Guizot (E. Faguet)
Guizot a inventé le parti, le gouvernement et la doctrine du juste milieu. — On n’invente pas ; on s’exprime dans ses œuvres et dans ses actes, plus ou moins clairement, complètement, heureusement. Guizot, de tournure d’esprit, de tempérament intellectuel, de conception générale des choses, était juste milieu, dès ses commencemens, dès l’âge où c’est plus naturellement vers les extrêmes, et même vers les extrêmes contradictoires que l’on tend, et, chose remarquable, c’est plutôt en vieillissant qu’il a semblé, je dis semblé, se laisser emporter aux idées exclusives et aux partis-pris.
Il était juste milieu très judicieusement et fermement, par conviction que la vérité humaine est une moyenne, une ligne centrale à égale distance des opinions hasardées et aventureuses de droite et de gauche, un « entre-deux » auquel il faut croire et se tenir, le reste devant seulement être connu et compris. Il imaginait l’esprit humain comme capable, précisément, de voir vite tous les points de la circonférence, mais pour en trouver le centre et pour s’y porter, et pour y rester. Il croyait que savoir, penser, réfléchir, raisonner ne sont que des moyens de trouver avec plus de précision, de sûreté et de certitude cette région moyenne qui est le séjour naturel et sain d’un esprit bien fait. L’originalité lui était suspecte, comme dangereuse, mal sûre et décevante, du moins à y rester et à la chérir. Bossuet ne s’est pas défié plus que lui des opinions particulières. Les opinions particulières étaient, pour lui, choses à connaître, à permettre, et à éviter, régions périlleuses et confuses où il faut pousser des reconnaissances, pour en rapporter des notions et des renseignemens utiles, mais où il ne faut pas faire d’établissemens. Et les esprits de cet ordre sont d’ordinaire inconsistans, flottans, mal liés et d’une molle étreinte. Ils ont quelque chose d’hétérogène. L’étoffe en est faite de pièces et morceaux divers. Ils ont des opinions contraires, mal conciliées. Ils sont pour l’affirmative dans une certaine mesure, et pour la négative jusqu’à un certain point. Leur moyenne est un à-peu-près et leur modération une incertitude. Ou bien leur vie intellectuelle est une suite de variations, et ils compensent un pas de trop fait à gauche par un pas de trop fait à droite. — Le modéré, d’ordinaire, est un indécis qui, seulement parce qu’il est indécis, est modéré. Il déguise, s’il est médiocre ; il transforme, s’il est intelligent, une faiblesse de caractère en bonne tenue apparente de pensée.
Ce n’est pas du tout le cas de Guizot.
La modération de sa pensée s’unissait à une vigueur rude et impérieuse de caractère, ce qui fait qu’il apportait la certitude dans la modération. Certain, nul ne l’était plus que lui. Il était la certitude même. Il croyait en lui intrépidement, et franchement, et loyalement, loyauté infiniment rare en nos temps modernes. Personne ne pousse le scepticisme jusqu’au doute sur soi-même, et n’est sceptique à ce point de devenir modeste. Mais, d’autre part, presque personne ne pousse la certitude jusqu’à une manière d’immodestie. La loyauté absolue le voudrait pourtant, et c’est cette loyauté que Guizot osait avoir et ne marchandait pas à montrer. « Je déteste par-dessus tout, disait-il, l’hypocrisie et la subtilité. « Il détestait l’hypocrisie qui consiste à ne pas se donner hautement raison quand on est persuadé qu’on a raison, et cette subtilité qui consiste à se donner raison par des détours et à surprendre l’approbation, au lieu de la réclamer ou de la conquérir. Il était aussi loin que possible de cet état d’esprit. Il était capable, non-seulement de certitude, mais de foi. Une idée vraie, si de plus elle lui semblait de grande « importance pratique, » était pour lui et objet de certitude et matière de foi ; c’est-à-dire et qu’il y croyait et qu’il l’embrassait de toutes les ardeurs les plus intimes de son âme : « Une idée qui se présenterait à l’homme comme vraie, mais sans le frapper en même temps par l’étendue ou la gravité de ses conséquences, produirait la certitude ; la foi ne naîtrait pas. De même le mérite pratique, l’utilité d’une idée ne peut suffire à enfanter la foi ; il faut qu’elle attire aussi l’attention par la beauté pure de la vérité… La beauté intellectuelle et l’importance pratique, tels paraissent donc les caractères des idées propres à devenir matière de foi. »
Il était croyant jusqu’à ne pas détester d’être impopulaire, ce qui est le signe. Le goût de l’impopularité est le commencement du goût du martyre. Il a dit qu’il ne recherchait point l’impopularité, qu’il se contentait de n’en avoir aucun souci. En vérité, il y avait plus ; il n’en haïssait point la saveur amère. Elle lui donnait du ton. Il n’est jamais plus beau que quand, sans la provoquer, du moins il lui dit : « A votre aise ! » Il assure « qu’il ne connaît pas l’embarras et qu’il ne craint pas la responsabilité. » Vous pouvez l’en croire, et que non-seulement il ne craint pas la responsabilité, mais il l’assume avec empressement. «… Cette politique, disait-il en pleine chambre, j’en ai ma part, je n’en réclame que ma part ; mais si la responsabilité en paraissait trop pesante à quelqu’un, je suis prêt à accepter aussi toute la part dont d’autres ne voudraient pas. »
Tel il était en 1838, tel dès 1812. Il s’agissait alors de mettre un mot de convenance à l’adresse de l’empereur dans une leçon d’ouverture à la Sorbonne. Fontanes priait : « Faites cela pour moi. » Le jeune homme s’obstina. Il fallut se passer du compliment. C’était le jeune Guizot qui faisait ses exercices. Il s’exerçait à ne pas plier. — Cette certitude, cette solidité, cette assiette ferme de caractère parait dans ses répugnances comme dans ses actes. Il est stupéfait en face de Chateaubriand. Celui-ci allait répétant : « Mon défaut capital est l’ennui, le dégoût de tout, le doute perpétuel. » Et Guizot s’écrie : a Etranges dispositions dans un homme voué à restaurer la religion et la monarchie ! » Guizot, lui, ne s’ennuie pas et ne doute pas. Il est né pour la certitude et pour l’action.
Cette modération d’esprit et cette fermeté de caractère font l’originalité de Guizot. C’est un modéré énergique et un tempéré impérieux. Ce qu’il voudra, ce seront « des mesures modérées appliquées par des hommes énergiques. » Où les autres apportent, à l’ordinaire, ou des faiblesses, ou des nonchalances, ou des indécisions, faisant de leurs faiblesses des tempéramens, de leurs nonchalances des compromis, et de leurs indécisions des moyens termes, il apportera une complexion de radical au service d’idées conciliantes, et sera quelque chose comme un intransigeant du centre.
Et ces idées de juste milieu et ce tempérament d’avant-garde, et leur union indissoluble, et leur combinaison et ses effets, et ce que dans la pratique a produit leur concours, c’est ce que nous allons étudier.
Remarquons d’abord que, si le juste milieu était sa nature, comme je le crois, il était aussi son habitude d’esprit, prise de très bonne heure sous l’influence des circonstances et de ces premiers enseignemens que nous donne notre vie de jeunesse. Guizot n’est pas, comme d’autres et comme on pourrait croire qu’il est, un professeur arrivé tard à la vie politique, un théoricien placé, à quarante ans, en face des choses à manier et à conduire. Il a été tout d’abord et un homme d’études et un homme d’action en même temps. S’il est professeur d’histoire à vingt-cinq ans, à vingt-huit il est négociateur politique à Gand, et quelque chose, auprès de Louis XVIII, comme Benjamin Constant auprès de Napoléon, une sorte d’inspirateur de l’acte additionnel aux constitutions de la royauté. Et désormais, pendant toute la restauration, il est historien et homme politique concurremment, l’un inspirant l’autre, l’un par l’autre contenu, guidé ou réglé, la théorie dérivant de la pratique, la pratique se conformant à la théorie, toutes deux liées, ayant parentage, ou voisinage au moins, et ne se perdant pas de vue. Il ne se peut que le juste milieu ne soit point le rendez-vous naturel de ce commerce, et que les idées moyennes ne s’imposent point à l’esprit de notre historien homme d’État, parce que les idées moyennes sont avant tout des idées pratiques. Aussi, toutes les idées générales de Guizot sont-elles des idées de juste milieu, des idées complexes et composites quant à leur essence, applicables et d’usage quant à leur but ; des idées, d’une part, formées d’élémens très divers qui se concilient, ou plutôt qui s’arrangent entre eux du mieux qu’ils peuvent ; des idées, d’autre part, qui se prêtent à un emploi immédiat ; des idées dont on peut vivre, et qui sont un aliment tout prêt pour l’activité humaine régulière, sensée et prudente.
Il a un juste milieu philosophique et religieux, — un juste milieu politique, — et ses études d’histoire sont la production des titres historiques du juste milieu. On sent tout de suite que celui-là n’est pas un homme qui fait de la politique à l’usage de la France dans un palais de Saint-Pétersbourg.
Sa philosophie religieuse, qu’on peut trouver superficielle, mais qui est d’une courageuse et ardente bonne volonté, n’est qu’un effort honnête, généreux et obstiné de conciliation. Il voudrait une philosophie très chrétienne et un christianisme dont le philosophe pût aisément s’accommoder. Il ne désespère pas du succès de cette tentative, tant il croit qu’au succès il y aurait profit moral et profit pratique. Et ce n’est point, en cette affaire, parce qu’il est superficiel qu’il est conciliateur ; c’est plutôt parce qu’il est conciliateur qu’il reste superficiel, sachant bien que c’est ici surtout qu’à creuser on se sépare. Il demande à chacun une concession légère, ou qu’il lui semble qui est légère, et s’en contente ; et il cherche à réduire chacun au minimum de sa croyance. De ces croyances dépouillées de leur surcroît gênant, il espère faire une croyance générale, et de ces concessions des liens, des attaches, des points de contact au moins, à unir et souder le tout.
Il demande au philosophe de croire un peu au surnaturel, de l’admettre au moins comme ne répugnant pas nécessairement à la raison. Qu’on n’en lasse point abus, soit, et c’est de mettre le surnaturel partout et d’en être pour ainsi dire étourdi (comme de Bonald) qui l’a discrédité parmi les hommes. Qu’on ne « l’introduise pas si souvent à tort dans notre monde et dans notre histoire ; » mais qu’on le laisse dans la Création. Voilà le minimum. Un acte surnaturel au commencement des choses, supposant une puissance surnaturelle au-dessus des choses, voilà la concession demandée au philosophe. Elle ne doit pas lui répugner ; car le surnaturel, remarquez-le, est mal nommé et son nom lui fait tort. Le surnaturel est essentiellement naturel à l’homme. Il y croit toujours. C’est un besoin et une nécessité de sa nature. Il est aussi instinctif en l’homme que la confiance dans la perception extérieure. Et que le besoin senti par nous ne démontre point la réalité de son objet, que le caractère instinctif, naturel et universel d’une croyance ne prouve que la nécessité d’une illusion ; que, de ce que nous voyons le monde autour de nous, il ne s’ensuive point qu’il existe, et que, tout de même, de ce que nous croyons invinciblement au surnaturel, il ne s’ensuive point que le surnaturel soit, on en tombe d’accord ; mais les choses au moins sont égales ; la croyance de l’homme au surnaturel ne démontre pas plus la réalité du surnaturel que la perception extérieure ne démontre la réalité des choses, mais ni plus ni moins ; et, de même qu’on reconnaît qu’on n’arrachera jamais à l’homme sa confiance au témoignage de ses yeux, nous demandons que l’on confesse que rien ne dépouillera l’homme de ses penchans mystiques, non moins naturels, malgré leur nom, parce qu’ils sont non moins universels, traditionnels, impérieux et nécessaires ; nous demandons qu’on accepte le surnaturel comme condition de la vie humaine, au même titre que la conviction aussi profonde, aussi perpétuelle, tout aussi injustifiable par démonstration et rationnellement illégitime, qui nous fait dire qu’il y a de la terre, des rochers, des arbres et des fleurs ; nous demandons que le surnaturel soit tenu pour aussi naturel que toutes les choses que nous ne pouvons ni prouver, ni ne pas croire.
Cette concession obtenue, ou tenue pour faite, Guizot a cause gagnée, puisqu’il se contente, non pour lui, mais pour tout le monde, d’un minimum de religion, et dès lors il s’adresse tour à tour aux catholiques et aux protestans pour leur demander, non pas une entente, mais une sympathie réciproque et une marche parallèle vers un but commun, qui est le maintien d’une certaine quantité d’esprit religieux dans le monde. — C’est ici la grande affaire de Guizot dans l’ordre moral, son affaire de la réunion. Il ne songe pas à la « réunion » proprement dite, et se sent trop loin du temps de Leibniz et de Bossuet pour cela ; mais il voudrait au moins une manière de réunion libre, une alliance défensive, un modus vivendi plein de déférence et d’estime cordiale, sinon de concorde. Il voit, salue et chérit la renaissance religieuse générale, et sans acception d’église, qui s’est produite depuis le commencement du XIXe siècle, et qui a duré, qui a été comme la marque de ce siècle, marque bien superficielle, je crois, et destinée à s’effacer assez vite, mais que personne n’a pu nier. Il la voit dans l’église catholique, dans l’église protestante et dans la philosophie indépendante. Il l’encourage partout ; et il dit : « On peut s’entendre, ou du moins on peut ne pas se combattre. » Il tend la main d’une part au catholicisme libéral et d’autre part au protestantisme orthodoxe, comme relativement voisins l’un de l’autre, et pouvant plus que d’autres groupes, sinon s’unir, du moins se supporter. Il tente là une sorte de conjonction des centres.
