Han d’Islande/Chapitre XXIV

Han d’Islande, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 166-177).
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XXIV

Le comte don Sancho Diaz, seigneur de Saldana, répandait d’amères larmes dans sa prison.
Plein de désespoir, il exhalait ses plaintes dans la solitude contre le roi Alphonse.
« Ô tristes moments, où mes cheveux blancs me rappellent combien d’années j’ai déjà passées dans cette prison horrible ! »
Romances espagnoles.


Je faisais d’inutiles efforts pour exalter son âme, et, dans cette terre refroidie, les fleurs de ma pensée ne pouvaient prospérer.
Schiller, Don Carlos.


— Qui es-tu ?
— Ne le vois-tu pas ? Un homme que la fortune a précipité du haut de la roue, et qui est tombé à tes pieds… Mais toi, soldat chargé de veiller sur moi, qui es-tu ?… où as-tu pris ces traits ?…
Lope de Vega, la Fuerza lastimosa.


Le courroux de l’ennemi me rend ferme et inébranlable ; mais les reproches que m’adresse un ami m’inspirent de la crainte.
Abou’tthayyb, poëte arabe



Le soleil se couchait ; ses rayons horizontaux dessinaient sur la simarre de laine de Schumacker et sur la robe de crêpe d’Éthel l’ombre noire des barreaux de leur fenêtre. Tous deux étaient assis près de la haute croisée en ogive, le vieillard sur un grand fauteuil gothique, la jeune fille sur un tabouret, à ses pieds. Le prisonnier paraissait rêver dans sa position favorite et mélancolique. Son front chauve et ridé était appuyé sur ses mains et l’on ne voyait de son visage que sa barbe blanche qui pendait en désordre sur sa poitrine.

— Mon père, dit Éthel qui cherchait tous les moyens de le distraire, mon seigneur et père, j’ai fait cette nuit un songe d’heureux avenir… — Voyez, levez les yeux, mon noble père, regardez ce beau ciel.

— Je ne vois le ciel, répondit le vieillard, qu’à travers les barreaux de ma prison, comme je ne vois votre avenir, Éthel, qu’à travers mes malheurs.

Puis sa tête, un moment soulevée, retomba sur ses mains, et tous deux se turent.

— Mon seigneur et père, reprit la jeune fille un moment après et d’une voix timide, est-ce au seigneur Ordener que vous pensez ?

— Ordener, dit le vieillard, comme cherchant à se rappeler de qui on lui parlait. — Ah ! je sais qui vous voulez dire. Eh bien ?

— Pensez-vous qu’il revienne bientôt, mon père ? il y a longtemps déjà qu’il est parti. Voici le quatrième jour.

Le vieillard secoua tristement la tête.

— Je crois que, lorsque nous aurons compté la quatrième année depuis son départ, nous serons aussi près de son retour qu’aujourd’hui.

Éthel pâlit d’effroi.

— Dieu ! croyez-vous donc qu’il ne reviendra pas ?

Schumacker ne répondit point. La jeune fille répéta sa question avec un accent suppliant et inquiet.

— N’a-t-il donc pas promis qu’il reviendrait ? dit brusquement le prisonnier.

— Oui, sans doute, seigneur ! reprit Éthel empressée.

— Eh bien ! comment pouvez-vous compter sur son retour ? n’est-ce pas un homme ? Je crois que le vautour pourra retourner au cadavre, mais je ne crois pas au retour du printemps dans l’année qui décline.

Éthel, voyant son père retomber dans ses mélancolies, se rassura ; il y avait dans son cœur de vierge et d’enfant une voix qui démentait impérieusement la philosophie chagrine du vieillard.

— Mon père, dit-elle avec fermeté, le seigneur Ordener reviendra ; ce n’est pas un homme comme les autres hommes.

— Qu’en savez-vous, jeune fille ?

— Ce que vous en savez vous-même, mon seigneur et père.

— Je ne sais rien, dit le vieillard. J’ai entendu des paroles d’un homme qui annonçaient des actions d’un dieu.

Puis il ajouta, avec un rire amer :

— J’ai réfléchi sur cela, et j’ai vu que c’était trop beau pour y croire.

— Et moi, seigneur, j’y ai cru, précisément parce que c’était beau.

