Helgvor du Fleuve Bleu/Partie I/Chapitre II
CHAPITRE II
HELGVOR DU FLEUVE BLEU
Helgvor, fils de Chtrâ, marchait vers l’amont du fleuve, avec deux chiens, un loup et un enfant. Une peau d’ours couvrait les épaules de l’homme, une peau de chacal celles du petit.
La vie croissait dans leurs poitrines comme les herbes sur la savane. De Chtrâ et des ancêtres, Helgvor avait reçu la haute stature, les yeux fauves et les cheveux clairs. Son agilité était comparable à celle du cerf élaphe. Sa force approchait celle d’Heïgoun, le plus massif des hommes assemblés dans la Presqu’île Rouge.
Depuis vingt générations, le clan élevait et dressait les chiens. Helgvor, un jour de chasse, avait recueilli un jeune loup : la bête au regard oblique vivait avec les chiens au regard droit. Comme eux, obéissante et fidèle, elle servait l’homme et pourchassait l’herbivore.
C’était l’automne : les guerriers du Fleuve Bleu couraient l’aventure ; le clan était gardé par cinq guerriers et vingt chiens ; plusieurs vieillards savaient encore lancer la sagaie. On comptait plus de soixante femmes jeunes ou dans leur force.
Chaque jour deux des guerriers, avec leurs chiens, partaient à la découverte, car, venant des hommes, le danger lointain est le plus redoutable.
Helgvor explorait le Sud : les Hommes de la Pierre, aux têtes cubiques, habitaient à deux lunes de marche. Il ne les avait jamais vus, mais Gmar et Chtrâ racontaient que, jadis, ils combattaient près du Fleuve Bleu et des Lacs Verts. Leurs haches et leurs couteaux, plus redoutables que les haches de pierre et les massues de bois de chêne, sortaient du feu.
Helgvor, suivi par les chiens, le loup et l’enfant, gravit un roc, au bord du fleuve. De là, il épiait la vie. Il ne savait pas qu’elle était antique, ou du moins, il ne remontait guère vers un amont où lui-même n’existait pas encore.
Toute chose était neuve comme sa jeunesse : le monde recommençait chaque matin ; l’herbe, l’arbre, le calice, la corolle, l’eau et les nuages étaient inépuisables. Il y aurait éternellement des chevaux et des aurochs paissant la savane ; des hippopotames parmi les roseaux ; des rhinocéros nombreux et des sangliers bourrus ; des cerfs à la voix chevrotante ; des megaceros aux bois géants ; et même des mammouths semblables aux vieux sycomores.
Jamais les biches ne cesseraient de vivre sous les ramures, les corbeaux de s’assembler en troupes noires ; les ramiers, les cigognes, les canards, les grues, les hirondelles de parcourir la vaste étendue…
Un monde où n’existeraient plus les vautours, ni l’aigle, ni le lion des cavernes, ni le léopard roux ou le léopard noir, ni les hérons rêvant sur les promontoires, ni les insectes sans nombre, ni les bêtes des eaux, n’avait aucune figure pour Helgvor.
Son œil vigilant suivait partout ces formes étranges qui se meuvent parmi les plantes immobiles, armées de leurs dents, de leurs griffes, de leurs sabots, de leurs cornes, de leurs venins, armes attachées à leurs corps mêmes, tandis que Helgvor porte les sagaies, la massue, la hache de néphrite, l’arc et les flèches qu’il peut déposer sur le roc.
Près de lui, leurs sens ouverts à toutes les variations de l’atmosphère, les deux chiens et le loup, armes aussi, pour l’homme, armes vivantes qui agrandissent sa prise sur le monde, et dont n’usent encore ni le Tzoh, ni les hommes des Lacs Verts.
L’enfant, agile et infatigable, petite créature au cœur belliqueux, se dissimule dans l’herbe, dans les fissures étroites, derrière les faibles plis du terrain, jusqu’aux branches trop minces pour supporter le poids de Helgvor, et déjà connaît les ruses humaines…
Les chiens grondent et le loup s’est dressé. Ce sont les mammouths. Leurs masses couleur d’argile s’avancent comme des rochers. Avec leurs trompes pareilles à des reptiles fangeux, leurs surprenantes défenses, leurs pieds lourds comme des arbres, ils semblent venir du fond des âges.