Cela dès 1838. C’est alors qu’il écrivit : « Qu’ils écartent la controverse ; qu’ils s’occupent peu l’un de l’autre et beaucoup d’eux-mêmes et de leur tâche ; le catholicisme et le protestantisme vivront en paix, non-seulement avec la société nouvelle, mais entre eux. Je sais que cette paix ne sera point l’unité spirituelle dont on a tant parlé… Mais l’harmonie dans la liberté, c’est la seule unité à laquelle ici-bas les hommes puissent prétendre ; ou plutôt c’est pour eux le meilleur, le seul moyen de s’élever de plus en plus vers l’unité vraie… L’harmonie dans la liberté, c’est l’esprit chrétien. » Car les Eglises doivent y songer, à se combattre les unes les autres, c’est chacune soi-même qu’elles ruinent, c’est l’ennemi commun qu’elles soutiennent et qu’elles enrichissent : « Catholiques ou protestans, que les chrétiens en soient tous convaincus : ce que le catholicisme perdrait en crédit et en empire dans les sociétés catholiques, ce que le protestantisme perdrait en crédit et en empire, dans les sociétés protestantes, ce ne serait pas le protestantisme ou le catholicisme qui le gagnerait ; ce serait l’impiété. C’est donc pour tous les chrétiens, quelles que soient leurs dissidences, un intérêt évident et un devoir impérieux de s’accepter et de se soutenir mutuellement, comme des alliés naturels, contre l’impiété antichrétienne. » — Il s’habitue à parler aussi, comme un conciliateur impérieux, car impérieux, il l’est toujours, qui voudrait embrasser, pour la resserrer en un faisceau puissant, la chrétienté tout entière : « C’est à l’église chrétienne, à toute l’église chrétienne que je pense. C’est de l’église chrétienne, de toute l’église chrétienne que je veux parler. »
Il en arrive à rêver un catholicisme libéral partant de Rome même, un Syllabus libéral, qui permettrait aux groupes divers de la société chrétienne de ne plus voir entre eux que des divergences, des nuances et des différences de degré, et qui souffrirait, provoquerait presque entre eux, sinon une fusion, du moins une communication et une harmonie : « Je me représente quelquefois ce qui arriverait, si, un jour, le pouvoir suprême de l’église catholique acceptait pleinement, hautement, le principe de la liberté religieuse… Personne ne saurait mesurer d’avance l’effet que produirait dans le monde civilisé la franche et ferme introduction de ce principe dans l’église catholique… » — Attirer catholiques, protestans, et même simples philosophes spiritualistes, nullement à un Credo commun, mais à une commune direction générale de pensée, à un sentiment commun de l’importance de l’idée religieuse dans le monde, et à une attitude commune de combat, voilà sa pensée constante. — C’est le juste milieu philosophique et religieux ; c’est l’esprit politique cherchant dans les croyances comme centrales et mitoyennes de l’humanité le gros de l’armée, et le ramenant, le rassemblant, à l’exclusion des ailes extrêmes, des corps indisciplinables, et des soldats isolés, et s’efforçant de lui tracer la grande route, où, sans confusion, chaque division gardant ses insignes particuliers et ses distances, il pourra marcher.
Non point que, pour rendre plus facile cette « coalition, » Guizot réduise ou permette qu’on réduise la religion au pur et simple esprit religieux. Il est très loin, en cela, des idées de Benjamin Constant, et il est trop esprit organisateur pour y tendre. Il n’a rien de l’individualiste ombrageux et solitaire. Si, comme protestant, si, dans son église particulière, il a été « orthodoxe, » c’est qu’il croit fermement qu’une religion est nécessairement et doit être un lien étroit entre les hommes, une manière de penser en commun, une communauté et une communion intellectuelle, un engagement, une adhésion de chacun au sentiment de l’association, doit par conséquent avoir ses dogmes arrêtés et sa discipline. « La religion n’est pas un fait purement individuel, c’est un puissant et fécond principe d’association… Des élémens mêmes de la religion naît la société religieuse. » Donc, des religions qui soient des églises, et des églises qui soient des sociétés ; mais entre ces églises, et même de ces églises aux écoles philosophiques qui admettront le surnaturel, une communication constante, un courant de sympathie, un esprit d’alliance au moins défensive, et du tout une association générale dirigeant l’humanité, et la maintenant dans cette région morale tempérée où elle a toujours aimé habiter, dans cette atmosphère moyenne qui est faite d’un peu de surnaturel, d’un peu de foi, d’un peu de charité, et de beaucoup de bon sens. Ce juste milieu philosophique et religieux est la conception la plus médiocre et en même temps la plus significative de toutes les conceptions de Guizot. Elle marque bien son peu de philosophie, ou plutôt son peu de souci de philosopher sérieusement ; son esprit pratique qui cherche surtout parmi les idées celle qui est la plus propre à être appliquée, à peu près, dès demain, et qui peut servir à quelque chose ; son goût d’organisation et de concentration, et son adresse à persuader aux hommes, pourvu qu’ils ne soient pas tout à fait des ennemis le couteau au poing, qu’ils sont faits pour s’entendre, à la condition de peu parler ; son goût en même temps de discipline, de règle et d’obéissance dans le rang ; son optimisme enfin, et cette conviction qu’il ne faut qu’un peu de bonne volonté pour que les plus grands désaccords intellectuels soient résolus, tout comme les plus grandes difficultés politiques ; ce sentiment, bien hasardé, qu’on peut traiter les difficultés d’ordre moral comme les obstacles matériels, par l’énergie, le bon vouloir et de bonnes règles d’action.
Il aurait voulu diriger les âmes, comme un parti, comme deux ou trois partis unis par un programme commun et obéissant à un chef habile. Il croyait, ou bien plutôt il aimait à croire, qu’un système n’est pas chose très différente d’un programme, alors que ce sont choses d’essence et de nature infiniment dissemblables. Il faisait ou voulait faire de catholiques, protestans, et philosophes spiritualistes, une coalition analogue à la coalition de 1838, composée de centre droit, centre gauche et gauche dynastique. Il croyait ou voulait croire qu’un mouvement religieux peut être une manœuvre. — Il était soutenu dans cette tentative, infiniment honorable et infiniment généreuse d’ailleurs, par cette idée, qui n’est à sa place qu’en politique, que la vérité est dans la moyenne, et que les solutions justes sont des moyens termes saisis par un esprit avisé. Il cherchait le juste milieu en choses de conscience. C’est ici qu’il n’y en a point, ou qu’il n’en est un, tout factice et artificiel, que dans une confusion où peut entrer beaucoup de bon vouloir, mais non beaucoup de sincérité.
Ses études historiques ont été tout entières inspirées, animées et dirigées par l’esprit de juste milieu. Le juste milieu en histoire, en choses de développement historique, ce sont les classes moyennes. Ce sont les classes moyennes qui doivent avoir raison, ce sont elles qui doivent avoir l’influence et la prépondérance dans une nation, ce sont elles, quand elles existent, qui font la stabilité, qui forment comme le lest d’un pays, c’est leur absence qui fait qu’un pays manque d’équilibre, une constitution de force, une histoire de suite, et qu’une nation, à travers mille révolutions, mille traverses et mille secousses, est ballottée du despotisme à l’anarchie.
Une classe moyenne, c’est, avant tout, une classe de citoyens qui ne sont absorbés, et comme engourdis, ni par l’excès de travail, ni par l’oisiveté ; qui ont des occupations et du loisir, la salutaire discipline du travail et la liberté de pensée que donne le relâche. — C’est ensuite une classe de citoyens qui ont de la fortune et qui n’ont pas trop de fortune. La pauvreté est un esclavage ; l’esclavage est servilité ou révolte. La richesse est une solitude ; elle fait l’homme si puissant qu’il n’a pas besoin des autres, et ne s’en inquiète point, que pour les asservir ou les humilier, s’il est orgueilleux. Elle met l’homme hors de la nation par le peu de besoin qu’il a d’elle, et le peu de souci qu’il est amené à en prendre. L’homme de moyen état, travaillant, sans travailler trop, possédant, sans trop posséder, ayant besoin des autres d’une manière générale, sans avoir besoin de tel ou tel comme protecteur ou patron, doit être un homme bien équilibré. Il n’est ni maître indifférent ou dur, ni esclave servile ou révolté ; il est intéressé à la chose publique, sans pouvoir prétendre la diriger seul, sans être tenté d’en désespérer comme trop petit pour peser sur elle. Il a des idées générales, et du temps pour les modifier et les plier aux nécessités des circonstances, ce que ne peut faire ni l’homme de labeur constant qui vit sur une grosse idée générale très simple adoptée une fois pour toutes et où il s’obstine et se rencogne, ni peut-être l’homme de caste, à qui sa caste étroite fait des préjugés étroits d’où il met son amour-propre aristocratique à ne pas sortir. — L’homme des classes moyennes doit diriger la société.
La vérité même est qu’il la dirige, dès qu’il existe, comme fatalement. La théorie est ici confirmée par le fait. L’homme des classes moyennes dirige la société, parce que c’est lui qui fait l’opinion.
L’opinion, ce qu’on dit, ce qu’on entend répéter partout, ce qu’on sent d’avance que l’homme que l’on rencontre va vous dire, ce qu’on va dire soi-même, sous forme de concession plus ou moins explicite, même quand on ne le pense pas, par une sorte de respect humain et de courtoisie à l’égard de la pensée générale, l’opinion, enfin, à tout moment de l’histoire, mais de plus en plus à mesure que les hommes ont plus de moyens de s’entendre parler, et où ce qu’on dit se répand plus vite et fait plus de bruit, a une puissance incalculable sur les décisions humaines. C’est le principe de sociabilité qui veut cela, et le désir de ne pas trop se disputer pour pouvoir vivre à peu près tranquillement sur cette terre. — L’opinion, c’est précisément le juste milieu, le milieu, tout au moins, où, d’instinct, les hommes tendent et se ramènent.
Or, et c’est ici le point important, l’opinion n’est pas toujours la volonté générale ; tant s’en faut, et très souvent la volonté générale vient se briser, ou, pour mieux dire, s’émousser et s’amortir sur l’opinion. On sent cela dans les pays de suffrage universel, ou de suffrage très étendu. Les élections ont un sens, et l’opinion en a un autre. Les élections demandent une mesure très décisive, très radicale ; l’opinion demande, inspire, suggère, et, peu à peu, et même très vite, impose une mesure très modérée, dans les temps, au moins, de calme relatif, et de vie nationale normale et régulière. — Et la volonté nationale s’accommode de cette sorte de déception ; elle ne proteste point avec véhémence, elle ne crée point par son mécontentement un malaise social ; elle recommence, seulement, aux élections suivantes, et l’opinion recommence aussi. L’opinion est ainsi, non point l’expression de la volonté générale, mais le modérateur de la volonté générale.
Cela tient à ce que l’opinion c’est ce qu’on dit ; et ce qu’on dit est déjà quelque chose de plus intellectuel que ce qu’on veut ; c’est déjà une pensée, sinon une idée, au lieu de nôtre qu’un désir confus, une passion, une tendance ou une impatience. La volonté nationale exprimée par l’opinion, c’est la volonté nationale déjà épurée, spiritualisée et corrigée. Comme la pensée trouve dans le mot son expression, mais aussi, et peut-être encore plus, son correctif, de même la volonté populaire trouve dans l’opinion une voix, mais encore plus une interprétation discrète et élevée.
Cela tient encore à ce que l’opinion, étant ce qu’on dit, est essentiellement ce qu’on ose et ce qu’on peut avouer. Ce qu’il y a de malsain et de mauvais en nous, nous ne le disons point, ou nous le mettons dans des lettres anonymes ; ce qu’il y a de mauvais et de malsain ou d’odieux, dans la volonté populaire, l’opinion ne l’exprime pas. Elle n’exprime que des idées, et, relativement, des idées honnêtes. Elle a son hypocrisie, elle aussi, et souvent elle déguise en idées ce qui n’est que passions, avidités, colères et rancunes ; mais encore est-elle forcée de le déguiser en idées. Elle ne peut procéder que par pensées ; c’est son office et sa nature. Ce que la volonté générale a de mauvais, elle pourra donc le mettre dans des bulletins de vote, qui sont les lettres anonymes de la vif sociale ; mais l’opinion ne l’exprimera pas ; elle exprimera quelque chose d’analogue, mais quelque chose qui sera déjà beaucoup plus noble, beaucoup plus désintéressé, beaucoup plus pur, au moins beaucoup plus avouable.
Pour ces raisons, il y a donc deux choses très différentes : la volonté générale et l’opinion, celle-ci beaucoup plus rationnelle et beaucoup plus raisonnable que celle-là, celle-ci beaucoup plus modérée et beaucoup plus apte aux tempéramens que celle-là, parce que des deux la première est l’état d’âme du peuple, et l’autre son état d’esprit ; et des deux, dans les pays de facile communication et de rapide information, c’est l’opinion qui, en tout temps non révolutionnaire, gouverne.
Or, l’opinion, c’est la classe moyenne qui la lait.
