Hamlet/Traduction Hugo, 1865/Le Second Hamlet/Scène XIX
Scène XIX
Doit-elle être ensevelie en sépulture chrétienne, celle qui volontairement devance l’heure de son salut ?
Je te dis que oui. Donc creuse sa tombe sur-le-champ. Le coroner a tenu enquête sur elle, et conclu à la sépulture chrétienne.
Comment est-ce possible, à moins qu’elle ne soit noyée à son corps défendant ?
Eh bien ! la chose a été jugée ainsi.
Il est évident qu’elle est morte se offendendo, cela ne peut être autrement. Ici est le point de droit : si je me noie de propos délibéré, cela dénote un acte, et un acte a trois branches : le mouvement, l’action et l’exécution : argò, elle s’est noyée de propos délibéré.
Certainement ; mais écoutez-moi, bonhomme piocheur.
Permets. Ici est l’eau : bon ; ici se tient l’homme : bon. Si l’homme va à l’eau et se noie, c’est, en dépit de tout, parce qu’il y est allé : remarque bien ça. Mais si l’eau vient à l’homme et le noie, ce n’est pas lui qui se noie : argò, celui qui n’est pas coupable de sa mort, n’abrége pas sa vie (31).
Mais est-ce la loi ?
Oui, pardieu, ça l’est : la loi sur l’enquête du coroner.
Veux-tu avoir la vérité sur ceci ? Si la morte n’avait pas été une femme de qualité, elle n’aurait pas été ensevelie en sépulture chrétienne.
Oui, tu l’as dit : et c’est tant pis pour les grands qu’ils soient encouragés en ce monde à se noyer ou à se pendre, plus que leurs frères chrétiens. Allons, ma bêche ! il n’y a de vieux gentilshommes que les jardiniers, les terrassiers et les fossoyeurs : ils continuent le métier d’Adam.
Adam était-il gentilhomme (32) ?
Comment ! il n’en avait pas.
Quoi ! es-tu païen ? Comment comprends-tu l’Écriture ? L’Écriture dit : Adam bêchait ; pouvait-il bêcher sans armes ? Je vais te poser une autre question ; si tu ne réponds pas péremptoirement, confesse-toi…
Va toujours.
Quel est celui qui bâtit plus solidement que le maçon, le constructeur de navires et le charpentier ?
Le faiseur de potences ; car cette construction-là survit à des milliers d’occupants.
Ton esprit me plaît, ma foi ! La potence fait bien. Mais comment fait-elle bien ? Elle fait bien pour ceux qui font mal : or tu fais mal de dire que la potence est plus solidement bâtie que l’Église ; argò, la potence ferait bien ton affaire. Cherche encore : allons.
Qui bâtit plus solidement qu’un maçon, un constructeur de navires ou un charpentier ?
Oui, dis-le-moi, et tu peux débâter.
Parbleu ! je peux te le dire à présent.
Voyons.
Par la messe ! je ne peux pas.
Ne houspille pas ta cervelle plus longtemps ; car l’âne rétif ne hâte point le pas sous les coups. Et la prochaine fois qu’on te fera cette question, réponds : C’est un fossoyeur. Les maisons qu’il bâtit durent jusqu’au jugement dernier. Allons ! va chez Vaughan me chercher une chopine de liqueur.
Dans ma jeunesse, quand j’aimais, quand j’aimais,
Il me semblait qu’il était bien doux,
Oh ! bien doux d’abréger le temps : ah ! pour mon usage
Il me semblait, oh ! que rien n’était trop bon (33).
Ce gaillard-là n’a donc pas le sentiment de ce qu’il fait ? Il chante en creusant une fosse.
L’habitude lui a fait de cela un exercice aisé.
C’est juste : la main qui travaille peu a le tact plus délicat.
Mais l’âge, venu à pas furtifs,
M’a empoigné dans sa griffe,
Et embarqué sous terre,
En dépit de mes goûts.
