Han d’Islande/Chapitre XIII

Han d’Islande, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 108-113).
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XIII

Il ne faut qu’un homme, un signal ; les éléments d’une révolution sont tout prêts. Qui commencera ? Dès qu’il y aura un point d’appui, tout s’ébranlera.
Bonaparte.



Vous voulez dire que la mort du comte est un bonheur pour moi, le plus grand bonheur qui puisse m’arriver… Et, s’il en est ainsi, faut-il donc y regarder de si près ? Un comte de plus ou de moins dans le monde, est-ce un si grand évènement ? N’est-ce pas là ce que vous voulez dire, Marinelli ? Eh bien, soit ! quelques gouttes de sang ne sont pas une affaire ; mais il faut que ce sang… profite à ceux qui l’ont versé.
Lessing, Émilia Galotti



Lœvig est un gros bourg situé sur la rive septentrionale du golfe de Drontheim, et adossé à une chaîne basse de collines nues et bizarrement bariolées par diverses sortes de cultures, pareilles à de grands pans de mosaïque appuyés à l’horizon. L’aspect du bourg est triste ; la cabane de bois et de jonc du pêcheur, la hutte conique bâtie de terre et de cailloux où le mineur invalide passe le peu de vieux jours que ses épargnes lui permettent de donner au soleil et au repos, la frêle charpente abandonnée que le chasseur de chamois revêt à son tour d’un toit de paille et de murs de peaux de bêtes, bordent des rues plus longues que le bourg, parce qu’elles sont étroites et tortueuses. Sur une place où l’on ne voit plus aujourd’hui que les vestiges d’une grosse tour, s’élevait alors l’ancienne forteresse bâtie par Horda le Fin-Archer, seigneur de Lœvig et frère d’armes du roi payen Halfdan, et occupée en 1698 par le syndic du bourg, lequel en eût été l’habitant le mieux logé, sans la cigogne argentée qui venait tous les étés se percher à l’extrémité du clocher pointu de l’église, pareille à la perle blanche au sommet du bonnet aigu d’un mandarin.

Le matin même du jour où Ordener était arrivé à Drontheim, un personnage était débarqué, également incognito, à Lœvig. Sa litière dorée, quoique sans armoiries, ses quatre grands laquais armés jusqu’aux dents, avaient soudain fait le sujet de toutes les conversations et de toutes les curiosités. L’hôte de la Mouette d’or, petite taverne où le grand personnage était descendu, avait pris lui-même un air mystérieux et répondait à toutes les questions : Je ne sais pas, d’un air qui voulait dire : Je sais tout, mais vous ne saurez rien. Les grands laquais étaient plus muets que des poissons, et plus sombres que les bouches d’une mine. Le syndic s’était d’abord renfermé dans sa tour, attendant dans sa dignité la première visite de l’étranger ; mais bientôt les habitants l’avaient vu avec surprise se présenter deux fois inutilement à la Mouette d’or, et le soir épier un salut du voyageur appuyé sur sa fenêtre entr’ouverte. Les commères inféraient de là que le personnage avait fait connaître son haut rang au seigneur syndic. Elles se trompaient. Un messager expédié par l’étranger s’était présenté chez le syndic pour y faire viser son droit de passe, et le syndic avait remarqué sur le grand cachet de cire verte du paquet qu’il portait deux mains de justice croisées soutenant un manteau d’hermine surmonté d’une couronne de comte imposée à un écusson autour duquel pendaient les colliers de l’Éléphant et de Dannebrog. Cette observation avait suffi au syndic, qui désirait vivement obtenir de la grande chancellerie le haut syndicat du Drontheimhus. Mais il avait perdu ses avances, car le noble inconnu ne voulait voir personne.

Le second jour de l’arrivée de ce voyageur à Lœvig tirait à sa fin, lorsque l’hôte entra dans sa chambre en disant, après une inclination profonde, que le messager attendu de sa courtoisie venait d’arriver.

— Eh bien, dit sa courtoisie, qu’il monte.

Un instant après, le messager entra, ferma soigneusement la porte, puis saluant jusqu’à terre l’étranger qui s’était à demi tourné vers lui, attendit dans un silence respectueux qu’il lui adressât la parole.

— Je vous espérais ce matin, dit celui-ci ; qui donc vous a retenu ?

— Les intérêts de votre grâce, seigneur comte ; ai-je un autre souci ?

— Que fait Elphège ? que fait Frédéric ?

— Ils sont bien portants.

— Bien ! bien ! interrompit le maître ; n’avez-vous rien de plus intéressant à m’apprendre ? Quoi de nouveau à Drontheim ?

— Rien, sinon que le baron de Thorvick y est arrivé hier.

— Oui, je sais qu’il a voulu consulter ce vieux mecklembourgeois Levin sur le mariage projeté. Savez-vous quel a été le résultat de son entrevue avec le gouverneur ?