— Oh ! jeune fille, si vous étiez ce que vous deviez être, comtesse de Tonsberg et princesse de Wollin, entourée, comme vous le seriez, d’une cour de beaux traîtres et d’adorateurs intéressés, cette crédulité serait d’un grand danger pour vous.

— Mon père et seigneur, ce n’est pas crédulité, c’est confiance.

— On s’aperçoit aisément, Éthel, qu’il y a du sang français dans vos veines.

Cette idée ramena le vieillard, par une transition imperceptible, à des souvenirs, et il continua avec une sorte de complaisance :

— Car ceux qui ont dégradé votre père plus qu’il n’avait été élevé, ne pourront empêcher que vous ne soyez fille de Charlotte, princesse de Tarente, et que l’une de vos aïeules ne soit Adèle ou Édèle, comtesse de Flandre, dont vous portez le nom.

Éthel pensait à toute autre chose.

— Mon père, vous jugez mal le noble Ordener.

— Noble, ma fille ! quel sens donnez-vous à ce mot ? J’ai fait des nobles qui ont été bien vils.

— Je ne veux point dire, seigneur, qu’il soit noble de la noblesse qui se donne.

— Est-ce donc que vous savez qu’il descend d’un jarl ou d’un hersa[1] ?

— Je l’ignore comme vous, mon père. Il est peut-être, poursuivit-elle en baissant les yeux, le fils d’un serf ou d’un vassal. Hélas ! on peint des couronnes et des lyres sur le velours d’un marchepied. Je veux dire seulement d’après vous, mon vénéré seigneur, qu’il est noble de cœur.

De tous les hommes qu’elle avait vus, Ordener était celui qu’Éthel connaissait le plus et le moins tout ensemble. Il était apparu dans sa destinée, pour ainsi dire, comme ces anges qui visitaient les premiers hommes, en s’enveloppant à la fois de clartés et de mystères. Leur seule présence révélait leur nature, et l’on adorait. Ainsi Ordener avait laissé voir à Éthel ce que les hommes cachent le plus, son cœur ; il avait gardé le silence sur ce dont ils se vantent assez volontiers, sa patrie et sa famille ; son regard avait suffi à Éthel, et elle avait eu foi en ses paroles. Elle l’aimait, elle lui avait donné sa vie, elle n’ignorait rien de son âme, et ne savait pas son nom.

— Noble de cœur ! répéta le vieillard, noble de cœur ! Cette noblesse est au-dessus de celle que donnent les rois ; c’est Dieu qui la donne. Il la prodigue moins qu’eux.

Ici le prisonnier leva les yeux vers ses armoiries brisées, en ajoutant :

— Et il ne la reprend jamais.

— Aussi, mon père, dit la jeune fille, celui qui garde l’une se console-t-il aisément d’avoir perdu l’autre.

Cette parole fit tressaillir le père et lui rendit son courage. Il reprit d’une voix ferme :

— Vous avez raison, jeune fille. Mais vous ne savez pas que la disgrâce jugée injuste par le monde est quelquefois justifiée par notre intime conscience. Telle est notre misérable nature ; une fois malheureux, il s’élève en nous-mêmes, pour nous reprocher des fautes et des erreurs, une foule de voix qui dormaient dans la prospérité.

— Ne parlez pas ainsi, mon illustre père, dit Éthel, profondément émue ; car, à la voix altérée du vieillard, elle sentait qu’il avait laissé échapper le secret de l’une de ses douleurs.

Elle leva ses yeux sur lui, et, baisant sa main froide et ridée, elle reprit doucement :

— Vous jugez bien sévèrement deux hommes nobles, le seigneur Ordener et vous, mon vénéré père.

— Vous décidez légèrement, Éthel ! On dirait que vous ne savez pas que la vie est une chose grave.

— Ai-je donc mal fait, seigneur, de rendre justice au généreux Ordener ?

Schumacker fronça le sourcil d’un air mécontent.

— Je ne puis vous approuver, ma fille, d’attacher ainsi votre admiration à un inconnu, que vous ne reverrez jamais sans doute.

— Oh ! dit la jeune fille, sur laquelle ces paroles glacées tombaient comme un poids, ne croyez pas cela. Nous le reverrons. N’est-ce pas pour vous qu’il va affronter ce danger ?