Ce crâne contenait une langue et pouvait chanter jadis. Comme ce drôle le heurte à terre ! comme si c’était la mâchoire de Caïn, qui fit le premier meurtre ! Ce que cet âne écrase ainsi était peut-être la caboche d’un homme d’État qui croyait pouvoir circonvenir Dieu : pourquoi pas ?
C’est possible, monseigneur.
Ou celle d’un courtisan qui savait dire : Bonjour, doux seigneur ! Comment vas-tu, bon seigneur ? Peut-être celle de monseigneur un tel qui vantait le cheval de monseigneur un tel, quand il prétendait l’obtenir : pourquoi pas ?
Sans doute, monseigneur.
Oui, vraiment ! et maintenant cette tête est à milady Vermine : elle n’a plus de lèvres, et la bêche d’un fossoyeur lui brise la mâchoire. Révolution bien édifiante pour nous, si nous savions l’observer ! Ces os n’ont-ils tant coûté à nourrir que pour servir un jour de jeu de quilles ? Les miens me font mal rien que d’y penser.
Une pioche et une bêche, une bêche !
Et un linceul pour drap,
Puis, hélas ! un trou à faire dans la boue,
C’est tout ce qu’il faut pour un tel hôte !
En voici un autre ! Qui sait si ce n’est pas le crâne d’un homme de loi ? Où sont donc maintenant ses distinctions, ses subtilités, ses arguties, ses clauses, ses finesses ? Pourquoi souffre-t-il que ce grossier manant lui cogne la tête avec sa sale pelle, et ne lui intente-t-il pas une action pour voie de fait ? Humph ! ce gaillard-là pouvait être en son temps un grand acquéreur de terres, avec ses hypothèques, ses reconnaissances, ses amendes, ses doubles garanties, ses recouvrements. Est-ce donc pour lui l’amende de ses amendes et le recouvrement de ses recouvrements que d’avoir sa belle caboche pleine de belle boue ? Est-ce que toutes ses acquisitions, ses garanties, toutes doubles qu’elles sont, ne lui garantiront rien de plus qu’une place longue et large comme deux grimoires ? C’est à peine si ses seuls titres de propriété tiendraient dans ce coffre ; faut-il que le propriétaire lui-même n’en ait pas davantage ? Ha !
Pas une ligne de plus, monseigneur.
Est-ce que le parchemin n’est pas fait de peau de mouton ?
Si, monseigneur, et de peau de veau aussi.
Ce sont des moutons et des veaux, ceux qui recherchent une assurance sur un titre pareil… Je vais parler à ce garçon-là. Qui occupe cette fosse, drôle ?
Moi, monsieur.
Hélas ! un trou à faire dans la boue,
C’est tout ce qu’il faut pour un tel hôte.
Vraiment, je crois que tu l’occupes, en ce sens que tu es dedans.
Vous êtes dehors, et aussi vous ne l’occupez pas ; pour ma part, je ne suis pas dedans, et cependant je l’occupe.
Tu veux me mettre dedans en me disant que tu l’occupes. Cette fosse n’est pas faite pour un vivant, mais pour un mort. Tu vois ! tu veux me mettre dedans.
Démenti pour démenti. Vous voulez me mettre dedans en me disant que je suis dedans.
Pour quel homme creuses-tu ici ?
Ce n’est pas pour un homme.
Pour quelle femme alors ?
Ce n’est ni pour un homme ni pour une femme.
Qui va-t-on enterrer là ?
Une créature qui était une femme, monsieur, mais, que son âme soit en paix ! elle est morte.
Comme ce maraud est rigoureux ! Il faut lui parler la carte à la main : sans cela, la moindre équivoque nous perd. Par le ciel, Horatio, voilà trois ans que j’en fais la remarque : le siècle devient singulièrement pointu, et l’orteil du paysan touche de si près le talon de l’homme de cour qu’il l’écorche… Combien de temps as-tu été fossoyeur ?
Je me suis mis au métier, le jour, fameux entre tous les jours, où feu notre roi Hamlet vainquit Fortinbras.
Combien y a-t-il de cela ?
Ne pouvez-vous pas le dire ? Il n’est pas d’imbécile qui ne le puisse. C’était le jour même où est né le jeune Hamlet, celui qui est fou, et qui a été envoyé en Angleterre.