— Aujourd’hui à midi, heure de mon départ, il n’avait point encore vu le général.

— Comment ! arrivé de la veille ! Vous m’étonnez, Musdœmon. Et avait-il vu la comtesse ?

— Encore moins, seigneur.

— C’est donc vous qui l’avez vu ?

— Non, mon noble maître ; et d’ailleurs je ne le connais pas.

— Et comment, si personne ne l’a vu, savez-vous qu’il est à Drontheim ?

— Par son domestique, qui est descendu hier au palais du gouverneur.

— Mais lui, est-il donc descendu ailleurs ?

— Son domestique assure qu’en arrivant il s’est embarqué pour Munckholm, après être entré dans le Spladgest.

Le regard du comte s’enflamma.

— Pour Munckholm ! pour la prison de Schumacker ! en êtes-vous certain ? J’ai toujours pensé que cet honnête Levin était un traître. Pour Munckholm ! Qui peut l’attirer là ? va-t-il demander aussi des conseils à Schumacker ? va-t-il ?…

— Noble seigneur, interrompit Musdœmon, il n’est pas sûr qu’il y soit allé.

— Quoi ! et que me disiez-vous donc ? vous jouez-vous de moi ?

— Pardon, votre grâce, je répétais au seigneur comte ce que disait le domestique du seigneur baron. Mais le seigneur Frédéric, qui était hier de garde au donjon, n’y a point vu le baron Ordener.

— Belle preuve ! mon fils ne connaît pas le fils du vice-roi. Ordener a pu entrer au fort incognito.

— Oui, seigneur ; mais le seigneur Frédéric affirme n’avoir vu personne.

Le comte parut se calmer.

— Cela est différent ; mon fils l’affirme-t-il en effet ?

— Il me l’a assuré à trois reprises ; et l’intérêt du seigneur Frédéric est ici le même que celui de sa grâce.

Cette réflexion du messager rassura complètement le comte.

— Ah ! dit-il, je comprends. Le baron, en arrivant, aura voulu se promener un peu sur le golfe, et le domestique se sera persuadé qu’il allait à Munckholm. En effet, qu’irait-il faire là ? j’étais bien sot de m’alarmer. Cette nonchalance de mon gendre à voir le vieux Levin prouve au contraire que son affection pour lui n’est pas si vive que je le craignais. Vous ne croiriez pas, mon cher Musdœmon, poursuivit le comte avec un sourire, que je m’imaginais déjà Ordener amoureux d’Éthel Schumacker, et que je bâtissais un roman et une intrigue sur ce voyage à Munckholm. Mais, Dieu merci, Ordener est moins fou que moi. — À propos, mon cher, que devient cette jeune Danaé entre les mains de Frédéric ?

Musdœmon avait conçu les mêmes alarmes que son maître touchant Éthel Schumacker, et les avait combattues sans pouvoir les vaincre aussi aisément. Cependant, charmé de voir son maître sourire, il se garda bien de troubler sa sécurité et chercha au contraire à l’accroître, afin d’accroître cette sérénité si précieuse dans les grands pour leurs favoris.

— Noble comte, votre fils a échoué près de la fille de Schumacker ; mais il paraît qu’un autre a été plus heureux.

Le comte l’interrompit vivement.

— Un autre ! quel autre ?

— Eh ! mais, je ne sais quel serf, paysan ou vassal…

— Dites-vous vrai ? s’écria le comte, dont la figure dure et sombre était devenue radieuse.

— Le seigneur Frédéric me l’a affirmé, ainsi qu’à la noble comtesse.

Le comte se leva et se mit à parcourir la chambre en se frottant les mains.

— Musdœmon, mon cher Musdœmon, encore un effort et nous sommes au but. Le rejeton de l’arbre est flétri ; il ne nous reste plus qu’à renverser le tronc. — Avez-vous encore quelque bonne nouvelle ?

— Dispolsen a été assassiné.

Le visage du comte se dérida entièrement.

— Ah ! vous verrez que nous marcherons de triomphe en triomphe. A-t-on ses papiers ? a-t-on surtout ce coffre de fer ?

— J’annonce avec peine à votre grâce que le meurtre n’a point été commis par les nôtres. Il a été tué et dépouillé sur les grèves d’Urchtal, et l’on attribue cet exploit à Han d’Islande.

— Han d’Islande ! reprit le maître, dont le visage s’était rembruni ; quoi ! ce brigand célèbre que nous voulons mettre à la tête de nos révoltés !

— Lui-même, noble comte ; et je crains, d’après ce que j’en ai entendu dire, que nous n’ayons de la peine à le trouver. En tout cas, je me suis assuré d’un chef qui prendra son nom et pourra le remplacer. C’est un farouche montagnard, haut et dur comme un chêne, féroce et hardi comme un loup dans un désert de neige ; il est impossible que ce formidable géant ne ressemble pas à Han d’Islande.

