Guerre et Paix (trad. Paskévitch)/Partie 3/Chapitre 1

Traduction par Irène Paskévitch.
Hachette (3p. 1-73).
◄  2e partie
Partie 3


TROISIÈME PARTIE

BORODINO — LES FRANÇAIS À MOSCOU — ÉPILOGUE
1812 — 1820


CHAPITRE PREMIER

I

Le 5 septembre eut lieu le combat de Schevardino ; le 6, pas un coup de fusil ne fut tiré de part ni d’autre, et le 7 vit la sanglante bataille de Borodino ! Pourquoi et comment ces batailles furent-elles livrées ? On se le demande avec stupeur, car elles ne pouvaient offrir d’avantages sérieux ni aux Russes ni aux Français. Pour les premiers, c’était évidemment un pas en avant vers la perte de Moscou, catastrophe qu’ils redoutaient par-dessus tout, et, pour les seconds, un pas en avant vers la perte de leur armée, ce qui devait sans nul doute leur causer la même appréhension. Cependant, quoiqu’il fût facile de prévoir ces conséquences, Napoléon offrit la bataille et Koutouzow l’accepta. Si des raisons véritablement sérieuses eussent dirigé les combinaisons stratégiques des deux commandants en chef, ni l’un ni l’autre n’aurait dû dans ce cas s’y décider, car évidemment Napoléon, en courant le risque de perdre le quart de ses soldats à deux mille verstes de la frontière, marchait à sa ruine, et Koutouzow, en s’exposant à la même chance, perdait fatalement Moscou.

Jusqu’à la bataille de Borodino, nos forces se trouvaient, relativement aux forces ennemies, dans la proportion de 5 à 6, et après la bataille, de 1 à 2, soit : de 100 à 120 000 avant, et de 50 à 100 000 après ; et cependant l’expérimenté et intelligent Koutouzow accepta le combat, qui coûta à Napoléon, reconnu pour un génie militaire, le quart de son armée ! À ceux qui voudraient démontrer qu’en prenant Moscou, comme il avait pris Vienne, il croyait terminer la campagne, on pourrait opposer bien des preuves du contraire. Les historiens contemporains eux-mêmes racontent qu’il cherchait depuis Smolensk l’occasion de s’arrêter, car si d’un côté il se rendait parfaitement compte du danger de l’extension de sa ligne d’opération, de l’autre il prévoyait que l’occupation de Moscou ne serait pas pour lui une issue favorable. Il en pouvait juger par l’état où on lui abandonnait les villes, et par l’absence de toute réponse à ses tentatives réitérées de renouer les négociations de paix. Ainsi donc, tous deux, l’un en offrant la bataille, l’autre en l’acceptant, agirent d’une façon absurde et sans dessein arrêté. Mais les historiens, en raisonnant après coup sur le fait accompli, en tirèrent des conclusions spécieuses en faveur du génie et de la prévoyance des deux capitaines, qui, de tous les instruments employés par Dieu dans les événements de ce monde, en furent certainement les moteurs les plus aveugles.

Quant à savoir comment furent livrées les batailles de Schevardino et de Borodino, l’explication des mêmes historiens est complètement fausse, bien qu’ils affectent d’y mettre la plus grande précision. Voici en effet comment, d’après eux, cette double bataille aurait eu lieu : « L’armée russe, en se repliant après le combat de Smolensk, aurait cherché la meilleure position possible pour livrer une grande bataille, et elle aurait trouvé cette position sur le terrain de Borodino ; les Russes l’auraient fortifiée sur la gauche de la grand’route de Moscou à Smolensk, à angle droit entre Borodino et Outitza, et, pour surveiller les mouvements de l’ennemi, ils auraient élevé en avant un retranchement sur le mamelon de Schevardino. Le 5, Napoléon aurait attaqué, et se serait emparé de cette position ; le 7, il serait tombé sur l’armée russe, qui occupait la plaine de Borodino. » C’est ainsi que parle l’histoire, et pourtant, si l’on étudie l’affaire avec soin, on peut, si l’on veut, se convaincre de l’inexactitude de ce récit. Il n’est pas vrai de dire que les Russes aient cherché une meilleure position : tout au contraire, dans leur retraite, ils en ont laissé de côté plusieurs qui étaient supérieures à celle de Borodino ; mais Koutouzow refusait d’en accepter une qu’il n’eût pas choisie lui-même ; mais le patriotique désir d’une bataille décisive ne s’était pas encore exprimé avec assez d’énergie ; mais Miloradovitch n’avait pas encore opéré sa jonction. Il y a bien d’autres raisons encore, qu’il serait trop long d’énumérer. Le fait est que les autres positions étaient préférables, et que celle de Borodino n’était pas plus forte que toute autre, prise au hasard, sur la carte de l’empire de Russie. Non seulement les Russes n’avaient pas fortifié la gauche de Borodino, c’est-à-dire l’endroit où la bataille a été précisément livrée, mais, le matin même du 6, personne ne songeait encore à la possibilité d’un engagement sur ce point. Comme preuves à l’appui, nous dirons ceci :

1° La fortification en question n’y existait pas le 6 ; commencée seulement à cette date, elle était encore inachevée le lendemain.

2° L’emplacement même de la redoute de Schevardino, en avant de la position où fut livrée la bataille, n’avait aucun sens. Pourquoi en effet l’avait-on fortifié plutôt que les autres points ? et pourquoi avait-on, dans la nuit du 5, compromis les forces disponibles et perdu 6 000 hommes, lorsqu’une patrouille de cosaques eût été suffisante pour surveiller les mouvements de l’ennemi ?

3° Ne savons-nous pas enfin que le 6, la veille de la bataille, Barclay de Tolly et Bagration considéraient la redoute de Schevardino, non pas comme un ouvrage avancé, mais comme le flanc gauche de la position, et Koutouzow lui-même, dans son premier rapport, rédigé sous l’impression de la bataille, ne donne-t-il pas également à cette redoute la même position ! N’est-ce donc pas là une preuve qu’elle n’avait été ni étudiée ni choisie à l’avance ? Plus tard, lorsque arrivèrent les rapports détaillés de l’affaire, pour justifier les fautes du général en chef, qui devait à tout prix rester infaillible, on émit l’inconcevable assertion que la redoute de Schevardino servait d’avant-poste, tandis qu’elle n’était, par le fait, qu’un point extrême du flanc gauche, et l’on ne manqua pas d’insister sur ce que la bataille avait été acceptée par nous dans une position fortifiée et préalablement déterminée, tandis qu’au contraire la bataille avait eu lieu à l’improviste, dans un endroit découvert et presque dépourvu de fortifications.

En réalité, voici comment l’affaire s’était passée : l’armée russe s’appuyait sur la rivière Kolotcha, qui coupait la grand’route à angle aigu, de façon à avoir son flanc gauche à Schevardino, le flanc droit au village de Novoïé, et le centre à Borodino, au confluent des deux rivières Kolotcha et Voïna. Quiconque étudierait le terrain de Borodino, en oubliant dans quelles conditions s’y est livrée la bataille, verrait clairement que cette position sur la rivière Kolotcha ne pouvait avoir d’autre but que d’arrêter l’ennemi qui s’avançait sur Moscou par la grand’route de Smolensk. D’après les historiens, Napoléon, en se dirigeant le 5 vers Valouïew, ne vit pas la position occupée par les Russes entre Outitza et Borodino, ni leur avant-poste. C’est en poursuivant leur arrière-garde qu’il se heurta, à l’improviste, contre le flanc gauche, où se trouvait la redoute de Schevardino, et fit traverser à ses troupes la rivière Kolotcha, à la grande surprise des Russes. Aussi, avant même que l’engagement fût commencé, ils furent forcés de faire quitter à l’aile gauche le point qu’elle devait défendre, et de se replier sur une position qui n’avait été ni prévue ni fortifiée. Napoléon, en passant sur la rive gauche de la Kolotcha, à gauche du grand chemin, avait transporté la bataille de droite à gauche du côté des Russes dans la plaine entre Outitza, Séménovski et Borodino, et c’est dans cette plaine que fut livrée la bataille du 7. Voici du reste un plan sommaire de la bataille, telle qu’on l’a décrite, et telle qu’elle a été réellement livrée.

Figure 1

Si Napoléon n’avait pas traversé la Kolotcha le 24 au soir, et s’il avait commencé l’attaque immédiatement, au lieu de donner l’ordre d’emporter la redoute, personne n’aurait pu dire que cette redoute n’était pas le flanc gauche de cette position, et tout se serait passé comme on s’y attendait. Dans ce cas, nous aurions évidemment opposé une résistance encore plus opiniâtre pour la défense de notre flanc gauche ; le centre et l’aile droite de Napoléon auraient été attaqués, et c’est le 24 qu’aurait eu lieu la grande bataille, à l’endroit même qui avait été fortifié et choisi. Mais, l’attaque de notre flanc gauche ayant eu lieu le soir, comme conséquence de la retraite de notre arrière-garde, et les généraux russes ne pouvant et ne voulant pas s’engager à une heure aussi avancée, la première et la principale partie de la bataille de Borodino se trouva par cela même perdue le 5, et eut pour résultat inévitable la défaite du 7. Les armées russes n’avaient donc pu se couvrir le 7 que de faibles retranchements non terminés. Leurs généraux aggravèrent encore leur situation en ne tenant pas assez compte de la perte du flanc gauche, qui entraînait nécessairement un changement dans le champ de bataille, et en laissant leurs lignes continuer à s’étendre entre le village de Novoïé et Outitza, ce qui les obligea à ne faire avancer leurs troupes de droite à gauche que lorsque la bataille était déjà engagée ! De cette façon, les forces françaises furent dirigées tout le temps contre l’aile gauche des Russes, deux fois plus faible qu’elles. Quant à l’attaque de Poniatowsky sur le flanc droit des Français sur Outitza et Ouvarova, ce ne fut là qu’un incident complètement en dehors de la marche générale des opérations. La bataille de Borodino eut donc lieu tout autrement qu’on ne l’a décrite, afin de cacher les fautes de nos généraux, et cette description imaginaire n’a fait qu’amoindrir la gloire de l’armée et de la nation russes. Cette bataille ne fut livrée ni sur un terrain choisi à l’avance et convenablement fortifié, ni avec un léger désavantage de forces du côté des Russes, mais elle fut acceptée par eux dans une plaine ouverte, à la suite de la perte de la redoute, et contre des forces françaises doubles des leurs, et cela dans des conditions où il était non seulement impossible de se battre dix heures de suite pour en arriver à un résultat incertain, mais où il était même à prévoir que l’armée ne pourrait tenir trois heures sans subir une déroute complète.