La raison en est très simple. L’opinion est ce qu’on dit, et c’est la classe moyenne qui parle. C’est la classe moyenne qui trouve le mot qui interprète, plus qu’il ne l’exprime, la volonté nationale. C’est la classe moyenne qui trouve l’expression modérée, épurée et corrigée des tendances populaires, et qui la répand, et qui impose à l’Etat la volonté générale, rien qu’à s’exprimer devenue, au moins un peu, idée, pensée, principe, chose intellectuelle, opinion. — Pourquoi est-ce la classe moyenne qui l’ait l’opinion, et non une autre classe ? Parce que la classe inférieure ne sait que sentir et ne sait point parler ; parce que la classe supérieure, qui saurait parler, est trop loin de tout le monde pour connaître ce qu’il veut et pour s’inspirer de ce qu’il sent. De la classe inférieure, toute sensitive, le défaut est de ne point penser, et de n’exprimer, ou plutôt de n’exhaler, que des désirs ou des plaintes ; de la classe supérieure, toute pensante, le défaut est de ne point sentir avec le peuple, de n’avoir pas de communication avec lui, de ne pouvoir point, quelle que soit sa bonne volonté, savoir distinctement ce dont il souffre, ce qu’il réclame, à quoi il répugne. Voilà pourquoi c’est la classe moyenne qui fait l’opinion.
Or l’opinion est la reine du monde, comme a dit Pascal ; elle gouverne dès qu’elle existe, quelle que soit la forme de l’état, et même sous les gouvernemens despotiques, comme sous les autres. La seule différence est dans la moindre ou plus grande facilité qu’elle trouve à gouverner. Richelieu réussit parce qu’il gouverne avec l’opinion ; Louis XIV de même, et, on le sait, même quand il révoque l’édit de Nantes ; car ce n’est pas à dire que l’opinion ait toujours raison ; et qu’elle gouverne toujours, plus ou moins aisément, c’est tout ce que nous prétendons.
Elle gouverne dès qu’elle existe ; mais il faut qu’elle existe, et elle n’existe pas toujours. Elle n’existe point, précisément quand il n’y a pas de classe moyenne, la classe moyenne, comme nous l’avons vu, étant nécessaire pour la produire. Il y a eu, il y a encore, des peuples qui n’ont point de classe moyenne, et où, partant, le gouvernement non-seulement n’est pas, mais ne peut pas être un gouvernement d’opinion. L’antiquité n’a pas connu les classes moyennes. C’est pour cela que les peuples de l’antiquité tendaient au despotisme comme à leur fin naturelle. Les petites républiques grecques devaient s’absorber dans l’empire macédonien en très peu de temps, et tous les autres états étaient des monarchies despotiques. Quant à l’état romain, qui a si bien senti l’absence et la nécessité d’une classe moyenne qu’il en a créé une factice par l’institution des tribuns, chargés d’exprimer légalement l’opinion populaire et d’être les intermédiaires entre la foule et la classe dirigeante, ce n’en est pas moins par l’absence de classe moyenne, d’abord qu’il est tombé dans le despotisme impérial, plus tard qu’il a disparu. Vers la fin il a voulu, par l’institution des curiales, créer quelque chose encore comme une classe moyenne, assurer, dans chaque municipe, le concours de la bourgeoisie aisée et indépendante à l’administration locale. Mais, d’une part, il a disposé et surtout pratiqué cette institution dans un esprit qui était le moins libéral du monde, prenant de telles précautions, que les curiales n’avaient que des devoirs sans avoir de vrais droits, et en arrivaient à n’être que des fonctionnaires gratuits ; d’autre part, l’eût-il voulu, il ne pouvait pas créer une classe, une classe ne se créant point, ou plutôt se créant, et ne pouvant pas être créée. Ce qui manquait à l’empire romain, c’était justement la classe moyenne à l’état de classe, une classe moyenne étant un véritable corps organisé dans le vaste corps de l’État, étant quelque chose d’homogène, de lié, de vivant, qui se sent soi-même, qui prend et garde conscience de soi.
Une telle classe, il n’est pas commun qu’elle existe. Le peuple existe toujours, c’est tout le monde, c’est la foule. Il est, seulement, plus ou moins peuple et plus ou moins ioule, selon sa valeur morale, et prend dans l’État une place plus ou moins grande selon sa faculté plus ou moins forte de penser, d’exprimer sa pensée, d’avoir déjà une opinion. — La classe dirigeante existe toujours, ce sont les hommes qui ne sont pas forcés de travailler. Elle est seulement, plus ou moins dirigeante, selon qu’elle est plus ou moins soucieuse et du bien public et de sa propre dignité, et il arrive quelquefois, ce qui est un grand mal, qu’elle n’a que ses défauts, sans ses qualités, et qu’alors elle ne dirige presque plus : elle préside. — La classe moyenne, elle, peut ne pas exister. Pour qu’elle soit, il faut que la fortune se soit disséminée et dispersée, que la propriété se soit divisée, ou que la richesse mobilière se soit créée, ou que ces deux phénomènes sociaux se soient produits. — Plus encore qu’une diffusion des richesses, il faut une diffusion des lumières ; car une classe moyenne ignorante serait classe moyenne par sa fortune, et peuple par son état d’esprit, et ne ferait pas plus l’opinion, ce qui est son office, que le peuple ne peut la faire. Pour que cette diffusion des lumières existe et soit suffisante, il faut dans le pays de grandes facilités de communication, et une grande rapidité d’information ; car les idées générales se font avec du savoir solitaire, mais l’opinion ne se fait qu’avec des renseignemens rapides et continus et une communication constante. — Enfin, ce qui n’est pas moins important, il faut, pour que la classe moyenne existe, qu’elle se sente telle, qu’elle soit, sinon organisée, du moins cohérente, consciente et maîtresse de soi, ce qui ne se peut guère que quand elle a fait en commun une grande œuvre ou une série de longs efforts ; car classes, comme individus, ne se saisissent soi-même que dans ce qu’elles font. — Il faut toutes ces conditions, ou la plupart de ces conditions pour qu’une classe moyenne existe efficacement et pour qu’un gouvernement d’opinion s’établisse et dure.
C’est précisément là l’histoire européenne depuis l’antiquité. Pour Guizot, l’histoire de l’Europe depuis l’antiquité n’est que la longue, lente et pénible élaboration de la classe moyenne, et, par suite, du gouvernement d’opinion, et par suite du gouvernement représentatif. « Le tiers-état est un fait immense ; et non-seulement il est immense, mais il est nouveau et sans autre exemple dans l’histoire du monde. » L’histoire entière tend vers lui, à travers la féodalité qui établit une hiérarchie dans la nation, la classe par degrés, et empêche que le fait de l’égalité sous un maître ne se prolonge et se perpétue dans l’humanité ; à travers l’émancipation des communes d’où la bourgeoisie doit sortir ; à travers, surtout, la royauté déjà « bourgeoise » du XVIe siècle ; et dès lors, commerce, industrie, richesse mobilière d’une part, imprimerie, livres, journaux, vie de société, aller et venir faciles, information prompte et multipliée d’autre part, précipitent l’avènement de la classe qui se crée de tout cela, vit de tout cela, profite de tout cela pour l’augmenter et le développer encore, et de ce développement recevoir un surcroît de vie et de force.
Et enfin, si cette classe, déjà existante, déjà vivante et comme adulte, fait une grande œuvre comme la révolution française, se saisit dans cette œuvre, se resserre et se contracte à la faire, s’encourage à l’être en l’admirant, prend enfin conscience de soi-même dans l’ardeur de l’action et dans la contemplation de l’ouvrage, cette classe est formée, elle est dans toute la pleine force de sa maturité ; — et l’histoire moderne est accomplie.
Cette conception historique est l’œuvre d’un historien bien plein de certitude, et d’une certitude impérieuse ; et, comme a dit très spirituellement M. Jules Simon, voilà qui est « discipliner l’histoire. » C’est l’histoire conçue par un homme d’état, qui a besoin que l’histoire l’approuve. On conçoit l’histoire de cette manière, ou d’une manière très analogue à celle-ci, dès que l’on est un personnage historique, ou qu’on se sent en train de le devenir. Guizot traçait ainsi sa route et fixait son but à l’histoire humaine, entre 1815 et 1830, quand il avait été le conseiller d’un monarque, et quand il se préparait déjà à jouer un plus grand rôle encore dans les destinées de son pays. Il est bien rare que pour un homme politique l’histoire soit autre chose que de la politique rétrospective. Elle lui sert d’argument, de point de départ pour sa déduction, et de preuve à l’appui de ce qu’il veut lui faire dire. Elle est, à ses yeux, destinée à le justifier, à l’expliquer et à le préparer. Il est bien difficile que pour M. Guizot l’histoire universelle, ou au moins l’histoire moderne, ne soit pas une introduction au gouvernement de M. Guizot.
Il y a cependant cette idée très juste, ce nous semble, dans ces beaux livres, si pleins du reste d’une érudition minutieuse et solide, que dans les sociétés modernes il y a plus d’intérêts divers, plus de sources diverses de richesse, plus de besoins différens, et par suite plus de classes, que dans les sociétés antiques. La machine sociale s’est compliquée. Il y a plus de « mondes » différens dans une nation moderne que dans une nation antique. Il y a, du sommet à la base, plus de degrés nettement distincts et tranchés. Ce sont les degrés intermédiaires que Guizot appelle la classe moyenne. Il faudrait dire les classes moyennes. L’erreur a peut-être été de mettre un singulier collectif où il fallait un pluriel. Ce n’est pas précisément une erreur grammaticale, c’est une erreur historique ; c’est une espèce d’anachronisme. Les classes moyennes, habituées à être désignées par un seul nom, celui de tiers-état, ont cru qu’elles n’étaient en effet qu’une seule classe, comme elles l’avaient été en effet aux temps lointains où le mot avait été inventé ; et elles se sont dit qu’une classe en remplaçait une autre depuis 1889, que c’était à la leur de gouverner désormais, moyennant quoi tout était conclu, et l’histoire aboutissait. Ce n’était peut-être pas la vérité. La vérité était peut-être que les groupes sociaux se multiplient, à mesure qu’on avance, à mesure que se découvrent et s’établissent de plus nombreuses manières de s’élever, de s’instruire, de se développer, de s’enrichir, autrement dit de plus nombreuses manières d’être ; qu’une telle complication ne permet pas de mettre simplement une classe à la place d’une autre, mais exigerait que, par un moyen à trouver, tous les groupes sociaux d’une certaine cohésion et d’une certaine force eussent leur action proportionnée à leur importance sur le gouvernement de l’état ; que devant la difficulté de ce mécanisme à établir, tous reculant, les uns se réfugient dans une solution simple qui est le despotisme, les autres dans une solution aussi simple et brutale qui est l’égalité démocratique, et Guizot dans une solution à peu près aussi simple et aussi incomplète, qui est le pouvoir exercé par un des groupes sociaux à l’exclusion de tous les autres.
Cependant c’était beaucoup d’avoir bien compris au moins qu’entre la foule immense et l’élite très peu nombreuse, peu à peu, au cours du développement historique, quelque chose, qui autrefois n’existait pas, avait paru, et que ce quelque chose était un élément historique et politique d’une importance exceptionnelle. Ce quelque chose, Guizot l’a bien vu. Il l’a vu seulement doué d’une sorte d’unité qui était factice, qu’il lui attribuait, et qui, peut-être, l’a trompé.
Son juste milieu historique étant trouvé, son juste milieu politique l’était aussi. Sa politique, c’est que la classe moyenne doit gouverner. Elle doit gouverner par l’opinion d’abord, puisque c’est elle qui la fait, puis par une participation directe au maniement des affaires publiques. Gouvernement d’opinion, et gouvernement représentatif, voilà la double forme du gouvernement moderne, ou plutôt gouvernement d’opinion régularisé, rendu normal et précis par le gouvernement représentatif, voilà l’unique forme du gouvernement chez les modernes.
Mais encore comment, dans quel sens, dans quel esprit, par quels principes cette classe moyenne doit-elle gouverner ? Elle est elle-même, elle est en soi le juste milieu national ; quel juste milieu de pensée générale et quel juste milieu de tempérament politique doit-elle adopter et maintenir ? — Elle doit être raisonnable et elle doit être libérale.
Elle doit être raisonnable, entendez par là qu’elle doit se souvenir que c’est à la raison de gouverner le monde, que c’est à la raison qu’appartient la souveraineté. A l’éternelle question : où est la souveraineté ? Guizot comme Royer-Collard, comme Constant, comme Montesquieu, répond : il n’y a pas de souveraineté. Il n’y a pas de souveraineté parce qu’aucune volonté n’est légitime en tant que volonté. Il ne suffit pas de dire : je veux, pour avoir raison, et pour sentir et convenir avec soi-même qu’on a raison. Nous avons tous le sentiment intime que notre volonté ne devient légitime que si elle se subordonne à une autre faculté qui est en nous, qui consiste à voir juste. De même ni un homme, ni une classe, ni tout le monde n’a le droit de vouloir sans autre autorité que sa volonté même. En d’autres termes, ni un homme, ni une classe, ni tout le monde n’est souverain. C’est un sentiment et préjugé aristocratique, et c’est le même sentiment et préjugé aristocratique qui revendique la souveraineté pour un homme, pour une classe, ou pour tout le monde. Dans les trois cas ce qu’on proclame, c’est toujours la souveraineté par droit de naissance. C’est dire, ou : « Je nais souverain parce que je nais prince, » ou : « Je nais souverain parce que je nais noble, » ou : « Je nais souverain parce que je nais homme. » Non plus l’une que l’autre de ces prétendues souverainetés n’existe en droit, en raison, en justice, en sens commun. Il n’y a qu’une souveraineté, c’est celle qui empêche qu’il y ait quelqu’un qui soit souverain ; c’est la souveraineté de la raison.