— Je me suis comme vous, je l’avoue, laissé prendre d’abord à ses promesses. Mais non, il n’ira pas, et alors il ne reviendra pas vers nous.

— Il ira, seigneur, il ira !

Le ton dont la jeune fille prononça ces mots était presque celui de l’offense. Elle se sentait outragée dans son Ordener. Hélas ! elle était trop sûre dans son âme de ce qu’elle affirmait !

Le prisonnier reprit, sans paraître ému :

— Eh bien ! s’il va combattre ce brigand, s’il se dévoue à ce danger, il en sera de même ; il ne reviendra pas.

Pauvre Éthel ! combien une parole dite avec indifférence peut quelquefois froisser douloureusement la plaie secrète d’un cœur inquiet et déchiré ! Elle baissa son visage pâle, pour dérober au regard froid de son père deux larmes qui s’échappaient malgré elle de ses paupières gonflées.

— Ô mon père ! murmura-t-elle, au moment où vous parlez ainsi, peut-être ce noble infortuné meurt-il pour vous !

Le vieux ministre secoua la tête en signe de doute.

— Je ne le crois pas plus que je ne le désire ; et d’ailleurs, où serait mon crime ? J’aurais été ingrat envers ce jeune homme, comme tant d’autres l’ont été envers moi.

Un soupir profond fut la seule réponse d’Éthel ; et Schumacker, se penchant vers son bureau, continua de déchirer d’un air distrait quelques feuillets des Vies des Hommes illustres de Plutarque, dont le volume, déjà lacéré en vingt endroits, et surchargé de notes, était devant lui.

Un moment après, le bruit de la porte qui s’ouvrait se fit entendre, et Schumacker, sans se détourner, cria sa défense habituelle : — Qu’on n’entre pas ! laissez-moi ; je ne veux pas qu’on entre.

— C’est son excellence le gouverneur, répondit la voix de l’huissier.

En effet, un vieillard, revêtu d’un grand habit de général, portant à son cou les colliers de l’Éléphant, de Danebrog et de la Toison d’or, s’avança vers Schumacker, qui se leva à demi, en répétant entre ses dents : — Le gouverneur ! le gouverneur ! — Le général salua avec respect Éthel, qui, debout près de son père, le considérait d’un air inquiet et craintif.

Peut-être, avant d’aller plus loin, n’est-il pas inutile de rappeler en quelques mots les motifs de cette visite du général Levin à Munckholm. Le lecteur n’a pas oublié les fâcheuses nouvelles qui tourmentaient le vieux gouverneur, au chapitre XX de cette véritable histoire. En les recevant, la nécessité d’interroger Schumacker s’était d’abord présentée à l’esprit du général ; mais il n’avait pu s’y décider sans une extrême répugnance. L’idée d’aller tourmenter un infortuné prisonnier, déjà livré à tant de tourments, et qu’il avait vu si puissant, de scruter sévèrement les secrets du malheur, même coupable, déplaisait à son âme bonne et généreuse. Cependant le service du roi l’exigeait ; il ne devait pas quitter Drontheim sans emporter les nouvelles lueurs qui pouvaient jaillir de l’interrogatoire de l’auteur apparent de l’insurrection des mineurs. C’était donc le soir qui devait précéder son départ qu’après un entretien long et confidentiel avec la comtesse d’Ahlefeld, le gouverneur s’était résigné à voir le captif. En se rendant au château, l’idée des intérêts de l’état, du parti que ses nombreux ennemis personnels pourraient tirer de ce qu’on nommerait sa négligence, et peut-être aussi d’astucieuses paroles de la grande chancelière, avaient fermenté dans sa tête et l’avaient ramené à la fermeté. Il était donc monté au donjon du Lion de Slesvig avec des projets de sévérité ; il se promettait d’être avec le conspirateur Schumacker comme s’il n’avait jamais connu le chancelier Griffenfeld, de dépouiller tous ses souvenirs et jusqu’à son caractère, et de parler en juge inflexible à cet ancien confrère de faveur et de puissance.