II

Pierre quitta Mojaïsk le matin du 6. Arrivé au bas de la rue abrupte qui mène aux faubourgs de la ville, il laissa sa voiture en face de l’église, située à droite sur la hauteur, et dans laquelle on officiait en ce moment. Un régiment de cavalerie, précédé de ses chanteurs, le suivait de près ; en sens opposé montait une longue file de charrettes emmenant les blessés de la veille ; les paysans qui les conduisaient s’emportant contre leurs chevaux, et, faisant claquer leurs fouets, couraient d’un côté à l’autre de la route ; les télègues, qui contenaient chacune trois ou quatre blessés, étaient violemment secouées sur les pierres jetées çà et là qui représentaient le pavé. Les blessés, les membres entourés de chiffons, pâles, les lèvres serrées, les sourcils froncés, se cramponnaient aux barreaux en se heurtant les uns contre les autres ; presque tous fixèrent leurs regards, avec une curiosité naïve, sur le grand chapeau blanc et l’habit vert de Pierre.

Son cocher commandait avec colère aux paysans de ne tenir qu’un côté du chemin ; le régiment, qui descendait en s’étendant sur toute sa largeur, accula la voiture jusqu’au bord du versant ; Pierre lui-même fut obligé de se ranger et de s’arrêter. La montagne formait à cet endroit, au-dessus d’un coude de la route, un avancement à l’abri du soleil. Il y faisait froid et humide, bien que ce fût une belle et claire matinée du mois d’août. Une des charrettes qui contenaient les blessés s’arrêta à deux pas de Pierre. Le conducteur, en chaussures de tille, accourut essoufflé, ramassa une pierre qu’il glissa sous les roues de derrière et arrangea le harnais de son cheval ; un vieux soldat, le bras en écharpe, qui suivait à pied, le maintint d’une main vigoureuse, et, se retournant vers Pierre :

« Dis donc, pays, va-t-on nous laisser tous crever ici, ou nous traînera-t-on jusqu’à Moscou ? »

Pierre, absorbé dans ses réflexions, n’entendit pas la question ; ses regards se portaient tantôt sur le régiment de cavalerie arrêté par le convoi, tantôt sur la charrette qui stationnait à côté de lui ; il y avait dans cette charrette trois soldats, dont l’un était blessé au visage : sa tête, enveloppée de linges, laissait voir une joue dont le volume atteignait la grosseur d’une tête d’enfant ; les yeux tournés vers l’église, il faisait de grands signes de croix. L’autre, un conscrit blond et pâle, semblait n’avoir plus une goutte de sang dans sa figure amaigrie, et regardait Pierre avec un bon et doux sourire. La figure du troisième, à demi couché, était invisible. Des chanteurs du régiment de cavalerie frôlèrent en ce moment la charrette, en fredonnant leurs joyeuses chansons, auxquelles répondait le bruyant carillon des cloches. Les chauds rayons du soleil, en éclairant le plateau de la montagne, égayaient le paysage, mais à côté de la télègue des blessés et du cheval essoufflé, à côté de Pierre, il faisait sombre, humide et triste dans le renfoncement ! Le soldat à la joue enflée regardait de travers les chanteurs.

« Oh ! oh ! les élégants ! murmura-t-il d’un ton de reproche. — J’ai vu autre chose que des soldats aujourd’hui… j’ai vu des paysans qu’on poussait en avant, dit celui qui était appuyé à la charrette, en s’adressant à Pierre avec un triste sourire : … On n’y regarde plus de si près à présent… c’est avec le peuple tout entier qu’on veut les refouler… Il faut en finir ! »

Malgré le peu de clarté de ces paroles, Pierre en comprit le sens, et y répondit par un signe affirmatif.

La route se déblaya. Pierre put descendre la montagne et se remettre en voiture. Chemin faisant, il jetait les yeux des deux côtés, en cherchant à qui parler, mais il ne rencontrait que des figures inconnues ; des militaires de toute arme regardaient avec étonnement son chapeau blanc et son habit vert. Après avoir fait quatre verstes, il aperçut enfin un visage de connaissance, qu’il s’empressa d’interpeller : c’était un des médecins en chef de l’armée, accompagné d’un aide ; sa britchka venait à la rencontre de Pierre ; il le reconnut aussitôt, et fit un signe au cosaque assis sur le siège à côté du cocher, pour lui dire de s’arrêter.

« Monsieur le comte ? Comment vous trouvez-vous ici, Excellence ?

— Mais le désir de voir, voilà tout !

— Oui, oui ! ? Oh ! il y aura certainement de quoi satisfaire votre curiosité ! »

Pierre descendit pour causer plus à l’aise avec le docteur, et lui parler de son intention de prendre part à la bataille ; le docteur lui conseilla de s’adresser directement à Son Altesse le commandant en chef.

« Autrement vous resterez ignoré et perdu, Dieu sait dans quel coin ? Son Altesse vous connaît et vous recevra affectueusement. Suivez mon conseil, vous vous en trouverez bien. »

Le docteur avait l’air fatigué et pressé.

« Vous croyez ? demanda Pierre ; indiquez-moi donc notre position.

— Notre position ? Oh ! ce n’est pas ma partie ; quand vous aurez dépassé Tatarinovo, vous verrez : on y remue des masses de terre ; montez sur la colline, et d’un seul coup d’œil vous embrasserez toute la plaine.

— Vraiment ! mais alors si vous… »

Le docteur l’interrompit en se rapprochant de sa britchka.

« Je vous y aurais conduit avec plaisir, je vous le jure, mais, continua-t-il en faisant un geste énergique, je ne sais plus où donner de la tête : je cours chez le chef de corps, car savez-vous où nous en sommes ? Demain on livre bataille ; or sur cent mille hommes on doit compter vingt mille blessés, n’est-ce pas ? Eh bien, nous n’avons ni brancards, ni hamacs, ni officiers de santé, ni médecins, même pour six mille ; nous avons bien dix mille télègues, mais vous comprenez qu’il nous faut autre chose, et l’on nous répond : « faites comme vous pourrez !… »

En ce moment, Pierre pensa que sur ces cent mille hommes bien portants, jeunes et vieux, dont quelques-uns examinaient curieusement son chapeau, vingt mille étaient fatalement destinés aux souffrances et à la mort, et son esprit en fut douloureusement frappé : « Ils mourront peut-être demain, comment alors peuvent-ils penser à autre chose ? » se disait-il, et, par une association d’idées involontaire mais naturelle, son imagination lui retraça vivement la descente de Mojaïsk, les télègues avec les blessés, le bruit des cloches, les rayons brillants du soleil et les chansons des soldats !

« Et ce régiment de cavalerie qui rencontre des blessés en allant au feu ? Il les salue en passant, et pas un de ses hommes ne fait un retour sur lui-même et ne pense à ce qui l’attend demain ?… C’est étrange ! » se dit Pierre en continuant sa route vers Tatarinovo. À gauche s’élevait une maison seigneuriale, devant laquelle se promenaient des sentinelles, et stationnaient une foule de voitures, de fourgons et de domestiques militaires. C’était la demeure du commandant en chef ; absent en ce moment, il n’y avait laissé personne, et assistait au Te Deum avec tout son état-major. Pierre continua sur Gorky ; arrivé sur la hauteur et traversant la rue étroite du village, il aperçut, pour la première fois, des miliciens en chemise blanche avec le bonnet décoré de la croix, qui, ruisselants de sueur, travaillaient, en riant et en causant bruyamment, sur un large monticule situé à droite de la route et couvert de hautes herbes. Les uns creusaient la terre, les autres la brouettaient sur des planches posées à terre, et quelques-uns restaient les bras croisés. Deux officiers les dirigeaient du haut de la colline. Ces paysans, qui s’amusaient évidemment de la nouveauté de leurs occupations militaires, rappelèrent à Pierre ces paroles du soldat : « Que c’était avec le peuple entier qu’on voulait repousser l’ennemi ! » Ces travailleurs barbus, chaussés de grandes bottes dont ils n’avaient pas l’habitude, avec leurs cous bronzés, leurs chemises entr’ouvertes sur la poitrine, laissant voir leurs clavicules hâlées, firent sur Pierre une impression plus forte que tout ce qu’il avait vu et entendu jusque-là ; et lui firent comprendre la solennité et l’importance de ce qui se passait en ce moment.

III

Pierre gravit la colline dont le docteur lui avait parlé. Il était onze heures du matin ; le soleil éclairait presque d’aplomb, à travers l’air pur et serein, l’immense panorama du terrain accidenté qui se déroulait en amphithéâtre sous ses yeux. Sur sa gauche montait en serpentant la grand’route de Smolensk, qui traversait un village avec son église blanche, couché à cinq cents pas en avant au pied du mamelon : c’était Borodino ! Un peu plus loin, la route franchissait un pont, et continuait à s’élever jusqu’au village de Valouïew, à cinq ou six verstes de distance ; au delà de ce village, occupé en ce moment par Napoléon, elle disparaissait dans un bois épais qui se dessinait à l’horizon : au milieu de ce massif de bouleaux et de sapins brillaient au soleil une croix dorée et le clocher du couvent de Kolotski. Dans ce lointain bleuâtre, à gauche et à droite de la forêt et du chemin, on distinguait la fumée des feux de bivouacs et les masses confuses de nos troupes et des troupes ennemies. À droite, le long des rivières Kolotcha et Moskva, le pays accidenté offrait à l’œil une succession de collines et de replis de terrain, au fond desquels on apercevait au loin les villages de Besoukhow et de Zakharino, à gauche d’immenses champs de blé, et les restes fumants du village de Séménovski.

Tout ce que Pierre voyait sur sa gauche aussi bien que sur sa droite était tellement vague, que rien des deux côtés ne répondait à son attente : point de champ de bataille comme il se l’imaginait, mais de vrais champs, des clairières, des troupes, des bois, la fumée des bivouacs, des villages, des collines, des ruisseaux, de sorte que malgré tous ses efforts il ne pouvait parvenir à découvrir, dans ces sites riants, où était exactement notre position, ni même à discerner nos troupes de celles de l’ennemi : « Il faut que je m’en informe, » se dit-il, et, se tournant vers un officier qui regardait avec curiosité sa colossale personne, aux allures si peu militaires :

« Auriez-vous l’obligeance, lui demanda Pierre, de me dire quel est ce village qui est là devant nous ?

— C’est Bourdino, n’est-ce pas ? demanda l’officier en s’adressant à son tour à un camarade.

— Borodino, » répondit l’autre en le reprenant.

L’officier, enchanté de trouver l’occasion de causer, se rapprocha de Pierre.

« Et où sont les nôtres ?

— Mais là plus loin, et les Français aussi ; les voyez-vous là-bas ?

— Où, où donc ? demanda Pierre.

— Mais on les voit à l’œil nu…, et l’officier lui indiqua de la main la fumée qui s’élevait à gauche de la rivière, pendant que son visage prenait cette expression sérieuse que Pierre avait déjà remarquée chez plusieurs autres.

— Ah ! ce sont les Français ?… mais là-bas ? ajouta-t-il en indiquant la gauche de la colline.

— Eh bien, ce sont les nôtres.

— Les nôtres ? mais alors là-bas ?… »

Et Pierre désignait de la main une hauteur plus éloignée, sur laquelle se dessinait un grand arbre, à côté d’un village enfoncé dans un repli de terrain, où s’agitaient des taches noires et d’épais nuages de fumée.