Tout en eux est étrange. Seuls parmi les vivants, ils portent ce nez qui est un bras colossal, ces dents qui pèsent cent fois le poids d’une massue. À travers les millénaires, où leur race vécut souveraine et pacifique, ils virent disparaître le Félin Géant et les Grands Ours des Cavernes. Eux-mêmes bientôt cesseront de surgir sur la savane et dans la sylve : ceux-ci sont parmi les derniers de la race. Déjà, leurs semblables ont disparu au pays des Hommes du Roc ; ils s’avancent rarement jusqu’aux Lacs Verts ! Mais le Fleuve Bleu abreuve encore des troupeaux assez nombreux pour que Helgvor les estime éternels.
Il les aime ; ils satisfont sa passion essentielle pour la puissance. Et debout sur le rocher, il clame :
— Le mammouth est plus fort que le lion, le tigre et le rhinocéros !…
Le loup écoute et flaire ; les chiens cessent de gronder : tous trois connaissent leur impuissance contre ces rocs de chair.
Helgvor les regarde boire avec une exaltation sourde. Il rêve qu’on aurait pu les dresser comme des chiens, car mieux qu’aucun des Hommes du Fleuve, il possède l’instinct qui transforme la bête libre en bête soumise. Gardées par les mammouths, la tribu serait invincible et les Hommes du Roc n’oseraient jamais approcher de la Presqu’île Rouge.
Un long tressaillement agita la chair du nomade. Là-bas, très loin, subtile et redoutable, une colonnette bleuâtre sinuait derrière un tertre et s’évasait en montant…
Par ce matin calme, sur la plaine humide, elle ne pouvait avoir qu’une seule signification, formidable : la présence des hommes.
L’inquiétude tomba sur Helgvor comme un coup de massue. Puis une espérance frêle ; peut-être des chasseurs étaient revenus. Mais était-ce possible ? Les guerriers avaient quitté les clans depuis dix jours, et les grandes battues duraient une demi-lunaison. Sans doute avaient-ils rencontré de grandes troupes de chevaux ? Depuis longtemps, autour de la Presqu’île Rouge, on ne les trouvait qu’en petit nombre. Or, l’hiver, on retenait des chevaux captifs dans la bouche du fleuve, sous la garde des chiens.
Ils y trouvaient une partie de leur pâture ; une autre partie demeurait en réserve, cueillie par les femmes, dès la fin de l’été. Quand la chasse était chétive, ils servaient à nourrir les clans. Helgvor eût voulu les domestiquer, mais, au nom des traditions obscures, les anciens s’y opposaient.
Les chevaux s’habituaient vite à vivre dans la boucle, loin de l’entrée, où les hommes avaient élevé des barrières et construit des huttes.
— Hiolg, sois invisible ! dit le guerrier à son petit compagnon, tandis que lui-même se couchait sur le sol.
L’enfant se tapit contre le roc ; Helgvor continuait à épier la menaçante fumerolle. Il attendit longtemps. La fumée s’épaissit d’abord, puis se raréfia. Or, des deux côtés du tertre, des buissons s’étendaient, derrière lesquels toute présence devait rester secrète.
Helgvor, ayant examiné les accidents du site, savait que même Hiolg ne pourrait approcher sans être visible. C’était partout la steppe ; seule la rive du fleuve permettait de s’abriter, mais le fleuve, en amont comme en aval, s’éloignait du tertre.
— Les hommes ont-ils vu Helgvor ? se demandait-il.
Peut-être épiaient-ils derrière les buissons comme il épiait au haut du roc ? Alors, ils ne se montreraient point !…
Soudain, il poussa une exclamation : un être vertical venait de dépasser le buisson de gauche et l’œil aigu de Helgvor connut que cette tête cubique et ce corps trapu n’appartenaient pas à un fils du Fleuve Bleu. Ses entrailles se tendirent, car il sentit que le clan et lui-même couraient un risque formidable.
— Hiolg voit-il l’homme ? demanda-t-il.
— Hiolg le voit, répondit l’enfant aux yeux d’épervier.
La distance étant trop grande pour leur flair, les chiens et le loup demeuraient impassibles.
Helgvor examinait chaque recoin du site. Pour battre en retraite, on devrait atteindre la rive du fleuve. Le rocher rendrait l’homme et l’enfant invisibles jusqu’à dix pas des peupliers noirs. Là, une zone d’herbe rase, large de vingt pas, deviendrait dangereuse…
Pourtant, il fallait gagner la Presqu’île Rouge au plus vite…
Helgvor éleva sa peau d’ours jusqu’à son crâne et Hiolg fit de même avec le pelage du chacal dont il enveloppait ses épaules.