La raison doit être souveraine pour qu’il n’y ait pas une volonté, ou unique, ou multiple, ou très multiple, qui prétende l’être. La raison doit être souveraine encore, parce qu’elle est un principe d’unité, le seul principe d’unité que puisse trouver une nation en dehors de la monarchie exactement absolue. Pascal a dit : « La multitude qui ne se réduit pas à l’unité est confusion ; l’unité qui n’est pas multitude est tyrannie. » La tyrannie écartée, l’affaire est de réduire la multitude à l’unité, l’affaire est de ramener la multiplicité des sentimens à un jugement unique, c’est-à-dire à une idée claire, c’est-à-dire à la raison. Extraire d’une nation la quantité de raison qu’elle contient, voilà l’office de la classe que sa compétence présumée a mise à la tête des affaires d’un pays. Nous disions plus haut que la classe moyenne devait diriger parce que c’est elle qui fait l’opinion. Il faut aller plus loin. Elle fait l’opinion, c’est sa nature ; elle a à faire la raison, c’est son devoir. Elle transforme, naturellement, le sentiment général en idées, c’est sa faculté propre ; elle doit transformer le sentiment général en idées justes, c’est son office. Elle doit d’abord suivre sa nature, ensuite s’appliquer à son emploi. Ainsi, dans les limites des forces humaines, sera réalisée la vérité politique, c’est à savoir la souveraineté de la raison. Le seul souverain légitime, celui qui est impersonnel, et qui ne permet à personne d’être souverain, sera établi.
Il est à remarquer ici, que, dans sa recherche de l’application de la fameuse maxime : il n’y a pas de souveraineté, que, dans son effort à chercher le souverain impersonnel qui doit empêcher qu’il y en ait un autre, Guizot arrive à une autre théorie que celle où s’était arrêté Royer-Collard, son maître, et que, des deux, c’est Royer-Collard qui est plus historien et Guizot qui est plus philosophe. Royer-Collard disait : il n’y a pas de souveraineté ; personne n’est souverain ; le souverain c’est la charte ; c’est elle qui nous fait citoyens, électeurs, éligibles, députés, pairs ; pourquoi est-elle souverain ? parce qu’elle est l’histoire de France, parce qu’elle a ses premières racines aux temps les plus éloignés de notre existence nationale ; elle est la France éternelle qui oblige le Français d’aujourd’hui. — Guizot dit : il n’y a pas de souveraineté, personne n’est souverain ; le souverain c’est la raison ; la raison gouverne, non de par un droit historique, mais de son droit ; elle est extraite de la masse confuse des sentimens populaires par ceux qui sont le mieux en situation de faire ce travail. — La théorie de Guizot est évidemment beaucoup plus philosophique, beaucoup plus abstraite, et je ne dis pas plus démocratique, mais, vraiment, plus républicaine que celle de Royer-Collard. Nous verrons, du reste, que, nonobstant, elle s’en rapproche par un détour.
Voilà donc l’office de la classe moyenne : tirer d’un peuple toute la somme de raison qu’il contient. Comment s’en acquittera-t-elle ? En se pénétrant des sentimens généralement répandus et en examinant ce qu’ils ont de légitime, comme tout gouvernement doit faire, mais avec cette compétence spéciale qui lui est propre, avec l’instinct démocratique d’une classe qui sort du peuple et qui reste voisine de lui, avec cette capacité des idées générales que le loisir, l’éducation, la vue plus étendue sur toutes choses, lui donnent. — D’une autre manière encore, qui complète celle-ci. La raison est légitime, la tradition l’est aussi. Elle l’est au même titre, par ce motif qu’elle est la même chose. La raison est le juste milieu intellectuel, la tradition est le juste milieu continu à travers l’histoire. La tradition est la raison persévérante, qui a duré parce qu’elle était la raison, et qui prouve qu’elle était la raison par ce fait même qu’elle a duré. Il ne lui faut pas d’autre preuve, d’autre justification, ni d’autre titre. Durer c’est montrer son droit d’être : « Du seul fait de la durée on peut conclure qu’une société n’est pas complètement absurde, insensée, inique, qu’elle n’est pas absolument dépourvue de cet élément de raison, de vérité, de justice qui seul peut faire vivre les sociétés. Si, de plus, la société se développe, si elle devient plus forte, plus puissante, si l’état social est de jour en jour accepté par un plus grand nombre d’hommes, c’est qu’il s’y introduit par l’action du temps plus de raison, plus de justice, plus de droit ; c’est que les faits se règlent peu à peu suivant la véritable légitimité. »
Il y a donc deux choses légitimes en ce monde, qui sont la raison et l’histoire. Et il y a donc deux justes milieux que la classe moyenne, juste milieu elle-même, doit bien distinguer et bien saisir, c’est le juste milieu actuel, à savoir les sentimens diffus de la nature ramenés à une idée générale unique, et le juste milieu historique, à savoir ce qui, dans la nation, a eu assez de force, c’est-à-dire de bon organisme, c’est-à-dire d’ordre et de raison pour durer ; et encore entre ces deux justes milieux le gouvernant doit en trouver un troisième, ou, pour parler plus uniment, il doit tempérer l’un par l’autre, et concilier avec justesse d’esprit la tradition, raison de l’histoire, et l’esprit public, raison actuelle. En d’autres termes, la classe moyenne, devenue législateur, doit être un bon historien philosophe. Il est assez rare que l’on conçoive le gouvernement idéal, voire même celui du ciel, autrement qu’à son image.
La classe moyenne doit être, avons-nous dit, raisonnable et libérale. La liberté telle que la comprend Guizot est chose assez intéressante à étudier. Très autoritaire, très persuadé, non-seulement u qu’on ne gouverne que de haut en bas, » mais encore que l’individualisme n’est qu’un égoïsme, et l’égoïsme qu’une impuissance, partant aussi peu individualiste que possible, et, sans l’avoir jamais dit formellement, évidemment très enclin à croire que l’homme ne vaut que groupé, qu’associé, que concourant, que par la tâche commune où il participe, jamais il n’a envisagé, même un instant, la liberté comme un droit personnel, inhérent à l’homme, consubstantiel à lui et étant parce que l’homme existe. Personne n’a plus ignoré que Guizot la Déclaration des droits de l’homme. Et, par conséquent, tout le pourquoi et le comment du libéralisme, et sur quoi se fonde le droit de l’homme à la liberté, et comment se tracent les limites où la liberté doit rester contenue, sont choses dont il s’est occupé moins encore. Et comme ces questions, même parmi les doctrinaires, quoique moins qu’ailleurs, étaient fort discutées autour de Guizot, de son silence sur ce point, c’est au mépris de ces questions et non à l’ignorance en cette matière qu’on doit conclure. — C’est que Guizot était aussi peu métaphysicien, dans le sens même populaire du mot, que possible. Au fond, c’est un esprit très positif, encore que très élevé. On l’a fort bien vu quand nous avons résumé, sinon ses idées religieuses, à proprement parler, du moins ses idées sur les questions religieuses. En politique, il est le même. Le principe et le fondement rationnel des choses l’inquiète fort peu, le sollicite fort peu. Ce n’est pas un théologien. La théologie politique d’un Benjamin Constant, comme celle d’un Bonald ou d’un de Maistre, lui paraissait sans doute un peu oiseuse, et s’il nous avait donné sa pensée sur ce point, nous saurions très probablement qu’il n’y voyait qu’un jeu d’esprit.
Aussi pour lui la liberté n’est pas autre chose que « la participation du citoyen à la chose publique. » Et pourquoi le citoyen a-t-il le droit d’y participer ? Parce que c’est une chose bonne et salutaire, et il n’y a pas d’autre raison, ou du moins Guizot n’en voit pas d’autre. La liberté, pour Guizot, c’est la liberté politique. Vous êtes libre dans un pays où vous n’êtes gouverné que par la loi et par une loi faite par des assemblées délibérantes. Vous êtes libre par votre attache à une association libre, et seulement par cette attache, et tant s’en faut que la liberté soit chose personnelle, qu’au contraire c’est seulement comme membre d’une société organisée libéralement que vous êtes libre. Les sociétés, en effet, commencent par l’anarchie, qui est si peu la liberté qu’elle en est le contraire ; continuent par le despotisme monarchique ou par le despotisme étroitement aristocratique ; finissent, après un long temps, par s’organiser en associations où le pouvoir est extrêmement divisé, et où, par suite, l’homme, le particulier, commence à respirer un peu ; mais il n’a respiré qu’à partir du moment où la société s’est organisée ainsi, et c’est donc comme membre de cette société ainsi faite, à ce titre seul, et pour cette seule cause qu’il est libre.
C’est une illusion assez plaisante que celle de la liberté personnelle considérée comme un droit primitif, « imprescriptible, » longtemps prescrit, et enfin reconquis, comme un droit sur lequel se fonde, doit se fonder la société civilisée. C’est l’inverse qui est vrai. C’est la société civilisée qui fonde la liberté personnelle, qui la kit plutôt, sans dessein, et sans s’en apercevoir, et crée ainsi une chose qui n’était pas un droit, mais qui le devient. Vous êtes donc libre par la société libre, par le jeu libre et facile de ses institutions, par elle et en elle, seulement par elle et seulement en elle, et plus ou moins selon qu’elle-même vit d’une vie plus aisée, plus pleine, plus intelligemment ordonnée et plus savamment harmonieuse. Il s’ensuit, dans la pratique, que la liberté n’est pas un droit, une propriété personnelle inviolable, une sorte d’idole devant laquelle l’État s’arrête avec une stupeur superstitieuse, un asile, un sacrum, je ne sais quel bidental consacré par la foudre ; c’est un moyen de gouvernement, sans autre mystère, c’est un excellent, honnête, généreux, habile et utile moyen de gouvernement.
Les sociétés, en durant, se compliquent. Leur administration devient une œuvre infiniment vaste, complexe et d’un énorme détail. Elle se compose de « grandes machines » aux rouages multipliés. Dans ces grandes machines faire pénétrer une certaine quantité, une grande quantité d’initiative individuelle, y amener, y faire entrer le citoyen avec son expérience propre, son savoir personnel, ses bonnes intentions, sa conscience, son inexpérience même, qui n’est pas un mauvais correctif de l’esprit de tradition et de routine ; c’est-à-dire associer de plus en plus l’individu au maniement de la société, par suite à l’esprit social, lui assurer une participation de plus en plus grande au gouvernement, voilà la liberté, la vraie liberté pour le citoyen ; et, pour l’État, voilà un précieux secours, une allégeance et un progrès.
Remarquez donc que le gouvernement représentatif, ou plutôt le gouvernement parlementaire, ou plutôt le gouvernement sollicitant l’assistance d’un parlement, n’est pas autre chose qu’un premier pas dans cette voie. Le système parlementaire, c’est le gouvernement disant au citoyen : a Aidez-moi. La machine est trop compliquée. Elle passe mes forces. D’autre part, elle vous écrase, dites-vous. Entrez-y. Apportez-moi votre part et de lumières, et d’examen, et de contrôle, et d’invention et de force, et d’autorité. Vous y gagnez d’être gouvernés, en une grande mesure au moins, par vous-mêmes. J’y gagne d’être guidé, sans renoncer à continuer d’être guide ; j’y gagne d’être éclairé ; j’y gagne d’être déchargé de l’entière et absolue responsabilité ; j’y gagne surtout de ne pas laisser échapper et comme languir, parmi beaucoup de non-valeurs, certaines forces, inconnues hier, se révélant aujourd’hui, qui eussent été perdues pour le bien public et qui vont être tournées à son profit. »
Ce premier pas n’est qu’un premier pas, encore que de tous ceux qu’on peut faire il soit le plus considérable. C’est partout qu’il faut appliquer ce principe. Il faut que, partout, dans les grandes institutions administratives, une place soit faite au citoyen, une place de contrôleur, d’auxiliaire et de coopérateur, une place d’où il surveille, où il aide, où il participe à la responsabilité, surtout où il s’exerce et s’instruise. Il faut que le gouvernement soit pénétré partout par le gouverné. C’est là qu’est la vraie liberté du citoyen. Elle consiste à faire partie d’un gouvernement qui n’est pas fermé, muré et grillé. Elle consiste à voir de près les affaires publiques et à y mettre la main. Loin que la liberté soit entre le citoyen et l’État un fossé devant lequel l’État s’arrête ; elle est entre le citoyen et l’État le fossé comblé, le pont-levis baissé et la libre et constante communication et pénétration rétablie. Il n’y a pas, comme certains disent, la liberté proprement dite, et la liberté politique. Il n’y a que la liberté politique. Il n’y a que l’homme, citoyen libre quand il participe à la chose publique, esclave quand il n’y participe pas, sécessionniste, c’est-à-dire tributaire, quand il fait consister sa liberté à se tenir à l’écart.
Tel est le rôle des classes moyennes. Faire l’opinion ; — gouverner selon la raison combinée avec la tradition ; — gouverner libéralement, c’est-à-dire faire pénétrer dans le gouvernement le plus d’initiatives individuelles possible.
Cette théorie politique est excellente. Elle est d’un historien, d’un philosophe politique réaliste, et d’un homme d’état. Elle a quelque chose de large et en même temps de vigoureux et de puissant. Bien entendue, dans toute son ampleur, dans toute son extension, il me semble bien qu’elle tiendrait compte de tout et répondrait à tous les besoins vraiment légitimes des sociétés modernes. Elle est dédaigneuse, et peut-être un peu trop, des « chimères, » comme a dit Guizot toute sa vie, avec une amertume toujours croissante, des pensées et des doctrines trop personnelles, et par conséquent un peu excentriques, de toutes les choses qui ne sont pas d’application et de pratique immédiates. Elle est dédaigneuse aussi, et beaucoup trop, du sentiment confus de la foule, que Guizot n’admet que devenu « opinion, » que transformé en idées par une classe réfléchie et pensante, de ce sentiment confus de la foule qui, sans doute, ne peut servir de guide, puisqu’il est confus d’abord, et puisque, en outre, il est de peu de suite, qu’on peut donc écarter, ajourner, faire attendre, renvoyer à une plus longue élaboration de lui-même et à une plus nette conscience de soi, mais qu’encore il est d’extrême importance de connaître, de suivre attentivement, de surveiller sans cesse, d’interroger même, et qu’il est d’extrême péril d’ignorer. C’est une théorie trop centrale, pour ainsi parler, et trop juste milieu, qui prétend trop ne connaître et ne prendre que la grande route ; mais ce n’est pas une théorie de juste milieu étroit et aveugle. Elle est vaste, au contraire, très compréhensive, très libérale et très généreuse. Appliquée avec toute la largeur, toute l’ouverture d’esprit, toute la hardiesse même avec laquelle elle a été conçue, elle était peut-être la vraie solution.
