Han d’Islande/Chapitre XXVIII

Han d’Islande, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 196-206).
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XXVIII

… Bernard suit en courant les rives de l’Arlança. Il est semblable à un lion qui sort de son antre, cherchant les chasseurs, et déterminé à les vaincre ou à mourir.
Il est parti, l’espagnol vaillant et déterminé !
C’est d’un pas rapide, une grosse lance au poing, dans laquelle il met ses espérances, que Bernard suit les rives de l’Arlança.
Romances espagnoles.


Un citoyen. — Ne me parle pas de lui, son nom donne la mort.
Clara. — Moi ! je ne prononcerai pas son nom ?… Que faites-vous, hommes honnêtes ? votre esprit est-il troublé ? votre raison perdue ? Ne me regardez donc pas avec cet air inquiet et craintif, ne baissez donc pas les yeux avec effroi…
Le citoyen. — Dieu nous préserve de vous écouter plus longtemps ! il en résulterait quelque malheur !
Gœthe, le Comte d’Egmont.



Ordener, descendu de la tour d’où il avait aperçu le fanal de Munckholm, s’était longtemps fatigué à chercher de tous côtés son pauvre guide Benignus Spiagudry. Longtemps il l’avait appelé, et l’écho brisé des ruines avait seul répondu. Surpris, mais non effrayé de cette inconcevable disparition, il l’avait attribuée à quelque terreur panique du craintif concierge, et, après s’être généreusement reproché de l’avoir quitté quelques instants, il s’était décidé à passer la nuit sur le rocher d’Oëlmœ pour lui donner le temps de revenir. Alors il prit quelque nourriture, et s’enveloppant de son manteau, il se coucha près du foyer qui s’éteignait, déposa un baiser sur la boucle de cheveux d’Éthel, et ne tarda pas à s’endormir ; car on peut dormir avec un cœur inquiet quand la conscience est tranquille.

Au soleil levant, il était debout, mais il ne retrouva de Spiagudry que sa besace et son manteau laissés dans la tour, ce qui semblait l’indice d’une fuite très précipitée. Alors, désespérant de le revoir, du moins sur le rocher d’Oëlmœ, il se détermina à partir sans lui, car c’était le lendemain qu’il fallait atteindre Han d’Islande à Walderhog.

On a appris dans les premiers chapitres de cet ouvrage qu’Ordener s’était de bonne heure accoutumé aux fatigues d’une vie errante et aventurière. Ayant déjà plusieurs fois parcouru le nord de la Norvège, il n’avait plus besoin de guide, maintenant qu’il savait où trouver le brigand. Il dirigea donc vers le nord-ouest son voyage solitaire, dans lequel il n’eut plus de Benignus Spiagudry pour lui dire combien de quartz ou de spath renfermait chaque colline, quelle tradition s’attachait à chaque masure, et si tel ou tel déchirement du sol provenait d’un courant du déluge ou de quelque ancienne commotion volcanique.

Il marcha un jour entier à travers ces montagnes qui, partant comme des côtes, de distance en distance, de la chaîne principale dont la Norvège est traversée dans sa longueur, s’étendent en s’abaissant graduellement jusqu’à la mer, où elles se plongent ; de sorte que tous les rivages de ce pays ne présentent qu’une succession de promontoires et de golfes, et tout l’intérieur des terres qu’une suite de montagnes et de vallées, disposition singulière du sol, qui a fait comparer la Norvège à la grande arête d’un poisson.

Ce n’était point une chose commode que de voyager dans ce pays. Tantôt il fallait suivre pour chemin le lit pierreux d’un torrent desséché, tantôt franchir sur des ponts tremblants de troncs d’arbres les chemins mêmes, que des torrents nés de la veille venaient de choisir pour lits.

Au reste, Ordener cheminait quelquefois des heures entières sans être averti de la présence de l’homme dans ces lieux incultes autrement que par l’apparition intermittente et alternative des ailes d’un moulin à vent au sommet d’une colline, ou par le bruit d’une forge lointaine, dont la fumée se courbait au gré de l’air comme un panache noir.

