Harmonies poétiques et religieuses/éd. 1860/Le Chêne, suite de Jéhovah/Commentaire

Œuvres complètes de LamartineChez l’auteur (p. 449-450).
COMMENTAIRE

DE LA DIXIÈME HARMONIE



Il y a aux bains de Casciano, en Toscane, entre Pise et Florence, un chêne qui était déjà fameux par sa masse et par sa vétusté dans les guerres de 1300, entre les Pisans et les Toscans. Il n’a pas pris un jour ni un cheveu blanc depuis ces cinq siècles. Sa tige s’élève aussi droite, sur des racines aussi saines, à quatre-vingts pieds du sol ; et ses bras immenses, qui poussent d’autres bras innombrables comme un polype terrestre, n’ont pas une branche sèche à leurs extrémités. Il a mille ou douze cents ans, et il est tout jeune.

C’est assis sous ce chêne de Casciano que j’écrivis cette Harmonie en 1826. J’ai vu depuis le platane de Godefroy de Bouillon dans la prairie de Constantinople ; les croisés campèrent à ses pieds, et un régiment de cavalerie tout entier peut encore aujourd’hui s’y ranger à l’ombre en bataille. J’ai vu depuis les oliviers de la colline de Golgotha, vis-à-vis de Jérusalem, qui passent pour avoir été témoins, déjà vivants, de l’agonie et de la sueur de sang du Christ. Il n’y a pas plus de mesure à la force et à la durée de la végétation, qu’il n’y en a à la puissance de Dieu. Il joue avec le temps et avec l’espace. L’homme seul est obligé de compter par jours. Ces arbres comptent par siècles, les rochers par la durée d’un globe, les étoiles par la durée du firmament. Qu’est-ce donc de Celui qui ne compte par rien, et pour qui toutes ces durées relatives sont un jour qui n’a pas encore commencé ?