Cependant, à peine entré dans l’appartement de l’ex-chancelier, le visage, vénérable, quoique morose, du vieillard l’avait frappé ; la figure douce, quoique fière, d’Éthel l’avait attendri ; et le premier aspect des deux prisonniers avait déjà dissipé la moitié de sa sévérité.

Il s’avança vers le ministre tombé, et lui tendit involontairement la main en disant, sans s’apercevoir que l’autre ne répondait pas à sa politesse :

— Salut, comte de Griffenf… — C’était la surprise d’une vieille habitude. Il se reprit précipitamment : — Seigneur Schumacker ! — Puis il s’arrêta, tout satisfait et tout épuisé d’un tel effort.

Il se fit une pause. Le général cherchait dans sa tête quelles paroles assez sévères pourraient dignement répondre à la dureté de ce début.

— Eh bien, dit enfin Schumacker, vous êtes le gouverneur du Drontheimhus ?

Le général, un peu surpris de se voir questionné par celui qu’il venait interroger, fit un signe affirmatif.

— En ce cas, reprit le prisonnier, j’ai une plainte à vous faire.

— Une plainte ! laquelle ? laquelle ? et le visage du noble Levin prenait une expression d’intérêt.

Schumacker continua d’un air d’humeur :

— Un ordre du vice-roi prescrit qu’on me laisse libre et tranquille dans ce donjon.

— Je connais cet ordre.

— Seigneur gouverneur, on se permet pourtant de m’importuner et de pénétrer dans ma prison.

— Qui donc ? s’écria le général ; nommez-moi celui qui ose…

— Vous, seigneur gouverneur.

Ces paroles, prononcées d’un ton hautain, blessèrent le général. Il répondit d’une voix presque irritée :

— Vous oubliez que mon pouvoir, lorsqu’il s’agit de servir le roi, ne connaît point de limites.

— Si ce n’est, dit Schumacker, celles du respect qu’on doit au malheur. Mais les hommes ne savent pas cela.

L’ex-grand-chancelier parlait ainsi, comme s’il se fût parlé à lui-même. Il fut entendu du gouverneur.

— Si vraiment, si vraiment ! J’ai eu tort, comte de Griff… seigneur Schumacker, veux-je dire ; je devais vous laisser la colère, puisque j’ai la puissance.

Schumacker se tut un instant.

— Il y a, reprit-il pensif, dans votre visage et dans votre voix, seigneur gouverneur, quelque chose d’un homme que j’ai connu jadis. Il y a bien longtemps. Il n’y a que moi qui me souvienne de ce temps-là : c’était dans ma prospérité. C’était un certain Levin de Knud, du Mecklembourg. Avez-vous connu ce fou ?

— Je l’ai connu, répliqua le général sans s’émouvoir.

— Ah ! vous vous le rappelez. Je croyais qu’on ne se souvenait des hommes que dans l’adversité.

— N’était-ce pas un capitaine de la milice royale ? poursuivit le gouverneur.

— Oui, un simple capitaine, bien que le roi l’aimât beaucoup. Mais il ne songeait qu’aux plaisirs et ne montrait pas d’ambition. C’était une tête singulièrement extravagante. Conçoit-on une pareille modération de désirs dans un favori ?

— Mais cela peut se concevoir.

— Je l’aimais assez, ce Levin de Knud, parce qu’il ne m’inquiétait pas. Il était l’ami du roi comme d’un autre homme. On eût dit qu’il ne l’aimait que pour son plaisir particulier, et nullement pour sa fortune.

Le général voulut interrompre Schumacker ; mais celui-ci continua avec quelque opiniâtreté, soit par esprit de contrariété, soit que le souvenir réveillé en lui lui plût en effet :

— Puisque vous avez connu ce capitaine Levin, seigneur gouverneur, vous savez sans doute qu’il eut un fils, lequel même est mort tout jeune. Mais vous souvenez-vous de ce qui se passa à la naissance de ce fils ?

— Je me souviens bien plus de ce qui se passa à sa mort, dit le général, en cachant ses yeux de sa main et d’une voix altérée.