De loin en loin il rencontrait un paysan monté sur un petit cheval au poil gris, à la tête basse, moins sauvage encore que son maître, ou un marchand de pelleteries assis dans son traîneau attelé de deux rennes, derrière lequel était attachée une longue corde dont les nœuds nombreux, en bondissant sur les pierres de la route, étaient destinés à effrayer les loups.

Si alors Ordener demandait au marchand le chemin de la grotte de Walderhog : — Marchez toujours au nord-ouest, vous trouverez le village d’Hervalyn, vous franchirez la ravine de Dodlysax, et cette nuit vous pourrez atteindre Surb, qui n’est qu’à deux milles de Walderhog. — Ainsi répondait avec indifférence le commerçant nomade, instruit seulement des noms et de la position des lieux que son métier lui faisait parcourir.

Si Ordener adressait la même question au paysan, celui-ci, imbu profondément des traditions du pays et des contes du foyer, secouait plusieurs fois la tête et arrêtait sa monture grise en disant : — Walderhog ! la caverne de Walderhog ! les pierres y chantent, les os y dansent, et le démon d’Islande y habite ; ce n’est sans doute point à la caverne de Walderhog que votre courtoisie veut aller ?

— Si vraiment, répondait Ordener.

— C’est donc que votre courtoisie a perdu sa mère, ou que le feu a brûlé sa ferme, ou que le voisin lui a volé son cochon gras ?

— Non, en vérité, reprenait le jeune homme.

— Alors, c’est qu’un magicien a jeté un sort sur l’esprit de sa courtoisie.

— Bonhomme, je vous demande le chemin de Walderhog.

— C’est à cette demande que je réponds, seigneur. Adieu donc. Toujours au nord ! je sais bien comment vous irez, mais j’ignore comment vous reviendrez.

Et le paysan s’éloignait avec un signe de croix.

À la triste monotonie de cette route se joignait l’incommodité d’une pluie fine et pénétrante qui avait envahi le ciel vers le milieu du jour et accroissait les difficultés du chemin. Nul oiseau n’osait se hasarder dans l’air, et Ordener, glacé sous son manteau, ne voyait voler au-dessus de sa tête que l’autour, le gerfaut ou le faucon-pêcheur, qui, au bruit de son passage, s’envolait brusquement des roseaux d’un étang avec un poisson dans ses griffes.

Il était nuit close quand le jeune voyageur, après avoir franchi le bois de trembles et de bouleaux qui est adossé à la ravine de Dodlysax, arriva à ce hameau de Surb dans lequel Spiagudry, si le lecteur se le rappelle, voulait fixer son quartier général. L’odeur de goudron et la fumée de charbon de terre avertirent Ordener qu’il approchait d’une peuplade de pêcheurs. Il s’avança vers la première hutte que l’ombre lui permit de distinguer. L’entrée, basse et étroite, en était fermée, suivant l’usage norvégien, par une grande peau de poisson transparente, colorée en ce moment par la lumière rouge et tremblante d’un foyer allumé. Il frappa sur l’encadrement de bois de la porte, en criant :

— C’est un voyageur !

— Entrez, entrez, répondit une voix de l’intérieur.

Au même instant une main officieuse leva la peau de poisson, et Ordener fut introduit dans l’habitacle conique d’un pêcheur des côtes de Norvège. C’était une sorte de tente ronde de bois et de terre, au milieu de laquelle brillait un feu où la flamme pourpre de la tourbe se mariait à la clarté blanche du sapin. Près de ce feu le pêcheur, sa femme et deux enfants vêtus de haillons étaient assis devant une table chargée d’assiettes de bois et de vases de terre. Du côté opposé, parmi des filets et des rames, deux rennes endormis étaient couchés sur un lit de feuilles et de peaux, dont le prolongement semblait destiné à recevoir le sommeil des maîtres du logis et des hôtes qu’il plairait au ciel de leur amener. Ce n’était pas du premier coup d’œil que l’on pouvait distinguer cette disposition intérieure de la hutte, car une fumée âcre et pesante qui s’échappait avec peine par une ouverture pratiquée à la sommité du cône enveloppait tous ces objets d’un voile épais et mobile.

