Helgvor du Fleuve Bleu/Partie I/Chapitre III
CHAPITRE III
VERS LE PAYS DES ROCS
La fournaise du Soleil était rouge quand Helgvor entra dans la Presqu’île. Les chiens et le loup flairaient les cadavres ; les oiseaux noirs descendaient avec des clameurs rauques ; les chacals accouraient sournoisement à l’odeur subtile du sang. Les Ougmar ne pratiquaient pas la sépulture, comme les Tzoh, et leurs cultes n’étaient point précis. Ils savaient pourtant que les Ougmar sont les enfants de l’Aigle Géant et du Fleuve Bleu. L’Aigle Géant est sorti de l’Œuf qui flottait sur le fleuve. Alors le fleuve noyait la forêt et les rocs ; l’Aigle était plus grand que le tigre… Et les Ougmar respectaient la vie de l’Aigle.
Les vieillards savent aussi qu’au départ pour la chasse, il faut lancer une sagaie vers les nuages et prononcer les paroles transmises par les Ancêtres.
— Les fils du Fleuve et de l’Aigle tueront les Tzoh ! grondait le guerrier.
Il ne s’opposa pas au travail des corbeaux, des hyènes et des chacals, purificateurs de la sylve et de la savane.
Par intervalles, il épiait les corps étendus sur la terre. Le sang des siens n’avait pas coulé : sa mère était morte depuis dix ans, il n’avait point de sœurs, son père et ses frères chassaient avec les guerriers.
Mais Hiolg était revenu assez vite pour assister à l’enlèvement de sa mère et au massacre d’un aïeul. Une haine d’adulte emplissait sa poitrine fragile…
Le sang s’égouttait lentement et devenait noir ; des entrailles allongeaient leurs câbles bleus ou bien la pulpe des cervelles jaillissait des crânes.
Quelque temps, il sembla que les Tzoh avaient tout massacré, hors les captives. Puis un vieillard parut, la poitrine sanglante, suivi d’une femme nubile qui s’était abritée dans un hallier… Il vint aussi des enfants… Et peu à peu, quelques autres — femmes ou vieillards — surgirent.
Le guerrier dit :
— Helgvor marchera sur la piste des Tzoh… Il laissera sur son passage des tisons et des pierres calcinées… parfois il plantera des rameaux dans la terre… Ainsi les guerriers, à leur retour, pourront retrouver sa trace…
Les vieillards ayant perdu trop de sang, écoutaient dans un vertige, mais une femme répondit :
— Malgw répétera aux guerriers les paroles de Helgvor !…
Le crépuscule répandait dans les nuages un univers illusoire, plus éclatant, plus variable et plus vaste que l’univers réel… Une vapeur mélancolique sortait du fleuve ; les corbeaux, les vautours, les chacals, les hyènes vivaient une heure abondante et douce…
Helgvor rappela les chiens et le loup qui déjà se repaissaient de la chair des hommes… Comme il quittait la Presqu’île, Hiolg accourut, qui venait de découvrir ses petits frères parmi les morts et gémissait comme un louveteau.
Le fils de Chtrâ lui dit :
— Hiolg n’est pas assez agile. Si les Tzoh découvrent sa présence, ils se saisiront de lui et le tueront… Hiolg attendra les guerriers.
Ayant dit, Helgvor lança une sagaie vers le firmament, prononça les Paroles, et disparut, suivi des deux chiens et du loup. D’autres chiens étaient revenus qui, sauvés de la mort, partageaient déjà la dévoration des chacals et des hyènes…
Des ténèbres tièdes pleuvaient sur la savane, les astres surgissaient successivement, chacun selon son éclat, et la terre promettait cette joie qu’elle donne et reprend aux créatures périssables.
Helgvor n’eut guère de peine à suivre la piste des ravisseurs car, le loup et les chiens ayant compris leur tâche, par leurs narines infaillibles connaissaient aussi bien, et plus durablement, l’émanation des êtres, que l’œil ne connaît leur figure.
Parce que, embarrassés par les captives, les Tzoh voyageaient lentement et parce que, en route vers l’amont, ils ne pourraient s’embarquer sur le fleuve, aucune hâte ne sollicitait le guerrier.
L’Ougmar comptait ensemble sur son flair, sur le flair des trois bêtes et sur la rapidité de sa course pour échapper aux poursuites et aux enveloppements. Toutefois, aussi longtemps que ce serait possible, il éviterait de trahir sa présence.
