Han d’Islande/Chapitre XLV

Han d’Islande, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 308-314).
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XLV


À qui me livrera Louis Perez, mort ou vif, je lui donne deux mille écus.
Calderon, Louis Perez de Galice.


J’ai appris à frapper des mains et à pousser des cris de triomphe lorsque la flamme embrasait les châteaux. Je trempais mes mains dans le sang de mes ennemis, et ce sang servait de fard à mon visage.
Walter Scott, Harold l’intrépide.


Ma vie est un arbre mort, et ne vaut pas la peine que je la ménage.
Kotzebue, la Mort de Rolla.



— Baron Vœthaün, colonel des arquebusiers de Munckholm, quel est celui des soldats qui ont combattu sous vos ordres au Pilier-Noir qui a fait Han d’Islande prisonnier ? Nommez-le au tribunal, afin qu’il reçoive les mille écus royaux promis pour cette capture.

Ainsi parle au colonel des arquebusiers le président du tribunal. Le tribunal est assemblé ; car, selon l’usage ancien de Norvège, les juges qui prononcent sans appel doivent rester sur leurs sièges jusqu’à ce que l’arrêt qu’ils ont rendu soit exécuté. Devant eux est le géant, qu’on vient de ramener, portant à son cou la corde qui doit le porter à son tour dans quelques heures.

Le colonel, assis près de la table du secrétaire intime, se lève. Il salue le tribunal et l’évêque, qui est remonté sur son trône.

— Seigneurs juges, le soldat qui a pris Han d’Islande est dans cette enceinte. Il se nomme Toric Belfast, second arquebusier de mon régiment.

— Qu’il vienne donc, reprend le président, recevoir la récompense promise.

Un jeune soldat, en uniforme d’arquebusier de Munckholm, se présente.

— Vous êtes Toric Belfast ? demande le président.

— Oui, votre grâce.

— C’est vous qui avez fait Han d’Islande prisonnier ?

— Oui, avec l’aide de saint Belzébuth, s’il plaît à votre excellence.

On apporte sur le tribunal un sac pesant.

— Vous reconnaissez bien cet homme pour le fameux Han d’Islande ? ajoute le président, montrant le géant enchaîné.

— Je connaissais mieux le minois de la jolie Cattie que celui de Han d’Islande ; mais j’affirme, par la gloire de saint Belphégor, que, si Han d’Islande est quelque part, c’est sous la forme de ce grand démon.

— Approchez, Toric Belfast, reprit le président. Voici les mille écus promis par le haut-syndic.

Le soldat s’avançait précipitamment vers le tribunal, quand une voix s’éleva dans la foule :

— Arquebusier de Munckholm, ce n’est pas toi qui as pris Han d’Islande !

— Par tous les bienheureux diables ! s’écria le soldat en se retournant, je n’ai en propriété que ma pipe et la minute où je parle, mais je promets de donner dix mille écus d’or à celui qui vient de dire cela, s’il peut prouver ce qu’il a dit.

Et, croisant les deux bras, il promenait un regard assuré sur l’auditoire.

— Eh bien ! que celui qui vient de parler se montre donc !

— C’est moi ! dit un petit homme qui fendait la presse pour pénétrer dans l’enceinte.

Ce nouveau personnage était enveloppé d’une natte de jonc et de poil de veau marin, vêtement des Groënlandais, qui tombait autour de lui comme le toit conique d’une hutte. Sa barbe était noire, et d’épais cheveux de même couleur, couvrant ses sourcils roux, cachaient son visage, dont tout ce qu’on distinguait était hideux. On ne voyait ni ses bras ni ses mains.

— Ah ! c’est toi ? dit le soldat avec un éclat de rire. Et qui donc, selon toi, mon beau sire, a eu l’honneur de prendre ce diabolique géant ?

Le petit homme secoua la tête, et dit avec une sorte de sourire malicieux :

— C’est moi !