À peine Ordener eut-il franchi le seuil que le pêcheur et sa femme se levèrent et lui rendirent son salut d’un air ouvert et bienveillant. Les paysans norvégiens aiment les voyageurs, autant peut-être par le sentiment de curiosité, si vif chez eux, que par leur penchant naturel à l’hospitalité.

— Seigneur, dit le pêcheur, vous devez avoir faim et froid, voici du feu pour sécher votre manteau et d’excellent rindebrod pour apaiser votre appétit. Votre courtoisie daignera ensuite nous dire qui elle est, d’où elle vient, où elle va, et quelles sont les histoires que racontent les vieilles femmes de son pays.

— Oui, seigneur, ajouta la femme, et vous pourrez joindre à ce rindebrod excellent, comme le dit mon seigneur et mari, un morceau délicieux de stock-fish salé, assaisonné d’huile de baleine. — Asseyez-vous, seigneur étranger.

— Et si votre courtoisie n’aime pas la chère de saint Usuph[1] , reprit l’homme, qu’elle veuille bien prendre patience un moment, je lui réponds qu’elle mangera un quartier de chevreuil merveilleux ou au moins une aile de faisan royal. Nous attendons le retour du plus fin chasseur qui soit dans les trois provinces. N’est-il pas vrai, ma bonne Maase ?

Maase, nom que le pêcheur donnait à sa femme, est un mot norvégien qui signifie mouette. La femme n’en parut nullement choquée, soit que ce fût son nom véritable, soit que ce fût un surnom de tendresse.

— Le meilleur chasseur ! je le crois, certes, répondit-elle avec emphase. C’est mon frère, le fameux Kennybol ! Dieu bénisse ses courses ! Il est venu passer quelques jours avec nous, et vous pourrez, seigneur étranger, boire dans la même tasse que lui quelques coups de cette bonne bière. C’est un voyageur comme vous.

— Grand merci, ma brave hôtesse, dit Ordener en souriant ; mais je serai forcé de me contenter de votre appétissant stock-fish et d’un morceau de ce rindebrod. Je n’aurai pas le loisir d’attendre votre frère, le fameux chasseur. Il faut que je reparte sur-le-champ.

La bonne Maase, à la fois contrariée du prompt départ de l’étranger et flattée des éloges qu’il donnait à son stock-fish et à son frère, s’écria :

— Vous êtes bien bon, seigneur. Mais comment ! vous allez nous quitter si tôt ?

— Il le faut.

— Vous hasarder dans ces montagnes à cette heure et par un temps semblable ?

— C’est pour une affaire importante.

Ces réponses du jeune homme piquaient la curiosité native de ses hôtes autant qu’elles excitaient leur étonnement.

Le pêcheur se leva et dit :

— Vous êtes chez Christophe Buldus Braal, pêcheur, du hameau de Surb.

La femme ajouta :

— Maase Kennybol est sa femme et sa servante.

Quand les paysans norvégiens voulaient demander poliment son nom à un étranger, leur usage était de lui dire le leur.

Ordener répondit :

— Et moi, je suis un voyageur qui n’est sûr ni du nom qu’il porte, ni du chemin qu’il suit.

Cette réponse singulière ne parut pas satisfaire le pêcheur Braal.

— Par la couronne de Gormon le Vieux, dit-il, je croyais qu’il n’y avait en ce moment en Norvège qu’un seul homme qui ne fût pas sûr de son nom. C’est le noble baron de Thorvick, qui va s’appeler maintenant, assure-t-on, le comte de Danneskiold, à cause de son glorieux mariage avec la fille du chancelier. C’est du moins, ma bonne Maase, la plus fraîche nouvelle que j’aie apportée de Drontheim. — Je vous félicite, seigneur étranger, de cette conformité avec le fils du vice-roi, le grand comte Guldenlew.