— Mais, poursuivit l’indifférent Schumacker, c’est un fait connu de peu de personnes, et qui vous peindra toute la bizarrerie de ce Levin. Le roi voulait tenir l’enfant sur les fonts de baptême ; croiriez-vous que Levin refusa ? Il fit bien plus encore ; il choisit pour le parrain de son fils un vieux mendiant qui se traînait aux portes du palais. Je n’ai jamais pu comprendre le motif d’un pareil acte de démence.

— Je vais vous le dire, répondit le général. En choisissant un protecteur à l’âme de son fils, ce capitaine Levin pensait sans doute qu’un pauvre est plus puissant auprès de Dieu qu’un roi.

Schumacker réfléchit un instant et dit :

— Vous avez raison.

Le gouverneur voulut encore ramener la conversation au but de sa visite. Mais Schumacker l’arrêta.

— De grâce, s’il est vrai que ce Levin du Mecklembourg ne vous soit pas inconnu, laissez-moi parler de lui. De tous les hommes que j’ai vus dans mes temps de grandeur, c’est le seul dont le souvenir ne m’apporte ni dégoût ni horreur. S’il poussait la singularité jusqu’à la folie, il n’en était pas moins, par ses nobles qualités, un homme tel qu’il y en a bien peu.

— Je ne pense pas de même. Ce Levin n’avait rien de plus que les autres hommes. Il y en a beaucoup même qui valent mieux que lui.

Schumacker croisa les bras, en levant les yeux au ciel.

— Oui, voilà bien comme ils sont tous ! On ne peut louer devant eux un homme digne de louange, qu’ils ne cherchent aussitôt à le noircir. Ils empoisonnent jusqu’au plaisir de louer justement. Il est cependant assez rare.

— Si vous me connaissiez, vous ne m’accuseriez pas de noirceur envers le gén… — c’est-à-dire, le capitaine Levin.

— Laissez-moi, laissez-moi, dit le prisonnier, pour la loyauté et la générosité il n’y a jamais eu deux hommes comme ce Levin de Knud, et dire le contraire, c’est à la fois le calomnier et louer démesurément cette exécrable race humaine !

— Je vous assure, reprit le gouverneur, cherchant à calmer la colère de Schumacker, que je n’ai eu contre Levin de Knud aucune intention perfide.

— Ne dites pas cela. Bien qu’il fût insensé, tous les hommes sont loin de lui ressembler. Ils sont faux, ingrats, envieux, calomniateurs. Savez-vous que Levin de Knud donnait aux hôpitaux de Copenhague plus de la moitié de son revenu ?

— J’ignorais que vous en fussiez instruit.

— C’est cela ! s’écria le vieillard d’un air triomphant. Il espérait pouvoir le flétrir en toute sûreté, dans la confiance que j’ignorais les bonnes actions de ce pauvre Levin !

— Mais non, mais non !

— Pensez-vous que je ne sais pas encore qu’il fit donner le régiment que le roi lui destinait, à un officier qui l’avait blessé en duel, lui, Levin de Knud, parce que, disait-il, l’autre était plus ancien que lui ?

— Je croyais cependant cette action secrète.

— Dites-moi donc, seigneur gouverneur du Drontheimhus, est-ce que pour cela elle en est moins belle ? Parce que Levin cachait ses vertus, est-ce une raison pour les nier ? Oh ! que les hommes sont bien tous les mêmes ! Oser confondre avec eux le noble Levin, lui qui, n’ayant pu sauver un soldat convaincu d’avoir voulu l’assassiner, fit une pension à la veuve de son meurtrier !

— Eh ! qui n’en eût pas fait autant ?

Ici Schumacker éclata.

— Qui ? vous ! moi ! tous les hommes, seigneur gouverneur ! Parce que vous portez le brillant costume de général et des plaques d’honneur sur votre poitrine, croyez-vous donc à votre mérite ? Vous êtes général, et le malheureux Levin sera mort capitaine. Il est vrai que c’était un fou, et qu’il ne songeait pas à son avancement.

— S’il n’y a point songé lui-même, la bonté du roi y a songé pour lui.

— La bonté ? dites la justice ! si pourtant on peut dire la justice d’un roi. Hé bien ! quelle insigne récompense lui a-t-on donnée ?

— Sa majesté a payé Levin de Knud bien au delà de son mérite.

