Han d’Islande/Préface de la deuxième édition

Han d’Islande, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 7-13).
Mai 1833  ►

PRÉFACE DE LA DEUXIÈME ÉDITION.



On a affirmé à l’auteur de cet ouvrage qu’il était absolument nécessaire de consacrer spécialement quelques lignes d’avertissement, de préface, ou d’introduction à cette seconde édition. Il a eu beau représenter que les quatre ou cinq malencontreuses pages vides qui escortaient la première édition, et dont le libraire s’est obstiné à déparer celle-ci, lui avaient déjà attiré les anathèmes de l’un de nos écrivains les plus honorables et les plus distingués[1], lequel l’avait accusé de prendre le ton aigre-doux de l’illustre Jedediah Cleishbotham, maître d’école et sacristain de la paroisse de Gandercleugh ; il a eu beau alléguer que ce brillant et judicieux critique, de sévère pour la faute, deviendrait sans doute impitoyable pour la récidive ; et présenter, en un mot, une foule d’autres raisons non moins bonnes pour se dispenser d’y tomber, il paraît qu’on lui en a opposé de meilleures, puisque le voici maintenant écrivant une seconde préface, après s’être tant repenti d’avoir écrit la première. Au moment d’exécuter cette détermination hardie, il conçut d’abord la pensée de placer en tête de cette seconde édition ce dont il n’avait pas osé charger la première, savoir quelques vues générales et particulières sur le roman. Méditant ce petit traité littéraire et didactique, il était encore dans cette mystérieuse ivresse de la composition, instant bien court, où l’auteur, croyant saisir une idéale perfection qu’il n’atteindra pas, est intimement ravi de son ouvrage à faire ; il était, disons-nous, dans cette heure d’extase intérieure, où le travail est un délice, où la possession secrète de la muse semble bien plus douce que l’éclatante poursuite de la gloire, lorsqu’un de ses amis les plus sages est venu l’arracher brusquement à cette possession, à cette extase, à cette ivresse, en lui assurant que plusieurs hommes de lettres très hauts, très populaires et très puissants, trouvaient la dissertation qu’il préparait tout à fait méchante, insipide et fastidieuse ; que le douloureux apostolat de la critique dont ils se sont chargés dans diverses feuilles publiques, leur imposant le devoir pénible de poursuivre impitoyablement le monstre du romantisme et du mauvais goût, ils s’occupaient, dans le moment même, de rédiger pour certains journaux impartiaux et éclairés une critique consciencieuse, raisonnée et surtout piquante de la susdite dissertation future. À ce terrible avis, le pauvre auteur

Obstupuit ; steteruntque comæ ; et vox faucibus hæsit ;


c’est-à-dire qu’il n’a trouvé d’autre expédient que de laisser dans les limbes, d’où il se préparait à la tirer, cette dissertation, vierge non encor née[2], comme parle Jean-Baptiste Rousseau, sur laquelle grondait une si juste et si rude critique. Son ami lui conseilla de la remplacer tout simplement par une manière d’avant-propos des éditeurs, dans lequel il pourrait se faire dire très décemment, par ces messieurs, toutes les douceurs qui chatouillent si voluptueusement l’oreille d’un auteur ; il lui en présenta même plusieurs modèles empruntés à quelques ouvrages très en faveur, les uns commençant par ces mots : Le succès immense et populaire de cet ouvrage, etc. ; les autres par ceux-ci : La célébrité européenne que vient d’acquérir ce roman, etc. ; ou : Il est maintenant superflu de louer ce livre, puisque la voix universelle déclare toutes les louanges fort au-dessous de son mérite, etc., etc. Quoique ces diverses formules, au dire du discret conseiller, ne fussent pas sans quelque vertu tentatrice, l’auteur de ce livre ne se sentit pas assez d’humilité et d’indifférence paternelle pour exposer son ouvrage au désenchantement et à l’exigence du lecteur qui aurait vu ces magnifiques apologies, ni assez d’effronterie pour imiter ces baladins des foires, qui montrent, comme appât à la curiosité du public, un crocodile peint sur une toile, derrière laquelle, après avoir payé, il ne trouve qu’un lézard. Il rejeta donc l’idée d’entonner ses propres louanges par la bouche complaisante de messieurs ses éditeurs. Son ami lui suggéra alors de donner pour passeport à son vilain brigand islandais quelque chose qui pût le mettre à la mode et le faire sympathiser avec le siècle, soit plaisanteries fines contre les marquises, soit amers sarcasmes contre les prêtres, soit ingénieuses allusions contre les nonnes, les capucins, et autres monstres de l’ordre social. L’auteur n’eût pas mieux demandé ; mais depuis qu’on a plaisanté contre les susdits et susdites marquises, prêtres, nonnes et capucins avec des guillotines, des fusillades, des mitraillades, des bateaux à soupapes et autres railleries tout à fait délicates, il est devenu vraiment difficile de trouver contre ces monstres rien qui soit plus sanglant, plus piquant, plus mordant ou plus tranchant que les diverses drôleries dont on vient de lire une énumération abrégée. Il faudrait pour cela une hardiesse d’imagination, une force d’esprit dont on ne trouve guère d’exemples que parmi les inventifs bourreaux du Japon, et peut-être de quelque autre pays. Il a donc fallu que l’auteur renonçât pour cause d’incapacité à ce genre d’aimables moqueries, dont nous avons déjà de si désespérants classiques, et dont les conséquences ont été tirées avec tant de vigueur et de succès par messieurs de Robespierre, Barrère, Couthon et compagnie. D’ailleurs, il ne lui semblait pas, à vrai dire, que les marquises et les capucins eussent un rapport très direct avec l’ouvrage qu’il publie. Il eût pu, à la vérité, emprunter d’autres couleurs sur la même palette, et jeter ici quelques bonnes pages bien philanthropiques, dans lesquelles — en côtoyant toutefois avec prudence un banc dangereux, caché sous les mers de la philosophie, qu’on nomme le banc du tribunal correctionnel — il eût avancé quelques-unes de ces vérités découvertes par nos sages pour la gloire de l’homme et la consolation du mourant ; savoir : que l’homme n’est qu’une brute, que l’âme n’est qu’un peu de gaz plus ou moins dense, et que Dieu n’est rien ; mais il a pensé que ces vérités incontestables étaient déjà bien triviales et bien usées, et qu’il ajouterait à peine une goutte d’eau à ce déluge de morales raisonnables, de religions athées, de maximes, de doctrines, de principes qui nous inondent pour notre bonheur, depuis trente ans, d’une si prodigieuse façon qu’on pourrait — s’il n’y avait irrévérence — leur appliquer les vers de Regnier sur une averse :