Mais on n’applique point comme on conçoit. On en est empêché, ou l’on y est bien gêné, au moins, par les circonstances, par les autres et par soi-même. C’est peut-être ce que nous allons voir.
Guizot, comme tous ceux qui ont des idées, a voulu gouverner avec ses idées. Nous les connaissons ; nous savons ce qu’il a voulu faire. Il a voulu gouverner avec la classe moyenne ; pour la raison, dans la mesure où l’opinion la pouvait admettre ; pour la liberté, telle qu’il l’entendait, dans la mesure où la tradition n’en serait pas violemment rompue.
Pour ce qui est de la classe moyenne, quelque juste que pût être sa doctrine, il s’est trompé, avec tout son parti, sur l’application. Il a eu une erreur d’optique ; il a vu la classe moyenne où elle n’était pas, en France, en 1830. Il a cru que la classe moyenne était la grande bourgeoisie. La grande bourgeoisie, dès 1830, et même depuis le commencement du siècle, n’était pas classe moyenne, elle était aristocratie. L’erreur avait pour principe l’idée que l’aristocratie ancienne existait encore, et, dès lors, que la classe placée immédiatement au-dessous était la classe moyenne. Mais l’aristocratie ancienne n’existait plus. Elle n’existait plus depuis la révolution ; même avant la révolution elle avait peut-être déjà cessé d’être. Ce qui était haute classe, c’était la grande bourgeoisie, dans laquelle, à tous égards, les restes de l’ancienne aristocratie s’étaient absorbés et fondus. De ce que l’ancienne aristocratie, par le prestige des noms et des titres, par les souvenirs historiques, aussi par la valeur personnelle de quelques-uns de ses représentans, mais ceci est en dehors de la question, faisait encore grande figure, il n’en fallait pas conclure qu’elle fût encore une dusse, et, sur cette idée, chercher la classe moyenne au-dessous d’elle. La vérité était qu’on avait affaire, malgré quelques apparences, à une nation où il n’y avait d’autre différence marquée entre les hommes, considérés par groupes, que l’argent. Une classe d’hommes possédant beaucoup, une autre en train d’acquérir, une autre ne possédant rien, c’était la France, dans sa classification générale, la France par grandes catégories bien distinctes, abstraction faite des exceptions qui tiennent au mérite personnel, quand il est éclatant.
Si donc il était vrai que le gouvernement rationnel et naturel dût appartenir à la classe moyenne, si donc il était vrai que ce fût la classe moyenne qui fit l’opinion, si donc il était vrai que l’aristocratie fût trop loin du peuple pour bien comprendre le sentiment général de la nation, si donc toute la théorie de Guizot était juste, ce n’était pas dans la grande bourgeoisie qu’était l’axe politique, c’était au-dessous. D’où nous sommes, toute la politique de Guizot paraît une théorie des classes moyennes au service d’une politique aristocratique.
C’est, qu’en partie la théorie était fausse, pour être incomplète ; en partie, l’application était erronée. — En partie la théorie était fausse, parce que ce n’est pas la classe moyenne, à l’exclusion absolue de ce qui est au-dessus d’elle et de ce qui est au-dessous, qui doit gouverner, mais c’est la nation entière, chaque classe selon sa compétence, qui devrait avoir part au gouvernement, la classe moyenne gardant, si l’on veut, et j’en suis d’avis, le caractère et l’office de régulateur. — En partie l’application était erronée, parce que Guizot et son parti, moitié fausse vue historique, moitié par grande admiration pour la classe moyenne, croyaient l’être, tandis qu’ils étaient l’aristocratie de leur temps. Cela a été une erreur de grande conséquence, parce que, malgré leur intelligence politique, leur savoir, leur grande information et une habileté dans la pratique du gouvernement qui ne me semble guère avoir été égalée, Guizot et son parti ont eu, plus qu’une aristocratie, le défaut d’une aristocratie, pour cette raison précisément qu’ils ne croyaient pas en être une. Une aristocratie avérée, si on me passe le mot, sent qu’elle est une aristocratie, et, quelquefois du moins, quand elle a des traditions d’intelligence et de prudence politique, est surveillée par ce sentiment même, fait attention à l’opinion publique, avec cet instinct que ce n’est pas en se consultant soi-même qu’elle la peut trouver, réagit contre cette confiance en sa propre infaillibilité, qui est notre défaut naturel à tous. Guizot et son parti n’avaient pas les mêmes raisons de se défier d’eux-mêmes, et ils étaient trop entraînés par leur doctrine à se dire : « Nous ne sommes pas une aristocratie ; nous sommes la classe moyenne, nous ne pouvons guère nous tromper. » C’est là l’erreur capitale de Guizot considéré comme homme politique.
À cette erreur ou à cette insuffisante notion des choses, tout le menait naturellement : sa certitude d’abord, sa pleine et vigoureuse confiance en soi : il a commencé par l’assurance, il a continué par la certitude et il a fini par l’infaillibilité ; ses idées ensuite, autant que son caractère, puisque ses idées le conduisaient à attribuer la quasi-infaillibilité au juste milieu, qu’il était, et à la classe moyenne, qu’il croyait être. Or la certitude exagérée est cause d’erreur, en politique particulièrement, moins que l’indécision, mais presque autant. Surtout elle donne à la raison l’apparence d’avoir tort. Elle lui donne de la vigueur et lui ôte de l’autorité. Guizot au gouvernement avait des attitudes de combat plus que de gouvernement. Il avait l’air moins d’un premier ministre que d’un homme qui faisait de l’opposition à l’opposition. On le suivait à l’assaut plus qu’on ne le soutenait contre les assaillans. Le gouvernement parlementaire en était véritablement un peu faussé, sinon dans son esprit général, du moins en sa forme, en son aspect et en son allure, choses qui ont encore leur importance.
A la vérité, cet homme de combat a admirablement discipliné son armée et l’a tenue ferme en sa main pendant huit ans avec une admirable suite et dans un ordre excellent. Cela se comprend fort bien. À ces hommes du centre, qui d’ordinaire sont hommes du centre parce qu’ils sont indécis, il apportait précisément ce qui leur manquait : la vigueur du caractère et du tempérament. Il se trouvait être l’homme, si rare, qui unit l’énergie du caractère à la modération des idées. Il était le tribun de la modération ; il devait être le dictateur du centre. Il le fut. On le suivit, on se serra autour de lui avec admiration, avec dévoûment et avec constance. Il se mêlait à l’acquiescement qu’on lui accordait une manière de reconnaissance ; on savait gré d’être modéré à un homme qui avait une complexion à ne l’être pas ; on le remerciait secrètement de mettre de si belles facultés d’assaillant au service de la résistance ; on était étonné et charmé d’avoir pour chef du centre un si beau chef d’opposition.
Quant à la tâche qu’il s’était assignée, il ne l’a pas remplie, ce qui est assez commun, mais il ne l’a point désertée, et, sauf sa grave faute de conduite dans l’affaire de la « coalition » de 1838, il ne l’a jamais perdue de vue. Elle était double : maintenir la tradition, développer la « liberté » dans le sens que nous avons vu qu’il donnait à ce mot, c’est-à-dire donner de l’extension à la liberté politique. Cela faisait comme deux politiques à mener parallèlement, l’une de « résistance, » l’autre d’émancipation progressive, ou plutôt de coopération de plus en plus grande à donner aux citoyens dans les affaires publiques. La « résistance » était nécessaire. La « résistance » n’était autre chose que la politique conservatrice, essentielle toujours, devenant fatalement politique de résistance au lendemain (qui dure dix ans) d’une révolution, Alors que tous les élémens de transformation sont dans le pays en un état de bouillonnement et d’effervescence, et, pour que la tradition soit maintenue ou renouée, ont besoin d’être non-seulement contenus, mais réprimés. D’un coup d’œil très assuré, Guizot a vu, dès 1830, et surtout en 1830, que c’était là la première tâche, et la plus nécessaire, comme aussi la plus rude. Il a été, dès 1830, un premier Casimir Périer, un Casimir Périer avant la lettre. Il est vrai que j’aurai à dire que, dans la suite, il a été un Casimir Périer en retard.
Il n’a pas été moins dévoué à l’autre partie de sa mission, à sa politique de liberté. La liberté consistait pour lui, comme nous l’avons vu, à faire pénétrer dans les choses d’état une certaine mesure, et une mesure de plus en plus grande d’initiative privée, à ouvrir l’état trop fermé, et d’une ouverture de plus en plus large. C’est comme un système de ventilation et d’aération progressives. Il est excellent. Il est à la fois attentif à la tradition et réellement libéral. Il ne donne au citoyen une augmentation de liberté qu’avec une augmentation de responsabilité, ce qui est dire qu’il le contient en même temps qu’il l’émancipé, et par le mode même d’émancipation. Vingt fois Guizot a montré combien, de 1816 à 1848, le parti conservateur libéral, sans se hâter, mais sans reculer après avoir avancé, a suivi avec constance ce système : « Toutes les grandes institutions de la Révolution et de l’Empire,… quelque éloignées qu’elles aient été à leur origine des principes et des vœux de la liberté, peuvent les admettre… Oui, la liberté peut entrer dans toutes ces grandes machines créées par l’Empire pour la défense et la restauration du pouvoir… Est-ce qu’il y avait rien de plus spécialement institué pour le pouvoir que notre régime administratif, la Constitution de l’an VIII, l’administration préfectorale, les conseils de préfecture, le conseil d’État ? Eh bien ! nous avons fait entrer la liberté dans notre grand régime administratif. Les conseils généraux élus, les conseils municipaux élus, toutes ces institutions très réelles et très vivantes sont venues s’adapter au régime administratif que nous tenions de l’Empire. La liberté y est entrée avec succès pour elle-même et avec succès pour le pouvoir. »
Voilà la tâche libérale. Elle ne consiste pas à détacher le citoyen de l’État, mais à l’y rattacher au contraire ; seulement il s’agit de l’y rattacher, non par un joug qu’il en reçoit, mais par des services qu’il lui rend, de l’y rattacher, non en faisant peser l’État sur lui, mais en le faisant peser dans une certaine mesure sur l’État. A cela servent conseils municipaux élus, conseils généraux élus, maires choisis parmi les conseillers municipaux, commissions consultatives associées au travail de l’administration, enquêtes sur les grandes questions économiques, industrielles ou agricoles, etc. Régulariser la liberté, voilà le but. Cette agitation perpétuelle qui est dans une nation, agitation faite de besoins, de désirs, de souffrances, d’idées, de rêveries et de chimères, le tout mêlé, ce qu’il faut, ce n’est pas la réprimer, ce n’est pas même la laisser avec dédain s’exprimer et s’exhaler dans les discours populaires ou dans les déclamations de la presse, c’est lui donner et une issue légale et une forme régulière, c’est, en lui permettant de s’exprimer régulièrement, la solliciter à s’exprimer avec calme. Toute la méthode consiste et tend à ramener la liberté de l’état violent à l’état normal, et, par conséquent, ou, du moins, il y a lieu de l’espérer, de la stérilité à la fécondité.
On voit comment Guizot cherche à résoudre la question pour ce qui est des choses d’administration proprement dite. Pour les choses d’enseignement, plus délicates, il cherche à la résoudre d’une manière analogue en s’appuyant sur les mêmes principes. L’enseignement est une chose d’État. C’est une de ces « grandes machines » que l’Empire nous a léguées. Il convient qu’il reste tel. Ce n’est pas en peu de temps que l’initiative privée peut remplacer une si vaste et si minutieuse organisation. Remarquez qu’ici le « juste milieu » exige aussi que l’enseignement reste chose d’état. L’initiative privée ne trouve force, cohésion et ressources qu’en se subordonnant aux grands « partis » qui divisent la nation ; c’est son mode d’organisation naturel et presque nécessaire et fatal. L’enseignement privé sera donc un enseignement inspiré par l’esprit de parti ; en ôtant aux mots leur sens injurieux et violent, on doit convenir que l’enseignement privé sera un enseignement factieux. Il aura donc pour caractère une extrême et infinie diversité de tendances ; il instruira la nation en la divisant. Ce n’est pas si mauvais ; ce n’est pas chose devant quoi l’on doive reculer avec horreur ou effroi ; l’uniformité dans l’enseignement n’est point l’idéal ; c’est même la langueur et la torpeur, et ce finirait par être la mort, en une chose qui doit être plus que toutes animée et vivante. Mais enfin, si l’absolue uniformité est un grand péril, on conviendra que l’infinie diversité est un grave inconvénient.
Il convient donc que l’État donne renseignement, pour que l’enseignement ne soit pas œuvre de parti, et de partis, par suite excessivement divers, par suite élément sécessionniste dans le pays.
