Helgvor du Fleuve Bleu/Partie I/Chapitre VII

Plon (p. 102-118).
Première partie

CHAPITRE VII
LE JOUR MONTE

Helgvor dormait encore quand le jour monta. Accroupi près des cendres, Hiolg succombait au sommeil.

Il y avait de la joie dans les arbres et sur la terre. La nuit semble chaque fois éternelle, parce que la mort rôde, parce que tous les faibles craignent d’entrer dans le ventre des forts… Quand les ténèbres sont vaincues, l’espoir est sans borne, les passereaux enflent leurs petites poitrines, tournés vers la fournaise salutaire.

Hiolg toucha doucement Helgvor. Helgvor se dressa d’un bloc ; comme les bêtes, il était toujours prêt. Et déjà, il tenait sa massue.

— Les yeux de Hiolg ont cessé de voir et ses oreilles d’entendre !… dit l’enfant.

— Hiolg peut dormir, répondit le guerrier.

Le soleil, vaste encore dans les ramures, dardait une lumière d’ambre : elle fondait les vapeurs que la brise déchirait sur la cime des arbres. La curée était finie, les Tzoh ne laissaient que leurs ossements, et du tigre même, la chair avait disparu, mais, parce qu’il vivait encore, l’ours tenait les mâchoires à distance.

Helgvor aspira l’air jeune, l’air créateur, sa jeunesse monta dans un flot de bonheur, sa victoire l’emplit d’une force intarissable… Tournant les yeux vers les deux femmes et le petit enfant, il crut qu’Amhao était morte, puis il vit la poitrine s’élever et s’abaisser, imperceptiblement. Glavâ, épuisée par la perte de son sang, sommeillait…

Le loup et le chien, éveillés par la faim, tournèrent vers Helgvor des yeux confiants : ils eurent leur ration de viande séchée ; et, ranimant le feu, l’Ougmar fit rôtir la part de l’homme…

La force mystérieuse de la nourriture accrut la douceur de vivre et la tendresse imprécise du guerrier : ces femmes, ces enfants, le loup et le chien même, sauvés par son courage et ses muscles, furent des prolongements de sa personne.

Quand le soleil eut déchiré les vapeurs, Helgvor franchit l’enceinte et trouva les carcasses des Tzoh, près de la carcasse du tigre qu’achevaient de nettoyer les bêtes puantes ; à l’approche du guerrier, l’ours gris dressa sa tête grouillante d’insectes. Une brume couvrait ses prunelles, ses plaies béantes pourrissaient et sa fin apparaissait inévitable.

Pendant que Helgvor s’arrêtait pour l’examiner, une pénible menace s’esquissa sur les lèvres velues.

— Le grand ours ne chassera plus ! dit le nomade. Il a longtemps fait trembler le cheval, le cerf, l’élan et l’aurochs même… il a tué le tigre. Le grand ours est presque aussi fort que le mammouth… et le grand ours va mourir !

C’était déjà le temps où les hommes se plaisaient à mêler des paroles aux circonstances, et les Ougmar aimaient les discours.

— Le grand ours va mourir ! répéta le chasseur. Il sera déchiré par le chacal, par le loup et par l’hyène… Mais sa chair est bonne aussi pour l’homme et l’Ougmar n’a plus assez de chair pour nourrir les femmes et les enfants… Le grand ours donnera sa chair.

Une biche passa, qu’une flèche aurait pu atteindre. Helgvor songea obscurément qu’il valait mieux laisser vivre la biche, propre à générer la vie et, saisissant une sagaie, il choisit la place où il atteindrait le cœur du colosse.

L’arme s’enfonça et fouilla ; l’ours poussa un rauquement d’agonie, mais sa faiblesse était si grande, et si semblable à la mort, qu’il tressaillit à peine :

— Le grand ours aurait souffert jusqu’au soir ! reprit le fils de Chtrâ. Et peut-être le loup et l’hyène l’auraient dévoré pendant qu’il vivait encore.

Il acheva de ramasser les flèches éparses, quelques outils laissés par les Tzoh et quelques sagaies, trois haches de bronze, puis il revint vers l’ours, découpa les deux cuisses et des tranches tendres. La peau était belle ; peut-être la détacherait-il plus tard, s’il n’était pas inquiété.

La soif desséchant sa gorge, il chercha de l’eau et découvrit une source qui le désaltéra, puis il retourna vers l’enceinte. Tout était tranquille ; le chien et le loup s’étaient remis à dormir, mais Glavâ s’éveillait. Son sang ne coulait plus, ses blessures n’étaient pas profondes et, penchée sur Amhao, le cœur lourd, elle gémissait :

— Amhao ne mourra pas ! dit le nomade.