Des nuages en eau tombait un tel degoust,
Que les chiens altérés pouvaient boire debout.


Du reste, ces hautes matières ne se rattachaient pas encore très visiblement au sujet de cet ouvrage, et il eût été fort embarrassé de trouver une liaison qui l’y conduisît, quoique l’art des transitions soit singulièrement simplifié depuis que tant de grands hommes ont trouvé le secret de passer sans secousse d’une échoppe dans un palais, et d’échanger sans disparate le bonnet de police contre la couronne civique.

Reconnaissant donc qu’il ne saurait trouver dans son talent ni dans sa science, par ses ailes ou par son bec, comme dit l’ingénieuse poésie des arabes, une préface intéressante pour les lecteurs, l’auteur de ceci s’est déterminé à ne leur offrir qu’un récit grave et naïf[3] des améliorations apportées à cette seconde édition.

Il les préviendra d’abord que ce mot, seconde édition, est ici assez impropre, et que le titre de première édition est réellement celui qui convient à cette réimpression, attendu que les quatre liasses inégales de papier grisâtre maculé de noir et de blanc, dans lesquelles le public indulgent a bien voulu voir jusqu’ici les quatre volumes de Han d’Islande, avaient été tellement déshonorées d’incongruités typographiques par un imprimeur barbare, que le déplorable auteur, en parcourant sa méconnaissable production, était incessamment livré au supplice d’un père auquel on rendrait son enfant mutilé et tatoué par la main d’un iroquois du lac Ontario.

Ici, l’esclavage du suicide en remplaçait l’usage ; ailleurs, le manœuvre typographe donnait à un lien une voix qui appartenait à un lion ; plus loin il ôtait à la montagne du Dofre-Field ses pics, pour lui attribuer des pieds, ou, lorsque les pêcheurs norvégiens s’attendaient à amarrer dans des criques, il poussait leur barque sur des briques. Pour ne pas fatiguer le lecteur, l’auteur passe sous silence tout ce que sa mémoire ulcérée lui rappelle d’outrages de ce genre :


Manet alto in pectore vulnus.


Il lui suffira de dire qu’il n’est pas d’image grotesque, de sens baroque, de pensée absurde, de figure incohérente, d’hiéroglyphe burlesque, que l’ignorance industrieusement stupide de ce prote logogriphique ne lui ait fait exprimer. Hélas ! quiconque a fait imprimer douze lignes dans sa vie, ne fût-ce qu’une lettre de mariage ou d’enterrement, sentira l’amertume profonde d’une pareille douleur !

C’est donc avec le soin le plus scrupuleux qu’ont été revues les épreuves de cette nouvelle publication, et maintenant l’auteur ose croire, ainsi qu’un ou deux amis intimes, que ce roman restauré est digne de figurer parmi ces splendides écrits en présence desquels les onze étoiles se prosternent, comme devant la lune et le soleil[4].

Si messieurs les journalistes l’accusent de n’avoir pas fait de corrections, il prendra la liberté de leur envoyer les épreuves, noircies par un minutieux labeur, de ce livre régénéré ; car on prétend qu’il y a parmi ces messieurs plus d’un Thomas l’incrédule.

Du reste, le lecteur bénévole pourra remarquer qu’on a rectifié plusieurs dates, ajouté quelques notes historiques, surtout enrichi un ou deux chapitres d’épigraphes nouvelles ; en un mot, il trouvera à chaque page des changements dont l’importance extrême a été mesurée sur celle même de l’ouvrage.