« C’est encore « lui ! » répondit l’officier (c’était précisément la redoute de Schevardino). Nous y étions hier, mais « il » y est aujourd’hui.

— Mais alors où donc est notre position ?

— Notre position ? dit l’officier avec un sourire de complaisance. Je puis vous l’indiquer clairement, car c’est moi qui ai construit tous les retranchements… suivez-moi bien : notre centre est à Borodino, ici même, — il indiqua le village avec l’église blanche ; — là, le passage de la Kolotcha… Voyez-vous un pont dans cette petite prairie avec ses meules de foin éparpillées ?… Eh bien, c’est notre centre. Notre flanc droit ? le voici, — continua-t-il en indiquant par un geste le vallon à droite ; — là est la Moskva, et c’est là que nous avons élevé trois fortes redoutes. Quant à notre flanc gauche,… ici l’officier s’embarrassa… c’est assez malaisé de vous l’expliquer : notre flanc gauche était hier à Schevardino, où vous apercevez ce grand chêne ; et maintenant nous avons reporté notre aile gauche là-bas, près de ce village brûlé et ici, — ajouta-t-il en montrant la colline de Raïevsky. — Seulement ; Dieu sait si on livrera bataille sur ce point. Quant à « lui », il a, il est vrai, amené ses troupes jusqu’ici, mais c’est une ruse : il tournera sûrement la Moskva sur la droite… Quoi qu’il arrive, il en manquera beaucoup demain à l’appel ! »

Un vieux sergent qui venait de s’approcher attendait en silence la fin de la péroraison de son chef, et, mécontent de ces dernières paroles, il l’interrompit vivement :

« Il faut aller chercher des gabions, » dit-il gravement.

L’officier eut l’air confus, ayant compris sans doute que si l’on pouvait penser à ceux qui ne seraient plus là le lendemain, on ne devait pas du moins en parler :

« Eh bien ! alors envoie la troisième compagnie, répondit-il vivement… À propos, qui êtes-vous, vous ? Êtes-vous un docteur ?

— Moi, non, je suis venu par curiosité… »

Et Pierre descendit la colline, et repassa devant les miliciens.

« La voilà ! on l’apporte, on l’apporte !… la voilà, ils viennent ! » s’écrièrent plusieurs voix.

Officiers, soldats et miliciens s’élancèrent sur la grand’route. Une procession sortait de Borodino et s’avançait sur la hauteur.

« C’est notre sainte mère qui vient, notre protectrice, notre sainte mère Iverskaïa !

— Non pas, c’est notre sainte mère de Smolensk, » reprit un autre.

Les miliciens, les habitants du village, les terrassiers de la batterie, jetant là leurs bêches, coururent à la rencontre de la procession. En avant du cortège, sur la route poudreuse, l’infanterie marchait tête nue et tenant ses fusils la crosse en l’air : derrière elle on entendait les chants religieux. Puis venaient le clergé dans ses habits sacerdotaux, représenté par un vieux prêtre, les diacres, des sacristains et des chantres. Soldats et officiers portaient une grande image, à visage noirci, enchâssée dans l’argent : c’était la sainte image qu’on avait emportée de Smolensk, et qui, depuis lors, suivait l’armée. À gauche, à droite, en avant, en arrière, marchait, courait, et s’inclinait jusqu’à terre la foule des militaires. La procession atteignit enfin le plateau de la colline. Les porteurs de l’image se relayèrent : les sacristains agitèrent leurs encensoirs, et le Te Deum commença. Les rayons du soleil dardaient d’aplomb, une fraîche et légère brise se jouait dans les cheveux de toutes ces têtes découvertes et dans les rubans qui ornaient l’image, et les chants s’élevaient vers le ciel avec un sourd murmure. Dans un espace laissé libre derrière le prêtre et les diacres, se tenaient en avant des autres les officiers supérieurs. Un général chauve, la croix de Saint-Georges au cou, immobile et raide, touchait presque le prêtre : c’était évidemment un Allemand, car il ne faisait pas le signe de la croix, et semblait attendre patiemment la fin des prières, qu’il trouvait indispensables pour ranimer l’élan patriotique du peuple ; un autre général, à la tournure martiale, se signait sans relâche en regardant autour de lui. Pierre avait aperçu quelques figures de connaissance, mais il n’y prenait pas garde : toute son attention était attirée par l’expression recueillie répandue sur les traits des soldats et des miliciens, qui contemplaient l’image avec une fiévreuse exaltation. Lorsque les chantres, fatigués, entonnèrent paresseusement, car c’était au moins le vingtième Te Deum qu’ils chantaient, l’invocation à la Vierge, et que le prêtre et le diacre reprirent en chœur : « Très sainte Vierge, muraille invisible et médiatrice divine, délivre du malheur Tes esclaves qui accoururent vers Toi, » toutes les figures reflétèrent le sentiment profond que Pierre avait déjà remarqué à la descente de Mojaïsk et chez la plupart de ceux qu’il avait rencontrés. Les fronts s’inclinaient plus souvent, les cheveux se rejetaient en arrière, les soupirs et les coups dans la poitrine se multipliaient. Tout à coup la foule eut un mouvement de recul et retomba sur Pierre. Un personnage, très important sans doute, à en juger par l’empressement avec lequel on s’écartait pour le laisser passer, s’approcha de l’image : c’était Koutouzow, qui revenait vers Tatarinovo, après être allé examiner le terrain. Pierre le reconnut aussitôt. Vêtu d’une longue capote, le dos voûté, son œil blanc sans regard ressortant sur sa figure aux joues pleines, il entra, en se balançant, dans le cercle, s’arrêta derrière le prêtre, fit machinalement un signe de croix, abaissa la main jusqu’à terre, soupira profondément et inclina sa tête grise. Il était suivi de Bennigsen et de son état-major. Malgré la présence du commandant en chef, qui avait détourné l’attention des généraux, les soldats et les miliciens continuèrent à prier sans se laisser distraire. Les prières achevées, Koutouzow s’avança, s’agenouilla lourdement, toucha la terre du front, et fit ensuite, à cause de son poids et de sa faiblesse, d’inutiles efforts pour se relever ; ces efforts imprimèrent à sa tête des mouvements saccadés. Quand il eut enfin réussi, il avança les lèvres comme font les enfants, et baisa l’image. Les généraux l’imitèrent, puis les officiers, et, après eux, les soldats et les miliciens, se poussant et se bousculant les uns les autres.

IV

Soulevé par la foule, Pierre regardait vaguement autour de lui.

« Comte Pierre Kirilovitch, comment êtes-vous là ? » demanda une voix.

Pierre se retourna. C’était Boris Droubetzkoï, qui s’approchait de lui en souriant, et en époussetant la poussière qu’il avait attrapée aux genoux en faisant ses génuflexions. Sa tenue, celle du militaire en campagne, était néanmoins élégante ; il portait comme Koutouzow une longue capote, et comme lui un fouet en bandoulière. Pendant ce temps, le général en chef, qui avait atteint le village, s’était assis, dans l’ombre projetée par une isba, sur un banc apporté en toute hâte par un cosaque, et qu’un autre avait recouvert d’un petit tapis. Une suite nombreuse et brillante l’entoura ; la procession poursuivit son chemin, accompagnée par la foule, tandis que Pierre, causant avec Boris, s’arrêtait à une trentaine de pas de Koutouzow.

« Croyez-moi, dit Boris à Pierre, qui lui exprimait son désir de prendre part à la bataille, je vous ferai les honneurs du camp, et le mieux, à mon avis, serait de rester auprès du général Bennigsen, dont je suis officier d’ordonnance et que je préviendrai. Si vous voulez avoir une idée de la position, venez avec nous, nous allons au flanc gauche, et, quand nous en reviendrons, faites-moi le plaisir d’accepter mon hospitalité pour la nuit : nous pourrons même organiser une petite partie. Vous connaissez sans doute Dmitri Serguéïévitch ? il campe là, — ajouta-t-il en indiquant la troisième maison de Gorky.

— Mais j’aurais désiré voir le flanc droit ; On le dit très fort, et ensuite je voudrais bien longer la Moskva et toute la position ?

— Vous le pourrez facilement, mais c’est le flanc gauche qui est le plus important.

— Pourriez-vous me dire où se trouve le régiment du prince Bolkonsky ?

— Nous passerons devant, je vous conduirai au prince.

— Qu’alliez-vous dire du flanc gauche ? demanda Pierre.

— Entre nous soit dit, répondit Boris en baissant la voix d’un air de confidence, le flanc gauche est dans une détestable position ; le comte Bennigsen avait un tout autre plan : il tenait à fortifier ce mamelon là-bas, mais Son Altesse ne l’a pas voulu, car… »

Boris n’acheva pas, il venait d’apercevoir l’aide de camp de Koutouzow, Kaïssarow, qui se dirigeait de leur côté.

« Païssi Serguéïévitch, dit Boris d’un air dégagé, je tâche d’expliquer au comte notre position, et j’admire Son Altesse d’avoir si bien deviné les intentions de l’ennemi.

— Vous parliez du flanc gauche ? demanda Kaïssarow.

— Oui, justement, le flanc gauche est maintenant formidable ! »

Quoique Koutouzow eût renvoyé de son état-major tous les gens inutiles, Boris avait su y conserver sa position en se faisant attacher au comte Bennigsen. Celui-ci, comme tous ceux sous les ordres desquels Boris avait servi, faisait de lui le plus grand cas.

L’armée était partagée en deux partis très distincts : celui de Koutouzow et celui de Bennigsen chef de l’état-major ; et Boris savait, avec beaucoup d’habileté, tout en témoignant un respect servile à Koutouzow, donner à entendre que ce vieillard était incapable de diriger les opérations, et que, de fait, c’était Bennigsen qui avait la haute main. On était maintenant à la veille de l’instant décisif qui devait accabler Koutouzow et faire passer le pouvoir entre les mains de Bennigsen, ou bien, si Koutouzow gagnait la bataille, on ne manquerait pas de faire comprendre que tout l’honneur en revenait à Bennigsen. Dans tous les cas, de nombreuses et importantes récompenses seraient distribuées après la journée du lendemain, et donneraient de l’avancement à une fournée d’inconnus. Cette prévision causait à Boris une agitation fébrile.

Pierre fut bientôt entouré par plusieurs officiers de sa connaissance, arrivés à la suite de Kaïssarow ; il avait peine à répondre à toutes les questions qu’on lui adressait sur Moscou, et à suivre les récits de toute sorte qu’on lui faisait. Les physionomies avaient une expression d’inquiétude et de surexcitation, mais il crut remarquer que cette surexcitation était causée par des questions d’intérêt purement personnel, et il se rappelait involontairement cette autre expression, profonde et recueillie, qui l’avait si vivement frappé sur d’autres visages : ces gens-là, en s’associant de cœur à l’intérêt général, comprenaient qu’il s’agissait d’une question de vie ou de mort pour chacun ! Koutouzow, apercevant Pierre dans le groupe, le fit appeler par son aide de camp ; Pierre se dirigea aussitôt vers lui, mais au même moment un milicien, le devançant, s’approcha également du commandant en chef : c’était Dologhow.