Glavâ comprit ses gestes et un sourire courut sur son visage ensanglanté, puis, voyant ses bras rougis et noircis, elle désira les laver. D’ailleurs, elle avait soif, chose trop naturelle pour qu’il ne la devinât point, et il montra la sylve :

— Helgvor a découvert une source…

Il y avait trois gourdes grossières, faites de peau, dont l’une appartenait à Helgvor, dont les deux autres avaient été trouvées sur les Tzoh. Le guerrier montra qu’il allait les remplir et Glavâ voulut l’accompagner, mais ses jambes tremblaient encore :

Helgvor ira avec Hiolg…

Il laissa venir aussi les bêtes.


Quand Glavâ fut désaltérée, elle se cacha derrière un gros bloc, où elle lava ses bras, son visage et sa poitrine. Pendant ce temps, Helgvor avait rôti de la chair et comme elle apaisait sa faim, il trouvait du plaisir à voir ce visage clair et ces yeux où brillait la lueur des fleuves.

— Pourquoi ne ressemble-t-elle pas aux Tzoh ? se demandait-il.

Tourné vers Amhao, il comparait la tête cubique, le grand visage, les mâchoires lourdes de l’aînée aux traits légers de la plus jeune. Leurs teints aussi différaient étrangement. Celui d’Amhao avait la couleur d’une écorce de chêne, avec des teintes cuivrées, celui de Glavâ était presque blanc, comme la fleur du catalpa. Amhao avait le torse épais comme le torse des laies, Glavâ, flexible comme les jeunes biches, était haute et vive…

— Amhao est la fille des Rocs… mais Glavâ est semblable aux filles du Fleuve Bleu et des Lacs Verts…

Orgueilleux de l’avoir sauvée et saisi d’une douceur mystérieuse, aussi émouvante que l’odeur du matin, il l’admirait encore parce qu’elle avait combattu avec le courage et l’adresse d’un guerrier.

Cependant, Amhao s’éveilla aux cris de son petit enfant. Quoique appesantie de stupeur, elle reconnut sa compagne.

— Amhao est sauvée ! disait Glavâ. Le grand guerrier du Fleuve a exterminé ceux qui voulaient nous faire mourir !

La jeune femme écoutait vaguement… Tout était vertigineux ; les images tournaient devant elle ; elle répéta d’une voix creuse :

— Amhao est sauvée…

Elle but avidement de l’eau, mais ne put rien manger, et pendant que Glavâ lui lavait le visage, elle se rendormit.

Helgvor méditait comme peut méditer un guerrier — au danger, aux ennemis, aux bêtes. — Il ne songeait guère à reprendre la piste des Tzoh, car il comptait que Glavâ guiderait la tribu, mais qu’était devenu le sixième ennemi, dont le chien et le loup ne retrouvaient point la trace ?

Il ne pourrait se rembarquer ; souvent le fleuve était trop rapide, même pour être remonté par plusieurs hommes ; dans une pirogue spacieuse, un seul rameur serait impuissant… L’homme rejoindrait-il les Tzoh à pied ? La route était longue, surtout pour un blessé.

L’Ougmar appela l’enfant :

— Écoute, Helgvor et le chien, Hiolg et le loup vont chercher la piste de l’Homme des Rocs blessé… Helgvor ira moins loin que Hiolg, afin de veiller sur l’enceinte… Hiolg ne combattra pas… Lorsqu’il aura vu le Tzoh, il reviendra…

— L’Homme des Rocs est blessé, fit l’enfant. Peut-être le loup pourra le détruire…

— Hiolg ne combattra pas ! ordonna encore Helgvor. Hiolg demeurera invisible. Et il reviendra lorsque le soleil commencera à descendre !

Aucun guerrier ne savait mieux que l’enfant se confondre avec les herbes, les fougères ou les buissons.

— Hiolg se cachera comme un renard ! répondit-il.


Ils cherchèrent la piste. Helgvor revenait par intervalles à proximité de l’enceinte, tandis que Hiolg poussait de longues reconnaissances dans la sylve. Sa mémoire des sites, extraordinaire, lui donnait l’image des moindres détours de l’exode.

Beaucoup de bêtes lourdes ayant passé, la trace du Tzoh demeurait insaisissable… Hiolg suivait l’orientation qui devait le conduire à la rivière et au marécage, mais avec de longs lacets à droite et à gauche…

Le loup lui aidait : moins docile à la voix du petit qu’à la voix de Helgvor, il faisait de capricieuses randonnées.

