C. O. Beauchemin et Fils (p. 59-66).

CHAPITRE VIII

scène tragique. héroïsme de gustave.


Dans une des villes où M. Dumont devait donner une conférence, on voyait affichés, dans les principales rues, de grands placards sur lesquels on lisait :

« Attention !… Une conférence sur les erreurs et les pratiques du « Catholicisme romain » sera donnée par le Révd M. Dumont, séparé dernièrement de cette Église, dans la salle publique, rue… n°… Les bénéfices de cette conférence seront employés pour la conversion des pauvres Canadiens-Français, ses compatriotes, qui gémissent sous la tyrannie de cette secte. Billets, $1.00. »

Avec un appât semblable, la salle, qui était très spacieuse, était littéralement remplie bien avant l’heure annoncée. L’auditoire était composé en grande partie de membres d’une société très hostile au catholicisme ; des protestants modérés et plusieurs catholiques y étaient venus satisfaire leur curiosité.

Gustave, pour répondre au désir de sa mère, s’y était rendu, et occupait avec elle et sa sœur un des premiers bancs.

Non loin de lui, un vieillard, remarquable par sa figure vénérable et ses manières distinguées, ne semblait pas partager les opinions de la majorité des auditeurs, par l’indignation et le mépris qui tour à tour se peignaient sur sa physionomie.

M. Dumont en était arrivé à la confession, et les mensonges qu’il débitait contre cette institution, étaient si révoltants, que ce vieillard ne put retenir plus longtemps son indignation ; se levant tout à coup, il s’écria d’une voix tonnante :

« C’est une honte pour un auditoire composé d’hommes qui se prétendent intelligents que de prêter l’oreille à de telles infamies, et de laisser jeter de telles injures à la face de jeunes vierges, d’épouses chéries et de dignes citoyens. Et vous, qui occupez ce fauteuil depuis plus d’une heure, tout ce que vous venez de dire, n’est qu’un tissu de mensonges et de calomnies, et je vous défie de me prouver le contraire. Honte à ceux qui en vous écoutant vous ont approuvé ! Quoi ! laisser proférer de telles paroles dans une assemblée publique et dans un pays ou l’on se vante tant d’assurer la liberté de conscience et d’accorder justice égale à tous ! non, il ne faudrait pas avoir de cœur pour cela. » Et d’un regard noble et tranquille, il se croisa les bras et se tourna fièrement vers l’auditoire.

Un coup de foudre n’eût pas jeté plus de stupeur dans l’assemblée que les quelques paroles de ce vieillard. Tout à coup une clameur épouvantable éclate en même temps de toutes les parties de la salle ; des cris se font entendre, parmi lesquels on remarque les menaces suivantes : Écrasez cet homme. Sortez-le. À bas le papiste, et une centaine de bras se lèvent en même temps pour le terrasser.

Madame Dumont et plusieurs autres dames, affolées par la terreur, s’étaient réfugiées sur l’estrade, où M. Dumont, pâle comme la mort, était comme cloué et incapable de bouger. Seul, le vieillard était calme et restait à sa place.

Déjà des poings menaçants s’élèvent au-dessus de sa tête, les cris redoublent, lorsque Gustave, qui n’a pas perdu son sang-froid, se précipite entre le vieillard et ses assaillants en criant de toutes ses forces :

« Au nom du ciel, reculez-vous ; arrêtez par amour pour Dieu, ne lui faites pas de mal. Dieu défend de faire le mal. »

Alice s’était précipitée en même temps que son frère, en s’écriant : « Mon Dieu, sauvez mon frère. »

Le dévouement de ces deux enfants implorant Dieu, fait reculer de quelques pas les assaillants, mais ceux qui étaient en arrière, croyant à la pusillanimité de ceux qui étaient en avant, poussaient de leur côté et allaient les refouler, lorsque M. Dumont, ramené à lui même par la vue du danger que couraient ses enfants, s’élance en avant d’eux en s’écriant : Silence ! arrêtez ! arrêtez !… c’est mon fils et ma fille qui protègent cet homme, reculez-vous ! Et en parlant ainsi, M. Dumont, qui était d’une force extraordinaire, refoulait peu à peu ces furieux. Au même instant, le cri sinistre : Au feu ! au feu ! retentit dans la salle ; ce cri terrible eut son effet, les assistants s’échappèrent par toutes les issues, et une minute plus tard, il ne restait plus que M. Dumont, sa famille et le vieillard qui, pour maintenir son honneur et son droit, avait été la cause de ce tumulte.