— Puisque votre courtoisie, ajouta la femme avec un visage enflammé de curiosité, paraît ne pouvoir rien nous dire de ce qui lui touche, ne pourrait-elle pas nous apprendre quelque chose de ce qui se passe en ce moment ; par exemple, de ce fameux mariage dont mon seigneur et mari a recueilli la nouvelle ?

— Oui, reprit celui-ci d’un air important, c’est ce qu’il y a de plus nouveau. Avant un mois, le fils du vice-roi épouse la fille du grand-chancelier.

— J’en doute, dit Ordener.

— Vous en doutez, seigneur ! Je puis vous affirmer, moi, que la chose est sûre. Je la tiens de bonne source. Celui qui m’en a fait part l’a appris du seigneur Poël, le domestique favori du noble baron de Thorvick, c’est-à-dire du noble comte de Danneskiold. Est-ce qu’un orage aurait troublé l’eau, depuis six jours ? Cette grande union serait-elle rompue ?

— Je le crois, répondit le jeune homme en souriant.

— S’il en est ainsi, seigneur, j’avais tort. Il ne faut pas allumer le feu pour frire le poisson avant que le filet ne se soit refermé sur lui. Mais cette rupture est-elle certaine ? de qui en tenez-vous la nouvelle ?

— De personne, dit Ordener. C’est moi qui arrange cela ainsi dans ma tête.

À ces mots naïfs, le pêcheur ne put s’empêcher de déroger à la courtoisie norvégienne par un long éclat de rire.

— Mille pardons, seigneur. Mais il est aisé de voir que vous êtes en effet un voyageur, et sans doute un étranger. Vous imaginez-vous donc que les événements suivront vos caprices, et que le temps se rembrunira ou s’éclaircira selon votre volonté ?

Ici, le pêcheur, versé dans les affaires nationales, comme tous les paysans norvégiens, se mit à expliquer à Ordener pour quelles raisons ce mariage ne pouvait manquer : il était nécessaire aux intérêts de la famille d’Ahlefeld ; le vice-roi ne pouvait le refuser au roi, qui le désirait ; on affirmait en outre qu’une passion véritable unissait les deux futurs époux. En un mot, le pêcheur Braal ne doutait pas que cette alliance n’eût lieu ; il eût voulu être aussi sûr de tuer, le lendemain, le maudit chien de mer qui infestait l’étang de Master-Bick.

Ordener se sentait peu disposé à soutenir une conversation politique avec un aussi rude homme d’état, quand la survenue d’un nouveau personnage vint le tirer d’embarras.

— C’est lui, c’est mon frère ! s’écria la vieille Maase.

Et il ne fallait rien moins que l’arrivée d’un frère pour l’arracher de l’admiration contemplative avec laquelle elle écoutait les longues paroles de son mari.

Celui-ci, pendant que les deux enfants se jetaient bruyamment au cou de leur oncle, lui tendit la main gravement.

— Sois le bienvenu, mon frère.

Puis, se tournant vers Ordener :

— Seigneur, c’est notre frère, le renommé chasseur Kennybol, des montagnes de Kole.

— Je vous salue tous cordialement, dit le montagnard en ôtant son bonnet de peau d’ours. Frère, je fais mauvaise chasse sur vos côtes, comme tu ferais sans doute mauvaise pêche dans nos montagnes. Je crois que je remplirais encore plutôt ma gibecière en cherchant des lutins et des follets dans les forêts brumeuses de la reine Mab. Sœur Maase, vous êtes la première mouette à laquelle j’ai pu dire bonjour de près aujourd’hui. Tenez, amis, Dieu vous maintienne en paix ! c’est pour ce méchant coq de bruyère que le premier chasseur du Drontheimhus a couru les clairières jusqu’à cette heure et par ce temps.

En parlant ainsi, il tira de sa carnassière et déposa sur la table une gelinotte blanche, en affirmant que cette bête maigre n’était pas digne d’un coup de mousquet.

