À l’aube, Heïgoun partit vers les terres sèches, avec six guerriers, des Gwah et des chiens. Chtrâ, avec Helgvor, partit vers l’amont du fleuve : sa troupe emportait deux pirogues pour la traversée des mares. Lorsqu’elles étaient étroites, on les contournait et parfois on les passait à gué.
Des énergies tristes déprimaient Helgvor : l’image de Glavâ tourmentait sa jeunesse, et parce qu’il était incapable d’un retour sur soi-même, cette image dominait chacun de ses actes et chacune de ses tendances. Naguère la défaite des Tzoh eût absorbé tout son être. Maintenant, il songeait bien davantage à la conquête de Glavâ.
Chtrâ, frère de celle qui engendra Helgvor, était son père selon la coutume. Il aimait Helgvor. C’était un guerrier d’humeur pacifique et monotone, humble devant le chef et qui exécrait Heïgoun. Avec de l’expérience et peu de flair, aucun goût pour le commandement, il aimait le repos. Sur la route de chasse ou de guerre, il accomplissait, sans ardeur, les actes utiles.
Il tuait les bêtes avec calme, il était prêt à exterminer les Tzoh. De même aurait-il pris volontiers la vie de Heïgoun et des partisans de Heïgoun, de préférence par stratagème, si Akroûn l’avait ordonné… La mort ne le troublait point, ni la souffrance de ceux qui lui étaient indifférents, mais le trépas de Helgvor ou de Iouk l’eût désolé pendant de longs jours.
Iouk, frère de Helgvor, ressemblait à Chtrâ. Plus vivace, il haïssait mieux. Quoiqu’il fût né avant Helgvor, il reconnaissait sans colère la force et l’agilité supérieures de son frère ; même il s’en montrait fier. Car il était de ces hommes pour qui d’autres hommes peuvent être des prolongements radieux de leur vie.
Pendant les premières heures, l’expédition avança tortueusement. Les six chiens, le loup, les Gwah et les guerriers cherchaient la piste et ne la trouvaient point…
Lorsque le soleil eut franchi le premier quart du ciel, Chtrâ dit :
— Si les Tzoh ont passé avant l’inondation, ils sont très loin de nous.
— L’inondation n’est-elle pas plus forte vers le haut du fleuve ? dit Helgvor.
Chtrâ haussa les épaules ; son visage étroit reprit sa douceur apathique.
Ils venaient de traverser un ravin submergé et ayant tourné des rocs, ils marchaient sur une terre sèche.
Les Gwah cherchaient mollement : ils avaient faim — et le temps de la halte était venu.
Alors, Helgvor explora la plaine et, pour mieux voir, monta sur un bloc erratique… Des bêtes furtives apparaissaient un moment et disparaissaient… Il y eut un élaphe, des saïgas, un megaceros, des élans — et, très loin, une troupe impétueuse de chevaux, tandis qu’un triangle de grues naviguait sous un nuage…
Les chiens et les Ougmar cherchaient aussi, et les chiens flairaient l’espace.
À la fin, les yeux de Helgvor s’allumèrent : un troupeau d’aurochs venait d’apparaître dans une ravine…
Il se glissa à travers des fourrés, rampa dans les hautes herbes et parvint à une portée de flèches du troupeau. Les aurochs faisaient halte dans la ravine où croissait une herbe rafraîchie par l’inondation. Deux mâles énormes défendaient le troupeau et, peut-être après des combats indécis, se tenaient à distance l’un de l’autre.
Un poil roussâtre pullulait sur leurs épaules et obscurcissait leurs yeux. Leurs pattes étaient fines pour la masse du corps ; les cornes, écartées et aiguës, leur eussent permis de projeter à cinq coudées le tigre, le lion et l’ours gris.