— Monsieur, dit le vieillard en s’adressant à M. Dumont, vous êtes heureux d’avoir deux enfants aussi bons et aussi courageux. Après Dieu, je leur dois la vie, et je leur en serai toujours reconnaissant ; mais je ne veux pas rester ici plus longtemps ; ces hommes peuvent revenir, et je ne veux pas être la cause de nouveaux dangers. Puis, s’approchant de Gustave et de sa sœur, il les embrasse en ajoutant : Merci ! chers bons anges, que Dieu bénisse la sainte et héroïque action que vous venez de faire, et de grosses larmes inondèrent cette figure vénérable qui, tout à l’heure, n’avait pas craint d’affronter ses ennemis.

Il voulut descendre par le passage principal ; mais le gardien, craignant pour lui, le fit passer par un escalier dérobé.

Dès le lendemain, M. Dumont prit le parti de s’éloigner de cette ville où il avait été la cause de tant de désordre ; s’adressant à son épouse, il lui dit :

— Louise, préparons-nous pour le départ, nous allons prendre le train de cette après-midi pour Cincinnati ; et sur les quatre heures, ils se rendirent à la gare.

Ils se disposaient à entrer dans les compartiments, lorsqu’ils virent le vieillard de la veille venir à leur rencontre.

Après avoir salué, le vieillard tendit la main à Gustave et à Alice en leur disant :

— J’ai voulu assister à votre départ, et vous témoigner ma reconnaissance pour la noble action que vous avez accomplie hier soir. Veuillez accepter ces petits souvenirs, et soyez assurés que je ne vous oublierai jamais. Adieu, chers enfants, bon voyage et que Dieu vous bénisse.

En disant ces mots d’une voix émue, il leur présentait deux petites boîtes soigneusement enveloppées, et, s’inclinant devant M. et madame Dumont, et après avoir embrassé Gustave et Alice, il sortit de la gare.

— C’est un homme d’une éducation parfaite que ce vieillard, dit M. Dumont ; il est pénible de penser qu’il soit catholique.

— Assez de cela, répliqua madame Dumont d’un ton indigné, je n’en veux plus entendre ; je commence à m’apercevoir que les catholiques sont autant que nous sous tous rapports, et j’espère qu’à l’avenir tu t’abstiendras de parler ainsi en ma présence. S’ils sont dans l’erreur, essaie de les convertir en prenant les moyens que l’Évangile te donne, mais ne les insulte pas par tes moqueries.

Gustave et Alice, anxieux de savoir ce que contenaient leurs boîtes, les remirent à leur mère pour les ouvrir. Elle ouvrit celle d’Alice la première, et la charmante enfant poussa un cri de joie en apercevant une belle chaîne d’or, au bout de laquelle était attachée une superbe croix de même métal.

— Ce souvenir est magnifique, dit madame Dumont en le mettant au cou de sa fille. Voyons maintenant pour Gustave.

Elle ouvre la boîte et aperçoit une belle montre suspendue à une chaîne longue et très belle, le tout de l’or le plus pur.

— Voici, dit-elle à Gustave, un souvenir d’un grand prix ; ce monsieur a été très généreux. Tiens, prends-le, mon enfant.

On venait d’arriver à Cincinnati, où M. Dumont, d’après son itinéraire, devait séjourner trois jours et donner une conférence semblable à celle qu’il avait déjà donnée.

Le lendemain de leur arrivée, Gustave entra dans la chambre de son père et lui dit :

— Je viens vous apprendre une nouvelle, mon père.

— Quelle est cette nouvelle ?

— Les catholiques de cette ville, répondit Gustave, font signer une requête demandant au maire de ne pas vous permettre de donner une conférence ce soir.

— Ah ! les infâmes catholiques ! s’écria M. Dumont rouge de colère ; bientôt nous serons à leur merci ! Voudraient-ils par hasard déjà se rendre maîtres dans ce pays, comme ils l’ont été en Europe et le sont encore au Canada ? Non, j’espère que les autorités de cette ville ne les écouteront pas et se moqueront de leur requête. Ce soir, je me promets bien de faire comprendre à mon auditoire que si les bons citoyens veulent jouir longtemps encore de cette glorieuse liberté que leur donne le protestantisme, ils doivent se méfier des catholiques en prenant des moyens pour arrêter les progrès de cette secte m…

— Assez, je t’en prie, dit madame Dumont. Te convient-il à toi, un ministre de l’Évangile, de prononcer de telles paroles ? Tu dois savoir que Jésus-Christ a dit à ses Apôtres : Soyez doux comme des agneaux, et pratiquez la charité en toutes choses. Pratiques-tu la charité en ce moment ?

— Vas-tu prendre la défense des catholiques, toi aussi ? Tu es assez intelligente pour comprendre que ce sont les robes noires qui les poussent à faire cette requête ; donne-leur un pied quelconque, ils ne tarderont pas à te le mettre sur la gorge. De plus, ne vois-tu pas qu’ils craignent que leurs erreurs ne soient mises au grand jour ?