— Helgvor et Hiolg doivent rejoindre le fleuve ! dit le jeune homme.
Ils descendirent du roc, dans la direction opposée au tertre ; puis ils se coulèrent dans les herbes et se mirent à ramper ; les chiens et le loup suivaient en silence.
Quand ils approchèrent de la zone dangereuse, ils s’assurèrent que les pelages couvraient bien leur tête et alors, à quatre pattes, ils imitèrent la démarche de l’ours et du chacal : à cause de la distance et de leur adresse, les hommes à la tête cubique s’y tromperaient peut-être… D’ailleurs, la zone fut si rapidement franchie qu’il eût fallu, pour les apercevoir que, d’avance, des regards fussent braqués dans cette direction.
À l’abri d’arbustes et d’herbes hautes, ils épièrent le tertre. Trois hommes étaient maintenant visibles. L’un d’eux faisait des gestes, mais il fut impossible d’en démêler la signification, et il ne semblait pas qu’aucun des visages fût nettement tourné vers le refuge où s’abritaient Helgvor et Hiolg…
— Vite ! murmura Helgvor.
Il se mit en route à grands pas, invisible maintenant, car la rive s’élevait à vingt coudées au-dessus des flots.
Par intervalles, Helgvor et Hiolg se retournaient et, au coude du fleuve, ils gravirent la berge pour examiner le site. On n’apercevait plus le tertre, mais aucun homme n’apparaissait sur la savane.
— Les Hommes du Roc ne nous ont pas vus ! conclut le guerrier.
Ils marchèrent le tiers d’un jour, en s’assurant périodiquement que personne ne suivait leur trace… La Presqu’île Rouge fut proche. Helgvor songeait au moyen de la défendre. Avec les trois autres guerriers, les femmes, les chiens, on pouvait repousser des ennemis peu nombreux et sans doute l’attaque ne se produirait que si les envahisseurs se sentaient de beaucoup les plus forts.
L’exiguïté du tertre, l’apparition d’un guerrier solitaire faisaient pressentir un petit parti de chasse. Or, l’entrée de la Presqu’île, large d’une vingtaine de pas, était défendue par des blocs : Helgvor pensait qu’il faudrait plus de vingt hommes pour la forcer.
Hiolg interrompit les réflexions du guerrier. Il arrivait, haletant :
— Des hommes marchent vers le fleuve.
Helgvor gravit la berge. Là-bas, une troupe d’hommes dispersés avançait avec prudence.
Tous avaient la tête massive et la stature épaisse. Le guerrier crut reconnaître l’homme du tertre. Il compta sept silhouettes… Si l’on voulait éviter une surprise, il fallait se hâter, mais l’enfant, quoique agile, retardait la marche.
Le guerrier dit :
— Helgvor va courir ! Hiolg sait se rendre aussi invisible que la taupe… Il suivra de loin.
L’enfant n’avait pas peur. S’il le fallait, il entrerait dans le fleuve : il nageait et plongeait comme une loutre. Et, à l’autre rive, il y avait des refuges sans nombre dans les rochers et dans la forêt.
— Hiolg ne sera pas vu ! riposta-t-il.
Helgvor prit sa course. Sa vélocité égalait presque celle des chevreuils. Il approchait maintenant du lieu où le fleuve tournant à angle droit, commençait la Presqu’île.
Une rumeur s’entendit d’abord, confuse, puis des rauquements, des clameurs farouches, de longues plaintes, des cris d’épouvante…
Helgvor s’arrêta. Le frémissement du désastre emplit son âme.
La Presqu’île Rouge était envahie. Les Tzoh fendaient les crânes, perçaient les ventres, disloquaient les membres. Les vieillards et les femmes, un guerrier survivant fuyaient devant une horde hurlante. À chaque pas, une massue s’abattait, une sagaie s’enfonçait dans une poitrine et, la victime terrassée, un Tzoh achevait de lui écraser la tête ou de lui défoncer le cœur…
Exténué par ses blessures, le dernier guerrier fit face. C’était pour mourir. La poitrine inondée de son propre sang, les yeux aveuglés et les jambes tremblantes, il balbutiait des injures et prédisait la vengeance des Ougmar. Il leva péniblement sa hache et frappa au hasard. Dix massues s’abattirent ; le guerrier roula dans les herbes où les sagaies fouillèrent sa chair pantelante…
Alors, saisi d’une fureur sacrée, tout tremblant de la fureur de sa race, Helgvor clama :
— Les Ougmar écraseront les Tzoh !