Le troupeau paissait sans inquiétude. Par intervalles, un des mâles levait sa tête monstrueuse, et semblait étendre sur l’espace les lacis de son odorat, le confus rayonnement de ses gros yeux noirs aux moires violettes…
Helgvor parvint à s’approcher davantage… Il tendit son arc…
Un des taureaux meugla ; les femelles levèrent des crânes mélancoliques : l’effluve ennemie de l’homme traînait dans l’atmosphère. Plusieurs la connaissaient, et l’un des mâles qui, plusieurs fois, avait vu surgir l’homicide bête verticale, donna le signal du recul…
Déjà une flèche l’atteignait au poitrail, une pointe aiguë lui piquait le cœur… Alors, furieux, il se précipita vers le centre de l’émanation, tandis que le troupeau prenait la fuite…
Helgvor s’était dressé. Plein d’admiration pour la bête colossale, et sachant quelle protégeait l’existence du troupeau, il éprouvait un regret indécis… Mais les Ougmar, les Gwah et même les bêtes attendaient la chair qui refait la chair…
Une seconde flèche s’enfonça dans le poitrail, puis Helgvor détacha une sagaie suspendue à son flanc. L’aurochs blessé perdait le sens de la conservation ; il ne songeait plus qu’à anéantir l’agresseur qu’il eût broyé d’un seul coup de ses cornes. Ce fut comme un roc dans l’avalanche.
Helgvor darda la sagaie ; elle entra au défaut de l’épaule ; de douleur et de rage, l’aurochs poussa une clameur égale au rugissement du lion…
Quand la bête géante ne fut qu’à une coudée, Helgvor bondit transversalement et la massue s’abattit. Elle frappa d’abord les vertèbres cervicales, puis elle retomba sur une des pattes d’avant, quelle brisa net. Dès lors, l’homme était le plus fort. Vaine et gauche, la bête tenta plusieurs attaques, qu’il esquivait sans peine.
Il disait :
— Les guerriers et les chiens ont besoin de la chair du grand aurochs.
Il exprimait ainsi, sans qu’il le comprît lui-même, son admiration pour la bête immense, et la mélancolie de l’avoir tuée. Car elle mourait. Ses yeux vastes se couvraient d’une brume ; elle n’attaquait plus, immobile dans le rêve de l’agonie, au bord mystérieux de l’Anéantissement…
Puis elle trembla ; une plainte rauque jaillit de sa gorge profonde, et croulée sur la savane, après un souffle suprême, elle disparut.
Helgvor héla les Gwah et les Ougmar. Tous étaient déjà proches, les yeux avidement fixés sur la proie énorme… Les Gwah riaient en leur manière silencieuse, grimace primitive, presque semblable à celle des chiens.
— Voilà ! fit Helgvor… Maintenant la chair est abondante.
— Helgvor est un grand chasseur ! dit Chtrâ, tandis que Iouk, habile à allumer le feu, faisait assembler le bois et les herbes.
Mais Helgvor, ayant aperçu, là-bas, une tache sombre au sein des herbes, voulut la voir de près, et la joie dilata sa poitrine.
Les Tzoh avaient campé là. La cendre semblait fraîche encore ; des os étaient répandus autour avec des lambeaux de pelage…
Helgvor, appelant son loup et son chien, leur fit flairer le campement.
Déjà, Iouk, de ses mains industrieuses, avait fait jaillir le feu du silex, de la marcassite et des herbes très sèches qu’il portait dans un sac de peau. Les yeux de Gwah luisaient comme des yeux de lynx et de chacals.
Chtrâ riait doucement.
— Voici que les Gwah ont oublié la famine. Ils suivront les guerriers comme des chiens.
Helgvor secoua la tête et dit :
— La trace des Tzoh est trouvée… ils ont campé dans la ravine, cette nuit même.
Chtrâ, esprit lourd et circonspect, demanda :
— Cette nuit même, Helgvor ?
— Chtrâ est un guerrier plein d’expérience, dit le jeune homme… Que Chtrâ vienne examiner la trace…
Chtrâ suivit celui qui était son fils suivant la coutume et considéra méticuleusement le camp où les Tzoh avaient dormi.
Ensuite, il déclara :
— Helgvor a l’œil de l’aigle et le flair du corbeau… Les Tzoh ont campé ici… Et c’était pendant la nuit qui a précédé ce jour…
Helgvor reprit, le cœur plein de contentement :
— Maintenant que mon père a parlé, la certitude est dans mon cœur !…
Les Ougmar dépouillaient l’aurochs de son cuir et déjà des quartiers rouges répandaient l’odeur exaltante de la chair attaquée par le feu.