« Et celui-là, comment est-il ici ? demanda Pierre.

— Cet animal-là se faufile partout, lui répondit-on ; il a été dégradé, il faut bien qu’il revienne sur l’eau… Il a présenté différents projets, et il s’est glissé jusqu’aux avant-postes ennemis… Il n’y a pas à dire, il est courageux. » Pierre se découvrit avec respect devant Koutouzow, que Dologhow avait accaparé.

« J’avais pensé, disait ce dernier, que si je prévenais Votre Altesse, elle me chasserait, ou me dirait que la chose lui était connue ?

— Oui, c’est vrai, dit Koutouzow…

— Mais aussi que, si je réussissais, je rendrais service à ma patrie, pour laquelle je suis prêt à donner ma vie ! Si Votre Altesse a besoin d’un homme qui ne ménage pas sa peau, je la prie de penser à moi, je pourrais peut-être lui être utile.

— Oui, oui, » répondit Koutouzow, dont l’œil se reporta en souriant sur Pierre.

En ce moment Boris, avec son habileté de courtisan, s’avança pour se placer à côté de Pierre, avec qui il eut l’air de continuer une conversation commencée.

« Vous le voyez, comte, les miliciens ont mis des chemises blanches pour se préparer à la mort !… N’est-ce pas de l’héroïsme ? »

Boris n’avait évidemment prononcé ces paroles qu’avec l’intention d’être entendu ; il avait deviné juste, car Koutouzow, s’adressant à lui, lui demanda ce qu’il disait de la milice. Il répéta sa réflexion :

« Oui, c’est un peuple incomparable ! — dit Koutouzow, et, fermant les yeux, il hocha la tête : — Incomparable ! — murmura-t-il une seconde fois : — Vous voulez donc sentir la poudre, dit-il à Pierre, une odeur agréable, je ne dis pas !… J’ai l’honneur de compter parmi les adorateurs de madame votre femme ; comment va-t-elle ?… Mon bivouac est à vos ordres ! »

Comme il arrive souvent aux vieilles gens, Koutouzow détourna la tête d’un air distrait ; il semblait avoir oublié tout ce qu’il avait à dire, et tout ce qu’il avait à faire. Tout à coup, se souvenant d’un ordre à donner, il fit signe du doigt à André Kaïssarow, le frère de son aide de camp.

« Comment donc sont ces vers de Marine, les vers sur Ghérakow !… Dis-les un peu ! »

Kaïssarow les récita, et Koutouzow balançait la tête en mesure, en les écoutant.

Lorsque Pierre s’éloigna, Dologhow s’approcha de lui et lui tendit la main.

« Je suis charmé de vous rencontrer ici, comte, dit-il tout haut, sans paraître embarrassé le moins du monde par la présence d’étrangers.

— À la veille d’un pareil jour, reprit-il avec solennité et décision, à la veille d’un jour où Dieu seul sait ce qui nous attend, je suis heureux de trouver l’occasion de vous dire que je regrette les malentendus qui se sont élevés entre nous, et je désire que vous n’ayez plus de haine contre moi… Accordez-moi, je vous prie, votre pardon. »

Pierre regardait Dologhow en souriant, ne sachant que lui répondre. Celui-ci, les larmes aux yeux, l’entoura de ses bras et l’embrassa. Sur ces entrefaites, le comte Bennigsen, auquel Boris avait glissé quelques mots, proposa à Pierre de le suivre le long de la ligne des troupes.

« Cela vous intéressera, ajouta-t-il.

— Bien certainement, » répondit Pierre.

Une demi-heure plus tard, Koutouzow partit pour Tatarinovo, tandis que Bennigsen, accompagné de sa suite et de Pierre, allait faire son inspection.

V

Bennigsen descendit la grand’route vers le pont que l’officier avait indiqué à Pierre comme étant le centre de notre position, et dont le foin, fauché des deux côtés de la rivière, embaumait les abords. Après le pont, ils traversèrent le village de Borodino ; de là, prenant sur la gauche, ils dépassèrent une masse énorme de soldats et de fourgons d’artillerie, et se trouvèrent en vue d’un haut mamelon sur lequel les miliciens exécutaient des travaux de terrassement : c’était la redoute qui devait recevoir plus tard le nom de « Raïevsky » ou « la batterie du mamelon ». Pierre n’y fit que peu d’attention : il ne pouvait se douter que cet endroit deviendrait le point le plus mémorable du champ de bataille de Borodino. Ils franchirent ensuite le ravin qui les séparait de Séménovsky : les soldats emportaient les dernières poutres des isbas et des granges. Puis, montant et descendant tour à tour, ils traversèrent un champ de seigle, foulé et roulé comme par la grêle, et suivirent la nouvelle route frayée par l’artillerie au milieu des sillons d’un champ labouré, pour atteindre les ouvrages avancés auxquels on travaillait encore. Bennigsen s’y arrêta et jeta les yeux sur la redoute de Schevardino, qui hier encore était à nous, et sur laquelle on voyait se dessiner quelques cavaliers, que les officiers prétendaient être Napoléon ou Murat, avec leur suite. Pierre cherchait, comme eux, à deviner lequel pouvait être Napoléon. Quelques instants plus tard, ce groupe descendit de la hauteur et disparut dans le lointain. Bennigsen, s’adressant à un des généraux présents, lui expliqua à haute voix quelle était la position de nos troupes. Pierre faisait son possible pour se rendre compte des combinaisons qui motivaient cette bataille, mais il sentit, à son grand chagrin, que son intelligence n’allait pas jusque-là et qu’il n’y comprenait rien. Bennigsen, remarquant son attention, lui dit tout à coup :

« Cela ne peut, il me semble, vous intéresser ?

— Au contraire, » reprit Pierre.

Laissant les ouvrages avancés derrière eux, ils s’engagèrent sur la route, qui, en s’éloignant vers la gauche, traversait, en formant des courbes, un bois de bouleaux serrés mais peu élevés. Au milieu de la forêt, un lièvre, au pelage brun et aux pattes blanches, sauta tout à coup sur le chemin et se mit à courir longtemps devant eux, en excitant une hilarité générale, jusqu’au moment où, effrayé par le bruit des chevaux et des voix, il se jeta dans un fourré voisin. Deux verstes plus loin, ils débouchèrent dans une clairière : là se trouvaient des soldats du corps de Toutchkow, qui était chargé de défendre le flanc gauche. Arrivé à son extrême limite, Pierre vit Bennigsen parler avec chaleur, et supposa qu’il venait de prendre une disposition des plus importantes. En avant des troupes de Toutchkow, il y avait une éminence, qui n’était pas occupée par nos troupes, et Bennigsen critiqua hautement cette faute, en disant qu’il était absurde de laisser ainsi, sans le garnir, un point aussi élevé, et de se contenter de mettre des troupes dans le bas. Quelques généraux partagèrent son avis. L’un d’eux, entre autres, soutint, avec une énergie toute militaire, qu’on les exposait par là à une mort certaine. Bennigsen ordonna en son nom de faire placer des forces sur la hauteur. Cette disposition, qu’on venait de prendre au flanc gauche fit encore mieux sentir à Pierre son incapacité à comprendre les questions stratégiques ; en écoutant Bennigsen et les généraux qui discutaient la question, il leur donnait raison, et s’étonnait d’autant plus de la faute grossière qui avait été commise. Bennigsen, ignorant que ces troupes avaient été placées là, non, comme il le croyait, pour défendre la position, mais pour y rester cachées et tomber à l’improviste sur l’ennemi à un moment donné, changea ces dispositions, sans en prévenir le commandant en chef.

VI

Le prince André, pendant cette même soirée, était couché dans un hangar délabré du village de Kniaskovo, à l’extrême limite du campement de son régiment. Appuyé sur son coude, il fixait machinalement les yeux, à travers une fente des planches disjointes, sur la ligne de jeunes bouleaux ébranchés plantés le long de la clôture, et sur le champ aux gerbes d’avoine éparpillées, au-dessus duquel s’élevait la fumée des feux, où cuisait le souper des soldats. Quelque triste, pesante et inutile que lui parût sa vie, il se sentait, comme sept ans auparavant, à la veille d’Austerlitz, ému et surexcité. Il avait donné des ordres pour le lendemain, et il ne lui restait plus rien à faire ; aussi se sentait-il agité par les pressentiments les plus nets, et par conséquent les plus sinistres. Il prévoyait que cette bataille serait la plus effroyable entre toutes celles auxquelles il avait assisté jusqu’à ce jour, et la possibilité de mourir se présenta à lui pour la première fois dans toute sa cruelle nudité, dépouillée de tout lien avec sa vie présente, et de toute conjecture quant à l’effet qu’elle produirait sur les autres. Tout son passé se déroula devant lui comme dans une lanterne magique, en une longue suite de tableaux qui auraient été éclairés jusque-là par un faux jour, et qui en ce moment lui apparaissaient inondés de la vraie lumière. « Oui, les voilà, ces décevants mirages, ces mirages trompeurs qui m’exaltaient ! se disait-il en les examinant à la clarté froide et inexorable de la pensée de la mort. Les voilà, ces grossières illusions qui me paraissaient si belles et si mystérieuses… Et la gloire, et le bien public, et l’amour pour la femme et la patrie elle-même ! Comme tout alors me paraissait grandiose et profond !… Mais en réalité tout est pâle, mesquin, misérable, comparé à l’aube naissante de ce jour nouveau, qui, je le sens, s’éveille en moi ! » Sa pensée s’arrêtait surtout sur les trois grandes douleurs de sa vie : son amour pour une femme, la mort de son père et l’invasion française ! L’amour ?… Cette petite fille avec son auréole d’attraits !… « Comme je l’ai aimée, et quels rêves poétiques n’ai-je pas faits en songeant à un bonheur que je partagerais avec elle ? Je croyais à un amour idéal, qui devait me la conserver fidèle pendant l’année de mon absence, comme la colombe de la fable ! Mon père, lui aussi, travaillait et bâtissait à Lissy-Gory, croyant que tout était à lui, les paysans, la terre, et même l’air qu’il respirait. Napoléon est venu, et, sans se douter même de son existence, il l’a balayé de sa route comme un fétu de paille, et Lissy-Gory s’est effondré, l’entraînant dans sa ruine, tandis que Marie continue à dire que c’est une épreuve envoyée d’en haut ! Pourquoi une épreuve, puisqu’il n’est plus ! Pour qui est donc l’épreuve ?… Et la patrie, et la perte de Moscou ! qui sait ? Demain peut-être je serai tué par un des nôtres, comme hier au soir j’aurais pu l’être par ce soldat qui a déchargé son fusil à mon oreille par inadvertance. Les Français viendront, qui me prendront par les pieds et par la tête, et me jetteront dans la fosse, pour que l’odeur de mon cadavre ne les écœure pas ; puis la vie universelle continuera dans de nouvelles conditions, tout aussi naturelles que les anciennes, et je ne serai plus là pour en jouir ! » Il regarda la rangée de bouleaux dont l’écorce blanche, se détachant sur leur teinte uniforme, brillait au soleil : « Eh bien, qu’on me tue demain ! Que ce soit fini, et qu’il ne soit plus question de moi ! » Il se représenta vivement la vie sans lui ; ces bouleaux pleins d’ombre et de lumière, ces nuages moutonnant, les feux des bivouacs, tout prit soudain un aspect effrayant et menaçant. Un frisson le saisit, il se leva vivement et sortit du hangar pour marcher. Il entendit des voix.