Presque en même temps, l’enfant et la bête retrouvèrent la trace du fugitif. C’était dans une terre humide où les pieds enfonçaient profondément leurs empreintes : à cause de leur nombre, peut-être aussi parce qu’il jugeait son avance trop grande pour être atteint, le Tzoh n’avait rien tenté pour les effacer…

Hiolg les laissa longuement flairer par le loup et reprit sa poursuite, redoublant de prudence et son œil de jeune épervier dilaté dans les pénombres… Un grand orgueil enflait sa poitrine gracile, l’âme des guerriers s’exaltait dans son crâne.

À la fin, l’homme devint visible : couché sur le sol, affaibli, las et farouche, enfiévré par sa blessure, il songeait funèbrement à la défaite de Kamr et de ses compagnons. Perdu dans les ténèbres, il avait assisté à la lutte et quand les Tzoh eurent succombé, il était parti dans la sylve…

À peine s’il avait dormi, éveillé par tressauts, saisi de panique, car, sans la force de la main droite, et malgré sa hache de bronze, il était devenu un animal débile.

Au matin, la tête lui tournait et il entendait bruire dans ses oreilles la menace de choses secrètes : c’est un signe néfaste, qui souvent annonce la mort aux guerriers blessés…

Le bruit devenait plus fort à mesure que le soleil chauffait les ramures : Tzoum, fils de l’Élaphe, avait appliqué des herbes sur la plaie, mais les herbes ne le soulagèrent point : la blessure était noire et brûlante ; la main battait comme une poitrine.

Alors, couché au pied d’un sycomore, il subit la peur d’être seul, loin des cavernes et loin des guerriers… La défaite de Kamr l’accablait comme une autre blessure : sa race avait faibli et cette faiblesse l’atteignait aux entrailles… Il revit l’expédition victorieuse, les vieillards et les enfants exterminés — parce qu’il faut frapper l’ennemi dans sa descendance — il revit l’enlèvement des femmes et celle qui devait être son partage.

— Les Tzoh sont les plus forts, affirma-t-il pour se donner du courage et parce qu’il avait le sentiment profond de la race.

Caché parmi les arbustes, Hiolg tremblait en le reconnaissant ; c’était celui-là même qui avait saisi la mère et tué l’aïeul de l’enfant.

Parce qu’il était si jeune, Hiolg se consolait déjà, mais à la vue du Tzoh incendiant ses souvenirs, ils se ravivèrent dans une clarté aveuglante et soulevèrent l’enfant de fureur :

Il songeait :

— Le Tzoh n’a pas de sagaie… et sa main est malade. Hiolg et le loup sont les plus forts.

Le guerrier, homme au torse épais, aux jambes brèves et aux bras longs, avait un visage énorme et des cheveux crépus qui descendaient sur le front dur et les sourcils ; ses yeux pareils aux yeux des bisons s’écartaient vers les tempes. Sa force devait égaler celle des grands sangliers.

L’enfant retenait le loup et se disait ardemment :

— Hiolg ne doit pas combattre… mais le Tzoh a pris la mère de Hiolg…

Le loup flairait l’émanation du guerrier, que le mal rendait plus forte, et se souvenait de celui qu’il avait étranglé la veille.

Subitement, il échappa à l’étreinte de l’enfant et se glissa au pied de l’arbre auprès duquel gisait le blessé. Sa marche était aussi silencieuse que le vol des oiseaux de nuit — mais il effraya un lièvre qui s’enfuit éperdument.

Alors, le Tzoh, s’étant retourné, vit le loup et, sa hache dans la main gauche, il se redressa fièrement :

— Tzoum a tué dix loups… Un loup n’est pas plus fort qu’un chevreuil devant la hache des Tzoh… Tzoum se rit du loup !

Les yeux du loup phosphorèrent ; ceux de Tzoum luisaient de fièvre, et l’homme mentait : il avait peur.

Il avait peur parce qu’il était sur le sol étranger, parce que les voix sifflaient plus fort dans ses oreilles, parce que Kamr avait péri malgré sa force et parce que le loup avait des allures étranges.

— Tzoum donnera du sang aux Vies Cachées ! promit-il.

Le loup tournait autour de l’homme. Il avait une nuque puissante et de belles dents tranchantes : il les montrait en écartant les lèvres d’un air sournois et féroce.