Puis régna l’allégresse qui enfle la vie quand elle se repaît de la mort.
Si Helgvor songeait aux Tzoh qu’il fallait exterminer, il songeait bien plus encore à Glavâ : il la revoyait, sombre et irritée, auprès des feux clairs : tantôt sa poitrine se dilatait comme pour soulever l’espace, tantôt son cœur pesait comme un bloc de granit.
Et il haïssait démesurément Heïgoun au poitrail d’ours.
Le chien et le loup suivaient la piste. Pour éviter la confusion, on retenait à l’arrière les autres hommes et les autres bêtes.
À cause du nombre des Tzoh et de leurs captives, la poursuite fut longtemps facile. Par les mares, la steppe et les collines, on avança jusqu’aux deux tiers du jour. Une rivière parut alors, aux rives inondées, qui roulait des fanges fécondes… Sur l’autre rive, la piste se perdit.
Comme les Tzoh n’avaient pu remonter le courant — il était torrentiel — il fallait redescendre vers le fleuve.
D’ailleurs, la terre était praticable, à cause des collines, tandis que, plus avant dans la savane, les eaux s’étaient répandues dans les combes.
On retrouva la trace, et même une sagaie teinte de sang marqua le passage récent des ravisseurs.
Chtrâ, Iouk et Helgvor examinèrent minutieusement cette sagaie.
— Les Tzoh sont proches ! conclut Chtrâ… Le sang n’est pas encore très noir…
Il secoua une tête anxieuse :
— Helgvor n’a-t-il pas vu plus de cent guerriers tzoh, avant de rencontrer les fugitives ?
— Il y en avait plus de cent quand ils ont attaqué la Presqu’île Rouge et plus de cent aussi quand Helgvor les a dénombrés sur la savane.
— Alors, Chtrâ se gardera de faire combattre ses guerriers ni les Gwah !
— Le feu dont Chtrâ a vu les cendres n’était pas un feu de cent guerriers !
— Peut-être n’avaient-ils pas assez de bois sec !
— Helgvor pense qu’il faut continuer la poursuite.
— Iouk aussi !
Chtrâ garda d’abord le silence. Sans être un homme peureux, il fuyait toute entreprise démesurée :
— Si les Tzoh sont seulement cinquante, dit-il, les Tzoh nous anéantiront. Et la tribu ne pourra plus ressaisir les femmes…
À son tour, Helgvor demeura quelque temps sans répondre. Il concevait que, la piste trouvée et vérifiée, la tâche des batteurs d’estrade était finie. Il n’y avait plus qu’à rejoindre Akroûn et à suivre son commandement.
Mais le recul lui répugnait étrangement. Il devinait que les Tzoh n’étaient qu’une partie de la horde : une surprise heureuse pourrait les livrer aux traqueurs.
— Voici, reprit-il enfin. Si Chtrâ suit encore la piste pendant un temps aussi long que celui qui sépare la première lumière de l’arrivée du soleil… alors, Helgvor continuera seul, avec le chien et le loup…
— Helgvor est fort ! répondit Chtrâ avec une brumeuse ironie. Mais Helgvor peut-il combattre seul contre cent hommes ?
— Helgvor est plus rapide que les Tzoh. À la course, aucun ennemi ne l’atteindra.
— Oui, Helgvor est agile comme un megaceros. Mais si les Tzoh l’enveloppent ?
— Les Tzoh ne l’envelopperont pas.
— Suivons encore la piste ! dit Chtrâ avec résignation.
Ils la suivirent pendant deux heures encore, puis elle devint si fraîche que tous surent que les Tzoh étaient proches.
Les doutes s’éparpillèrent lorsque, sur une terre humide, on vit les marques des pieds. Quelques-unes étaient si nettes que Chtrâ remarqua :
— Voici les pieds lourds des Tzoh… et voici les pieds légers de nos femmes.
Une colère subite saisit cet homme tranquille et ses poings se levèrent.