— Mais, ajouta-t-il entre ses dents, fidèle arquebuse de Kennybol, tu chasseras bientôt de plus gros gibier. Si tu n’abats plus des robes de chamois ou d’élan, tu auras à percer des casaques vertes et des justaucorps rouges.

Ces mots, à demi entendus, frappèrent la curieuse Maase.

— Hein ! demanda-t-elle, que dites-vous donc là, mon bon frère ?

— Je dis qu’il y a toujours un farfadet qui danse sous la langue des femmes.

— Tu as raison, frère Kennybol, s’écria le pêcheur. Ces filles d’Ève sont toutes curieuses comme leur mère. — Ne parlais-tu pas de casaques vertes ?

— Frère Braal, répliqua le chasseur d’un air d’humeur, je ne confie mes secrets qu’à mon mousquet, parce que je suis sûr qu’il ne les répétera pas.

— On parle dans le village, poursuivit intrépidement le pêcheur, d’une révolte des mineurs. Frère, saurais-tu quelque chose de cela ?

Le montagnard reprit son bonnet, et l’enfonça sur ses yeux en jetant un regard oblique sur l’étranger ; puis il se baissa vers le pêcheur, et dit d’une voix brève et basse :

— Silence !

Celui-ci secoua la tête à plusieurs reprises.

— Frère Kennybol, le poisson a beau être muet, il n’en tombe pas moins dans la nasse.

Il se fit un moment de silence. Les deux frères se regardaient d’un air expressif ; les enfants tiraient les plumes de la gelinotte déposée sur la table ; la bonne femme écoutait ce qu’on ne disait pas ; et Ordener observait.

— Si vous faites maigre chère aujourd’hui, dit tout à coup le chasseur, cherchant visiblement à changer de conversation, il n’en sera pas de même demain. Frère Braal, tu peux pêcher le roi des poissons, je te promets de l’huile d’ours pour l’assaisonner.

— De l’huile d’ours ! s’écria Maase. Est-ce qu’on a vu un ours dans les environs ? — Patrick, Regner, mes enfants, je vous défends de sortir de cette cabane. — Un ours !

— Tranquillisez-vous, sœur, vous n’aurez plus à le craindre demain. Oui, c’est un ours en effet que j’ai aperçu à deux milles environ de Surb ; un ours blanc. Il paraissait emporter un homme, ou un animal plutôt. — Mais non, ce pouvait être un chevrier qu’il enlevait, car les chevriers se vêtissent de peaux de bêtes. — Au reste, l’éloignement ne m’a pas permis de distinguer. Ce qui m’a étonné, c’est qu’il portait sa proie sur son dos et non entre ses dents.

— Vraiment, frère ?

— Oui, et il fallait que l’animal fût mort, car il ne faisait aucun mouvement pour se défendre.

— Mais, demanda judicieusement le pêcheur, s’il était mort, comment était-il soutenu sur le dos de l’ours ?

— C’est ce que je n’ai pu comprendre. Au reste, il aura fait le dernier repas de l’ours. En entrant dans ce village je viens de prévenir six bons compagnons ; et demain, sœur Maase, je vous apporterai la plus belle fourrure blanche qui ait jamais couru sur les neiges d’une montagne.

— Prenez garde, frère, dit la femme, vous avez remarqué en effet de singulières choses. Cet ours est peut-être le diable.

— Êtes-vous folle ? interrompit le montagnard en riant ; le diable se changer en ours ! En chat, en singe, à la bonne heure, cela s’est vu ; mais en ours ! ah ! par saint Eldon l’exorciseur, vous feriez pitié à un enfant ou à une vieille femme avec vos superstitions !

La pauvre femme baissa la tête.

— Frère, vous étiez mon seigneur avant que mon vénéré mari jetât les yeux sur moi, agissez comme votre ange gardien vous inspirera d’agir.

— Mais, demanda le pêcheur au montagnard, de quel côté as-tu donc rencontré cet ours ?

— Dans la direction du Smiasen à Walderhog.

