Harmonies économiques/Chapitre 13

Harmonies économiques
Harmonies ÉconomiquesGuillauminŒuvres complètes de Frédéric Bastiat, tome 6 (p. 430-435).

XIII

DE LA RENTE[1]


Quand la valeur du sol augmente, si une augmentation correspondante se faisait sentir sur le prix des produits du sol, je comprendrais l’opposition que rencontre la théorie exposée dans ce livre (chapitre IX). On pourrait dire : « À mesure que la civilisation se développe, la condition du travailleur empire relativement à celle du propriétaire. C’est peut-être une nécessité fatale, mais assurément ce n’est pas une loi harmonique. »

Heureusement il n’en est pas ainsi. En général, les circonstances qui font augmenter la valeur du sol diminuent en même temps le prix des subsistances… Expliquons ceci par un exemple.

Soit à dix lieues de la ville un champ valant 100 fr. ; on fait une route qui passe près de ce champ, c’est un débouché ouvert aux récoltes, et aussitôt la terre vaut 150 fr. — Le propriétaire, ayant acquis par là des facilités soit pour y amener des amendements, soit pour en extraire des produits plus variés, fait des améliorations à sa propriété, et elle arrive à valoir 200 fr.

La valeur du champ est donc doublée. Examinons cette plus-value, au point de vue — de la justice d’abord, — ensuite de l’utilité recueillie, non par le propriétaire, mais par les consommateurs de la ville.

Quant à l’accroissement de valeur provenant des améliorations que le propriétaire a faites à ses frais, pas de doute. C’est un capital qui suit la loi de tous les capitaux.

J’ose dire qu’il en est ainsi de la route. L’opération fait un circuit plus long, mais le résultat est le même.

En effet, le propriétaire concourt, à raison de son champ, aux dépenses publiques ; pendant bien des années, il a contribué à des travaux d’utilité générale exécutés sur des portions éloignées du territoire ; enfin une route a été faite dans une direction qui lui est favorable. La masse des impôts par lui payés peut être assimilée à des actions qu’il aurait prises dans les entreprises gouvernementales, et la rente annuelle, qui lui arrive par suite de la nouvelle route, comme le dividende de ces actions.

Dira-t-on qu’un propriétaire doit toujours payer l’impôt pour n’en jamais rien retirer ?… Ce cas rentre donc dans le précédent ; et l’amélioration, quoique faite par la voie compliquée et plus ou moins contestable de l’impôt, peut être considérée comme exécutée par le propriétaire et à ses frais, dans la mesure de l’avantage partiel qu’il en retire.

J’ai parlé d’une route : remarquez que j’aurais pu citer toute autre intervention gouvernementale. La sécurité, par exemple, contribue à donner de la valeur aux terres comme aux capitaux, comme au travail. Mais qui paye la sécurité ? Le propriétaire, le capitaliste, le travailleur. — Si l’État dépense bien, la valeur dépensée doit se reformer et se retrouver, sous une forme quelconque, entre les mains du propriétaire, du capitaliste, du travailleur. Pour le propriétaire, elle ne peut apparaître que sous forme d’accroissement du prix de sa terre. — Que si l’État dépense mal, c’est un malheur ; l’impôt est perdu ; c’était aux contribuables à y veiller. En ce cas, il n’y a pas pour la terre accroissement de valeur, et certes la faute n’en est pas au propriétaire.

Mais les produits du sol qui a ainsi augmenté de valeur, et par l’action gouvernementale, et par l’industrie particulière, — ces produits sont-ils payés plus cher par les acheteurs de la ville ? en d’autres termes, l’intérêt de ces cent francs vient-il grever chaque hectolitre de froment qui sortira du champ ? Si on le payait 15 fr., le payera-t-on désormais 15 fr. plus une fraction ? — C’est là une question des plus intéressantes, puisque la justice et l’harmonie universelle des intérêts en dépendent.

Or je réponds hardiment : non.

Sans doute, le propriétaire recouvrera désormais 5 fr. de plus (je suppose le taux du profit à 5 p. 100) ; mais il ne les recouvrera aux dépens de personne. Bien au contraire, l’acheteur, de son côté, fera un bénéfice plus grand encore.