— Ce Han d’Islande, demanda le comte, est donc de haute taille ?

— C’est le bruit le plus populaire, votre grâce.

— J’admire toujours, mon cher Musdœmon, l’art avec lequel vous disposez vos plans. Quand éclate l’insurrection ?

— Oh ! très prochainement, votre grâce ; en ce moment peut-être. La tutelle royale pèse depuis longtemps aux mineurs ; tous saisissent avec joie l’idée d’un soulèvement. L’incendie commencera par Guldbranshal, s’étendra à Sund-Moër, gagnera Kongsberg. Deux mille mineurs peuvent être sur pied en trois jours. La révolte se fera au nom de Schumacker ; c’est en ce nom que leur parlent nos émissaires. Les réserves du Midi et la garnison de Drontheim et de Skongen s’ébranleront ; et vous serez ici justement pour étouffer la rébellion, nouveau et insigne service aux yeux du roi, et pour le délivrer de ce Schumacker si inquiétant pour son trône. Voilà sur quelles indestructibles bases s’élèvera l’édifice que couronnera le mariage de la noble dame Ulrique avec le baron de Thorvick.

L’entretien intime de deux scélérats n’est jamais long, parce que ce qu’il y a d’homme en eux s’effraie bien vite de ce qu’il y a d’infernal. Quand deux âmes perverses s’étalent réciproquement leur impudique nudité, leurs mutuelles laideurs les révoltent. Le crime fait horreur au crime même ; et deux méchants qui conversent, avec tout le cynisme du tête-à-tête, de leurs passions, de leurs plaisirs, de leurs intérêts, se sont l’un à l’autre comme un effroyable miroir. Leur propre bassesse les humilie dans autrui, leur propre orgueil les confond, leur propre néant les épouvante ; et ils ne peuvent se fuir, se désavouer eux-mêmes dans leur semblable ; car chaque rapport odieux, chaque affreuse coïncidence, chaque hideuse parité trouve en eux une voix toujours infatigable qui la dénonce à leur oreille sans cesse fatiguée. Quelque secret que soit leur entretien, il a toujours deux insupportables témoins : Dieu, qu’ils ne voient pas ; et la conscience, qu’ils sentent.

Les conversations confidentielles de Musdœmon étaient d’autant plus fatigantes pour le comte qu’il mettait toujours sans ménagements son maître de moitié dans les crimes entrepris ou à entreprendre. Bien des courtisans croient adroit de sauver aux grands l’apparence des mauvaises actions ; ils prennent sur eux la responsabilité du mal, et laissent même souvent à la pudeur du patron la consolation d’avoir semblé résister à un crime profitable. Musdœmon, par un raffinement d’adresse, suivait la marche contraire. Il voulait paraître conseiller rarement et toujours obéir. Il connaissait l’âme de son maître comme son maître connaissait la sienne ; aussi ne se compromettait-il qu’en compromettant le comte. La tête que le comte aurait le plus volontiers fait tomber, après celle de Schumacker, c’était celle de Musdœmon ; il le savait comme si son maître le lui eût dit, et son maître savait qu’il le savait.

Le comte avait appris ce qu’il voulait apprendre. Il était satisfait. Il ne lui restait plus qu’à congédier Musdœmon.

— Musdœmon, dit-il avec un sourire gracieux, vous êtes le plus fidèle et le plus zélé de mes serviteurs. Tout va bien et je le dois à vos soins. Je vous fais secrétaire intime de la grande chancellerie.

Musdœmon s’inclina profondément.

— Ce n’est pas tout, poursuivit le comte, je vais demander pour vous une troisième fois l’ordre de Dannebrog ; mais je crains toujours que votre naissance, votre indigne parenté… Musdœmon rougit, pâlit, et cacha les altérations de son visage en s’inclinant de nouveau.

— Allez, dit le comte lui présentant sa main à baiser, allez, seigneur secrétaire intime, rédiger votre placeat. Il trouvera peut-être le roi dans un moment de bonne humeur.

— Que sa majesté l’accorde ou non, je suis confus et fier des bontés de votre grâce.

— Dépêchez-vous, mon cher, car je suis pressé de partir. Il faut tâcher encore d’avoir des renseignements précis sur ce Han.

Musdœmon, après une troisième révérence, entr’ouvrit la porte.

— Ah ! dit le comte, j’oubliais… En votre qualité nouvelle de secrétaire intime, vous écrirez à la chancellerie pour qu’on envoie sa destitution à ce syndic de Lœvig, qui compromet son rang dans le canton par une foule de bassesses envers les étrangers qu’il ne connaît pas.