Helgvor, s’efforçant d’évaluer les traces, les suivit quelque temps et revint sur ses pas :
— Les Tzoh ne sont pas plus nombreux que les doigts de trois mains ! dit-il.
— Les Gwah et les Ougmar réunis sont moins nombreux que les Tzoh ! Les Gwah sont faibles et mal armés…
— Le loup et Helgvor combattra et les chiens harcèleront l’ennemi.
Chtrâ se tut, plein d’incertitude.
— Nos flèches vont plus loin que celle des Tzoh, reprit le jeune homme. Les guerriers qui visent mal donneront leurs flèches à Helgvor.
— Oui, Helgvor a l’œil d’un épervier, fit Chtrâ.
— Helgvor ira le premier : Il tuera des Tzoh et il entraînera les autres à sa poursuite. Chtrâ et ses guerriers dresseront une embuscade.
Chtrâ hésitait toujours. Mais Iouk intervint :
— Nos femmes sont là-bas ! dit-il, et ses yeux phosphorèrent.
Alors, la fureur reprit Chtrâ ; sa voix devint véhémente :
— Que Helgvor nous guide ! Quand nous serons près des Tzoh, nous dresserons l’embuscade.
La troupe se remit en marche, précédée par Helgvor et Iouk.
La piste s’évanouit puis reparut. Une colline longue, d’une faible hauteur, barra l’horizon. Ils la gravirent lentement. Près de la cime, ils découvrirent un cirque rocheux protégé par des buissons épais :
— Que Chtrâ attende ici son fils, dit Helgvor. Les Tzoh sont là.
Il gravit prudemment les dernières déclivités.
Un étroit plateau granitique couronnait la cime ; des herbes dures y croissaient, entrecoupées d’arbres, d’arbustes et de roches basses.
Depuis un moment, le chien décelait une agitation que le loup ne tarda guère à partager, sans que ni l’un ni l’autre trahissent leur présence ; ils se glissaient sournoisement à travers les rocs.
Un léger sifflement les arrêta… Helgvor venait d’atteindre le bout du plateau.
Allongé sur le sol, il rampa, et une respiration plus vive marqua son trouble : au bas de la colline, arrêtés par l’inondation, les Tzoh allumaient les feux. Les captives, accroupies, semblaient exténuées.
Environ trente guerriers apparaissaient sur le sol nu et si la plupart semblaient aussi las que les femmes, presque tous étaient jeunes, taillés pour la bataille. Devant ces torses trapus, ces épaules lourdes, les Gwah seraient comme des enfants ; seuls les grands Ougmar pourraient leur tenir tête.
Cependant, Helgvor constatait que leur camp, abrité contre une attaque directe, pouvait être attaqué de flanc criblé de flèches.
Il jeta un regard sur le grand arc suspendu à son épaule. Il avait cinq flèches, toutes munies de pointes en néphrite ; il savait pouvoir tirer à une distance telle que les Tzoh ne pourraient riposter.
La poitrine gonflée par l’instinct de guerre, il retourna vers l’autre pente de la colline.
Et quand il eut rejoint Chtrâ, il affirma :
— Si Helgvor a beaucoup de flèches, il abattra des Tzoh en grand nombre. Les autres seront anéantis par les guerriers et par les Gwah.
Il décrivit la position des Tzoh arrêtés par l’inondation :
— Chtrâ veut voir ! dit le chef.
Cependant, il réquisitionna une dizaine de flèches pour Helgvor.
Les deux guerriers remontèrent ensemble vers la cime et Chtrâ, ayant compté les Tzoh, céda avec mélancolie à l’ascendant de son fils :
— Chtrâ et ses guerriers attendront parmi les rocs.
Il retourna vers le campement, tandis que Helgvor commençait à descendre l’autre versant de la colline, avec une lenteur extrême, ayant commandé au loup et au chien de l’attendre, ce qu’ils concevaient aussi clairement que l’eussent pu faire des hommes.
C’était une grande journée de sa vie. Par intervalles, son cœur se mettait à battre et sa conscience s’éclairait de lueurs étranges.