A la vérité, l’État dans la pratique étant le gouvernement, l’État aussi est un parti. C’est incontestable. Il ne peut pas être autre chose. Il est un parti, qui, ayant la majorité, a le pouvoir. Mais on confessera que, du moins, il est un parti central. Il n’est pas, il ne peut pas être un parti extrême. Même quand, ce qui est rare, même quand, par un hasard, il l’était avant de prendre le pouvoir, dès qu’il l’a pris, il l’est moins. Ajoutez que le corps qui sera chargé de l’enseignement aura aussi ses traditions, son assiette, sa stabilité, plus encore, aura avec la classe moyenne de la nation, à laquelle il sera constamment mêlé, des rapports quotidiens qui l’inclineront de plus en plus à une habitude et à une attitude de juste milieu.
Pour toutes ces raisons la tradition, la stabilité, le juste milieu, le bon sens même et la raison pratique veulent que l’enseignement soit chose d’état. Mais la liberté, dans l’intérêt même de l’état, a cependant, ici aussi, ses exigences. De ces grandes machines administratives dont nous parlions, l’enseignement serait-il la seule qui fût fermée, qui n’admît point le concours ou au moins l’approche de l’initiative privée ? La chose d’état certainement la plus facilement oppressive, puisque c’est sur des intelligences et des consciences qu’elle s’exerce, et sur des intelligences et des consciences tendres encore et ployables, serait-elle la seule où l’état fut tout-puissant et sans rien qui le tempère, comme dans l’armée ? Il semble bien que cela soit nécessaire ; car ici il est difficile de faire intervenir conseils et commissions électifs. L’école ne doit pas être murée, elle doit même être largement ouverte et ne pas éviter l’œil du père de famille ; mais elle ne peut dépendre de lui. Elle doit obéir, du plus haut au plus bas degré, à une pensée générale, à un unique dessein, lequel ne peut être conçu qu’en haut. Puisqu’elle a pour but « d’élever » la nation, de la tirer, plus ou moins, et autant que possible, vers le point où les plus hautes intelligences du pays ont atteint, c’est à un plan d’ensemble médité et tracé par les esprits et les expériences les plus haut situées qu’elle doit se conformer et se plier. Tout au plus dirai-je, d’accord en ceci avec les principes généraux de Guizot, que tout en haut, dans un conseil supérieur présidant aux destinées de l’enseignement et surveillant ses démarches, pourraient avec profit venir délibérer, exposer des idées, des désirs et des regrets, s’éclairer aussi et se rendre compte, renseigner et se renseigner, des pères de famille choisis par le corps des pères de famille de la nation. Mais ceci même ne donnerait point satisfaction au principe et au besoin de liberté. La liberté, en fait d’enseignement, ne peut donc pas s’organiser intérieurement, pour ainsi parler, s’organiser dans la chose d’état elle-même ; reste qu’elle s’organise en dehors de l’état ; c’est où il faut se résigner, et c’est à quoi Guizot s’est rangé avec beaucoup de franchise et de courage.
La liberté d’enseignement était inscrite dans la charte de 1830. En 1833, il l’a fondée dans l’enseignement primaire. À plusieurs reprises il a ramené cette question dans les discussions parlementaires, au point de vue des autres degrés d’enseignement. En 1836, en 1841, en 1844, en 1846 il a ou soutenu ou proposé, ’selon qu’il était ministre ou député, cette grande et délicate réforme, et toujours avec ces mêmes argumens que nous connaissons, toujours en se plaçant au point de vue de l’État et de l’intérêt de l’État, plutôt qu’au point de vue du principe libéral abstrait et d’un droit de l’homme, toujours considérant la liberté comme un élément de progrès pour l’État lui-même, toujours disant : la liberté ce n’est que la quantité d’initiative personnelle qui serait perdue pour l’État dans le système purement autoritaire, que nous forçons, en lui permettant d’être, de revenir, même involontairement, au profit de l’État, en ses derniers effets ; et, par exemple, dans l’espèce où nous sommes, disant : « Le régime de la concurrence, le spectacle de la liberté tourneront au profit de l’État, au profit des établissemens de l’État, au profit même du gouvernement qui les dirige. »
De ce système futur d’enseignement national, avec l’État au centre, donnant l’enseignement tel que le conçoit la partie centrale du pays, avec la liberté d’enseignement à l’aile gauche et à l’aile droite, surveillée encore par l’État, et tenue à respecter la morale publique, la constitution et ses lois, il avait donné comme l’image réduite et le premier crayon dans son admirable loi de 1833 sur l’enseignement primaire, qui a réellement fondé l’enseignement primaire en France. L’enseignement primaire libre, pouvant être donné par tout homme qui justifie d’une instruction suffisante pour le donner, répandu ainsi sur toute la surface du pays par tous les hommes de bonne volonté, surveillé par l’État seulement au point de vue du respect de la morale et des lois ; — au milieu, en quelque sorte, de cet enseignement, un enseignement donné par l’État pour servir de modèle, de guide et d’exemple, ne gênant point l’initiative privée, ne la faisant pas reculer devant lui, vivant sans hostilité à côté d’elle, mais destiné surtout à pénétrer jusqu’où elle n’a pas le courage ou la force d’aller ; — cet enseignement, quoique donné par le gouvernement qui est un parti, n’ayant rien, mettant toute sa vigilance à n’avoir rien d’un enseignement de parti ; recevant l’expresse recommandation de ne blesser aucune opinion, et, pour n’en blesser aucune, de ne toucher à aucune question actuelle et à aucun point en discussion ; — cet enseignement représentant plutôt l’État que le gouvernement, et, en tant qu’image, en quelque manière, et représentation de l’État, ayant, d’une part avec des pouvoirs populaires (maires, conseils communaux) des rapports définis, d’autre part avec les églises des espèces de concordats qui leur permettent de pénétrer en lui pour enseigner leurs doctrines, sans leur permettre de l’envahir ; — cet enseignement enfin, si mêlé qu’il soit à dessein, à la nation, si bien plongé qu’il soit en elle, sachant cependant qu’il trouvera toujours protection et défense du pouvoir, si ces relations si multiples et si délicates avec ce qui l’entoure avaient des difficultés et des heurts : voilà les lignes principales de cette loi de 1833 conçue dans l’esprit le plus généreux, le plus libéral, je dirai le plus optimiste, inspirée par une confiance dans le bon sens national et même populaire, que Guizot a été souvent loin d’avoir inspirée par un esprit de paix civile et religieuse, de tolérance et de liberté, qui fait le plus grand honneur à son auteur, œuvre, du reste, qui a duré, qui a prouvé par son succès le bon sens, la fermeté et la mesure de l’esprit qui l’avait conçue, et œuvre qui suffirait, à défaut de toute autre, à garder le nom de Guizot contre l’oubli.
Voilà ce que nous appelions la politique libérale de Guizot et de son parti. Elle a été grande et bonne, et nous avons vu, par la date de 1846, que, jusqu’à la fin, il n’a jamais songé à abandonner cette partie de sa tâche. Il a fini cependant par être presque absorbé par l’autre, par la politique de résistance, et la politique de résistance est restée ce qui le caractérise devant l’histoire.
Il y a à cela bien des raisons. Guizot représentait la politique du juste milieu précisément à l’époque de l’histoire contemporaine où le juste milieu était le plus difficile à trouver et à garder, et où il y avait le moins d’appuis et de soutiens dans le pays pour cette politique. Il est malaisé à un gouvernement issu d’une révolution de n’être pas dans l’extrême du laisser-aller ou dans l’extrême de la résistance. La révolution d’où il sort pèse sur lui et le force soit à suivre le mouvement, soit à montrer une extrême vigueur de réaction à n’y point céder. Ce qu’il a devant lui, c’est le droit révolutionnaire qui vient de renaître ou de se raviver dans une grande manifestation et un grand acte. Dès les premiers mois d’existence du gouvernement de juillet, Guizot a très heureusement et spirituellement défini cet état de choses. Il a dit : le gouvernement de juillet a son article 14. La charte de 1815 avait un article 14 qui, un peu indiscrètement interprété, annulait tous les autres, en permettant de les violer. Le gouvernement de juillet a son article 14. Il a sa charte, sa constitution, son établissement régulier et normal, voilà qui est bien. Et puis, il a en face de lui le droit populaire, le droit révolutionnaire, qui vient de s’exercer, qui prétend ne pas s’être épuisé en s’exerçant, qui a fait ou admis la charte de 1830, qui l’a acclamée et qui prétend tous les jours ne la tenir pour quelque chose qu’autant qu’il lui plaira. Charte octroyée par le roi, c’était 1815 ; charte octroyée par le peuple, on affirme que c’est 1830. Pouvoir antérieur et supérieur pesant sur la charte de 1815 et la menaçant et la ruinant à la menacer, c’était la restauration ; pouvoir antérieur et supérieur pesant sur la charte de 1830 et l’ébranlant sans cesse, c’est l’institution de juillet. Dans les deux cas, c’est donner et retenir, qui ne vaut, mais qui est une chose bien naturelle, celui qui prétend avoir donné croyant toujours avoir un droit de reprise sur le don.
C’était une difficulté, en effet, d’où il était bien vrai qu’on ne pouvait sortir que par une attitude de résistance beaucoup plus énergique que celle dont a besoin un gouvernement ancien et aux origines confuses et oubliées. Le « qui t’a fait roi ? » n’a d’importance et n’est même sérieux que dit à un roi de la veille. — A la vérité, au point de vue pratique, ce vice originel est un pur rien. Un gouvernement est un fait historique. Il puise sa légitimité dans le bien qu’il fait, dans le mérite qu’il montre, dans la manière dont il s’acquitte de sa tâche. Mais dans la discussion, dans les discours, dans les pamphlets et journaux, dans toute la matière oratoire, ce défaut originel a une importance extraordinaire, tant il est aliment facile et entretien copieux de raisonnemens et d’argumentations. D’où il suivrait qu’un gouvernement issu d’une révolution ne peut pas être un gouvernement de discussion. C’est la vérité, et les personnages qui font des coups d’état le savent parfaitement. C’est une preuve à l’appui de cette idée générale que les révolutions sont ce qu’il y a de plus impropre à fonder un régime libéral. Le gouvernement de juillet était donc condamné, comme tout autre à l’issue d’une révolution, à n’être pas un gouvernement de discussion. Mais, ce qui est à son grand honneur, il voulait l’être, et de là précisément naissait la difficulté, et de là naissait la nécessité pour lui, tout en étant un régime de discussion, d’être un régime très hérissé, très ferme et très « résistant. »
Ces choses, Guizot les avait vues dès le commencement, et, malgré son libéralisme, ne pouvait pas cesser de les voir. Il avait bien compris qu’étant donnée cette situation, ce qu’il fallait c’était, au milieu et comme au centre du régime de discussion, créer un groupe compact, solide et résolu, qui disputât peu et ne se laissât guère entamer par les disputeurs. Discipliner le parti du centre, ce fut son œuvre, et il y réussit. Mais une grande faute, qu’il a reconnue lui-même, ou à peu près, ne laissa pas de compromettre cette œuvre utile et de lui ôter quelque chose de sa solidité. On a beau être un intransigeant du centre, on reste un intransigeant. On l’est de caractère ; on est entier, tranchant, altier, et, malgré un grand goût pour la discipline des autres, indiscipliné. Guizot le fut en 1838. Il quitta son parti pour suivre ses rancunes. Il donna à son groupe, pour renverser Molé, l’exemple de l’indiscipline, qu’il n’admettait pas contre lui-même. Il s’agrégea à une coalition parlementaire dont les suites, à la vérité, le ramenèrent au pouvoir en 1840, mais qui, sans aucun doute, avait, en déconcertant l’opinion conservatrice, ébranlé la base même du régime. En 1840 il retrouvait sous sa main son parti, et fidèle encore, mais qui avait passé par une trop rude secousse pour avoir gardé toute sa cohésion ; et dès lors le fondement où il s’appuyait était à la fois et moins ferme et plus étroit.
Cela au moment où, aux difficultés premières, indiquées plus haut, des difficultés nouvelles, ou les mêmes prenant un caractère nouveau et plus grave, venaient s’ajouter. C’était une époque plus divertissante pour l’observateur ou l’historien que pour l’homme d’état. Il n’y en a pas eu, je crois, où la France intellectuelle ait été plus divisée, plus dispersée, et, dans les directions différentes où elle s’élançait, plus ardente. Le XVIIIe siècle, avec ses deux grands partis très tranchés, et dont l’un, très faible, est moins agité ; la restauration, avec ses trois partis, mais partis presque exclusivement politiques, est moins violemment tirée en sens contraires. La multiplicité des opinions philosophiques, religieuses, politiques, économiques, « sociales, » et la contrariété extrême de ces opinions, et leur audace violente, caractérisent particulièrement le règne de Louis-Philippe, et plus précisément la période de 1838 à 1848. C’est ce que Guizot a appelé, d’un mot très juste, quoique véhément, selon la manière qui lui était trop accoutumée, « l’anarchie intellectuelle. » Elle était incontestable. Nul temps où, à la lettre, tout ait été remis en question plus complètement. Il faut se figurer non pas mille petits Voltaire et petits Montesquieu, mais mille petits Rousseau, tous voulant, chacun dans son sens, refaire et refondre exactement la société tout entière et le monde entier. À cette époque, tout est parti extrême. Il y a là légitimistes, ultra-montains, bonapartistes, républicains, socialistes, et socialistes de dix écoles différentes ; et tous sont immodérés, les légitimistes étant absolutistes, les ultramontains étant jésuites, les bonapartistes étant despotistes, les républicains étant radicaux, les socialistes étant chimériques ; et tous encore admettent les plus singuliers mélanges qui les défigurent sans les tempérer, les légitimistes réclamant le suffrage universel, et les ultramontains la liberté d’enseignement, les bonapartistes se réclamant de la révolution française, et les républicains professant, sous couleur de propagande démocratique, la politique de conquêtes. C’est une anarchie intellectuelle ; c’est surtout une cacophonie.