Tzoum fit tournoyer sa hache de bronze bien affilée :

— Tzoum a tué des loups plus grands que le loup noir…

Adossé au sycomore, il ne voyait pas Hiolg qui approchait, allongé sur le sol comme une couleuvre.

Le loup flairait la faiblesse de l’homme, et voyant venir Hiolg, il ne bougea plus, il regardait obliquement.

Le Fils de l’Élaphe, assuré qu’il avait effrayé le loup, cria plus fort :

— D’un seul coup de hache, Tzoum peut fendre la tête du loup…

Une piqûre aiguë, à la cuisse, le fit tressauter ; puis il boita : la sagaie de Hiolg venait de l’atteindre. Saisi, le guerrier se détourna, et pendant qu’il se détournait, d’un élan, le loup lui bondit à la nuque.

Alors, l’enfant retira la sagaie et frappa un nouveau coup ; le guerrier croula comme un arbre déraciné, tandis que le fauve achevait de l’étrangler… Dans un éclair, Tzoum vit les rocs, les cavernes, les guerriers et les femmes… puis il tomba dans les ténèbres de l’agonie. Le loup buvait son sang chaud.

Hiolg, se souvenant des paroles et des gestes des guerriers, clama d’une voix stridente :

— Hiolg et le loup noir ont tué le grand guerrier. Hiolg et le loup sont les plus forts !

Quand il revint près de l’enceinte, avec la hache de bronze et la fourrure du Tzoh, l’enfant dit :

— Hiolg ne voulait pas combattre… mais il n’a pu retenir le loup… et le Tzoh avait enlevé la mère de Hiolg. Hiolg a deux fois percé la cuisse du Tzoh et le loup noir l’a étranglé…

— C’est bien, dit Helgvor en posant la main sur la tête du petit : Hiolg sera un guerrier et même un chef quand les temps seront venus !

Une joie sans borne emplit la poitrine de l’enfant.


Au bout de deux jours, les blessures de Glavâ furent vaincues. Le sang ne coulait plus, les chairs étaient sèches, le mal s’éveillait à peine, hors la nuit, et la jeune fille marchait sans fatigue. Amhao guérissait plus lentement : toutefois, riche de jeunesse, sa vie renaissait.

Déjà l’habitude unissait l’homme et les deux femmes. Elles admiraient sa force, sa stature et son courage.

Suivant l’instinct des ancêtres, Amhao était pleine de soumission, prête à obéir au commandement de celui qui lui semblait maintenant son maître. Glavâ différait autant de sa sœur que la louve diffère de la biche : une force de liberté était en elle, la même qui l’avait entraînée loin des cavernes homicides, la même qui l’avait amenée par les solitudes et fait combattre comme un guerrier.

Insoumise, elle se tenait auprès de Helgvor comme une égale. Lui, par sa nature et en souvenir du courage qu’elle avait déployé, concevait cet orgueil et l’acceptait. D’ailleurs, elle l’intimidait un peu et cette timidité lui dispensait une telle douceur qu’il ne songeait pas à la combattre.

Ils unissaient leurs savoirs et leurs adresses : Glavâ maniait mieux l’aiguille à chas et savait tisser ; Helgvor fabriquait des armes fortes et des outils délicats avec la pierre, avec la corne, avec les os… Mais les armes abondaient : on avait ramassé les sagaies, les massues, les haches de bronze, les arcs, les flèches des Tzoh ; Helgvor affilait les pointes et les tranchants.

Les paroles et les gestes qu’ils échangeaient en grand nombre devinrent moins obscurs. Glavâ apprenait la langue des Ougmar ; ses souvenirs, naguère effacés, remontaient à la surface ; les mots de l’aïeule facilitaient l’entendement des autres mots. Lui n’essaya guère de comprendre la langue des Tzoh qui lui semblait haïssable.

Il connut bientôt qu’Amhao était destinée au sacrifice, quand Glavâ l’avait contrainte à la fuite ; il sut aussi que les Tzoh habitaient à l’amont du fleuve, à plus de deux lunes de marche des Ougmar.

Depuis la mort de sa mère, Glavâ n’avait que de mauvais souvenirs, excepté ceux qui se rattachaient à Amhao ; elle haïssait plus profondément les Tzoh qu’avant l’exode, sachant que, s’ils reprenaient les fugitives, celles-ci devraient périr. Ainsi son sort était lié au sort du fils de Chtrâ.