À mesure qu’il se rapprochait, l’aventure devint redoutable : les visages et les poitrines des Tzoh semblaient devenir plus vivants ; il discernait avec précision les grands visages fumeux, les mâchoires granitiques et les yeux de chacal. S’ils réussissaient à envelopper Helgvor, sa mort était prochaine : il le sentait âprement…
Quoiqu’il se crût plus agile qu’eux, des doutes s’abattaient sur lui comme des bêtes sournoises ; parmi tant de guerriers jeunes, peut-être quelques-uns avaient, comme lui-même, la vitesse du megaceros et la détente du léopard. Une blessure le mettrait à leur merci. Qu’une de ses jambes fût atteinte, et son anéantissement devenait inévitable…
Ces choses passaient par images et se coordonnaient au hasard des sensations ; elles n’altéraient ni la lucidité de sa vision ni le courage de sa poitrine.
Habile à se servir des arbres, des rocs et des herbes, il était parvenu à deux portées de flèche.
La terre se dénuda, couverte de lichens argentés et de mousses couleur de jade que transperçait le squelette rouge du roc.
Encore un pas et Helgvor sera visible.
Un moment son cœur battit trop vite ; sa force apparut une faiblesse devant ces forces assemblées ; l’amour de la vie tremblait en lui comme les feuilles du sycomore dans la brise…
Et songeant à Glavâ, il eut une défaillance. Les yeux resplendissants et la chevelure fauve parurent la joie du monde. Ce fut bref. Le jour était venu où, avec la victoire, il deviendrait un guerrier redouté. S’il reculait, Glavâ le mépriserait et il n’oserait pas reparaître dans la tribu…
Subitement sa grande stature se dressa dans la lumière.
Un Tzoh le vit, puis un autre et, successivement, toutes les têtes cubiques s’élevèrent… La stupéfaction fut si grande que d’abord, ils gardèrent le silence… Ils contemplaient ce guerrier solitaire et cherchaient du regard ses compagnons… Il n’y en avait point… L’homme arrivait à grandes foulées, comme s’il allait fondre, seul, sur le campement.
Alors, plusieurs le reconnurent… C’était celui-là même qui avait sauvé les fugitives… Kamr était allé à sa poursuite avec cinq guerriers, et aucun n’avait reparu.
Confiants dans leur nombre et accoutumés à la lutte, ils clamèrent le cri de mort.
L’Ougmar répondit :
— Helgvor a tué deux Tzoh, puis quatre des hommes du canot ! Helgvor a tué le chef aux grandes épaules… Tous les ravisseurs périront !
Les femmes, muettes, pleines de terreur et d’espérance, écoutaient cette voix retentissante. Et leur jeunesse, les souvenirs de la Presqu’île Rouge inondaient leurs âmes d’une ivresse tremblante.
Helgvor continuait sa route… Quand il fut à portée, il tendit son arc. La flèche effleura à peine l’épaule d’un guerrier et les Tzoh poussèrent une huée.
Deux autres flèches allèrent mieux au but : l’une traversa la poitrine d’un guerrier, l’autre lui perfora le ventre.
Les Tzoh tirèrent à leur tour, mais leurs arcs ayant une portée moindre, les flèches qui parvenaient auprès du nomade étaient sans vie.
Trois fois encore, le grand arc se tendit et se détendit : deux ennemis reçurent des blessures profondes.
Déjà les Tzoh, exaspérés, s’élançaient pour capturer l’Ougmar… Il recula… et tout en reculant, il blessa deux hommes… Les autres se ruaient impétueusement, sauf six qui demeuraient pour garder les captives.
Helgvor n’avait plus que trois flèches. Il les réserva pour une lutte suprême, et prit la fuite, ce qui fit s’éparpiller les poursuivants. Trois, plus agiles que les autres, avaient pris une grande avance, lorsque l’Ougmar parvint à la cime. C’étaient des adolescents, encore grêles, à cet âge où les jambes sont très véloces, mais les bras faibles… Ils se tenaient ensemble, armés de haches de bronze et de sagaies.