— En ce moment, le baron Vœthaün crut reconnaître en cet homme singulier l’être mystérieux qui lui avait donné à Skongen l’avis de l’arrivée des rebelles ; le chancelier d’Ahlefeld, l’hôte de la ruine d’Arbar ; et le secrétaire intime, un certain paysan d’Oëlmœ, qui portait une natte pareille et lui avait si bien indiqué la retraite de Han d’Islande. Mais, séparés tous trois, ils ne purent se communiquer leur impression fugitive, que les différences de costume et de traits qu’ils remarquèrent ensuite eurent bientôt effacée.

— Vraiment, c’est toi ! répondit le soldat ironiquement. — Sans ton costume de phoque du Groënland, au regard que tu me lances, je serais tenté de reconnaître en toi un autre nain grotesque, qui m’a de même cherché querelle dans le Spladgest, il y a environ quinze jours ; — c’était le jour où on apporta le cadavre du mineur Gill Stadt…

— Gill Stadt ! interrompit le petit homme en tressaillant.

— Oui, Gill Stadt, affirma le soldat avec indifférence, l’amoureux rebuté d’une fille qui était la maîtresse d’un de nos camarades, et pour laquelle il est mort comme un sot.

Le petit homme dit sourdement :

— N’y avait-il pas aussi au Spladgest le corps d’un officier de ton régiment ?

— Précisément, je me rappellerai toute ma vie ce jour-là ; j’ai oublié l’heure de la retraite dans le Spladgest, et j’ai failli être dégradé en rentrant au fort. Cet officier, c’était le capitaine Dispolsen.

À ce nom le secrétaire intime se leva.

— Ces deux individus abusent de la patience du tribunal. Nous prions le seigneur président d’abréger cet entretien inutile.

— Par l’honneur de ma Cattie, je ne demande pas mieux, dit Toric Belfast, pourvu que vos courtoisies m’adjugent les mille écus promis pour la tête de Han, car c’est moi qui l’ai fait prisonnier.

— Tu mens ! s’écria le petit homme.

Le soldat chercha son sabre à son côté.

— Tu es bien heureux, drôle, que nous soyons devant la justice, en présence de laquelle un soldat, fût-il arquebusier de Munckholm, doit se tenir désarmé comme un vieux coq.

— C’est à moi, dit froidement le petit homme, qu’appartient le salaire, car sans moi on n’aurait pas la tête de Han d’Islande.

Le soldat furieux jura que c’était lui qui avait pris Han d’Islande lorsque, tombé sur le champ de bataille, il commençait à rouvrir les yeux.

— Eh bien, dit son adversaire, il se peut que ce soit toi qui l’aies pris, mais c’est moi qui l’ai terrassé ; sans moi tu n’aurais pu l’emmener prisonnier : donc les mille écus m’appartiennent.

— Cela est faux, répliqua le soldat, ce n’est pas toi qui l’as terrassé, c’est un esprit vêtu de peaux de bêtes.

— C’est moi !

— Non, non.

Le président ordonna aux deux parties de se taire ; puis, demandant de nouveau au colonel Vœthaün si c’était bien Toric Belfast qui lui avait amené Han d’Islande prisonnier, et sur la réponse affirmative, il déclara que la récompense appartenait au soldat.

Le petit homme grinça des dents, et l’arquebusier étendit avidement les mains pour recevoir le sac.

— Un instant ! cria le petit homme. — Sire président, cette somme, d’après l’édit du haut-syndic, n’appartient qu’à celui qui livrera Han d’Islande.

— Eh bien ? dirent les juges.

Le petit homme se tourna vers le géant :

— Cet homme n’est pas Han d’Islande.

Un murmure d’étonnement parcourut la salle. Le président et le secrétaire intime s’agitaient sur leurs sièges.

— Non, répéta avec force le petit homme, l’argent n’appartient pas à l’arquebusier maudit de Munckholm, car cet homme n’est point Han d’Islande.