« Qui est-là ? » dit-il.

Timokhine, le capitaine au nez rouge, l’ancien chef de compagnie de Dologhow, devenu chef de bataillon par suite du manque d’officiers, s’approcha timidement, suivi de l’aide de camp et du caissier du régiment. Le prince André écouta leur rapport, leur donna ses instructions, et allait les congédier lorsqu’il entendit une voix connue.

« Que diable ! » disait cette voix.

Le prince André se retourna, et aperçut Pierre, qui s’était heurté à une auge. Il éprouvait toujours un sentiment pénible à se retrouver avec les personnes qui lui rappelaient son passé ; aussi la vue de Pierre, qui avait été si intimement mêlé au douloureux dénoûment de son dernier séjour à Moscou, en augmenta la violence.

« Ah ! vous voilà ! dit-il, par quel hasard ? Je ne vous attendais certes pas ! »

En prononçant ces paroles, ses yeux et sa figure prirent un air plus que sec, c’était comme de l’inimitié ; Pierre le remarqua aussitôt, et l’empressement qu’il mettait à s’approcher du prince André se changea en embarras.

« Je suis venu… vous savez… enfin… je suis venu parce que c’est fort intéressant, répondit-il en répétant pour la centième fois de la journée la même phrase : — Je tenais à assister à une bataille !

— Ah ! vraiment !… Et vos frères les francs-maçons, qu’en diront-ils ? ajouta le prince André d’un air railleur… Que fait-on à Moscou ? Que font les miens ? Y sont-ils enfin arrivés ? ajouta-t-il plus sérieusement.

— Ils y sont, Julie Droubetzkoï me l’a dit ; je suis allé aussitôt les voir, mais je les ai manqués, ils étaient partis pour votre terre. »

VII

Les officiers firent un mouvement pour se retirer, mais le prince André, ne désirant pas rester en tête-à-tête avec son ami, les retint en leur offrant un verre de thé. Ils examinaient curieusement la massive personne de Pierre, et écoutaient, sans broncher, ses récits sur Moscou et sur les positions de nos troupes, qu’il venait de visiter. Le prince André gardait le silence, et l’expression désagréable de sa physionomie portait Pierre à s’adresser de préférence au chef de bataillon Timokhine ; celui-là l’écoutait avec bonhomie.

« Tu as donc compris la disposition de nos troupes ? demanda le prince André, en l’interrompant tout à coup.

— Oui… c’est-à-dire autant qu’un civil peut comprendre ces choses-là… J’en ai saisi le plan général.

— Eh bien, vous êtes plus avancé que qui que ce soit, dit en français le prince André.

— Ah ! dit Pierre stupéfait en le regardant par-dessus ses lunettes. Mais alors que pensez-vous de la nomination de Koutouzow ?

— Elle m’a fait plaisir, c’est tout ce que j’en puis dire.

— Et quelle est votre opinion sur Barclay de Tolly ?… Dieu sait ce qu’on en dit à Moscou…, et ici, qu’en dit-on ?

— Mais demandez-le à ces messieurs, » répondit le prince André.

Pierre se tourna vers Timokhine, de l’air souriant et interrogateur que chacun prenait involontairement en s’adressant au brave commandant.

« La lumière s’est faite, Excellence, lorsque Son Altesse a pris le commandement, répondit-il timidement en jetant des regards furtifs à son chef.

— Comment cela ? demanda Pierre.

— Par exemple, le bois et le fourrage ! Lorsque notre retraite a commencé après Svendziani, nous n’osions prendre nulle part ni foin ni fagots, et pourtant nous nous en allions… Cela lui restait donc, à « lui », n’est-ce pas, Excellence ? ajouta-t-il en s’adressant à « Son » prince… Et gare à nous si nous le faisions ! Deux officiers de notre régiment ont passé en jugement pour des histoires de ce genre ; mais lorsque Son Altesse a été nommée commandant en chef, tout est devenu clair comme le jour !

— Mais alors pourquoi l’avait-on défendu ? »

Timokhine, confus, ne savait comment répondre à cette question, que Pierre renouvela en la posant au prince André :

« Pour ne pas ruiner le pays qu’on laissait à l’ennemi, répondit André toujours d’un ton de raillerie. C’était une mesure extrêmement sage, car on ne saurait tolérer la maraude, et à Smolensk il a jugé aussi sainement que les Français pouvaient nous tourner, que leurs forces étaient supérieures en nombre aux nôtres… Mais ce qu’il n’a pu comprendre, s’écria-t-il avec un éclat de voix involontaire, c’est que nous défendions là pour la première fois le sol russe, et que les troupes s’y battaient avec un élan que je ne leur avais jamais vu ! Bien que nous eussions tenu vaillamment pendant deux jours, et que ce succès eût décuplé nos forces, il n’en a pas moins ordonné la retraite, et alors tous nos efforts et toutes nos pertes se sont trouvées inutiles !… Il ne pensait certes pas à trahir, il avait fait tout pour le mieux, il avait tout prévu : mais c’est justement pour cela qu’il ne vaut rien ! Il ne vaut rien parce qu’il pense trop, et qu’il est trop minutieux, comme le sont tous les Allemands. Comment te dirai-je ?… Admettons que ton père ait auprès de lui un domestique allemand, un excellent serviteur qui, dans son état normal de santé, lui rend plus de services que tu ne pourrais le faire… Mais que ton père tombe malade, tu le renverras, et, de tes mains maladroites, tu soigneras ton père, et tu sauras mieux calmer ses douleurs qu’un étranger, quelque habile qu’il soit. C’est la même histoire avec Barclay ; tant que la Russie se portait bien, un étranger pouvait la servir, mais, à l’heure du danger, il lui faut un homme de son sang ! Chez vous, au club, n’avait-on pas inventé qu’il avait trahi ? Eh bien, que résultera-t-il de toutes ces calomnies ? On tombera dans l’excès opposé, on aura honte de cette odieuse imputation, et, pour la réparer, on en fera un héros, ce qui sera tout aussi injuste. C’est un Allemand brave et pédant… et rien de plus !

— Pourtant, dit Pierre, on le dit bon capitaine.

— Je ne sais pas ce que cela veut dire, reprit le prince André.

— Mais enfin, dit Pierre, un bon capitaine c’est celui qui ne laisse rien au hasard, c’est celui qui devine les projets de son adversaire…

— C’est impossible ! s’écria le prince André, comme si cette question était résolue pour lui depuis longtemps. Pierre le regarda étonné.

— Pourtant, répliqua-t-il, la guerre ne ressemble-t-elle pas, dit-on, à une partie d’échecs ?

— Avec cette petite différence, reprit le prince André, qu’aux échecs rien ne te presse, et que tu prends ton temps, tout à l’aise… Et puis, le cavalier n’est-il pas toujours plus fort que le pion, et deux pions plus forts qu’un, tandis qu’à la guerre un bataillon est parfois plus fort qu’une division, et parfois plus faible qu’une compagnie ? Le rapport des forces de deux armées, reste toujours inconnu. Crois-moi : si le résultat dépendait toujours des ordres donnés par les états-majors, j’y serais resté, et j’aurais donné des ordres tout comme les autres ; mais, au lieu de cela, tu le vois, j’ai l’honneur de servir avec ces messieurs, de commander un régiment, et je suis persuadé que la journée de demain dépendra plutôt de nous que d’eux ! Le succès ne saurait être et n’a jamais été la conséquence, ni de la position, ni des armes, ni du nombre !

— De quoi donc alors ? fit Pierre.

— Du sentiment qui est en moi, qui est en lui, — et il montra Timokhine, — qui est dans chaque soldat. »

Timokhine regarda avec stupeur son chef dont l’excitation contrastait singulièrement à cette heure avec sa réserve et son calme habituels. On sentait qu’il ne pouvait s’empêcher d’exprimer les pensées qui lui venaient en foule.

« La bataille est toujours gagnée par celui qui est fermement décidé à la gagner. Pourquoi avons-nous perdu celle d’Austerlitz ? Nos pertes égalaient celles des Français, mais nous avons cru trop tôt à notre défaite, et nous y avons cru parce que nous ne tenions pas à nous battre là-bas, et que nous avions envie de quitter le champ de bataille. Nous avons perdu la partie ; eh bien, fuyons, et nous avons fui ! Si nous ne nous l’étions pas dit, Dieu sait ce qui serait arrivé, et demain nous ne le dirons pas ! Tu m’assures que notre flanc gauche est faible, et que le flanc droit est trop étendu ? C’est absurde, car cela n’a aucune importance ; pense donc à ce qui nous attend demain ! Des milliers de hasards imprévus, qui peuvent tout terminer en une seconde !… Parce que les nôtres ou les leurs auront fui ! Parce qu’on aura tué celui-ci ou celui-là !… Quant à ce qui se fait aujourd’hui, c’est un jeu, et ceux avec lesquels tu as visité la position n’aident en rien à la marche des opérations ; ils l’entravent au contraire, car ils n’ont absolument en vue que leurs intérêts personnels !

— Comment, dans le moment actuel ? demanda Pierre.

— Le moment actuel, reprit le prince André, n’est pour eux que le moment où il sera plus facile de supplanter un rival et de recevoir une croix ou un nouveau cordon. Pour moi, je n’y vois qu’une chose : cent mille Russes et cent mille Français se rencontreront demain pour se battre : celui qui se battra le plus et se ménagera le moins sera vainqueur ; je te dirai mieux : quoi qu’on fasse, quelque soit l’antagonisme de nos chefs, nous gagnerons la bataille demain !

— Voilà qui est la vérité, Excellence, la vraie vérité, murmura Timokhine, il n’y a pas à se ménager !… Croiriez-vous que les soldats de mon bataillon n’ont pas bu d’eau-de-vie ?… » « Ce n’est pas un jour pour cela, » disent-ils.

Il se fit un silence.

Les officiers se levèrent et le prince André sortit avec eux pour donner à son aide de camp ses derniers ordres. Dans ce moment, on entendit à peu de distance le bruit de quelques chevaux qui arrivaient par le chemin. Le prince André, se tournant de ce côté, reconnut aussitôt Woltzogen et Klauzevitz, accompagnés d’un cosaque ; ils passèrent si près d’eux, que Pierre et le prince André purent entendre qu’ils disaient en allemand :

« Il faut que la guerre s’étende, c’est la seule manière de faire !