Oui-dà, et pourquoi a-t-il été envoyé en Angleterre ?
Eh bien ! parce qu’il était fou, il retrouvera sa raison là-bas ; ou, s’il ne la retrouve pas, il n’y aura pas grand mal.
Pourquoi ?
Ça ne se verra pas : là-bas tous les hommes sont aussi fous que lui.
Comment est-il devenu fou ?
Très-étrangement, à ce qu’on dit.
Comment cela ?
Eh bien ! en perdant la raison.
Sous l’empire de quelle cause ?
Tiens ! sous l’empire de notre roi, en Danemark. — J’ai été fossoyeur ici, enfant et homme, pendant trente ans.
Combien de temps un homme peut-il être en terre avant de pourrir ?
Ma foi ! s’il n’est pas pourri avant de mourir (et nous avons tous les jours des corps vérolés qui peuvent à peine supporter l’inhumation), il peut vous durer huit ou neuf ans. Un tanneur vous durera neuf ans.
Pourquoi lui plus qu’un autre ?
Ah ! sa peau est tellement tannée par le métier qu’il a fait, qu’elle ne prend pas l’eau avant longtemps : et vous savez que l’eau est le pire destructeur de votre putassier de corps mort. Tenez, voici un crâne : ce crâne-là a été en terre vingt-trois ans.
À qui était-il ?
À un extravagant fils de garce. À qui croyez-vous ?
Ma foi ! je ne sais pas.
Peste soit de l’enragé farceur ! Un jour il m’a versé un flacon de vin du Rhin sur la tête ! Ce même crâne, monsieur, était le crâne de Yorick, le bouffon du roi.
Celui-ci ?
Celui-là même.
Hélas ! pauvre Yorick !… Je l’ai connu, Horatio ! C’était un garçon d’une verve infinie, d’une fantaisie exquise : il m’a porté sur son dos mille fois. Et maintenant quelle horreur il cause à mon imagination ! Le cœur m’en lève. Ici pendaient ces lèvres que j’ai baisées, je ne sais combien de fois. Où sont vos plaisanteries maintenant ? vos escapades ? vos chansons ? et ces éclairs de gaieté qui faisaient rugir la table de rires ? Quoi ! plus un mot à présent pour vous moquer de votre propre grimace ? bouche close !… Allez maintenant trouver madame dans sa chambre, et dites-lui qu’elle a beau se mettre un pouce de fard, il faudra qu’elle en vienne à cette figure-là ! Faites-la bien rire avec ça… Je t’en prie, Horatio, dis-moi une chose.
Quoi, monseigneur ?
Crois-tu qu’Alexandre ait eu cette mine-là dans la terre ?
Oui, sans doute.
Et cette odeur-là ?… Pouah !
Oui, sans doute, monseigneur.
À quels vils usages nous pouvons être ravalés, Horatio ! Qui empêche l’imagination de suivre la noble poussière d’Alexandre jusqu’à la retrouver bouchant le trou d’un tonneau ?
Ce serait une recherche un peu forcée que celle-là.
L’impérial César, une fois mort et changé en boue,
Pourrait boucher un trou et arrêter le vent du dehors.
Oh ! que cette argile, qui a tenu le monde en effroi,
Serve à calfeutrer un mur et à repousser la rafale d’hiver !
Mais chut ! chut !… écartons-nous !… voici le roi. —
— La reine ! les courtisans ! De qui suivent-ils le convoi ? — Pourquoi ces rites tronqués ? Ceci annonce — que le corps qu’ils suivent a, d’une main désespérée, — attenté à sa propre vie. C’était quelqu’un de qualité. — Cachons-nous un moment, et observons.
Quelle cérémonie reste-t-il encore ?
C’est Laertes, — un bien noble jeune homme ; attention !
— Quelle cérémonie encore ?