— J’admets qu’ils soient dans l’erreur, reprit madame Dumont ; mais alors tu dois prendre des moyens pour les convertir ; celui que tu adoptes en faisant ces conférences ne me paraît pas bon : les injures et les moqueries ne serviront qu’à les irriter davantage.

— Quels moyens veux-tu que je prenne ?

— Ceux que l’Évangile te donne ; suis l’exemple du divin Sauveur. Comme lui, sois doux, rends un bienfait pour une injure ; prêche surtout par ton exemple et des paroles de paix, et prie pour leur conversion.

Au même instant, un coup frappé à la porte attire leur attention.

— Entrez, dit M. Dumont.

Un monsieur bien mis se présente en disant :

— Ai-je l’honneur de parler au Rév. M. Dumont ?

— C’est moi-même, monsieur, répondit M. Dumont, veuillez vous asseoir.

— Merci, dit le monsieur. Ne voulant pas abuser de votre temps, je vous dirai tout de suite que je suis délégué auprès de vous pour vous prier de revenir sur votre décision de donner ce soir une conférence sur le catholicisme romain.

— Qui représentez-vous ? dit M. Dumont avec un sourire amer.

— Je n’ai pas besoin de vous dire que ce sont les catholiques qui m’ont envoyé ici, répondit le délégué.

— Et quels sont les titres, reprit M. Dumont avec ironie, qui puissent accréditer une pareille demande ?

— Nos titres, monsieur, sont ceux que possède tout honnête citoyen qui veut vivre en paix avec son voisin ; nous, catholiques, ne voulons point que vous insultiez notre religion, nos épouses et nos filles, comme vous l’avez fait dans votre dernière conférence. Si vous aimez un peu la justice, vous devez voir que notre demande est raisonnable.

— Vous appelez cela de la justice, dit M. Dumont avec colère : vouloir empêcher que vos erreurs, vos idolâtries soient mises au jour ! Ah ! je vous connais ; vous voudriez être les maîtres dans ce pays, et gare à nous si vous réussissez à nous fermer la bouche.

— Je ne suis pas venu ici pour assister à une conférence, dit le délégué sans s’émouvoir, je connais vos sentiments à notre égard ; cependant, il ne vous est pas permis d’injurier qui que ce soit, uniquement parce qu’il n’est pas de votre croyance. De plus, je vous dirai que nous employons un moyen bien légitime pour réclamer justice. Si nous vous laissions faire, nous ne mériterions pas d’être considérés comme de bons citoyens. D’ailleurs, je suis venu ici pour vous épargner la honte d’une défense faite par les autorités de la ville, qui auraient certainement accordé la requête que voici et qui porte la signature d’un grand nombre de citoyens les plus influents, tant protestants que catholique. Si vous refusez ma demande, je suis chargé d’aller tout de suite chez M. le maire, et dans une heure tout au plus, il vous aura fait connaître sa décision. Tenez, ajouta-t-il, en lui présentant sa requête, voyez et décidez ce que vous allez faire.

M. Dumont prend la requête et voit qu’elle est couverte de nombreuses signatures. Il la remet au délégué en disant d’un ton irrité :

— Je vois qu’avec une pareille requête, il me faut renoncer à la conférence que je voulais donner ce soir ; sachez cependant que je ne cède qu’à la force.

— J’aurais mieux aimé vous voir céder par esprit de justice ; veuillez cependant me donner votre décision par écrit.

— Je n’y vois point de nécessité, répondit sèchement M. Dumont.

— Alors il ne me reste plus qu’à aller chez le maire, dit le délégué en se levant, car qui m’assure que vous tiendrez votre promesse ?

— Me prenez-vous pour un menteur ? dit M. Dumont avec colère.

— Soyez calme, je vous prie, monsieur ; ne comprenez-vous pas que ma position de délégué exige de moi la possession d’une preuve par écrit ?

— Je vais vous en donner une, puisqu’il le faut.

Puis, prenant une plume, il écrit sa promesse et la remet au délégué en lui disant :

— Je me vengerai bien de cette défaite : aussitôt arrivé à Saint-Louis, je reprendrai au centuple ce que vous m’ôtez aujourd’hui.

— Il faut espérer, monsieur, dit le délégué en souriant, que les protestants et les catholiques de Saint-Louis, qui savent vivre en aussi bon accord que ceux de cette ville, ne vous permettront pas d’insulter qui que ce soit. Tout en vous remerciant de votre décision, je désire que si nous nous rencontrons plus tard, nous soyons meilleurs amis. Au revoir, monsieur, et, après avoir salué, il sortit.

Deux heures plus tard, M. Dumont et sa famille prenaient passage à bord d’un bateau à vapeur en destination de Saint-Louis, but de leur voyage.