Han d’Islande/Chapitre XVIII

Han d’Islande, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 132-136).
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XVIII

Sur un grand bouclier ces chefs impitoyables
Épouvantent l’enfer de serments effroyables ;
Et près d’un taureau noir qu’ils viennent d’égorger,
Tous, la main dans le sang, jurent de se venger.

Les Sept Chefs devant Thèbes.



Les rivages de Norvège abondent en baies étroites, en criques, en récifs, en lagunes, en petits caps tellement multipliés qu’ils fatiguent la mémoire du voyageur et la patience du topographe. Autrefois, à en croire les discours populaires, chaque isthme avait son démon qui le hantait, chaque anse sa fée qui l’habitait, chaque promontoire son saint qui le protégeait ; car la superstition mêle toutes les croyances pour se faire des terreurs. Sur la grève de Kelvel, à quelques milles au nord de la grotte de Walderhog, un seul endroit, disait-on, était libre de toute juridiction des esprits infernaux, intermédiaires ou célestes. C’était la clairière riveraine dominée par le rocher sur le sommet duquel on apercevait encore quelques vieilles ruines du manoir de Ralph ou Radulphe le Géant. Cette petite prairie sauvage, bordée au couchant par la mer, et étroitement encaissée dans des roches couvertes de bruyères, devait un tel privilège au nom seul de cet ancien sire norvégien, son premier possesseur. Car quelle fée, quel diable, ou quel ange eût osé se faire l’hôte ou le patron du domaine autrefois occupé et protégé par Ralph le Géant ?

Il est vrai que le nom seul du formidable Ralph suffisait pour imprimer un caractère effrayant à ces lieux déjà si sauvages. Mais, à tout prendre, un souvenir n’est pas si redoutable qu’un esprit ; et jamais un pêcheur, attardé par le gros temps, en amarrant sa barque dans la crique de Ralph, n’avait vu le follet rire et danser, parmi des âmes, sur le haut d’un rocher, ni la fée parcourir les bruyères dans son char de phosphore traîné par des vers luisants, ni le saint remonter vers la lune après sa prière.

Si pourtant, la nuit qui suivit le grand orage, les houles de la mer et la violence du vent eussent permis à quelque marinier égaré d’aborder dans cette baie hospitalière, peut-être eût-il été frappé d’une superstitieuse épouvante en contemplant les trois hommes qui, cette nuit-là, s’étaient assis autour d’un grand feu, allumé au milieu de la clairière. Deux d’entre eux étaient couverts de grands chapeaux de feutre et des larges pantalons des mineurs royaux. Leurs bras étaient nus jusqu’à l’épaule, leurs pieds cachés dans des bottines fauves ; une ceinture d’étoffe rouge soutenait leurs sabres recourbés et leurs longs pistolets. Tous deux portaient une trompe de corne suspendue à leur cou. L’un était vieux, l’autre était jeune ; et l’épaisseur de la barbe du vieillard, la longueur des cheveux du jeune homme, ajoutaient quelque chose de sauvage à leurs physionomies, naturellement dures et sévères.

À son bonnet de peau d’ours, à sa casaque de cuir huilé, au mousquet fixé en bandoulière à son dos, à sa culotte courte et étroite, à ses genoux nus, à ses sandales d’écorce, à la hache étincelante qu’il portait à la main, il était facile de reconnaître, dans le compagnon des deux mineurs, un montagnard du nord de la Norvège.

Certes, celui qui eût aperçu de loin ces trois figures singulières, sur lesquelles le foyer, agité par les brises de mer, jetait des lueurs rouges et changeantes, eût pu être à bon droit effrayé, sans même croire aux spectres et aux démons ; il lui eût suffi pour cela de croire aux voleurs et d’être un peu plus riche qu’un poëte.

Ces trois hommes tournaient souvent la tête vers le sentier perdu du bois qui aboutit à la clairière de Ralph, et d’après celles de leurs paroles que le vent n’emportait pas, ils semblaient attendre un quatrième personnage.