— À merveille ! s’écria le vieux ministre en frappant des mains. Un loyal capitaine vient peut-être, après trente ans de service, d’être nommé major, et cette haute faveur vous porte ombrage, noble général ? Un proverbe persan a raison de dire que le soleil couchant est jaloux de la lune qui se lève.

Schumacker était tellement irrité que le général put à peine faire entendre ces paroles : — Si vous m’interrompez sans cesse… vous m’empêchez de vous expliquer…

— Non, non ! poursuivit l’autre, j’avais cru, seigneur général, saisir, au premier abord, quelques traits de ressemblance entre vous et le bon Levin ; mais, allez ! il n’en existe aucun.

— Mais, écoutez-moi…

— Vous écouter ! pour que vous me disiez que Levin de Knud est indigne de quelque misérable récompense !

— Je vous jure que ce n’est pas…

— Vous en viendriez bientôt, je vous devine, vous autres hommes, à me soutenir qu’il est, comme vous tous, fourbe, hypocrite, méchant…

— En vérité, non.

— Que sais-je ? peut-être qu’il a trahi un ami, persécuté un bienfaiteur, comme vous l’avez tous fait ? — ou empoisonné son père, ou assassiné sa mère ?

— Vous êtes dans une erreur… Je suis loin de vouloir…

— Savez-vous que ce fut lui qui détermina le vice-chancelier Wind, ainsi que Scheel, Vinding et le justicier Lasson, trois de mes juges, à ne point opiner pour la peine de mort ? Et vous voulez que je vous entende, de sang-froid, le calomnier ! Oui, c’est ainsi qu’il a agi envers moi, et pourtant je lui avais toujours fait plutôt du mal que du bien ; car je suis semblable à vous, vil et méchant.

Le noble Levin éprouvait, durant cet étrange entretien, une émotion singulière. Objet à la fois des outrages les plus directs et de la louange la plus sincère, il ne savait quelle contenance faire à d’aussi rudes compliments, à tant de flatteuses injures. Il était choqué et attendri. Tantôt il voulait s’emporter, tantôt remercier Schumacker. Présent et inconnu, il aimait à voir le farouche Schumacker défendre en lui, et contre lui, un ami et un absent ; seulement, il eût voulu que son avocat mît un peu moins d’amertume et d’âcreté dans son panégyrique. Mais, au fond de l’âme, les éloges furieux donnés au capitaine Levin le touchaient plus que les injures adressées au gouverneur de Drontheim ne le blessaient. Attachant sur le favori disgracié son regard bienveillant, il prit le parti de lui laisser exhaler son indignation et sa reconnaissance. Celui-ci enfin, après une longue déclamation contre l’ingratitude humaine, tomba épuisé sur son fauteuil, dans les bras de la tremblante Éthel, en disant d’une voix douloureuse : — Ô hommes ! que vous ai-je donc fait pour vous être fait connaître à moi ?

Le général n’avait pas encore pu arriver au sujet important de sa descente à Munckholm. Toute sa répugnance à tourmenter le captif d’un interrogatoire lui était revenue ; à sa pitié et à son attendrissement se joignaient deux raisons assez fortes ; l’état d’agitation où était tombé Schumacker ne laissait pas espérer qu’il pût répondre d’une façon satisfaisante ; et d’ailleurs, en envisageant l’affaire en elle-même, il ne semblait pas au confiant Levin qu’un pareil homme pût être un conspirateur. Néanmoins, comment partir de Drontheim sans avoir interrogé Schumacker ? Cette nécessité fâcheuse de sa position de gouverneur vainquit une fois encore toutes ses hésitations, et ce fut ainsi qu’il commença, en adoucissant le plus possible l’accent de sa voix :

— Veuillez calmer un peu votre agitation, comte Schumacker.

C’était d’inspiration que le bon gouverneur avait trouvé cette qualification, comme pour concilier le respect dû au jugement de dégradation avec les égards réclamés par le malheur du dégradé, en unissant son titre nobiliaire à son nom roturier. Il continua :

— C’est un devoir pénible pour moi que de venir…

— Avant tout, interrompit le prisonnier, permettez-moi, seigneur gouverneur, de vous reparler d’une chose qui m’intéresse beaucoup plus que tout ce que votre excellence peut avoir à me dire. Vous m’avez assuré tout à l’heure qu’on avait récompensé ce fou de Levin de ses services. Je désirerais vivement savoir comment.