Soudainement, Helgvor devint invisible : eux, dans la crainte d’une embûche, ralentirent leur course. Un froissement leur fit tourner la tête. L’Ougmar venait de surgir à l’arrière, entre deux blocs — et d’une sagaie lancée avec violence, il abattit le plus proche. Les autres dardèrent leurs armes, dont une blessa Helgvor à la tête, mais, rué en foudre, d’un coup de massue, il broya le crâne de l’un des jeunes guerriers, et, de la pointe d’une sagaie, perça la gorge de l’autre.
L’attaque avait été si rapide qu’aucun des autres poursuivants n’était à portée de flèche quand Helgvor reprit sa route, sur l’autre versant…
Il cria, d’une voix qui retentit dans le camp de ses compagnons :
— Helgvor a blessé neuf Tzoh… que les guerriers s’apprêtent à l’attaque !…
Après quelque temps, sa marche parut pénible. Il portait la main à sa tête d’où le sang coulait et il ramenait cette main, toute rouge, et de manière à la rendre visible aux Hommes du Roc. Puis, feignant de s’affaiblir, il trébucha… Assurés qu’il défaillait, les plus ardents osèrent se détacher du groupe de coureurs… Helgvor trébuchait davantage…
— Que nos guerriers attaquent ! hurla-t-il.
Il était tout près de l’embuscade et, avec la vitesse d’un léopard, lancé sur le Tzoh le plus proche, il l’anéantit… Un autre, qui arrivait à grandes enjambées, s’arrêta, mais trop tard : l’énorme massue lui fracassait les vertèbres.
Au même moment, des flèches, des pierres, des sagaies jaillirent du refuge des Ougmar et des Gwah. Les chiens aboyèrent, les hommes clamèrent comme des aurochs ou des loups ; six guerriers de haute taille surgirent, puis d’autres, noirs, aux oreilles pointues, filèrent à travers les herbes, tandis que les chiens bondissaient éperdument.
Ce fut la panique… Les Tzoh se crurent attaqués par tout un clan et la plupart, pleins d’images funestes, s’enfuirent au hasard ; à peine six ou sept tinrent tête à l’ennemi. Ils tuèrent deux Gwah, un Ougmar, mais les grandes massues brisaient leurs os et faisaient jaillir leurs entrailles… Quand ils furent exterminés, les Hommes du Fleuve Bleu et les bêtes continuèrent la poursuite. Ceux qu’on atteignait ne résistaient point : l’épieu des Gwah, la massue, la hache ou la sagaie des Ougmar retranchaient des vies sans défense.
Plus lestes que les Tzoh, dont les jambes étaient brèves, les vainqueurs avaient anéanti presque tous les vaincus, quand ils arrivèrent au campement où se tenaient les femmes. Leurs gardiens, guerriers médiocres, avaient pris la fuite… Ceux qu’on rattrapa se laissèrent égorger.
Le jour allait finir. Le soleil rouge, à demi enseveli dans les nuées, croulait au delà du fleuve… Presque tous les Tzoh avaient péri.
Et Chtrâ, saisi d’admiration et d’enthousiasme, criait :
— Helgvor fils de Chtrâ est un très grand guerrier… fort comme le mammouth et rapide comme le tigre… Heïgoun n’est qu’un loup.
Les guerriers Ougmar répétèrent :
— Helgvor fils de Chtrâ est un très grand guerrier !
Les femmes, dans la joie de la délivrance, clamaient avec les hommes. Elles avaient vu venir Helgvor et tomber les premiers Tzoh…
Les Gwah hurlaient aussi, mais déjà, accroupis auprès des cadavres, mêlés aux chiens et au loup, ils suçaient voracement le sang tiède.
Et les nues s’emplirent de mirages pareils aux mirages dont s’étaient emplies des nues innombrables, à travers les millénaires des millénaires Ce fut un soir brillant de la terre périssable ; une brise tendre courait sur les eaux ; et quand les feux s’allumèrent, la joie de vivre gonfla la poitrine de ceux qui avaient supprimé les vies.
Helgvor connut l’orgueil d’être un guerrier redoutable, mais son orgueil s’humiliait auprès d’un feu lointain ; devant une forme flexible, son cœur tressaillait d’une impatience terrible et douce.