Hetzel (p. 286-291).
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CHAPITRE XX


QUI, CONTRAIREMENT À TOUTES LES RÈGLES DU ROMAN, NE SE TERMINE PAS PAR LE MARIAGE DU HÉROS.


« Ah ! mon capitaine, l’Algérie !

— Et Mostaganem, Ben-Zouf ! »

Telles furent les deux exclamations qui s’échappèrent à la fois de la bouche du capitaine Servadac et de celle de son ordonnance, dès que leurs compagnons et eux eurent repris connaissance.

Par un miracle, impossible à expliquer comme tous les miracles, ils étaient sains et saufs.

« Mostaganem ! l’Algérie ! » avaient dit le capitaine Servadac et son ordonnance. Et ils ne pouvaient se tromper, ayant été pendant plusieurs années en garnison dans cette partie de la province.

Ils revenaient donc presque à l’endroit d’où ils étaient partis, après un voyage de deux ans à travers le monde solaire !

Un hasard étonnant — est-ce bien un hasard, puisque Gallia et la terre se rencontraient à la même seconde sur le même point de l’écliptique ? — les ramenait presque à leur point de départ.

Ils n’étaient pas à deux kilomètres de Mostaganem !

Une demi-heure plus tard, le capitaine Servadac et tous ses compagnons faisaient leur entrée dans la ville.

Ce qui dut leur paraître surprenant, c’est que tout paraissait être calme à la surface de la terre. La population algérienne vaquait tranquillement à ses occupations ordinaires. Les animaux, nullement troublés, paissaient l’herbe un peu humide de la rosée de janvier. Il devait être environ huit heures du matin. Le soleil se levait sur son horizon accoutumé. Non-seulement il ne semblait pas que rien d’anormal se fût accompli sur le globe terrestre, mais aussi que rien d’anormal n’eût été attendu par ses habitants.

« Ah çà ! dit le capitaine Servadac, ils n’étaient donc pas prévenus de l’arrivée de la comète ?

— Faut le penser, mon capitaine, répondit Ben-Zouf. Et moi qui comptais sur une entrée triomphale ! »

Bien évidemment, le choc d’une comète n’était pas attendu. Autrement, la panique eût été extraordinaire en toutes les parties du globe, et ses habitants se seraient crus plus près de la fin du monde qu’en l’an 1000 !

À la porte de Mascara, le capitaine Servadac rencontra précisément ses deux camarades, le commandant du 2e tirailleurs et le capitaine du 8e d’artillerie. Il tomba littéralement dans leurs bras.

« Vous, Servadac ! s’écria le commandant.

— Moi-même !

— Et d’où venez-vous, mon pauvre ami, après cette inexplicable absence ?

— Je vous le dirais bien, mon commandant, mais si je vous le disais, vous ne me croiriez pas !

— Cependant…

— Bah ! mes amis ! Serrez la main à un camarade qui ne vous a point oubliés, et mettons que je n’ai fait qu’un rêve ! »

Et Hector Servadac, quoi qu’on fît, ne voulut pas en dire davantage.

Toutefois, une question fut encore adressée par lui aux deux officiers :

« Et Mme de… ? »

Le commandant de tirailleurs, qui comprit, ne le laissa pas achever.

« Mariée, remariée, mon cher ! dit-il. Que voulez-vous ? Les absents ont toujours tort…

— Oui ! répondit le capitaine Servadac, tort d’aller courir pendant deux ans dans le pays des chimères ! »

Puis, se retournant vers le comte Timascheff :

« Mordioux ! monsieur le comte, dit-il, vous avez entendu ! En vérité, je suis enchanté de ne point avoir à me battre avec vous.

— Et moi, capitaine, je suis heureux de pouvoir, sans arrière-pensée, vous serrer cordialement la main !

— Ce qui me va aussi, murmura Hector Servadac, c’est de ne pas avoir à finir mon horrible rondeau ! »

Et les deux rivaux, qui n’avaient plus aucune raison d’être en rivalité, scellèrent, en se donnant la main, une amitié que rien ne devait jamais rompre.

Le comte Timascheff, d’accord avec son compagnon, fut aussi réservé que lui sur les événements extraordinaires dont ils avaient été témoins, et dont les plus inexplicables étaient leur départ et leur arrivée. Ce qui leur paraissait absolument inexplicable, c’est que tout était à sa place sur le littoral méditerranéen.

Décidément, mieux valait se taire.

Le lendemain, la petite colonie se séparait. Les Russes retournèrent en Russie avec le comte Timascheff et le lieutenant Procope, les Espagnols en Espagne, où la générosité du comte devait les mettre pour jamais à l’abri du besoin. Tous ces braves gens ne se quittèrent pas sans s’être prodigué les marques de la plus sincère amitié.

En ce qui concerne Isac Hakhabut, ruiné par la perte de la Hansa, ruiné par l’abandon qu’il avait dû faire de son or et de son argent, il disparut. La vérité oblige à avouer que personne ne le réclama.

« Le vieux coquin, dit un jour Ben-Zouf, il doit s’exhiber en Amérique comme un revenant du monde solaire ! »

Il reste à parler de Palmyrin Rosette. Celui-là, aucune considération, on le croira sans peine, n’avait pu le faire taire ! Donc, il avait parlé !… On lui nia sa comète, qu’aucun astronome n’avait jamais aperçue sur l’horizon terrestre. Elle ne fut point inscrite au catalogue de l’Annuaire. À quel point atteignit alors la rage de l’irascible professeur, c’est à peine si l’on peut l’imaginer. Deux ans après son retour, il fit paraître un volumineux mémoire qui contenait, avec les éléments de Gallia, le récit des propres aventures de Palmyrin Rosette.

Alors, les avis se partagèrent dans l’Europe savante. Les uns, en grand nombre, furent contre. Les autres, en petit nombre, furent pour.

Une réponse à ce mémoire, — et s’était probablement la meilleure que l’on pût faire, — réduisit tout le travail de Palmyrin Rosette à de justes mesures, en l’intitulant : Histoire d’une hypothèse.

Cette impertinence porta à son comble la colère du professeur, qui prétendit alors avoir revu, gravitant dans l’espace, non-seulement Gallia, mais le fragment de la comète qui emportait treize Anglais dans les infinis de l’univers sidéral ! Jamais il ne devait se consoler de ne pas être leur compagnon de voyage !

Enfin, qu’ils eussent ou non réellement accompli cette exploration invraisemblable du monde solaire, Hector Servadac et Ben-Zouf restèrent plus que jamais, l’un le capitaine, l’autre l’ordonnance, que rien ne pouvait séparer.

Un jour, ils se promenaient sur la butte Montmartre, et, bien certains de ne point être entendus, ils causaient de leurs aventures.

« Ce n’est peut-être pas vrai, tout de même ! disait Ben-Zouf.

— Mordioux ! je finirai par le croire ! » répondit le capitaine Servadac.

Quant à Pablo et à Nina, adoptés, l’un par le comte Timascheff, l’autre par le capitaine Servadac, ils furent élevés et instruits sous leur direction.

Un beau jour, le colonel Servadac, dont les cheveux commençaient à grisonner, maria le jeune Espagnol, devenu un beau garçon, avec la petite Italienne, devenue une belle jeune fille. Le comte Timascheff avait voulu apporter lui-même la dot de Nina.

Et cela fait, les deux jeunes époux n’en furent pas moins heureux, pour n’avoir point été l’Adam et l’Ève d’un nouveau monde.


FIN DE LA DEUXIÈME ET DERNIÈRE PARTIE.