En effet, le champ que nous avons pris pour exemple était autrefois éloigné des débouchés, on lui faisait peu produire ; à cause des difficultés du transport, les produits parvenus sur le marché se vendaient cher. — Aujourd’hui la production est activée, le transport économique ; une plus grande quantité de froment arrive sur le marché, y arrive à moins de frais et s’y vend à meilleur compte. Tout en laissant au propriétaire un profit total de 5 fr., l’acheteur peut faire un bénéfice encore plus fort.

En un mot, une économie de forces a été réalisée. — Au profit de qui ? au profit des deux parties contractantes. — Quelle est la loi du partage de ce gain sur la nature ? La loi que nous avons souvent citée à propos des capitaux, puisque cette augmentation de valeur est un capital.

Quand le capital augmente, la part du propriétaire ou capitaliste — augmente en valeur absolue, — diminue en valeur relative ; la part du travailleur (ou du consommateur) augmente — et en valeur absolue et en valeur relative…

Remarquez comment les choses se passent. À mesure que la civilisation se fait, les terres les plus rapprochées du centre d’agglomération augmentent de valeur. Les productions d’un ordre inférieur y font place à des productions d’un ordre plus élevé. D’abord le pâturage disparaît devant les céréales ; puis celles-ci sont remplacées par le jardinage. Les approvisionnements arrivent de plus loin à moindres frais, de telle sorte, — et c’est un point de fait incontestable, — que la viande, le pain, les légumes, même les fleurs, y sont à un prix moindre que dans les contrées moins avancées, malgré que la main-d’œuvre y soit mieux rétribuée qu’ailleurs…


le clous-vougeot.


Les services s’échangent contre les services. Souvent des services préparés d’avance s’échangent contre des services actuels ou futurs.

Les services valent, non pas suivant le travail qu’ils exigent ou ont exigé, mais suivant le travail qu’ils épargnent.

Or il est de fait que le travail humain se perfectionne.

De ces prémisses se déduit un phénomène très-important en Économie sociale : C’est qu’en général le travail antérieur perd dans l’échange avec le travail actuel[2].

J’ai fait, il y a vingt ans, une chose qui m’a coûté cent journées de travail. Je propose un échange, et je dis à mon acheteur : Donnez-moi une chose qui vous coûte également cent journées. Probablement il sera en mesure de me répondre : Depuis vingt ans on a fait des progrès. Ce qui vous avait demandé cent journées, on le fait à présent avec soixante-dix. Or je ne mesure pas votre service par le temps qu’il vous a coûté, mais par le service qu’il me rend : ce service n’est plus que de soixante-dix journées, puisque avec ce temps je puis me le rendre à moi-même, ou trouver qui me le rende.

Il résulte de là que la valeur des capitaux se détériore incessamment, et que le capital ou le travail antérieur n’est pas aussi favorisé que le croient les Économistes superficiels.

Il n’y a pas de machine un peu vieille qui ne perde, abstraction faite du dépérissement à l’user, par ce seul motif qu’on en fabrique aujourd’hui de meilleures.

Il en est de même des terres. Et il y en a bien peu qui, pour être amenées à l’état de fertilité où elles sont, n’aient coûté plus de travail qu’il n’en faudrait aujourd’hui, où l’on a des moyens d’action plus énergiques.

Telle est la marche générale, mais non nécessaire.

Un travail antérieur peut rendre aujourd’hui de plus grands services qu’autrefois. C’est rare, mais cela se voit. Par exemple, j’ai gardé du vin qui représente vingt journées de travail. — Si je l’avais vendu tout de suite, mon travail aurait reçu une certaine rémunération. J’ai gardé mon vin ; il s’est amélioré, la récolte suivante a manqué, bref, le prix a haussé, et ma rémunération est plus grande. Pourquoi ? Parce que je rends plus de services, — que les acquéreurs auraient plus de peine à se procurer ce vin que je n’en ai eu, — que je satisfais à un besoin devenu plus grand, plus apprécié, etc…

C’est ce qu’il faut toujours examiner.