— Oh oui ! répondit l’autre, du moment que le but principal est d’affaiblir l’ennemi, que l’on perde plus ou moins d’hommes, cela ne signifie rien !

— Certainement, reprit la première voix.

— Ah oui ! que la guerre s’étende ! dit le prince André avec colère : c’est ainsi que mon père, ma sœur et mon fils ont été chassés par elle ! Peu lui importe, à lui !… C’est bien ce que je te disais tout à l’heure : ce ne sont pas messieurs les Allemands qui gagneront la bataille, je te le jure ; ils ne feront que brouiller les cartes autant que possible, parce que dans la tête de cet Allemand il n’y a qu’un tas de raisonnements, dont le meilleur ne vaut pas une coquille d’œuf, et que dans son cœur il n’a pas ce que possède Timokhine, et qui sera nécessaire demain. Ils lui ont livré toute l’Europe, à « lui », et ils sont venus nous donner des leçons !… Excellents professeurs, ma foi !

— Ainsi donc, vous croyez que nous gagnerons la bataille ?

— Oui, répondit d’un air distrait le prince André. Il y a une chose seulement que je n’aurais pas permise, si j’avais pu l’empêcher : c’est de faire quartier. Pourquoi des prisonniers ? C’est de la chevalerie ! Les Français ont détruit ma maison, ils vont détruire Moscou : ce sont mes ennemis, ce sont des criminels ! Timokhine et toute l’armée pensent de même ; ils ne peuvent être nos amis, quoi qu’ils en aient dit, là-bas, à Tilsit !

— Oui, oui ; s’écria Pierre, dont les yeux étincelaient, je suis tout à fait de votre avis ! »

La question qui le troublait depuis la descente de Mojaïsk venait en effet de trouver sa solution claire et nette. Il comprit le sens et l’importance de la guerre, et de la bataille qui allait se livrer ; tout ce qu’il avait vu dans la journée, l’expression grave et recueillie répandue sur les visages des soldats, cette chaleur patriotique latente, comme on dit en terme de physique, qui perçait chez chacun d’eux, lui furent expliquées, et il ne s’étonna plus du calme, de l’insouciance même avec lesquels on se préparait à mourir.

« Si l’on ne faisait pas de prisonniers, la guerre changerait de caractère et deviendrait, crois-moi, moins cruelle… Mais nous n’avons fait que jouer à la guerre, voilà le tort : nous faisons les généreux, et cette générosité, cette sensiblerie sont celles d’une femmelette, qui se trouve mal à la vue d’un veau qu’on égorge : la vue du sang révolte sa bonté naturelle, mais que ce veau soit mis à une bonne sauce, et elle en mangera tout comme les autres. On nous parle des lois de la guerre, de chevalerie, de parlementaires, d’humanité envers les blessés… nous nous dupons mutuellement ! On dévaste les foyers, on fait de faux assignats, on tue mon père, mes enfants : et l’on vient après ça nous parler des lois de la guerre, de la générosité envers l’ennemi ? Pas de quartier aux blessés !… Les tuer sans merci et aller soi-même à la mort ! Celui qui est arrivé comme moi à cette conviction, en passant par d’atroces souffrances… »

Le prince André, après avoir cru un moment qu’il lui serait indifférent de voir prendre Moscou, comme on avait pris Smolensk, s’arrêta tout à coup. Un spasme lui serra le gosier, il fit quelques pas en silence : ses yeux avaient un éclat fiévreux, et ses lèvres tremblaient lorsqu’il reprit la parole :

« S’il n’y avait pas de fausse générosité à la guerre, on ne la ferait que pour une raison sérieuse, et en sachant qu’on va à la mort ; alors on ne se battrait pas sous prétexte que Paul Ivanovitch a offensé Michel Ivanovitch ! Alors tous les Hessois et tous les Westphaliens que Napoléon traîne après lui ne seraient pas venus en Russie, et nous ne serions pas allés en Autriche et en Prusse sans savoir pourquoi. Il faut accepter l’effroyable nécessité de la guerre, sérieusement, avec austérité… Assez de mensonges comme cela ! Il faut la faire comme on doit la faire, ce n’est pas un jeu. Autrement elle n’est qu’un délassement à l’usage des oisifs et des frivoles. La classe des militaires est la plus honorable, et cependant à quelles extrémités n’en viennent-ils pas pour assurer leur triomphe ? Quel est, en effet, le but de la guerre ? l’assassinat ! Ses moyens ? l’espionnage, la trahison ! Quel en est le mobile ? le pillage et le vol pour l’approvisionnement des hommes !… C’est-à-dire le mensonge et la duplicité sous toutes les formes et sous le nom de ruses de guerre ? Quelle est la règle à laquelle se soumettent les militaires ? À l’absence de toute liberté, c’est-à-dire à la discipline, qui couvre l’oisiveté, l’ignorance, la cruauté, la dépravation, l’ivrognerie, et cependant ils sont universellement respectés. Tous les souverains, excepté l’empereur de la Chine, portent l’uniforme militaire, et celui qui a tué le plus d’hommes reçoit la plus haute récompense !… Qu’il s’en rencontre, comme demain par exemple, des milliers qui s’estropient et se massacrent… Que verrons-nous après ? Des Te Deum d’actions de grâces pour le grand nombre de tués, dont d’ailleurs on exagère toujours le chiffre ; puis on fera sonner bien haut la victoire, car plus il y a de morts, plus elle est éclatante… Et ces prières, comment seront-elles reçues par Dieu qui regarde ce spectacle ? Ah ! mon ami, la vie m’est devenue à charge dans ces derniers temps : je vois trop au fond des choses, et il ne sied pas à l’homme de goûter à l’arbre de la science du bien et du mal… Enfin, ce ne sera plus pour longtemps !… Mais pardon, mes divagations te fatiguent, et moi aussi… Il est temps… retourne à Gorky !

— Oh non ! répondit Pierre en fixant sur son ami ses yeux effarés, mais pleins de sympathie.

— Va, va ! Il faut dormir avant de se battre, — dit le prince André en s’approchant vivement de Pierre et en l’embrassant. — Adieu, s’écria-t-il, nous reverrons-nous ? Dieu seul le sait ! » Et, se détournant, il le poussa dehors.

Il faisait sombre, et Pierre ne put distinguer l’expression de sa figure. Était-elle tendre ou sévère ? Il resta quelques secondes indécis : retournerait-il auprès de lui, ou se remettrait-il en route ?

« Non, il n’a pas besoin de moi, et je sais que c’est notre dernière entrevue, » se dit-il en soupirant profondément et en se dirigeant vers Gorky.

Le prince André s’étendit sur un tapis, mais il ne put s’endormir. Au milieu de toutes les images qui se confondaient dans son esprit, sa pensée s’arrêta longuement sur une d’elles avec une douce émotion : il revoyait une soirée à Pétersbourg, pendant laquelle Natacha lui racontait avec entrain comment, l’été précédent, elle s’était égarée, à la recherche des champignons, dans une immense forêt. Elle lui décrivait, à bâtons rompus, la solitude de la forêt, ses sensations, ses conversations avec le vieux gardien des ruches, et elle s’interrompait à chaque instant pour lui dire : « Non, ce n’est pas ça… je ne puis pas m’exprimer… vous ne me comprenez pas, j’en suis sûre !… » Et malgré les protestations réitérées du prince André elle se désolait de ne pouvoir rendre l’impression exaltée et poétique qu’elle avait ressentie ce jour-là… « Ce vieillard était adorable… et la forêt était si sombre et il avait de si bons yeux !… Non, non, je ne puis pas, je ne sais pas raconter, » ajoutait-elle en devenant toute rouge. Le prince André sourit à ce souvenir, comme il avait souri alors en la regardant : « Je la comprenais alors, pensait-il ; je comprenais sa franchise, l’ingénuité de son âme : oui, c’était son âme que j’aimais en elle, que j’aimais si profondément, si fortement, de cet amour qui me donnait tant de bonheur ! » Et subitement il tressaillit, en se rappelant le dénouement : « Il n’avait guère besoin de tout cela, « lui » ! Il n’a rien vu, rien compris, elle n’était pour « lui » qu’une fraîche et jolie fille qu’il n’a pas daigné lier à son sort, tandis que moi… Et cependant « il » vit encore, et il s’amuse !… » À ce souvenir, il lui sembla qu’on le touchait avec un fer rouge : il se redressa brusquement, se leva et se remit à marcher.

VIII

Le 6 septembre, la veille de la bataille de Borodino, le préfet du palais de l’Empereur des Français, Monsieur de Beausset, et le colonel Fabvier arrivèrent, l’un de Paris, l’autre de Madrid, et trouvèrent Napoléon à son bivouac de Valouïew. Monsieur de Beausset, revêtu de son uniforme de cour, se fit précéder d’un paquet à l’adresse de l’Empereur, qu’il avait été chargé de lui remettre. Pénétrant dans le premier compartiment de la tente, il défit l’enveloppe, tout en s’entretenant avec les aides de camp qui l’entouraient. Fabvier s’était arrêté à l’entrée, et causait au dehors. L’Empereur Napoléon achevait sa toilette dans sa chambre à coucher, et présentait à la brosse du valet de chambre, tantôt ses larges épaules, tantôt sa forte poitrine, avec le frémissement de satisfaction d’un cheval qu’on étrille. Un autre valet de chambre, le doigt sur le goulot d’un flacon d’eau de Cologne, en aspergeait le corps bien nourri de son maître, persuadé que lui seul savait combien il fallait de gouttes et comment il fallait les répandre. Les cheveux courts de l’Empereur se plaquaient mouillés sur son front, et sa figure, quoique jaune et bouffie, exprimait un bien-être physique.

« Allez ferme, allez toujours ! » disait-il au valet de chambre, qui redoublait d’efforts.

L’aide de camp qui venait d’entrer pour faire son rapport sur l’engagement de la veille et le nombre des prisonniers, attendait à la porte l’autorisation de se retirer. Napoléon lui jeta un regard en dessous.

« Pas de prisonniers ? répéta-t-il : ils aiment donc mieux se faire écharper ?… Tant pis pour l’armée russe ! — et continuant à faire le gros dos et à présenter ses épaules aux frictions de son valet de chambre : — C’est bien, faites entrer Monsieur de Beausset, ainsi que Fabvier, dit-il à l’aide de camp.

— Oui, Sire, » répondit ce dernier en s’empressant de sortir.

