Han d’Islande/Chapitre XX

Han d’Islande, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 145-147).
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XX

LEONARDO.
Le roi vous demande.
HENRIQUE.
Comment cela ?
Lope de Vega, la Fuerza lastimosa.



Devant quelques papiers épars sur son bureau, parmi lesquels on distingue des lettres nouvellement ouvertes, le général Levin de Knud paraît rêver profondément. Un secrétaire debout près de lui semble attendre ses ordres. Le général tantôt frappe de ses éperons le riche tapis qui s’étend sous ses pieds, tantôt joue d’un air distrait avec la décoration de l’Éléphant, suspendue à son cou par le collier de l’ordre. De temps en temps il ouvre la bouche pour parler, puis s’arrête et se frotte le front, et jette un nouveau coup d’œil sur les dépêches décachetées qui couvrent la table.

— Comment diable !… s’écrie-t-il enfin.

Cette exclamation concluante est suivie d’un instant de silence.

— Qui se serait jamais figuré, reprend-il, que ces démons de mineurs en viendraient là ? Il faut nécessairement que de secrètes instigations les aient poussés à cette révolte. — Mais, savez-vous, Wapherney, que la chose est sérieuse ? Savez-vous que cinq à six cents coquins des îles Faroër, commandés par un certain vieux bandit nommé Jonas, ont déjà déserté leurs mines ? qu’un jeune fanatique, appelé Norbith, s’est également mis à la tête des mécontents de Guldbranshal ? qu’à Sund-Moër, à Hubfallo, à Kongsberg, ces mauvaises têtes, qui n’attendaient qu’un signal, sont déjà peut-être soulevées ? Savez-vous que les montagnards s’en mêlent, et qu’un des plus hardis renards de Kole, le vieux Kennybol, les commande ? Savez-vous enfin que, d’après un bruit général dans le nord du Drontheimhus, s’il faut en croire les syndics qui m’écrivent, ce fameux scélérat dont nous avons fait mettre la tête à prix, le formidable Han, dirige en chef l’insurrection ? Que direz-vous de tout cela, mon cher Wapherney ? hem !

— Votre excellence, dit Wapherney, sait quelles mesures…

— Il y a encore dans cette déplorable affaire une circonstance que je ne puis m’expliquer ; c’est que notre prisonnier Schumacker soit, comme on le prétend, l’auteur de la révolte. C’est ce qui semble n’étonner personne, et c’est enfin ce qui m’étonne le plus. Il me paraît difficile qu’un homme près duquel se plaisait mon loyal Ordener soit un traître. Cependant, les mineurs, assure-t-on, se lèvent en son nom ; son nom est leur mot d’ordre, leur cri de ralliement ; ils lui donnent même les titres dont le roi l’a privé. — Tout cela semble certain. — Mais comment se fait-il que la comtesse d’Ahlefeld connût déjà tous ces détails il y a six jours, au moment où les premiers symptômes réels de l’insurrection se manifestaient à peine dans les mines ? — Cela est étrange. — N’importe, il faut pourvoir à tout. Donnez-moi mon sceau, Wapherney.

Le général écrivit trois lettres, les scella et les remit au secrétaire.

— Faites tenir ces messages au baron Vœthaün, colonel des arquebusiers, actuellement en garnison à Munckholm, afin que son régiment marche en hâte aux révoltés. — Voici, pour le commandant de Munckholm, un ordre de veiller plus soigneusement que jamais sur l’ex-grand-chancelier. Il faudra que je voie et que j’interroge moi-même ce Schumacker. — Enfin, envoyez cette lettre à Skongen, au major Wolhm, qui y commande, afin qu’il dirige une partie de la garnison vers le foyer de l’insurrection. — Allez, Wapherney, et qu’on exécute promptement ces ordres.

Le secrétaire sortit, laissant le gouverneur plongé dans ses réflexions.

— Tout cela est fort inquiétant, pensait-il. Ces mineurs révoltés là-bas, cette intrigante chancelière ici, ce fou d’Ordener… on ne sait où ! — Peut-être il voyage au milieu de tous ces bandits, laissant ici sous ma protection ce Schumacker, qui conspire contre l’état, et sa fille, pour la sûreté de laquelle j’ai eu la bonté d’éloigner la compagnie où se trouve ce Frédéric d’Ahlefeld, qu’Ordener accuse. — Eh mais, il me semble que cette compagnie pourra bien arrêter les premières colonnes des insurgés ; elle est bien placée pour cela. Walhstrom, où elle tient garnison, est près du lac de Smiasen et de la ruine d’Arbar. C’est un des points que la révolte gagnera nécessairement.

À cet endroit de sa rêverie, le général fut interrompu par le bruit de la porte qui s’ouvrait.

— Eh bien, que voulez-vous, Gustave ?

— Mon général, c’est un messager qui demande votre excellence.

— Allons ! qu’est-ce encore ? quelque désastre !… Faites entrer ce messager.

Le messager, introduit, remit un paquet au gouverneur.

— Votre excellence, dit-il, c’est de la part de sa sérénité le vice-roi.

Le général ouvrit précipitamment la dépêche.

— Par saint Georges, s’écria-t-il avec un mouvement de surprise, je crois qu’ils sont tous fous ! Ne voilà-t-il pas le vice-roi qui m’invite à me rendre près de lui, à Bergen ? C’est, dit-il, pour une affaire pressante, et d’après l’ordre du roi… — Voilà une affaire pressante qui choisit bien son moment. — « Le grand-chancelier, qui visite actuellement le Drontheimhus, suppléera à votre absence… » — C’est un suppléant auquel je ne me fie guère ! — « L’évêque l’assistera… » — En vérité, Frédéric choisit là de bons gouverneurs pour un pays révolté ; deux hommes de robe, un chancelier et un évêque ! — Allons cependant, l’invitation est expresse, c’est l’ordre du roi. Il faut s’y rendre. Mais avant mon départ je veux voir Schumacker, et l’interroger. — Je sens bien qu’on veut m’engloutir dans un chaos d’intrigues, mais j’ai pour me diriger une boussole qui ne me trompe jamais, — c’est ma conscience.