— Hallebardiers, dit le président, qu’on emmène ce furieux, il a perdu la raison.

L’évêque éleva la voix :

— Me permette le respectable président de lui faire observer qu’on peut, en refusant d’entendre cet homme, briser la planche du salut sous les pieds du condamné ici présent. Je demande au contraire que la confrontation continue.

— Révérend évêque, le tribunal va vous satisfaire, répondit le président ; et s’adressant au géant : — Vous avez déclaré être Han d’Islande ; confirmez-vous devant la mort votre déclaration ?

— Le condamné répondit : — Je la confirme, je suis Han d’Islande.

— Vous entendez, seigneur évêque ?

Le petit homme criait en même temps que le président :

— Tu mens, montagnard de Kole ! tu mens ! Ne t’obstine pas à porter un nom qui t’écrase ; souviens-toi qu’il t’a déjà été funeste.

— Je suis Han, de Klipstadur, en Islande, répéta le géant, l’œil fixé sur le secrétaire intime.

Le petit homme s’approcha du soldat de Munckholm, qui, comme l’auditoire, observait cette scène avec curiosité.

— Montagnard de Kole, on dit que Han d’Islande boit du sang humain. Si tu l’es, bois-en. — En voici.

Et à peine ces paroles étaient-elles prononcées, qu’écartant son manteau de natte il avait plongé un poignard dans le cœur de l’arquebusier, et jeté le cadavre aux pieds du géant.

Un cri d’effroi et d’horreur s’éleva ; les soldats qui gardaient le géant reculèrent. Le petit homme, prompt comme le tonnerre, s’élança sur le montagnard découvert, et d’un nouveau coup de poignard il le fit tomber sur le corps du soldat. Alors, dépouillant sa natte de jonc, sa fausse chevelure et sa barbe noire, il dévoila ses membres nerveux, hideusement revêtus de peaux de bêtes, et un visage qui répandit plus d’horreur encore parmi les assistants que le poignard sanglant dont il élevait le fer dégouttant de deux meurtres.

— Hé ! juges, où est Han d’Islande ?

— Gardes, qu’on saisisse ce monstre ! cria le président épouvanté.

Han jeta dans la salle son poignard.

— Il m’est inutile, s’il n’y a plus ici de soldats de Munckholm.

En parlant ainsi, il se livra sans résistance aux hallebardiers et aux archers qui l’entouraient, se préparant à l’assiéger comme une ville. On enchaîna le monstre sur le banc des accusés, et une litière emporta ses deux victimes, dont l’une, le montagnard, respirait encore.

Il est impossible de peindre les divers mouvements de terreur, d’étonnement et d’indignation qui, pendant cette scène horrible, avaient agité le peuple, les gardes et les juges. Quand le brigand eut pris place, calme et impassible, sur le banc fatal, le sentiment de la curiosité imposa silence à toute autre impression, et l’attention rétablit la tranquillité.

L’évêque vénérable se leva :

— Seigneurs juges… dit-il.

Le brigand l’interrompit :

— Évêque de Drontheim, je suis Han d’Islande ; ne prends pas la peine de me défendre.

Le secrétaire intime se leva.

— Noble président…

Le monstre lui coupa la parole :

— Secrétaire intime, je suis Han d’Islande ; ne prends pas le soin de m’accuser.

Alors, les pieds dans le sang, il promena son œil farouche et hardi sur le tribunal, les archers et la foule, et l’on eût dit que tous ces hommes palpitaient d’épouvante sous le regard de cet homme désarmé, seul et enchaîné.