— Ses obsèques ont été célébrées avec toute la latitude — qui nous était permise. Sa mort était suspecte, — et, si un ordre souverain n’avait dominé la règle, — elle eût été placée dans une terre non bénite — jusqu’à la dernière trompette. Au lieu de prières charitables, — des tessons, des cailloux, des pierres eussent été jetés sur elle. — Et pourtant on lui a accordé les couronnes virginales, — l’ensevelissement des jeunes filles, et la translation — en terre sainte au son des cloches.
Plus rien à faire : — nous profanerions le service des morts — en chantant le grave requiem, en implorant pour elle le même repos — que pour les âmes parties en paix.
Mettez-la dans la terre ; — et puisse-t-il de sa belle chair immaculée — éclore des violettes (34) ! — Je te le dis, prêtre brutal, — ma sœur sera un ange officiant, — quand toi, tu hurleras dans l’abîme.
Quoi ! la belle Ophélia !
— Fleurs sur fleur ! Adieu ! — J’espérais te voir la femme — de mon Hamlet. Je comptais, douce fille, décorer ton lit nuptial — et non joncher ta tombe.
Oh ! qu’un triple malheur — tombe dix fois triplé sur la tête maudite de celui — dont la cruelle conduite t’a privée — de ta noble intelligence ! Retenez la terre un moment, — que je la prenne encore une fois dans mes bras.
— Maintenant entassez votre poussière sur le vivant et sur la morte, — jusqu’à ce que vous ayez fait de cette surface une montagne — qui dépasse le vieux Pélion ou la tête céleste — de l’Olympe azuré.
Quel est celui dont la douleur — montre une telle emphase ? dont le cri de désespoir — conjure les astres errants et les force à s’arrêter, — auditeurs blessés d’étonnement ? Me voici, moi, — Hamlet le Danois !
Tu fais là une mauvaise prière. — Ôte tes doigts de ma gorge, je te prie. — Car, bien que je ne sois ni irascible ni violent, — j’ai cependant en moi quelque chose de dangereux — que tu feras sagement de craindre. À bas la main !
— Arrachez-les l’un à l’autre.
Hamlet ! Hamlet !
— Messieurs !
Mon bon seigneur, calmez-vous.
— Oui, je veux lutter avec lui pour cette cause, — jusqu’à ce que mes paupières aient cessé de remuer.
— Ô mon fils, pour quelle cause ?
— J’aimais Ophélia. Quarante mille frères — ne pourraient pas, avec tous leurs amours réunis, — parfaire la somme du mien.
À Laertes.
Qu’es-tu prêt à faire pour elle ?
— Oh ! il est fou, Laertes.
Pour l’amour de Dieu, laissez-le dire !
— Morbleu ! — montre-moi ce que tu veux faire. — Veux-tu pleurer ? Veux-tu te battre ? Veux-tu jeûner ? Veux-tu te déchirer ? — Veux-tu avaler l’Issel ? manger un crocodile ? — Je ferai tout cela… Viens-tu ici pour geindre ? — pour me défier en sautant dans sa fosse ? — Sois enterré vif avec elle, je le serai aussi, moi ! — Et puisque tu bavardes de montagnes, qu’on les entasse — sur nous par millions d’acres, jusqu’à ce que notre tertre — ait le sommet roussi par la zone brûlante — et fasse l’Ossa comme une verrue ! Ah ! si tu brailles, — je rugirai aussi bien que toi.
Ceci est pure folie ! — et son accès va le travailler ainsi pendant quelque temps. — Puis, aussi patient que la colombe, — dont la couvée dorée vient d’éclore, — il tombera dans un silencieux abattement.
Écoutez, monsieur : — Pour quelle raison me traitez-vous ainsi ? — Je vous ai toujours aimé. Mais n’importe ! — Hercule lui-même aurait beau faire !… — Le chat peut miauler, le chien aura sa revanche.
Je vous en prie, bon Horatio, accompagnez-le.
À Laertes.
— Fortifiez votre patience dans nos paroles d’hier soir. — Nous allons sur-le-champ amener l’affaire au dénoûment.
À la reine.
— Bonne Gertrude, faites surveiller votre fils.
À part.
— Il faut à cette fosse un monument vivant. — L’heure du repos viendra bientôt pour nous. — Jusque-là, procédons avec patience.