Un impertinent conseiller désirait qu’il mît au bas des feuillets la traduction de toutes les phrases latines que le docte Spiagudry sème dans cet ouvrage, pour l’intelligence — ajoutait ce quidam — de ceux de messieurs les maçons, chaudronniers ou perruquiers qui rédigent certains journaux où pourrait être jugé par hasard Han d’Islande. On pense avec quelle indignation l’auteur a reçu cet insidieux avis. Il a instamment prié le mauvais plaisant d’apprendre que tous les journalistes, indistinctement, sont des soleils d’urbanité, de savoir et de bonne foi, et de ne pas lui faire l’injure de croire qu’il fût du nombre de ces citoyens ingrats, toujours prêts à adresser aux dictateurs du goût et du génie ce méchant vers d’un vieux poëte :


Tenez-vous dans vos peaux et ne jugez personne ;


que pour lui, enfin, il était loin de penser que la peau du lion ne fût pas la peau véritable de ces populaires seigneurs.

Quelqu’un l’exhortait encore — car il doit tout dire ingénument à ses lecteurs — à placer son nom sur le titre de ce roman, jusqu’ici enfant abandonné d’un père inconnu. Il faut avouer qu’outre l’agrément de voir les sept ou huit caractères romains qui forment ce qu’on appelle son nom, ressortir en belles lettres noires sur de beau papier blanc, il y a bien un certain charme à le faire briller isolément sur le dos de la couverture imprimée, comme si l’ouvrage qu’il revêt, loin d’être le seul monument du génie de l’auteur, n’était que l’une des colonnes du temple imposant où doit s’élever un jour son immortalité, qu’un mince échantillon de son talent caché et de sa gloire inédite. Cela prouve qu’on a au moins l’intention d’être un jour un écrivain illustre et considérable. Il a fallu, pour triompher de cette tentation nouvelle, toute la crainte qu’a éprouvée l’auteur de ne pouvoir percer la foule de ces noircisseurs de papier, lesquels, même en rompant l’anonyme, gardent toujours l’incognito.

Quant à l’observation que plusieurs amateurs d’oreille délicate lui ont soumise touchant la rudesse sauvage de ses noms norvégiens, il la trouve tout à fait fondée ; aussi se propose-t-il, dès qu’il sera nommé membre de la société royale de Stockholm ou de l’académie de Berghen, d’inviter messieurs les norvégiens à changer de langue, attendu que le vilain jargon dont ils ont la bizarrerie de se servir blesse le tympan de nos parisiennes, et que leurs noms biscornus, aussi raboteux que leurs rochers, produisent sur la langue sensible qui les prononce l’effet que ferait sans doute leur huile d’ours et leur pain d’écorce sur les houppes nerveuses et sensitives de notre palais.

Il lui reste à remercier les huit ou dix personnes qui ont eu la bonté de lire son ouvrage en entier, comme le constate le succès vraiment prodigieux qu’il a obtenu ; il témoigne également toute sa gratitude à celles de ses jolies lectrices qui, lui assure-t-on, ont bien voulu se faire d’après son livre un certain idéal de l’auteur de Han d’Islande ; il est infiniment flatté qu’elles veuillent bien lui accorder des cheveux rouges, une barbe crépue et des yeux hagards ; il est confus qu’elles daignent lui faire l’honneur de croire qu’il ne coupe jamais ses ongles ; mais il les supplie à genoux d’être bien convaincues qu’il ne pousse pas encore la férocité jusqu’à dévorer les petits enfants vivants ; du reste, tous ces faits seront fixés lorsque sa renommée sera montée jusqu’au niveau de celles des auteurs de Lolotte et Fanfan ou de Monsieur Botte, hommes transcendants, jumeaux de génie et de goût, Arcades ambo ; et qu’on placera en tête de ses œuvres son portrait, terribiles visu formæ, et sa biographie, domestica facta.

Il allait clore cette trop longue note, lorsque son libraire, au moment d’envoyer l’ouvrage aux journaux, est venu lui demander pour eux quelques petits articles de complaisance sur son propre ouvrage, ajoutant, pour dissiper tous les scrupules de l’auteur, que son écriture ne serait pas compromise, et qu’il les recopierait lui-même. Ce dernier trait lui a semblé touchant. Comme il paraît qu’en ce siècle tout lumineux chacun se fait un devoir d’éclairer son prochain sur ses qualités et perfections personnelles, chose dont nul n’est mieux instruit que leur propriétaire ; comme, d’ailleurs, cette dernière tentation est assez forte, l’auteur croit, dans le cas où il y succomberait, devoir prévenir le public de ne jamais croire qu’à demi tout ce que les journaux lui diront de son ouvrage.

Avril 1823.

  1. M. C. Nodier. Quotidienne du 12 mars.
  2. Ode À la postérité.
  3. Il insiste expressément sur ces mots, parce qu’il serait au désespoir qu’on lui supposât l’intention de plaisanter en traitant d’une aussi sérieuse chose que ce roman. Au reste, il lui serait impossible de se livrer ici au plus léger badinage, ayant eu le malheur de perdre le calepin sur lequel il était dans l’usage de noter ses saillies et bons mots futurs, aux environs de la fontaine des Innocents.
  4. Alcoran.