La dernière cendre crépusculaire s’éparpilla au fond du couchant : il n’y eut que l’éther noir et le grésil tremblotant des astres… Les Hommes du Roc furent si proches que, étendu sur le sol, Helgvor entendait leurs mouvements et leurs voix. Dressés au silence, les chiens et le loup s’immobilisaient.
Des lueurs s’élevaient sur la savane qui dénonçaient les feux, signes formidables de la bête verticale… Pour mieux se dissimuler, Helgvor s’était placé sous le vent, tapi dans l’échancrure d’un monticule, et il discerna cinq brasiers, avec les ombres des guerriers et des femmes, ou leurs statures écarlates.
La fureur fit claquer ses mâchoires, lorsqu’il reconnut les plus jeunes des femmes ; il ressentait ensemble l’outrage et une tendresse sauvage.
— Les Tzoh sont des chacals ! Les Hommes du Fleuve briseront leurs os et reprendront leurs femmes ! répétait-il d’une voix basse et dense.
Il essayait de dénombrer les ennemis : il y en avait presque deux fois autant que n’en comptaient tous les guerriers Ougmar. Mornes, les femmes se résignaient, déjà la plupart avaient obéi aux vainqueurs. Helgvor ressentit une jalousie immense, une jalousie collective, mais ne s’étonna point : les femmes tremblent comme les biches et ne veulent pas mourir !
Il épia longtemps, s’accoutumant aux gestes comme aux effluves des Tzoh, attiré surtout par le chef, toute sa haine concentrée sur la stature compacte, sur l’énorme visage, peint d’une couleur écarlate comme le sang frais… Dans les ténèbres, Helgvor levait sa massue ou dardait sa sagaie ; la frénésie du combat contractait ses poings et dilatait son cœur.
À la fin, il se réfugia dans une combe, où il alluma un feu léger et fit rôtir la chair d’un saïga qu’il partagea avec ses bêtes.
Puis il dormit, mais l’odorat et l’ouïe continuaient à cueillir subtilement les émanations et les rumeurs des bêtes qui se meuvent ou des êtres enchaînés à la terre profonde… Autour de lui, le loup et les chiens formaient un prolongement de sa personne.
Toute surprise était impossible.
Dix jours moururent sans que Helgvor cessât de suivre les Tzoh. Grâce à sa ruse, à son flair, à sa prudence, et aussi parce que les ennemis n’avaient point de chiens, aucun indice n’avait encore révélé sa présence : la nuit, il s’éloignait plus encore que pendant le jour.
La marche des Tzoh était ralentie par les femmes et par le transport des canots, presque toujours inutiles à des guerriers qui marchent vers l’amont du fleuve. Parfois, quand il s’élargissait au point d’être comparable à un lac, la flottille s’embarquait, Helgvor redoutait de perdre la piste, mais bientôt le courant redevenant plus rapide, les Tzoh reprenaient pied sur la savane.
Le onzième jour, au matin, les Hommes des Rocs se divisèrent. Tandis que la plupart continuaient à avancer, d’autres s’éparpillaient comme pour cerner un troupeau ; Helgvor reconnut leur chef, l’homme apparu près du tertre, le jour du massacre, et qui était survenu tardivement à la Presqu’île Rouge.
Chiens et loup, les yeux luisants du feu glauque des lampyres, hérissés, haletants, observaient l’ordre du silence. Pour avoir suivi tant de jours, en se dissimulant, la piste des Tzoh, ils savaient que c’étaient des ennemis redoutables.
Invisible, Helgvor rétrograda, et ne craignant plus de perdre la piste, il mit une distance considérable entre les Tzoh et lui… Il parvint à une chaîne de rocs, qui formaient une muraille crénelée sur la rive, et s’y dissimula. Sa retraite était assurée : à travers les hautes herbes, il pouvait atteindre un bois de sycomores…
La halte dura longtemps ; le fleuve roulait une nappe immense, et des îles s’apercevaient en amont, d’entre lesquelles surgit une pirogue.
Helgvor, avec stupeur, connut qu’elle était manœuvrée par des femmes. Plus proches de la rive droite que de la gauche, elles ramaient désespérément… Bientôt, montée par des guerriers, une autre pirogue parut, qui gagnait du terrain et cherchait à se glisser entre la rive et le canot des fugitives. Les femmes obliquèrent vers la droite, tandis qu’une troisième pirogue survenait au tournant d’une île…
Alors, toute la chair de Helgvor frémit de passion chasseresse… et tandis qu’il rampait, haletant, une ombre s’éleva parmi les rocs ; il tourna la tête et reconnut Hiolg.