Les deux valets de chambre habillèrent leur maître, en un tour de main, de l’uniforme gros-bleu de la garde, et il se dirigea vers le salon d’un pas ferme et précipité. Pendant ce temps, Beausset avait rapidement déballé le cadeau de l’Impératrice, et l’avait placé sur deux chaises, en face de la porte par laquelle l’Empereur devait entrer ; mais ce dernier avait mis une telle hâte à sa toilette, qu’il n’avait pas eu le temps de disposer convenablement la surprise destinée à Sa Majesté. Napoléon remarqua son embarras, et, feignant de ne pas s’en apercevoir, fit signe à Fabvier d’approcher. Il écouta, les sourcils froncés et sans dire un mot, les éloges que le colonel faisait de ses troupes qui se battaient à Salamanque, à l’autre bout du monde, et qui n’avaient, selon lui, qu’une seule et même pensée : se montrer dignes de leur Empereur, et une seule crainte : celle de lui déplaire ! Cependant le résultat de la bataille n’avait pas été heureux, et Napoléon se consolait en interrompant Fabvier par des questions ironiques, qui prouvaient qu’il ne s’était attendu à rien de mieux en son absence.

« Il faut que je répare cela à Moscou, dit Napoléon… À tantôt, au revoir !… » Et, se retournant vers Beausset, qui avait eu le temps de recouvrir l’envoi de l’Impératrice d’une draperie, il l’appela.

Beausset fit un profond salut à la française, comme seuls savaient les faire les vieux serviteurs des Bourbons, et lui remit un pli cacheté. Napoléon lui tira gaiement l’oreille.

« Vous vous êtes dépêché, j’en suis bien aise… Eh bien, que dit Paris ? ajouta-t-il en prenant subitement un air sérieux.

— Sire, tout Paris regrette votre absence, » répondit le préfet.

Napoléon savait parfaitement que ce n’était là qu’une adroite flatterie : dans ses moments lucides, il comprenait aussi que c’était faux ; mais cette phrase lui fut agréable, et il lui effleura de nouveau l’oreille.

« Je suis fâché, dit-il, de vous avoir fait faire tant de chemin.

— Sire, je ne m’attendais à rien moins qu’à vous trouver aux portes de Moscou. »

Napoléon sourit et jeta un regard distrait à sa droite. Un aide de camp, s’inclinant avec grâce, lui présenta aussitôt une tabatière en or.

« Oui, vous avez de la chance, dit-il en aspirant une prise : vous qui aimez les voyages, vous verrez Moscou dans trois jours ; vous ne vous attendiez certes pas à visiter la capitale asiatique ? »

Beausset s’inclina en signe de reconnaissance pour la délicate attention de son souverain, qui lui prêtait un goût dont il ne soupçonnait pas lui-même l’existence.

« Ah ! qu’est-ce donc ? » dit Napoléon en remarquant que l’attention de sa suite était concentrée sur la draperie.

Beausset, avec l’habileté d’un courtisan accompli, fit un demi-tour et souleva adroitement le voile, en disant :

« C’est un présent que l’Impératrice envoie à Votre Majesté. »

C’était le portrait de l’enfant né du mariage de Napoléon avec la fille de l’Empereur d’Autriche, peint par Gérard. Le ravissant petit garçon, avec ses cheveux bouclés, et un regard semblable à celui du Christ de la Madone Sixtine, était représenté jouant au bilboquet : la boule figurait le globe terrestre, et le manche qu’il tenait de l’autre main simulait un sceptre. Quoiqu’il fût difficile de s’expliquer pourquoi l’artiste avait peint le roi de Rome perçant le globe avec un bâton, cette allégorie avait été trouvée, par tous ceux qui l’avaient vue à Paris, aussi claire et aussi délicate qu’elle le parut à Napoléon en ce moment.

« Le roi de Rome ! dit-il avec un geste gracieux… admirable !… » Et avec cette faculté tout italienne de changer instantanément l’expression de son visage, il s’approcha du portrait d’un air pensif et tendre.

Il savait qu’à cette heure chacune de ses paroles et chacun de ses gestes seraient burinés dans l’histoire. Aussi, comme contraste à cette grandeur qui lui permettait de faire représenter son fils jouant au bilboquet avec le globe du monde, crut-il avoir trouvé une heureuse inspiration en lui opposant le simple sentiment de la tendresse paternelle. Ses yeux se voilèrent, il fit un pas en avant, et sembla chercher une chaise ; la chaise fut vivement avancée, et il s’assit en face du portrait. Il fit un geste, et tout le monde se retira sur la pointe du pied, en laissant le grand homme se livrer à son émotion. Après quelques instants de muette contemplation, il se leva et rappela Beausset et l’aide de camp ; il ordonna de placer le tableau devant la tente, pour ne pas priver sa vieille garde du bonheur de voir le roi de Rome, le fils et l’héritier de leur Souverain adoré ! Ce qu’il avait prévu arriva : pendant qu’il déjeunait avec Monsieur de Beausset, auquel il avait fait l’honneur de l’inviter, on entendit devant la tente une explosion de cris enthousiastes, poussés par les officiers et les soldats de la vieille garde.

« Vive l’Empereur ! Vive le roi de Rome ! »

Le déjeuner fini, Napoléon dicta devant Beausset son ordre du jour à l’armée.

« Courte et énergique, » dit-il après avoir lu cette proclamation qu’il avait dictée d’un jet.


« Soldats !

« Voilà la bataille que vous avez tant désirée ! Désormais la victoire dépend de vous ; elle nous est nécessaire, elle nous donnera l’abondance, de bons quartiers d’hiver et un prompt retour dans la patrie. Conduisez-vous comme à Austerlitz, à Friedland, à Vitebsk, à Smolensk, et que la postérité la plus reculée cite avec orgueil votre conduite dans cette journée ; que l’on dise de chacun de vous : « Il était à cette grande bataille !

« Napoléon. »


Après avoir invité Monsieur de Beausset, qui aimait tant les voyages, à l’accompagner dans sa promenade, il sortit avec lui de sa tente, et se dirigea vers les chevaux qu’on venait de seller.

« Votre Majesté est trop bonne, » dit de Beausset, quoiqu’il eût fort envie de dormir et qu’il ne sût pas monter à cheval : mais, du moment que Napoléon avait incliné la tête, force fut à Beausset de le suivre.

À la vue de l’Empereur, les cris des vieux grognards qui entouraient le tableau devinrent frénétiques. Napoléon fronça les sourcils.

« Enlevez-le, dit-il en indiquant le portrait : il est encore trop jeune pour voir un champ de bataille ! »

Beausset ferma les yeux, baissa la tête, soupira profondément, et témoigna, par un geste plein de déférence, qu’il savait apprécier les paroles de l’Empereur.

IX

L’historien de Napoléon nous le représente ce jour-là, passant la matinée à cheval, inspectant le terrain, discutant les différents plans qui lui étaient soumis par ses maréchaux, et donnant ses ordres aux généraux. La ligne primitive des troupes russes le long de la Kolotcha avait été rompue, et une partie de cette ligne, notamment le flanc gauche, avait été reculée par suite de la prise de la redoute de Schevardino. Cette partie n’était plus ni fortifiée ni couverte par la rivière, et devant elle s’étendait une plaine ouverte et unie. Il était évident, aussi bien pour un civil que pour un militaire, que c’était là que devait commencer l’attaque. Cela n’exigeait pas, du moins à ce qu’il semblait, de grandes combinaisons, ni ces soins minutieux de l’Empereur et de ses maréchaux, ni cette faculté supérieure, appelée le génie, qu’on aime tant à prêter à Napoléon ; mais ceux qui l’entouraient ne furent pas de cet avis, et les historiens qui décrivirent après coup ces événements firent chorus avec eux. Tout en parcourant le terrain et en examinant d’un air méditatif et soucieux les moindres détails de la localité, il secouait la tête, tantôt d’un air défiant, tantôt d’un air approbateur, et, sans initier aucun des généraux aux pensées profondes qui motivaient ses décisions, il se bornait à leur en donner la conclusion sous forme d’ordres. Davout, le prince d’Eckmühl, ayant émis l’opinion qu’il fallait tourner le flanc gauche des Russes, il lui répondit, sans lui en expliquer la raison, que c’était inutile. En revanche, il approuva le projet du général Compans, qui consistait à attaquer les ouvrages avancés et à faire passer les divisions par le bois, quoique Ney, duc d’Elchingen, se permît de faire observer qu’un mouvement à travers la forêt pouvait être dangereux, et mettre le désordre dans les rangs. En examinant l’endroit qui faisait face à la redoute de Schevardino, il réfléchit quelques secondes en silence, et indiqua les places où devaient s’élever pour le lendemain deux batteries, destinées à contre-battre les redoutes des Russes, et aussi la position que devait occuper l’artillerie de campagne. Après avoir donné ses instructions, il retourna à son bivouac et dicta les dispositions pour l’ordre de bataille.

Ces dispositions, qui ont provoqué un enthousiasme sans bornes chez les historiens français et une approbation unanime chez les étrangers, étaient conçues en ces termes :

« Deux nouvelles batteries, élevées pendant la nuit dans la plaine occupée par le prince d’Eckmühl, ouvriront, au petit jour, le feu contre les deux batteries ennemies leur faisant face.

« Le chef de l’artillerie du 1er corps, général Pernetti, se portera alors en avant avec 30 canons de la division Compans et tous les obusiers des divisions Desaix et Friant ; il ouvrira le feu, et lancera ses obus sur la batterie ennemie, attaquée par :


Canons de l’artillerie de la garde 
 24 pièces.
Canons de la division Compans 
 30 pièces.
Canons des divisions Desaix et Friant 
 8 pièces.
—————
Total 
 62 pièces.


« Le chef de l’artillerie du 3e corps, général Fouché, placera tous les obusiers des 3e et 8e corps, 16 pièces en tout, sur les flancs de la batterie destinée à canonner la fortification gauche, ce qui réunira contre elle 40 bouches à feu.

« Le général Sorbier se tiendra prêt à se porter en avant au premier signal avec tous les obusiers de l’artillerie de la garde, contre l’une ou l’autre des fortifications.

« Pendant la canonnade, le prince Poniatowsky se dirigera vers le village dans la forêt et tournera la position ennemie.

« Le général Compans traversera la forêt pour s’emparer du premier retranchement.

« Une fois la bataille engagée sur ce plan, d’autres ordres seront donnés conformément aux mouvements de l’ennemi.

« La canonnade sur l’aile gauche commencera aussitôt que se fera entendre celle de l’aile droite. Les tirailleurs de la division Morand et de la division du vice-roi ouvriront un feu violent, lorsque commencera l’attaque de l’aile droite.

« Le vice-roi s’emparera du village[1], et en franchira les trois ponts, en avançant sur la même ligne que les divisions Morand et Gérard, qui, menées par lui, se dirigeront vers la redoute et rejoindront les autres troupes.

« Le tout se fera avec ordre et méthode, en gardant autant que possible des troupes en réserve.