— Dites donc, Kennybol, savez-vous qu’à cette heure-ci nous n’attendrions pas aussi paisiblement cet envoyé du comte Griffenfeld dans la prairie voisine, la prairie du lutin Tulbytilbet, ou là-bas, dans la baie de Saint-Cuthbert ?

— Ne parlez pas si haut, Jonas, répondit le montagnard au vieux mineur, béni soit Ralph le Géant qui nous protège ! Me préserve le ciel de remettre le pied dans la clairière de Tulbytilbet ! L’autre jour j’y croyais cueillir de l’aubépine, et j’y ai cueilli de la mandragore, qui s’est mise à saigner et à crier, ce qui a failli me rendre fou.

Le jeune mineur se prit à rire.

— En vérité, Kennybol ! je crois, moi, que le cri de la mandragore a bien produit tout son effet sur votre pauvre cerveau.

— Pauvre cerveau toi-même ! dit le montagnard avec humeur ; voyez, Jonas, il rit de la mandragore. Il rit comme un insensé qui joue avec une tête de mort.

— Hum ! repartit Jonas. Qu’il aille donc à la grotte de Walderhog, où les têtes de ceux que Han, démon d’Islande, a assassinés, reviennent chaque nuit danser autour de son lit de feuilles sèches, en entre-choquant leurs dents pour l’endormir.

— Cela est vrai, dit le montagnard.

— Mais, reprit le jeune homme, le seigneur Hacket, que nous attendons, ne nous a-t-il pas promis que Han d’Islande se mettrait à la tête de notre insurrection ?

— Il l’a promis, répondit Kennybol ; et, avec l’aide de ce démon, nous sommes sûrs de vaincre toutes les casaques vertes de Drontheim et de Copenhague.

— Tant mieux ! s’écria le vieux mineur ; mais ce n’est pas moi qui me chargerai de faire la sentinelle la nuit près de lui.

En ce moment, le craquement des bruyères mortes sous des pas d’homme appela l’attention des interlocuteurs ; ils se détournèrent, et un rayon du foyer leur fit reconnaître le nouveau venu.

— C’est lui ! — C’est le seigneur Hacket ! — Salut, seigneur Hacket ; vous vous êtes fait attendre. — Voilà plus de trois quarts d’heure que nous sommes au rendez-vous.

Ce seigneur Hacket était un homme petit et gras, vêtu de noir, dont la figure joviale avait une expression sinistre.

— Bien, mes amis, dit-il ; j’ai été retardé par mon ignorance du chemin et les précautions qu’il m’a fallu prendre. — J’ai quitté le comte Schumacker ce matin ; voici trois bourses d’or qu’il m’a chargé de vous remettre.

Les deux vieillards se jetèrent sur l’or avec l’avidité commune, aux paysans de cette pauvre Norvège. Le jeune mineur repoussa la bourse que lui tendait Hacket.

— Gardez votre or, seigneur envoyé ; je mentirais si je disais que je me révolte pour votre comte Schumacker ; je me révolte pour affranchir les mineurs de la tutelle royale ; je me révolte pour que le lit de ma mère n’ait plus une couverture déchiquetée comme les côtes de notre bon pays, la Norvège.

Loin de paraître déconcerté, le seigneur Hacket répondit en souriant :

— C’est donc à votre pauvre mère, mon cher Norbith, que j’enverrai cet argent, afin qu’elle ait deux couvertures neuves pour les bises de cet hiver.

Le jeune homme se rendit par un signe de tête, et l’envoyé, en orateur habile, se hâta d’ajouter :

— Mais gardez-vous de répéter ce que vous venez de dire inconsidérément, que ce n’est pas pour Schumacker, comte de Griffenfeld, que vous prenez les armes.

— Cependant… cependant, murmurèrent les deux vieillards, nous savons bien qu’on opprime les mineurs, mais nous ne connaissons pas ce comte, ce prisonnier d’état.

— Comment ! reprit vivement l’envoyé ; pouvez-vous être ingrats à ce point ! Vous gémissiez dans vos souterrains, privés d’air et de jour, dépouillés de toute propriété, esclaves de la plus onéreuse tutelle ! Qui est venu à votre aide ? qui a ranimé votre courage ? qui vous a donné de l’or, des armes ? N’est-ce pas mon illustre maître, le noble comte de Griffenfeld, plus esclave et plus infortuné encore que vous ? Et maintenant, comblés de ses bienfaits, vous refuseriez de vous en servir pour conquérir sa liberté, en même temps que la vôtre ?