Dans la présence de Glavâ, le nomade goûtait des sensations à peine connues. Plus tardifs dans leur croissance que les Tzoh, les jeunes Ougmar, jusqu’à l’âge fixé par les anciens, n’avaient pas le droit d’avoir une femme. On gardait les filles avec sévérité, à cause de la descendance, on ne les unissait pas à ceux qui n’avaient point marché résolument sur les terres de chasse ou de guerre… Ainsi, beaucoup d’ignorance se mêlait chez Helgvor aux pressentiments de l’amour.

Glavâ était plus instruite, car les Tzoh obéissaient à des instincts brutaux et sensuels — mais ce qu’elle avait vu de l’union des hommes et des femmes la remplissait d’horreur… Le chef, ou Urm, ou un vieillard désigné, rompait avec une pierre les canines de la jeune fille, signifiant ainsi que la femme est désarmée dès qu’elle est destinée à devenir la compagne d’un guerrier… Ensuite, le guerrier s’avançait et frappait la femme sur le crâne, et lorsque l’union avait été ainsi consacrée, la femme devenait l’esclave. Elle travaillait pour l’homme et pour les enfants ; il pouvait la battre et même la tuer sans encourir aucun châtiment — car celui qui aurait pu la venger, le frère de sa mère, ayant reçu la rançon, renonçait à tout droit.

Ces coutumes remplissaient Glavâ d’horreur. Elle redoutait, comme un jour de supplice, le jour où elle serait livrée à Kzahm, le Sanglier Noir, au corps fétide : elle savait aussi combien Amhao avait été rudoyée…

Les coutumes des Ougmar, croyait-elle, devaient être semblables à celles des Hommes du Roc. En réalité, elles étaient moins rudes. L’aube d’une tendresse était venue pour cette race. On ne brisait pas les dents canines des femmes. Ceux qui voulaient être fiancés à une adolescente ou à une veuve devaient obtenir l’aveu de la mère et du frère de la mère, ou de celui qui succédait au frère mort.

Ensuite, il devait découvrir la jeune fille cachée et la poursuivre, après avoir attendu le temps qu’un homme met à parcourir trois mille coudées. Elle écoutait, dissimulée, selon son astuce ou son caprice, dans les roseaux, dans les buissons ou dans la ramure d’un arbre. Le guerrier cherchait la piste. Il y avait un délai qu’il ne devait point dépasser. S’il ne la découvrait pas assez vite, il devait attendre une lune, puis l’épreuve recommençait, mais, dans l’intervalle, la mère ou l’oncle pouvaient faire un nouveau choix. S’il réussissait, souvent avec la complicité tacite de la femme, il payait la rançon, en armes, en pierres brillantes, en peaux de bêtes, puis son mariage était déclaré devant les vieillards et les chefs…

Ces choses, Glavâ n’en avait aucune idée. Elle aimait d’être avec Helgvor, elle admirait sa stature et même son visage, mais elle n’imaginait pas que cet homme d’une race lointaine pût être son compagnon pour la vie. Et elle ne souhaitait aucun lien sinon celui, imprécis et tendre, qui les unissait.

Lui, ne savait guère. Il tressaillait lorsque les grands yeux, où se mêlaient la couleur bleue du fleuve et la couleur rousse des feuilles mortes, se levaient vers lui ; il frémissait lorsque la grande chevelure, quelle baignait dans la source, effleurait son bras ou son épaule, il trouvait agréables les dents aussi brillantes que les jeunes dents du loup, la démarche flexible et le cou rond — mais il ne songeait pas à l’avenir, ivre de sensations flottantes comme des odeurs.

Peut-être était-il plus tranquille, parce qu’aucun autre homme n’errait autour d’eux et qu’ainsi la fureur qui aveugle les cerfs, les élans et les passereaux, ne pouvait pas naître.


Il y avait des heures si douces que le nomade oubliait la menace du monde. Au matin quand les vagues de la lumière ont chassé les vapeurs, un songe immense et sans forme croissait avec la patience des grands sycomores, la subtilité des fougères et les rumeurs des eaux vagabondes…

Alors Glavâ devenait la vie de la vie, un mystère redoutable qui étonnait l’homme et l’inquiétait. Parfois songeant qu’elle était étrangère, un souffle de violence le traversait et il se disait qu’elle pouvait être son esclave, mais lorsqu’il revoyait la lueur des yeux fauves, il n’y avait plus, dans toute sa chair, qu’une humilité éblouie.


On avait retrouvé la pirogue des femmes et celle des Tzoh, plus grande et plus rapide… Le sixième jour, Amhao, ayant repris des forces, ils quittèrent l’enceinte granitique.