Au milieu de tout cela, on comprend que le juste milieu ait fort à faire. Rien que pour se trouver lui-même il est empêché, car parmi tant de contrariétés, il n’y a plus de juste milieu. Ajoutez que tous ces partis divers ont à leur service et l’éloquence et l’imagination, qualités littéraires et défauts politiques qui ont été développés jusqu’à l’excès par le romantisme, et un imposant et spécieux appareil philosophique. Ils ont profité du grand travail intellectuel et de la gymnastique raisonnante de deux siècles tout pleins de subtils et vigoureux disputeurs. Leurs facultés d’abstraction se sont développées à souhait. Ils s’appuient tous sur des principes et ils en tirent miraculeusement toutes les conséquences. Or le juste milieu n’a pas de principes et se défend d’en avoir. Il est un parti positif. Il cherche à connaître les faits et à en prendre la moyenne, pour gouverner selon ce qu’ils exigent ou comportent. C’est une grande infériorité dans la discussion, et le régime d’alors est un régime de discussion. Le juste milieu paraît bien pâle, bien terne et bien mesquin au milieu de tant de belles et sublimes témérités. Dans de telles conditions, durer, et, pour durer, s’en tenir à la politique de résistance, s’en tenir à la politique négative, paraît tout ce qu’on peut faire. Le « parti des bornes » pourrait répondre : « Je tâche d’être le parti des digues. »
Il est très vrai, en thèse générale, qu’un gouvernement doit être une initiative et qu’il perd à ne pas l’être ; mais il est des cas où il lui est extrêmement difficile de prendre ce rôle. Un de ces cas, c’est quand l’initiative est prise, et avec éclat, par tout le monde et dans tous les sens. L’office du gouvernement est alors de dire, même avec une fermeté un peu impérieuse : « Commençons par tâcher de nous rasseoir. » Guizot, de 1840 à 1848, pouvait dire, comme Guillaume d’Orange : « Je maintiendrai ; » ou plutôt, ce qui n’était point déjà une si petite affaire : « Je retiens. » Tâche ingrate où il avait été forcé de se réduire et qu’il a accomplie avec conscience, avec courage et avec une éloquence qui, de plus en plus, devenait puissante, vigoureuse et éclatante.
A quoi il résistait le plus vivement, c’était à ce qu’il appelait « l’esprit de 91. » L’esprit de 91, c’était l’esprit révolutionnaire sous ses deux aspects, esprit d’agitation à l’intérieur, esprit d’intervention, de propagande et de guerre pour l’émancipation des peuples à l’extérieur. Il s’était formé, de 1820 à 1830, un sentiment assez singulier où l’amour-propre national trouvait son compte et certaines dispositions mystiques un aliment. C’était une espèce de religion de la révolution française. Les hommes qui ont fait leur éducation d’esprit avant 1820 ne l’ont nullement. Ils voient la révolution française comme une période historique où il y a un grand nombre d’opinions, de tendances, d’idées et de systèmes très divers, et de ces systèmes ils en adoptent un, avec modifications et tempéramens, selon leur tour d’esprit. Mais à partir de 1825 l’habitude s’établit, dans beaucoup d’esprits, d’ailleurs distingués quelquefois, de prendre la révolution comme une pensée unique, comme quelque chose d’indivisible, et de l’aimer et vénérer d’ensemble, en bloc, sans choix, sans distinguer ni les époques, ni les systèmes divers, et même contraires. Ce phénomène intellectuel, très bizarre, est fort commun. On rencontre des gens qui trouvent le moyen d’être partisans à la fois de Voltaire et de Rousseau. Tout de même, le culte révolutionnaire embrassait d’une même ardeur Mirabeau, les girondins et les montagnards. Un peu d’ignorance ne nuisait pas à cette disposition d’esprit, un peu de mysticisme y servait beaucoup. Quand une idée, et surtout quand ce qui n’a jamais été une idée devient un sentiment, les contraires peuvent y entrer sans s’exclure et sans se gêner. La révolution était devenue une religion. Dès lors, tout ce qu’avaient fait les révolutionnaires était bien et était à recommencer. Dans cette vision confuse de l’époque révolutionnaire, ce qu’on apercevait vaguement, c’est que la France y avait été très agitée au dedans et très guerroyante à l’extérieur. C’était là un idéal que, d’instinct, et les uns avec beaucoup de tempéramens, les autres avec un emportement déclamatoire, les autres sans conviction et par simple concession à l’opinion, tous les hommes qui avaient la prétention d’être « avancés » entretenaient plus ou moins, dans leur pensée de derrière la tête, et caressaient avec plus ou moins de complaisance. Ce qu’on répétait, c’était, pour ce qui regardait les affaires intérieures : « Nous ne faisons rien. Nous n’avançons pas. Nous ne remuons pas. La France s’ennuie. » Pour ce qui regardait l’extérieur : « La France n’est plus le peuple chef. Elle ne remue plus le monde. Elle n’effraie plus les rois. Elle n’inquiète plus l’Europe. »
« Il y avait d’extrêmes dangers dans l’une et l’autre politique, très vagues, du reste, d’autant plus dangereuses, et que personne, à cette époque, n’a déterminées avec précision. L’une et l’autre étaient la préoccupation, l’effroi et l’embarras constant de Guizot, à cause même de ce qu’elles avaient d’inconsistant et de presque insaisissable. Il luttait là non contre des doctrines, mais contre un état d’esprit, ou plutôt un état d’âme, que seul le temps et nos malheurs pouvaient faire peu à peu, puis, brusquement, disparaître. Pour combattre un ennemi de cette sorte, il se réfugiait dans la résistance tenace, morose et un peu hautaine, et, sauf l’âpreté du dédain, il ne pouvait guère faire autre chose.
Pour ce qui est de la résistance particulière qui a été la cause, ou plutôt l’occasion de sa chute, pour ce qui est de son opposition à toute extension du droit de suffrage, il y a à examiner d’un peu près.
Deux extensions du droit de suffrage étaient possibles, étaient réclamées, avaient des partisans ; l’une était le suffrage universel, l’autre consistait dans l’abaissement du cens et l’adjonction des « capacités. » La première, il la repoussait absolument. Rien n’était plus contraire à toute sa pensée. Rien n’était plus contraire à ce système de direction du pays par la classe moyenne qui était le sien. Chose curieuse, qu’on peut maintenant remarquer après coup, et dont il ne se doutait pas, le suffrage universel ne lui aurait pas été contraire, à lui Guizot, ou à un homme comme lui, ou à une politique analogue à la sienne. Le suffrage universel français est très résolument conservateur et pacifique comme était Guizot, et la politique de conservation, et la politique de paix presque à tout prix, et la politique ennemie ou ignorante des abstractions et des chimères, et la politique positive et réaliste, qui était celle de Guizot, est celle de notre suffrage universel quand on le laisse à lui-même, quand on ne le trompe pas, ce que certes Guizot n’aurait pas fait.
Mais que le suffrage universel fût cela, ni Guizot ni personne ne le savait alors, ni ne le supposait. Le suffrage universel dont je viens de parler, c’est le paysan français, et tout le monde alors ignorait le paysan. On ne connaissait que la grande bourgeoisie, la petite bourgeoisie et le peuple des villes. Tous, amis et adversaires du suffrage universel, se le représentaient comme la France aux mains des ouvriers. Le mot « peuple » alors n’avait pas d’autre sens. C’est ce suffrage universel là que Guizot a repoussé de toutes ses forces.
S’il a vu plus loin, ce que je ne crois pas, mais ce qui est possible, il a pu voir le paysan bien insuffisamment éclairé encore par sa loi de 1833 pour pouvoir gouverner le pays. Il a pu le croire sage, bien intentionné et conservateur, mais très capable d’être séduit et trompé par les apparences ; il a pu croire qu’avec un gouvernement comme celui de Guizot, de Mole, de Thiers ou de Lamartine, il ferait de bonne politique, et même serait un admirable et invincible obstacle à l’esprit de chimère, de précipitation et d’aventures ; mais il a pu croire aussi qu’il soutiendrait par esprit de conservation tel gouvernement aussi chimérique et aventureux que possible ; il a pu prévoir l’empire et tout ce qui s’en est suivi, auquel cas il est difficile de lui reprocher d’avoir repoussé le suffrage universel.
Et, sans faire d’hypothèses, et à prendre les choses en gros, il a cru qu’il fallait marcher pas à pas, et que l’intervention brusque d’une force inconnue comme celle du suffrage universel ne pouvait être pour le pays qu’une secousse terrible, et que le suffrage universel en 1848, c’était vraiment trop tôt. — Il a pu croire encore, en se reportant à ses principes généraux, que, dût-on organiser le suffrage universel comme instrument politique, il ne faudrait pas lui donner tout. Le suffrage universel, du moins en France, à la condition qu’on ne le trompe pas, est, et surtout sera, à mesure qu’il sera plus malaisé de le séduire, élément de stabilité. Il n’est pas élément de progrès, d’innovation, d’invention et d’habileté. Il ne pense pas, et n’a pas le temps de penser. Il n’a pas d’idées. Il ne poursuit pas un but. Il n’a pas à proprement parler de volonté ; car il ne sait pas ce qu’il veut. Il sait ce qu’il ne veut pas. Ses décisions, on peut vérifier, ont toujours le caractère d’une protestation, d’un refus, d’un halte-là. C’est toujours, non pas quelque chose qu’il demande, mais quelque chose qu’il repousse ; ce n’est pas une voie qu’il ouvre, c’est un chemin où il refuse de s’engager. C’est pour cela même qu’il est si essentiel de connaître son sentiment ; car savoir ce que ne veut pas le peuple est nécessaire pour éviter les explosions, ou seulement les grands malaises sociaux. Mais ce n’est pas ce qu’il veut qu’il faut lui demander ; car il n’en sait rien ; ce n’est pas à lui-même qu’il faut demander de se gouverner ; car il ne le sait pas. Dans une constitution bien faite, le peuple, par la chambre qui le représenterait, devrait avoir le veto, et les classes pensantes, par la chambre qui les représenterait, l’initiative. A tous les égards, le suffrage universel devait donc paraître à Guizot, comme évolution historique, prématuré, et, à le prendre rationnellement, imparfait.
Quant à l’extension limitée du droit de suffrage, quant à l’abaissement du cens et à l’adjonction des capacités, Guizot avait des raisons très graves, quoique d’un caractère un peu personnel, pour repousser aussi cette réforme moins radicale. Cette opposition contre laquelle il combattait avec tant d’énergie, cette opposition remplie ou au moins touchée de « l’esprit de 91, » cette opposition qui ne détestait pas assez, selon lui, une certaine agitation à l’intérieur et une certaine propagande révolutionnaire à l’extérieur, d’où venait-elle, et qui l’envoyait à la chambre ? Précisément, cette bourgeoisie du second degré, cette bourgeoisie des médiocres fortunes, et cette bourgeoisie des « capacités » qu’on voulait faire entrer à rangs plus pressés dans le corps électoral et dans le « pays légal » comme on disait alors ; cette bourgeoisie du second degré, que Guizot trouvait bien complaisante, sinon bien ouverte, à l’anarchie intellectuelle ; cette bourgeoisie du second degré, que Guizot craignait, je ne dis pas plus que le suffrage universel, mais tout autant. Et c’était justement la classe moyenne, que Guizot en théorie avait tant aimée, qu’en pratique, à cette époque, il jugeait bien imprudente et hantée d’idées hasardeuses. Son avènement eût désorganisé, selon lui, ce parti du centre, qu’il avait eu tant de peine à former et à discipliner, eût compromis toute son œuvre. Il résistait.
Il avait de bons argumens. Il faisait remarquer que l’extension graduelle du suffrage était dans ses idées et dans son programme, mais à la condition qu’elle fût graduelle ; or qu’en 1830 il n’y avait que 99,000 électeurs politiques et qu’en 1842 il y en avait 224,000, et que c’était déjà, en douze ans, aller assez vite. Il faisait remarquer que l’agitation pour l’extension du droit de suffrage semblait bien superficielle, et que le pays ne paraissait nullement demander cette réforme. Cela ne laissait pas d’être assez vrai ; car le langage même de l’opposition donnait raison à Guizot sur ce point. L’opposition reprochait au gouvernement « la torpeur » du pays ; c’était un des lieux-communs oratoires du temps. Et en même temps, elle prétendait que le pays réclamait une plus grande coopération au gouvernement. Il ne la réclame pas bien énergiquement, répondait Guizot, puisque vous assurez qu’il dort, pour me reprocher de le laisser dormir. Est-ce à moi de lui donner cette agitation que vous déplorez qu’il n’ait pas ? — Il faisait remarquer surtout qu’il avait la majorité dans le parlement, qu’il se conformait à l’esprit de cette majorité, que quand la majorité serait convertie à la réforme, elle remplacerait M. Guizot par un autre, qui la ferait.
C’étaient de bons argumens plutôt que de bonnes raisons. En me défendant de juger par l’événement, ce qui est trop facile, et en m’efforçant loyalement de me placer en janvier 1848, je remarque qu’à la vérité l’agitation réformiste était superficielle et qu’un gouvernement plus rigoureux l’aurait réprimée bien facilement ; mais je remarque que l’intention réformiste, sous sa forme régulière et légale, était assez forte. La dernière fois que la question s’est posée, en février 1848 (amendement Sallandrouze), la « réforme » a eu 189 voix contre 222. Dans une chambre où il y a des fonctionnaires, et où la majorité a été dressée et disciplinée par une main très ferme, trente voix de majorité, ce n’est qu’une majorité matérielle, et qu’une réforme importante ait 189 voix contre 222, cela prouve qu’elle est mûre.