— Vous avez raison, interrompit le jeune mineur, ce serait mal agir.

— Oui, seigneur Hacket, dirent les deux vieillards, nous combattrons pour le comte Schumacker.

— Courage, mes amis ! levez-vous en son nom, portez le nom de votre bienfaiteur d’un bout de la Norvège à l’autre. Écoutez, tout seconde votre juste entreprise ; vous allez être délivrés d’un formidable ennemi, le général Levin de Knud, qui gouverne la province. La puissance secrète de mon noble maître, le comte de Griffenfeld, va le faire rappeler momentanément à Berghen. — Allons, dites-moi, Kennybol, Jonas, et vous, mon cher Norbith, tous vos compagnons sont-ils prêts ?

— Mes frères de Guldbranshal, dit Norbith, n’attendent que mon signal. Demain, si vous voulez…

— Demain, soit. Il faut que les jeunes mineurs, dont vous êtes le chef, lèvent les premiers l’étendard. Et vous, mon brave Jonas ?

— Six cents braves des îles Faroër, qui vivent depuis trois jours de chair de chamois et d’huile d’ours, dans la forêt de Bennallag, ne demandent qu’un coup de trompe de leur vieux capitaine Jonas, du bourg de Lœvig.

— Fort bien. Et vous, Kennybol ?

— Tous ceux qui portent une hache dans les gorges de Kole, et gravissent les rochers sans genouillères, sont prêts à se joindre à leurs frères les mineurs, quand ils auront besoin d’eux.

— Il suffit. Annoncez à vos compagnons, pour qu’ils ne doutent pas de vaincre, ajouta l’envoyé en haussant la voix, que Han d’Islande sera le chef.

— Cela est-il certain ? demandèrent-ils tous trois ensemble et d’une voix où se mêlaient l’expression de la terreur et celle de l’espérance.

L’envoyé répondit :

— Je vous attendrai tous trois dans quatre jours, à pareille heure, avec vos colonnes réunies, dans la mine d’Apsyl-Corh, près le lac de Smiasen, sous la plaine de l’Étoile-Bleue. Han d’Islande m’accompagnera.

— Nous y serons, dirent les trois chefs. Et puisse Dieu ne pas abandonner ceux qu’aidera le démon !

— Ne craignez rien de la part de Dieu, dit Hacket en ricanant. Écoutez, vous trouverez, dans les vieilles ruines de Crag, des enseignes pour vos troupes. N’oubliez pas le cri : Vive Schumacker ! Sauvons Schumacker ! Il faut que nous nous séparions ; le jour ne va pas tarder à paraître. Mais auparavant, jurez le plus inviolable secret sur ce qui se passe entre nous.

Sans répondre une parole, les trois chefs s’ouvrirent la veine du bras gauche avec la pointe d’un sabre ; ensuite, saisissant la main de l’envoyé, ils y laissèrent couler chacun quelques gouttes de sang.

— Vous avez notre sang, lui dirent-ils.

Puis le jeune s’écria :

— Que tout mon sang s’écoule comme celui que je verse en ce moment ; qu’un esprit malfaisant se joue de mes projets, comme l’ouragan d’une paille ; que mon bras soit de plomb pour venger une injure ; que les chauves-souris habitent mon sépulcre ; que je sois, vivant, hanté par les morts ; mort, profané par les vivants ; que mes yeux se fondent en pleurs comme ceux d’une femme, si jamais je parle de ce qui a lieu, à cette heure, dans la clairière de Ralph le Géant. Daignent les bienheureux saints m’entendre !

— Amen, répétèrent les deux vieillards.

Alors ils se séparèrent, et il ne resta plus dans la clairière que le foyer à demi éteint dont les rayons mourants montaient par intervalles jusqu’au faîte des tours ruinées et solitaires de Ralph le Géant.