— Écoutez, juges, n’attendez pas de moi de longues paroles. Je suis le démon de Klipstadur. Ma mère est cette vieille Islande, l’île des volcans. Elle ne formait autrefois qu’une montagne, mais elle a été écrasée par la main d’un géant qui s’appuya sur sa cime en tombant du ciel. Je n’ai pas besoin de vous parler de moi ; je suis le descendant d’Ingolphe l’Exterminateur, et je porte en moi son esprit. J’ai commis plus de meurtres et allumé plus d’incendies que vous n’avez à vous tous prononcé d’arrêts iniques dans votre vie. J’ai des secrets communs avec le chancelier d’Ahlefeld. — Je boirais tout le sang qui coule dans vos veines avec délices. Ma nature est de haïr les hommes, ma mission de leur nuire. Colonel des arquebusiers de Munckholm, c’est moi qui t’ai donné avis du passage des mineurs au Pilier-Noir, certain que tu tuerais un grand nombre d’hommes dans ces gorges ; c’est moi qui ai écrasé un bataillon de ton régiment avec des quartiers de rochers ; je vengeais mon fils. — Maintenant, juges, mon fils est mort ; je viens ici chercher la mort. L’âme d’Ingolphe me pèse, parce que je la porte seul et que je ne pourrai la transmettre à aucun héritier. Je suis las de la vie, puisqu’elle ne peut plus être l’exemple et la leçon d’un successeur. J’ai assez bu de sang ; je n’ai plus soif. À présent, me voici ; vous pouvez boire le mien.

Il se tut, et toutes les voix répétèrent sourdement chacune de ses effroyables paroles.

L’évêque lui dit :

— Mon fils, dans quelle intention avez-vous donc commis tant de crimes ?

Le brigand se mit à rire.

— Ma foi, je te jure, révérend évêque, que ce n’était pas, comme ton confrère l’évêque de Borglum, dans l’intention de m’enrichir[1]. Quelque chose était en moi, qui me poussait.

— Dieu ne réside pas toujours dans tous ses ministres, répondit humblement le saint vieillard. Vous voulez m’insulter, je voudrais pouvoir vous défendre.

— Ta révérence perd son temps. Va demander à ton autre confrère l’évêque de Scalholt, en Islande. Par Ingolphe, ce sera une chose étrange que deux évêques aient pris soin de ma vie, l’un près de mon berceau, l’autre près de mon sépulcre. — Évêque, tu es un vieux fou.

— Mon fils, croyez-vous en Dieu ?

— Pourquoi non ? Je veux qu’il soit un Dieu pour pouvoir blasphémer.

— Arrêtez, malheureux ! vous allez mourir, et vous ne baisez pas les pieds du Christ !

Han d’Islande haussa les épaules.

— Si je le faisais, ce serait à la manière du gendarme de Roll, qui fit tomber le roi en lui baisant le pied.

L’évêque se rassit, profondément ému.

— Allons, juges, poursuivit Han d’Islande, qu’attendez-vous ? Si j’avais été à votre place et vous à la mienne, je ne vous aurais point fait attendre si longtemps votre arrêt de mort.

Le tribunal se retira. Après une courte délibération, il rentra dans l’audience, et le président lut à haute voix une sentence qui, selon les formules, condamnait Han d’Islande à être pendu par le cou jusqu’à ce que mort s’ensuivît.

— Voilà qui est bien, dit le brigand. Chancelier d’Ahlefeld, j’en sais assez sur ton compte pour t’en faire obtenir autant. Mais vis, puisque tu fais du mal aux hommes. — Allons, je suis sûr maintenant de ne point aller dans le Nifflheim[2].

Le secrétaire intime ordonna aux gardes qui l’emmenaient de le déposer dans le donjon du Lion de Slesvig, pendant qu’on lui préparerait un cachot, pour y attendre son exécution, dans le quartier des arquebusiers de Munckholm.

— Dans le quartier des arquebusiers de Munckholm ! répéta le monstre avec un grondement de joie.


  1. Quelques chroniqueurs affirment qu’en 1525 un évêque de Borglum se rendit fameux par divers brigandages. Il soudoyait des pirates, disent-ils, qui infestaient les côtes de Norvège. Ce fait est néanmoins fort douteux.
  2. Selon les croyances populaires, le Nifflheim était l’enfer de ceux qui mouraient de maladie ou de vieillesse.