Saisis, les envahisseurs se tournèrent… Ils ne virent rien. Helgvor, concevant l’impossibilité de toute lutte et la nécessité de survivre, s’était tapi dans les buissons épais qui foisonnaient près de la Presqu’île… Plusieurs Tzoh explorèrent en vain l’espace : Helgvor, le loup et les chiens demeurèrent invisibles…
Déjà, Helgvor et Hiolg semblaient hors d’atteinte. L’Ougmar avançait sous le couvert, lorsque le loup et les chiens grondèrent.
Deux guerriers Tzoh apparurent, au détour d’un roc qui avait, en même temps que la brise, atténué leurs émanations.
C’était un lieu sévère, que des blocs surplombants plongeaient dans une pénombre, et qu’environnaient des fourrés fauves.
Helgvor et les arrivants, immobilisés, s’épièrent. Ce fut une minute implacable : la vie pour le vainqueur, la mort pour le vaincu.
L’Homme du Fleuve Bleu donna le signal au loup et aux chiens. Ces bêtes rusées filèrent parmi les végétaux et ne reparurent qu’après avoir tourné les Tzoh.
Coup sur coup, Helgvor tira deux flèches. La première frôla le crâne d’un Tzoh, la seconde lui creva un œil, et tandis qu’il poussait un hurlement de douleur, le loup l’assaillit par derrière.
À grands bonds, la hache haute, Helgvor avait pris son élan.
Le second Tzoh alla au-devant de l’attaque, pendant que l’autre luttait contre le loup et les chiens.
Une sagaie écorcha l’épaule d’Helgvor, puis les antagonistes se trouvèrent face à face.
Le Tzoh était trapu, les épaules puissantes, les mains musculeuses. Il clama :
— Les Tzoh ont pris vos femmes et tué vos enfants ! Ils massacreront vos guerriers et il n’y aura plus d’Ougmar sur la terre.
Helgvor ne comprenait pas ces paroles, mais sachant qu’elles étaient injurieuses, il riposta :
— Les Ougmar anéantiront la race immonde des Tzoh !
Sa hache tournoyait ; l’autre brandissait sa massue.
Parce qu’ils étaient agiles, doués d’yeux vifs et de mains adroites, aucun ne fut atteint d’abord.
Bondissant comme des léopards, tout ensemble ils frappaient et s’effaçaient devant l’arme adverse.
Helgvor, redoutant l’arrivée d’autres ennemis, résolut d’en finir.
Il abaissa son arme, il laissa s’abattre la massue de chêne. L’arme pesante faillit l’atteindre, mais l’évitant d’un saut léger, il fendit le crâne de l’adversaire, entraîné par son élan.
Le vaincu s’affaissa d’un bloc et agonisa sur les herbes.
Là-bas, le loup et les chiens, vainqueurs, dévorèrent le guerrier mourant.
Hiolg, qui avait contribué à leur victoire en entravant les jambes du Tzoh, se précipita au-devant d’Helgvor qui cria :
— Ainsi périront tous les Tzoh, race de chacals et d’hyènes fétides.
Mais les Tzoh, n’ayant pu voir le combat, ne connurent que plus tard le sort des deux guerriers.
Et comme on ne trouvait pas Helgvor, ils achevèrent leur tâche. Ils parquaient les femmes adultes, ils massacraient méthodiquement les derniers vieillards et les enfants.
Parfois un vieil homme ou une femme se traînant à leurs pieds, les guerriers se mettaient à rire et prolongeaient le supplice. Enfin, la tuerie s’arrêta. Le chef, à demi prosterné, étendit les mains et clama :
— Vies Cachées, les Tzoh vous ont abreuvé de sang… Vous ramènerez dans le pays des Rocs, les guerriers avec les femmes captives…
Quelque temps encore, les Tzoh explorèrent la Presqu’île Rouge. Parfois, ils découvraient un vieillard tremblant ou un enfant épouvanté : la massue et la sagaie les exterminaient.