Et je ne vois nullement pourquoi Guizot aurait cru devoir laisser à un autre le soin d’accomplir la réforme ainsi demandée. Il connaissait assez sa chère histoire d’Angleterre pour savoir que, bien des fois, un ministre dirigeant s’est mis à la tête de la réforme longtemps combattue par lui, une fois qu’il la jugeait nécessaire. C’était chose à tenter ; c’était chose où il y avait de l’honneur. C’était chose aussi où il y avait des tracas, et je crois bien que c’est un peu pour cela que Guizot s’y est refusé. Qu’on ne s’étonne point de voir attribuer un tel motif à un homme si courageux. Guizot travaillait, et toujours avec de nouveaux redoublemens d’ardeur, depuis trente-cinq ans, et depuis huit ans presque tout le poids du gouvernement, et encore plus presque tout le poids des discussions, était sur lui. Il me semble voir en lui, à cette époque, quelques traces de fatigue. La fatigue, chez les hommes énergiques, se manifeste par une certaine irritation et un certain entêtement.
Il résista. Certainement ce fut un malheur. Il aurait fallu, en France, ne pas arriver si vite à la démocratie pleine et entière. Il aurait peut-être fallu arriver à la république avant d’arriver à la démocratie. La France était beaucoup plus prête à celle-là qu’à celle-ci. Un pays est tout prêt à la république, et en vérité y est déjà, quand deux ou trois dynasties s’y disputent et y ont des partis considérables. Dans ce cas, la solution qui consiste dans l’exclusion de toutes les dynasties est bien près de s’imposer. A cet égard, la révolution de 1830, en créant une dynastie de plus, augmentait les chances de la république et en rapprochait l’échéance. La France, à partir de 1830, était donc bien en chemin pour la république. — Elle y était aussi pour la démocratie, mais cela pouvait attendre, et devait attendre. L’extension graduelle du droit de suffrage était la marche naturelle, sûre, et la plus exempte de périls. La France, amenée peu à peu à une monarchie parlementaire très semblable à une république un peu aristocratique, ou, si les circonstances le voulaient, à une république parlementaire, relativement aristocratique encore, c’était la transition évidemment naturelle et rationnelle entre la monarchie absolue d’autrefois et la démocratie pure vers laquelle le monde semble marcher. — À cette transition, Guizot pouvait aider, et la situation, même la situation parlementaire, semblait le lui prescrire. C’est un peu de sa faute (si tant est que, dans ce grand hasard de l’histoire, les fautes individuelles doivent entrer en ligne de compte), si l’inverse même de ce qui eût été bon s’est produit, si la France a été en démocratie avant d’être en république. La France, jetée en pleine démocratie en 1848, après quelques mois de gouvernement républicain ou plutôt de révolution, a été démocratie sans être république, pendant vingt et un ans, de 1849 à 1870, et n’est arrivée à la république qu’après vingt et un ans de démocratie non républicaine. Au lieu que c’ait été la république qui ait fait l’éducation de la démocratie, c’est la démocratie non républicaine qui a fait l’éducation de la république. Les inconvéniens s’en font sentir encore, et quelquefois d’une manière cruelle.
Il en est résulté particulièrement une chose sur laquelle Guizot, dans la retraite studieuse de sa vieillesse, a dû méditer. C’est que les classes moyennes, objet constant de la prédilection de Guizot, n’ont jamais gouverné en France. Elles n’ont pas gouverné avec lui, quoi qu’il en ait cru. Ce qu’il a pris pour elles était autre chose. La France a été gouvernée de 1815 à 1848 par une aristocratie. Les classes moyennes n’ont pas gouverné après Guizot, de quelque espoir qu’elles se soient flattées à cet égard en le renversant, ou plutôt en le voyant tomber. Elles ont été dépassées le même jour que lui. L’histoire a comme sauté par-dessus elles. 1848 a été pour la haute classe l’année des victimes, et, pour les classes moyennes, l’année des dupes. Jamais le rêve politique de Guizot n’a été accompli. Il ne l’a pas réalisé en croyant le réaliser, et, après être tombé, il ne l’a pas vu se réaliser malgré lui. Qu’eussent donné ces classes moyennes tant célébrées, on ne le sait. L’expérience n’a pas eu lieu ; la preuve par le fait n’a pas été faite.
Aujourd’hui même il ne faudrait pas croire que les classes moyennes soient arrivées par un détour à cette situation prépondérante. Elles ont une grande part dans le gouvernement de la nation, parce qu’il s’est trouvé que le suffrage universel français, en sa grande majorité, les a comme adoptées. Il y avait des affinités entre elles et le paysan. Mais ce n’est pas elles qui gouvernent, c’est le suffrage universel qui gouverne par elles. Elles gouvernent indirectement, en pliant leurs façons de voir à celles de la population rurale, et ainsi elles gouvernent avec une certaine gêne et gaucherie, et d’une manière qui n’est pas tout à fait conforme à leurs goûts et à leurs idées propres. — D’autre part, elles administrent le pays, les fonctionnaires sortant tous d’elles, et c’est un grand point ; mais encore administrer n’est pas gouverner ; on le voit assez à une légère mais réelle divergence qui existe entre l’esprit du gouvernement proprement dit et l’esprit de l’administration, l’esprit du gouvernement étant celui des classes moyennes tenant compte des sentimens de la foule et toujours ramené à s’y plier, l’esprit de l’administration étant celui des classes moyennes indépendant de cette sujétion et relativement affranchi de ce souci ; et ainsi ni le gouvernement, quoique tiré des classes moyennes, ni les fonctionnaires, sortant aussi des classes moyennes, mais administrant, ne gouvernant pas, ne sont, dans le sens précis du mot, la classe moyenne gouvernant. Non, l’expérience n’a pas été faite. Les idées de Guizot n’ont pas subi l’épreuve de la pratique. Ce que les classes moyennes auraient donné comme gouvernement, on ne le sait pas.
C’était un grand esprit rétréci par une grande volonté. Ce phénomène se produit souvent. Le caractère impérieux donne à l’intelligence, avec une force immense, une rectitude qu’on peut dire exagérée en ce sens qu’elle est un peu artificielle. Il semble toujours que la pensée de M. Guizot est plus grande qu’il ne lui permet de l’être. Il semble toujours qu’il serait un grand philosophe s’il ne ramenait sa philosophie à être pratique et immédiatement pratique ; grand historien, s’il forçait moins l’histoire à être une preuve de la nécessité de l’avènement des classes moyennes ; grand théoricien politique s’il imposait moins à sa doctrine le devoir de soutenir son parti. — Guizot est un penseur réprimé par un homme d’état. Il a laissé des méditations philosophiques et religieuses volontairement très timides à force d’être prudentes, et qui ne captivent point les esprits à force de s’adresser aux bonnes volontés. Il a laissé des considérations historiques d’une belle suite et d’un rigoureux enchaînement, mais qui donnent trop cette idée que c’est à leur but qu’elles sont enchaînées, et qu’elles ont trop pour cause unique leur cause finale.
Il a laissé moins une théorie politique, qu’une théorie de gouvernement ; mais cette théorie de gouvernement est très belle, très élevée, très large et très pratique, et c’est un grand regret qu’on éprouve que l’homme qui l’a conçue, comme il arrive toujours, tant par sa faute que par la faute de ses adversaires, et plus par celle de ses adversaires que par la sienne, l’ait mise en pratique surtout en ce qu’elle avait d’étroit.
Orateur qui a eu toutes les qualités oratoires, sauf la souplesse, comme aussi, sauf la souplesse, il avait toutes les qualités de caractère, il a, après tous les grands orateurs de l’époque révolutionnaire et de la restauration, augmenté la gloire de la tribune française. À la fois ample dans son exposition et serré dans sa dialectique, et bondissant magnifiquement sous l’interruption, il s’est montré dans les débats parlementaires puissant et redoutable, et beaucoup plus grand écrivain que dans ses écrits, trouvant à la tribune non-seulement l’ampleur, la dignité et l’élévation, mais encore le relief, l’éclat et le mouvement qui ailleurs lui manquent. Le rôle qu’il a joué dans la politique active ne doit donc pas, au point de vue de la critique littéraire, donner du regret.
Cependant, si elle a ajouté par un endroit à sa gloire littéraire, par ailleurs elle lui a fait un peu tort. Trop absorbé, il l’a reconnu, par cette terrible vie parlementaire pendant dix-huit ans, il n’a étudié que d’un peu loin, et d’un peu haut, le mouvement intellectuel, si curieux, si passionnant, de ce siècle « le plus amusant de l’histoire, » comme a dit un maître railleur, qui peut se permettre de railler, parce qu’il est un maître. Ce mouvement des esprits, il l’a connu, il l’a mesuré, il l’a défini, brutalement, et non sans justesse, « anarchie intellectuelle ; » il ne l’a pas scruté et analysé. L’attente est trompée, il faut le dire, quand on lit les Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps. Ils sont trop des mémoires pour servir à l’histoire de Guizot et de son parti. Ils sont trop circonscrits à l’enceinte du palais législatif. Comme les Mémoires de Saint-Simon sont l’histoire des corridors de Versailles, les Mémoires de Guizot sont trop l’histoire des couloirs du parlement ; et l’Histoire de la pensée du XIXe siècle, écrite par un historien, par un philosophe et un homme d’état, qu’on attendait, qui était presque promise, on est désolé qu’elle ne nous soit point donnée. Une certaine étendue de regard tout autour de lui a certainement manqué à Guizot.
Il a été le dernier ministre du gouvernement aristocratique en France, et le dernier chef de l’aristocratie politique en France. La France n’a été gouvernée aristocratiquement que de, 1815 à 1848. Elle a eu pendant ce temps une aristocratie hétérogène et un peu improvisée, composée des débris de l’ancienne noblesse et de la partie la plus active de la haute bourgeoisie. Cette aristocratie n’a point démérité pendant son court gouvernement. Elle s’est montrée intelligente, sage, prudente, très patriote, très soucieuse du bien général, et, si on la compare aux autres aristocraties que l’histoire nous fait connaître, très désintéressée. Elle a montré des qualités administratives de premier ordre : les Louis, Gouvion Saint-Cyr, Thiers et Guizot sont ses gloires. Elle avait, en général, une politique très positive, très réaliste, très attentive aux faits, très instruite des forces de l’homme et très ménagère des forces du pays, et qui, si elle ne se privait pas d’être éloquente, n’avait rien de déclamatoire. Elle n’avait aucun souci de « faire grand, » et se piquait si peu du chevaleresque qu’on lui a reproché son manque de charlatanisme. Elle était libérale, avec certaines timidités, mais avec une bonne volonté incontestable. Elle aimait la liberté de conscience, la liberté de pensée, la liberté de discussion, et la discussion. Elle était même, malgré ses hésitations et ses dégoûts, si libérale qu’elle a rendu difficile après elle l’exercice tranquille du despotisme. Elle avait de graves défauts. Improvisée, elle manquait de traditions, d’idées générales arrêtées. Ce sont ces idées générales que Royer-Collard et Guizot ont voulu lui donner, l’un les lui faisant un peu subtiles et abstraites, l’autre s’appliquant à les lui faire très simples et un peu communes, pour qu’elles fussent pratiques. — Hétérogène, elle manquait de cohésion, un peu, mais vraiment très peu, parce qu’elle était hétérogène, beaucoup pour des raisons qui tiennent au caractère français, beaucoup pour des causes qui tiennent au système de gouvernement qu’elle pratiquait. Car il est à remarquer que, si elle a été très divisée, alors qu’il fallait qu’elle se tînt fermement unie et liée, ce ne fut pas de classe à classe, et la noblesse luttant, par exemple, contre la grande bourgeoisie, ce fut d’homme à homme et de groupe à groupe. Elle ne se montrait pas hétérogène, encore qu’elle le fût ; elle se montrait et elle était indisciplinée, parce qu’elle était française ; et le gouvernement parlementaire avec sa lutte continuelle d’homme à homme, à trois pas de distance et les yeux dans les yeux, avait développé ce défaut naturel. C’est cette discipline, qui lui manquait, que Guizot a mis tout son effort, et un effort si énergique qu’il passait le but, à lui donner. — Enfin, elle avait une préoccupation insuffisante, non certes des besoins, mais des sentimens de la foule. Elle n’a pas organisé, et même n’a jamais songé à organiser un système de consultation populaire, ce qui est absolument nécessaire à un gouvernement aristocratique. Elle n’a pas songé à trouver un moyen de savoir avec netteté, continuellement ou périodiquement, ce que pensait, espérait, regrettait ou rêvait le peuple ; et c’est une chose qu’il faut toujours savoir. Elle se contentait de dire, avec raison, du reste, qu’elle était une aristocratie ouverte, la plus ouverte du monde, et accessible à tous par le travail. Il était vrai ; mais cela ne suffit point, et il est nécessaire à une aristocratie, non-seulement qu’elle soit ouverte, mais qu’elle soit avertie.
A tout compter, elle a fait son métier avec conscience, avec habileté, avec courage et avec succès. Elle a une très grande et très belle place dans l’histoire de France. Guizot a été son dernier représentant, non le moindre. Il l’a conduite, il a essayé de la discipliner, il l’a aidée à faire quelques grandes choses, il lui a fait honneur. Elle est tombée avec lui. C’était tomber avec un noble porte-drapeau. Les dieux devaient sans doute « cet hommage aux mânes d’un tel homme » d’emporter avec eux le gouvernement aristocratique.
EMILE FAGUET.