— Walderhog ! dit la femme avec un signe de croix.

— Walderhog ! répéta Ordener.

— Mais, mon frère, reprit le pêcheur, ce n’est pas toi, j’espère, qui te dirigeais vers cette grotte de Walderhog ?

— Moi ! Dieu m’en garde ! C’était l’ours.

— Est-ce que vous irez le chercher là demain ? interrompit Maase avec terreur.

— Non vraiment ; comment voulez-vous, mes amis, qu’un ours même ose prendre pour retraite une caverne où… ?

Il s’arrêta, et tous trois firent un signe de croix.

— Tu as raison, répondit le pêcheur, il y a un instinct qui avertit les bêtes de ces choses-là.

— Mes bons hôtes, dit Ordener, qu’y a-t-il donc de si effrayant dans cette grotte de Walderhog ?

Ils se regardèrent tous trois avec un étonnement stupide, comme s’ils ne comprenaient pas une pareille question.

— C’est là qu’est le tombeau du roi Walder ? ajouta le jeune homme.

— Oui, reprit la femme, un tombeau de pierre qui chante.

— Et ce n’est pas tout, dit le pêcheur.

— Non, continua-t-elle, la nuit on y a vu danser les os des trépassés.

— Et ce n’est pas tout, dit le montagnard.

Tous se turent, comme s’ils n’osaient poursuivre.

— Eh bien, demanda Ordener, qu’y a-t-il donc encore de surnaturel ?

— Jeune homme, dit gravement le montagnard, il ne faut pas parler si légèrement quand vous voyez frissonner un vieux loup gris tel que moi.

Le jeune homme répondit en souriant doucement :

— J’aurais pourtant voulu savoir tout ce qui se passe de merveilleux dans cette grotte de Walderhog ; car c’est là précisément que je vais.

Ces mots pétrifièrent de terreur les trois auditeurs.

— À Walderhog ! ciel ! vous allez à Walderhog ?

— Et il dit cela, reprit le pêcheur, comme on dirait : Je vais à Lœvig vendre ma morue ! ou à la clairière de Ralph pêcher le hareng ! — À Walderhog, grand Dieu !

— Malheureux jeune homme ! s’écriait la femme, vous êtes donc né sans ange gardien ? aucun saint du ciel n’est donc votre patron ? Hélas ! cela est trop vrai, puisque vous paraissez ne savoir même pas votre nom.

— Et quel motif, interrompit le montagnard, peut donc conduire votre courtoisie à cet effroyable lieu ?

— J’ai quelque chose à demander à quelqu’un, répondit Ordener.

L’étonnement des trois hôtes redoublait avec leur curiosité.

— Écoutez, seigneur étranger ; vous paraissez ne pas bien connaître ce pays ; votre courtoisie se trompe sans doute, ce ne peut être à Walderhog qu’elle veut aller.

— D’ailleurs, ajouta le montagnard, si elle veut parler à quelque être humain, elle n’y trouverait personne.

— Que le démon, reprit la femme.

— Le démon ! quel démon ?

— Oui, continua-t-elle, celui pour qui chante le tombeau et dansent les trépassés.

— Vous ne savez donc pas, seigneur, dit le pêcheur en baissant la voix et en se rapprochant d’Ordener, vous ne savez donc pas que la grotte de Walderhog est la demeure ordinaire de…

La femme l’arrêta.

— Mon seigneur et mari, ne prononcez pas ce nom, il porte malheur.

— La demeure de qui ? demanda Ordener.

— D’un Belzébuth incarné, dit Kennybol.

— En vérité, mes braves hôtes, je ne sais ce que vous voulez dire. On m’avait bien appris que Walderhog était habité par Han d’Islande.

Un triple cri d’effroi s’éleva dans la chaumière.

— Eh bien ! — Vous le saviez ! — C’est ce démon !

La femme baissa sa coiffe de bure en attestant tous les saints que ce n’était pas elle qui avait prononcé ce nom.