Nous sommes mille. Chacun a son hectare de terre et le défriche ; le temps s’écoule, et l’on vend. Or, il arrive que sur 1,000 il y en a 998 qui ne reçoivent ou ne recevront jamais autant de journées de travail actuel, en échange de la terre, qu’elle leur en a coûté autrefois ; et cela parce que le travail antérieur plus grossier ne rend pas comparativement autant de services que le travail actuel. Mais il se trouve deux proprietaires dont le travail a été plus intelligent ou, si l’on veut, plus heureux. Quand ils l’offrent sur le marché, il se trouve qu’il y représente d’inimitables services. Chacun se dit : Il m’en coûterait beaucoup de me rendre ce service à moi-même ; donc je le payerai cher ; et, pourvu qu’on ne me force pas, je suis toujours bien sûr qu’il ne me coûtera pas autant que si je me le rendais par tout autre moyen.

C’est l’histoire du Clos-Vougeot. C’est le même cas que l’homme qui trouve un diamant, qui possède une belle voix, ou une taille à montrer pour cinq sous, etc. . . 
. . . . . . . . . . . . . . .


Dans mon pays il y a beaucoup de terres incultes. L’étranger ne manque pas de dire : Pourquoi ne cultivez-vous pas cette terre ? — Parce qu’elle est mauvaise. — Mais voilà à côté de la terre absolument semblable et qui est cultivée. — À cette objection, le naturel du pays ne trouve pas de réponse.

C’est qu’il s’est trompé dans la première : Elle est mauvaise ?

Non ; la raison qui fait qu’on ne défriche pas de nouvelles terres, ce n’est pas qu’elles soient mauvaises, et il y en a d’excellentes qu’on ne défriche pas davantage. Voici le motif : c’est qu’il en coûte plus pour amener cette terre inculte à un état de productivité pareille à celle du champ voisin qui est cultivé, que pour acheter ce champ voisin lui-même.

Or, pour qui sait réfléchir, cela prouve invinciblement que la terre n’a pas de valeur par elle-même…

(Développer tous les points de vue de cette idée[3]).



  1. Deux ou trois courts fragments, voilà tout ce que l’auteur a laissé sur cet important chapitre. Cela s’explique : il se proposait ainsi qu’il l’a déclaré, de s’appuyer principalement sur les travaux de M. Carey de Philadelphie pour combattre la théorie de Ricardo. (Note de l’éditeur.)
  2. La même idée a été présentée à la fin du complément ajouté au chapitre v, p. 202 et suiv. (Note de l’éditeur.)
  3. De ces développements projetés, aucun n’existe ; mais voici sommairement les deux principales conséquences du fait cité par l’auteur :

    1° Deux terres, l’une cultivée A, l’autre inculte B, étant supposées de nature identique, la mesure du travail autrefois sacrifié au défrichement de A est donnée par le travail nécessaire au défrichement de B. On peut dire même qu’à cause de la supériorité de nos connaissances, de nos instruments, de nos moyens de communication, etc., il faudrait moins de journées pour mettre B en culture qu’il n’en a fallu pour A. Si la terre avait une valeur par elle-même, A vaudrait tout ce qu’a coûté sa mise en culture, plus quelque chose pour ses facultés productives naturelles ; c’est-à-dire beaucoup plus que la somme nécessaire actuellement pour mettre B en rapport. Or, c’est tout le contraire : la terre A vaut moins, puisqu’on l’achète plutôt que de défricher B. En achetant A, on ne paye donc rien pour la force naturelle, puisqu’on ne paye pas même le travail de défrichement ce qu’il a primitivement coûté.

    2° Si le champ A rapporte par an 1,000 mesures de blé, la terre B défrichée en rapporterait autant. Puisqu’on a cultivé A, c’est qu’autrefois 1,000 mesures de blé rémunéraient amplement tout le travail exigé, soit par le défrichement, soit par la culture annuelle. Puisqu’on ne cultive pas B, c’est que maintenant 1,000 mesures de blé ne payeraient pas un travail identique, — ou même moindre, comme nous le remarquions plus haut.

    Qu’est-ce que cela veut dire ? Évidemment c’est que la valeur du travail humain a haussé par rapport à celle du blé ; c’est que la journée d’un ouvrier vaut et obtient plus de blé pour salaire. En d’autres termes, le blé s’obtient par un moindre effort, s’échange contre un moindre travail ; et la théorie de la cherté progressive des subsistances est fausse. — V. au tome I, le post-scriptum de la lettre adressée au Journal des économistes, en date du 8 décembre 1850. — V. aussi, sur ce sujet, l’ouvrage d’un disciple de Bastiat : Du revenu foncier, par R. de Fontenay. (Note de l’éditeur.)