— Sa majesté, seigneur de Griffenfeld, a élevé Levin au rang de général, et depuis plus de vingt ans ce fou vieillit paisiblement, honoré de cette dignité militaire et de la bienveillance de son roi.

Schumacker baissa la tête :

— Oui, ce fou de Levin, auquel il importait si peu de vieillir capitaine, mourra général, et le sage Schumacker, qui comptait mourir grand-chancelier, vieillit prisonnier d’état.

En parlant ainsi, le captif couvrit son visage de ses mains, et de longs soupirs s’échappaient de sa vieille poitrine. Éthel, qui ne comprenait de l’entretien que ce qui attristait son père, chercha sur-le-champ à le distraire.

— Mon père, voyez donc là-bas, au nord, on voit briller une lumière que je n’ai pas remarquée les soirées précédentes.

En effet, la nuit, qui était tout à fait tombée, faisait ressortir à l’horizon une lumière faible et lointaine, qui semblait partir du sommet de quelque montagne éloignée. Mais l’œil et l’esprit de Schumacker ne se dirigeaient pas incessamment comme ceux d’Éthel vers le nord ; aussi ne répondit-il point. Le général seul fut frappé de l’observation de la jeune fille. — C’est peut-être, se dit-il en lui-même, un feu allumé par les révoltés ; et cette idée lui rappelant avec force le but de sa présence, il adressa la parole au prisonnier :

— Seigneur Griffenfeld, je suis fâché de vous tourmenter ; mais il faut que vous subissiez…

— J’entends, seigneur gouverneur, ce n’est pas assez de passer mes jours dans ce donjon, de vivre flétri et abandonné, de n’avoir plus à moi que des souvenirs amers de grandeur et de puissance ; il faut encore que vous violiez ma solitude pour scruter mes douleurs et jouir de mon infortune. Puisque ce noble Levin de Knud, que plusieurs traits extérieurs de votre personne m’ont rappelé, est général comme vous, il eût été trop heureux pour moi qu’on lui donnât le poste que vous occupez ; car ce n’est pas lui, je vous jure, seigneur gouverneur, qui fût venu tourmenter un infortuné dans sa prison.

Durant le cours de cet entretien bizarre, le général avait été plus d’une fois sur le point de se nommer afin de le faire cesser. Ce reproche indirect de Schumacker lui en ôta le pouvoir. Il s’accordait si bien avec ses sentiments intérieurs, qu’il lui inspira comme un sentiment de honte de lui-même. Il essaya néanmoins de répondre à la supposition accablante de Schumacker. Chose étrange ! par la seule différence de leur caractère, ces deux hommes avaient changé réciproquement de position. Le juge était en quelque sorte réduit à se justifier devant l’accusé.

— Mais, dit le général, si le devoir l’y eût contraint, ne doutez pas que Levin de Knud…

— J’en doute, noble gouverneur ! s’écria Schumacker ; ne doutez pas vous-même qu’il n’eût rejeté, avec toute la généreuse indignation de son âme, l’emploi d’épier et d’accroître les tortures d’un malheureux captif ! Allez, je le connais mieux que vous ; en aucun cas il n’eût accepté les fonctions de bourreau. Maintenant, seigneur général, je vous écoute. Faites ce que vous appelez votre devoir. Que veut de moi votre excellence ?

Et le vieux ministre attachait son regard fier sur le gouverneur. Toute la résolution de celui-ci était tombée. Ses premières répugnances s’étaient réveillées, et réveillées invincibles.

— Il a raison, se disait-il en lui-même ; venir tourmenter un malheureux sur de simples soupçons ! Qu’on en charge un autre que moi !

L’effet de ces réflexions fut prompt ; il s’avança vers Schumacker étonné et lui serra la main. Puis, sortant précipitamment :

— Comte Schumacker, dit-il ; conservez toujours la même estime à Levin de Knud.


  1. Les anciens seigneurs en Norvège, avant que Griffenfeld fondât une noblesse régulière, portaient les titres de hersa (baron), ou jarl (comte). C’est de ce dernier mot qu’est formé le mot anglais earl (comte).