Quand le pêcheur fut un peu revenu de sa stupéfaction, il regarda fixement Ordener, comme s’il y avait en ce jeune homme quelque chose qu’il ne pouvait comprendre.

— Je croyais, seigneur voyageur, quand j’aurais dû vivre une vie encore plus longue que celle de mon père, qui est mort âgé de cent vingt ans, n’avoir jamais à indiquer le chemin de Walderhog à une créature humaine douée de sa raison et croyant en Dieu.

— Sans doute, s’écria Maase, mais sa courtoisie n’ira pas à cette grotte maudite ; car, pour y mettre le pied, il faut vouloir faire un pacte avec le diable !

— J’irai, mes bons hôtes, et le plus grand service que vous pourrez me rendre sera de m’indiquer le plus court chemin.

— Le plus court pour aller où vous voulez aller, dit le pêcheur, c’est de vous précipiter du haut du rocher le plus voisin dans le torrent le plus proche.

— Est-ce donc arriver au même but, demanda Ordener d’une voix tranquille, que de préférer une mort stérile à un danger utile ?

Braal secoua la tête, tandis que son frère attachait sur le jeune aventurier un regard scrutateur.

— Je comprends, s’écria tout à coup le pêcheur, vous voulez gagner les mille écus royaux que le haut syndic promet pour la tête de ce démon d’Islande.

Ordener sourit.

— Jeune seigneur, continua le pêcheur avec émotion, croyez-moi, renoncez à ce projet. Je suis pauvre et vieux, et je ne donnerais pas ce qui me reste de vie pour vos mille écus royaux, ne me restât-il qu’un jour.

L’œil suppliant et compatissant de la femme épiait l’effet que produirait sur le jeune seigneur la prière de son mari. Ordener se hâta de répondre :

— C’est un intérêt plus grand qui me fait chercher ce brigand que vous appelez un démon ; c’est pour d’autres que pour moi…

Le montagnard, qui n’avait pas quitté Ordener du regard, l’interrompit.

— Je vous comprends à mon tour, je sais pourquoi vous cherchez le démon islandais.

— Je veux le forcer à combattre, dit le jeune homme.

— C’est cela, dit Kennybol, vous êtes chargé de grands intérêts, n’est-ce pas ?

— Je viens de le dire.

Le montagnard s’approcha du jeune homme d’un air d’intelligence, et ce ne fut pas sans un extrême étonnement qu’Ordener l’entendit lui dire à l’oreille, à demi-voix :

— C’est pour le comte Schumacker de Griffenfeld, n’est-il pas vrai ?

— Brave homme, s’écria-t-il, comment savez-vous ?…

Et en effet, il lui était difficile de s’expliquer comment un montagnard norvégien pouvait savoir un secret qu’il n’avait confié à personne, pas même au général Levin.

Kennybol se pencha vers lui.

— Je vous souhaite bon succès, reprit-il du même ton mystérieux ; vous êtes un noble jeune homme de servir ainsi les opprimés.

La surprise d’Ordener était si grande qu’il trouvait à peine des paroles pour demander au montagnard comment il était instruit du but de son voyage.

— Silence, dit Kennybol en mettant son doigt sur la bouche, j’espère que vous obtiendrez de l’habitant de Walderhog ce que vous désirez ; mon bras est dévoué, comme le vôtre, au prisonnier de Munckholm.

Puis élevant la voix, avant qu’Ordener eût pu répliquer :

— Frère, bonne sœur Maase, poursuivit-il, recevez ce respectable jeune homme comme un frère de plus. Allons, je crois que le souper est prêt.

— Quoi ! interrompit Maase, vous avez sans doute décidé sa courtoisie à renoncer à son projet de visiter le démon ?

— Sœur, priez pour qu’il ne lui arrive point de mal. C’est un noble et digne jeune homme. Allons, brave seigneur, prenez quelque nourriture et quelque repos avec nous. Demain je vous montrerai votre chemin, et nous irons à la recherche, vous de votre diable, et moi de mon ours.


  1. Patron des pêcheurs.