« Au camp impérial près de Mojaïsk, 6 septembre 1812. »

S’il est permis de juger les combinaisons de Napoléon, en se dégageant de l’influence presque superstitieuse qu’exerçait son génie, il est évident, au contraire, que ces dispositions manquent de clarté et de netteté. Ce document, en effet, contient quatre dispositions, dont aucune ne pouvait être et ne fut exécutée. Il est dit en premier : que les batteries élevées sur la place choisie par Napoléon, renforcées par les bouches à feu de Pernetti et de Fouché, 102 pièces en tout, devaient ouvrir le feu et couvrir de projectiles les ouvrages avancés de l’ennemi. Or il était impossible d’exécuter cet ordre, parce que les projectiles ne pouvaient atteindre les retranchements ennemis, et que ces 102 bouches à feu les lancèrent dans le vide, jusqu’au moment où un général prit sur lui, contre l’ordre de l’Empereur, de les faire avancer.

La seconde disposition, qui enjoignait à Poniatowsky de se diriger sur le village par la forêt, pour aller tourner l’aile gauche des Russes, ne put également aboutir, car Poniatowsky rencontra, dans la forêt, Toutchkow, qui lui barra le passage et l’empêcha de tourner la position indiquée. La troisième ordonnait au général Compans de se porter sur la forêt et de s’emparer du premier retranchement : or la division Compans ne s’en empara pas, et fut repoussée, parce qu’en sortant de la forêt elle fut forcée, par une circonstance ignorée de Napoléon, de s’aligner sous le feu de la mitraille. Enfin, aux termes de la quatrième, le vice-roi devait s’emparer du village de Borodino, traverser la rivière sur ses trois ponts, sur la même ligne que les divisions Morand et Friant (divisions dont les mouvements ne sont indiqués nulle part), lesquelles, sous sa direction, devaient se diriger vers la redoute et se placer sur la même ligne que les autres troupes. Autant qu’il est possible de se rendre compte de cet ordre, en se reportant aux tentatives faites par le vice-roi pour l’exécuter, on devine qu’il devait se porter à gauche sur la redoute, en traversant Borodino, tandis que les divisions Morand et Friant avançaient en même temps en deçà de la ligne. Rien de tout cela n’était exécutable. Le vice-roi, ayant traversé Borodino, fut battu sur la Kolotcha, et les divisions Morand et Friant, qui subirent le même sort, n’enlevèrent pas la redoute, dont la cavalerie ne s’empara qu’à la fin de la bataille. Ainsi aucune de ces dispositions ne fut effectuée. Il était dit encore que « des ordres ultérieurs seraient donnés conformément aux mouvements de l’ennemi ». Il était donc présumable que Napoléon prendrait les mesures nécessaires durant le cours de la bataille, mais il n’en fit rien, car, comme on le sut plus tard, il se trouva à une telle distance du centre des opérations, qu’il n’en eut pas connaissance et qu’aucun des ordres donnés par lui pendant ce temps ne put être exécuté.

X

Plusieurs historiens assurent que si les Français ont été battus à Borodino, c’est parce que Napoléon souffrait ce jour-là d’un gros rhume. Sans ce rhume, ses combinaisons eussent été marquées au sceau du génie pendant la bataille, la Russie eût été perdue, et la face du monde changée ! Cette conclusion est d’une logique incontestable pour les écrivains qui soutiennent que la Russie s’est transformée par la seule volonté de Pierre le Grand ; que la république française s’est métamorphosée en Empire, et que les armées françaises sont entrées en Russie, également par la seule volonté de Napoléon. S’il avait dépendu de lui de livrer ou de ne pas livrer la bataille de Borodino, de prendre ou de ne pas prendre telle décision, il serait évident en ce cas que le rhume, qui aurait paralysé son action, eût été la cause du salut de la Russie, et que le valet de chambre qui oublia, le 28, de lui donner une chaussure imperméable, eût été notre sauveur ! Dans cet ordre d’idées, cette conclusion est aussi plausible que celle qu’en manière de plaisanterie Voltaire tire de la Saint-Barthélemy, due, dit-il, à un dérangement d’estomac de Charles IX. Mais, pour ceux qui n’admettent pas cette manière de raisonner, cette réflexion est tout bonnement absurde, et contraire en tous points à toute logique humaine. À la question de savoir quelle est la raison d’être des faits historiques, il nous paraît bien plus simple de répondre que la marche des événements de ce monde est arrêtée d’avance, et dépend de la coïncidence de toutes les volontés de ceux qui participent aux événements, et que celle des Napoléons n’y a qu’une influence extérieure et apparente.

Quelque étrange que paraisse à première vue de supposer que la Saint-Barthélemy, voulue et commandée par Charles IX, n’ait pas été le fait de sa volonté, et que le carnage de Borodino, qui a coûté 80 000 hommes, n’ait pas été réellement ordonné par Napoléon, bien qu’il eût pris toutes les dispositions à cet effet, la dignité humaine, en me démontrant que chacun de nous est homme au même degré que Napoléon, autorise cette solution, confirmée à plusieurs reprises par les recherches des historiens. Le jour de la bataille de Borodino, Napoléon n’a ni visé ni tué personne : tout fut fait par ses soldats, qui tuèrent leurs ennemis, non en conséquence de ses ordres, mais en obéissant à leur propre impulsion. Toute l’armée, Français, Allemands, Italiens, Polonais, affamés, déguenillés, fatigués par les marches qu’ils venaient de faire, sentait, en face de cette autre armée qui lui barrait le passage, que le vin était tiré et qu’il fallait le boire ! Si Napoléon leur avait défendu de se battre contre les Russes, ils l’auraient égorgé, et se seraient battus quand même, parce que c’était devenu inévitable !

À la lecture de la proclamation de Napoléon, qui leur promettait, comme compensation aux souffrances et à la mort, que la postérité dirait d’eux : « qu’eux aussi avaient pris part à la grande bataille de la Moskwa », ils avaient répondu par le cri de : « Vive l’Empereur ! » comme ils l’avaient déjà fait devant le portrait de l’enfant qui jouait au bilboquet avec la boule du monde, comme ils l’avaient acclamé à chaque non-sens qu’il avait dit. Ils n’avaient donc plus qu’une chose à faire, répéter : « Vive l’Empereur ! » et aller se battre pour gagner la nourriture et le repos qui, une fois vainqueurs, les attendaient à Moscou. Ils ne tuaient donc pas leurs semblables en vertu des ordres de leur maître ; Napoléon lui-même n’était pour rien dans la direction de la bataille, puisque aucune de ses dispositions n’a été exécutée et qu’il ignorait ce qui se passait. Ainsi donc la question de savoir d’une manière précise si Napoléon avait ou non un rhume à ce moment-là, n’a pas plus d’importance dans l’histoire que le rhume du dernier soldat du train.

Les historiens attribuent encore à ce rhume légendaire la faiblesse de ses dispositions, qui, selon nous, étaient au contraire mieux prises que celles qui lui avaient fait gagner d’autres batailles ; elles paraissent inférieures aujourd’hui, parce que la bataille de Borodino fut la première que perdit Napoléon. Les combinaisons les plus profondes et les plus ingénieuses semblent toujours mauvaises, et donnent prise aux critiques savantes des tacticiens, lorsqu’elles n’ont pas amené la victoire ; et vice versa. Les dispositions de Weirother, à la bataille d’Austerlitz, étaient le modèle de la perfection en ce genre, et cependant on les a désapprouvées, à cause même de cette perfection et de leur minutie.

Napoléon à Borodino avait joué son rôle de représentant du pouvoir aussi bien et même mieux que dans ses autres batailles. Il s’en était tenu aux mesures les plus sages. Aucune confusion, aucune contradiction ne peut lui être imputée ; il n’a pas perdu la tête, il n’a pas fui du champ de bataille, et son tact et sa grande expérience contribuèrent au contraire à lui faire remplir, avec calme et dignité, le personnage de chef suprême, qui semblait lui être attribué dans cette sanglante tragédie.

XI

Napoléon revint pensif de sa tournée d’inspection, en se disant : « Les pièces sont sur l’échiquier, à demain le jeu ! » S’étant fait donner un verre de punch, il manda de Beausset pour lui parler des changements à introduire dans la maison de l’Impératrice, et étonna le préfet par la façon dont les moindres détails des choses de la cour étaient présents à sa mémoire.

S’intéressant à des niaiseries, il plaisantait Beausset sur son amour des voyages, et causait avec insouciance, comme aurait pu le faire un grand opérateur qui retrousse tranquillement ses manches et met son tablier, pendant qu’on attache le patient sur son lit de souffrance : « L’affaire est à moi, semblait-il se dire, et j’en tiens tous les fils entre mes mains : quand il faudra agir, je m’en tirerai mieux que personne… Quant à présent, je puis plaisanter : plus je plaisante, plus je suis calme, plus vous devez être rassurés et confiants, et plus vous devez être étonnés de mon génie ! »

Après un second verre de punch, il alla prendre quelques instants de repos ; il était trop préoccupé de la journée du lendemain pour pouvoir dormir, et, quoique l’humidité du soir eût augmenté son rhume, il passa, en se mouchant bruyamment, à trois heures du matin, dans la partie de la tente qui formait son salon, et demanda si les Russes étaient toujours là. On lui répondit que les feux ennemis apparaissaient toujours sur les mêmes points. L’aide de camp de service entra.

« Eh bien, Rapp, croyez-vous que nous ferons de la bonne besogne aujourd’hui ?

— Sans aucun doute, Sire… »

L’Empereur le regarda.

« Rappelez-vous, Sire, ce que vous m’avez fait l’honneur de me dire à Smolensk : « Le vin est tiré, il faut le boire ! »

Napoléon fronça le sourcil et garda longtemps le silence.

« Cette pauvre armée, dit-il tout à coup, elle est bien diminuée depuis Smolensk. La fortune est une franche courtisane, Rapp, je le disais toujours et je commence à l’éprouver ; mais la garde, la garde est intacte ? demanda-t-il.

— Oui, Sire. »

Napoléon glissa une pastille dans sa bouche, et regarda à sa montre ; il n’avait pas envie de dormir, il y avait loin jusqu’au matin, et pour tuer le temps, il n’y avait plus d’ordres à donner. Tout était prêt.

« A-t-on distribué les biscuits aux régiments de la garde ? demanda-t-il sévèrement.

— Oui, Sire.

— Et le riz ? »

Rapp répondit qu’il avait pris lui-même les mesures nécessaires à cet effet, mais Napoléon secoua la tête d’un air mécontent : il semblait douter que ce dernier ordre eût été exécuté. Un valet de chambre apporta du punch, Napoléon en fit donner un verre à son aide de camp ; tout en le dégustant à petites gorgées :

« Je n’ai ni goût ni odorat, dit-il ; ce rhume est insupportable, et l’on me vante la médecine et les médecins, lorsqu’ils ne peuvent pas même me guérir d’un rhume !… Corvisart m’a donné ces pastilles, et elles ne me font aucun bien ! Ils ne savent rien traiter et ne le sauront jamais… Notre corps est une machine à vivre. Il est organisé pour cela, c’est sa nature ; laissez-y la vie à son aise, qu’elle s’y défende elle-même : elle fera plus que si vous la paralysez en l’encombrant de remèdes. Notre corps est comme une montre parfaite, qui doit aller un certain temps : l’horloger n’a pas la faculté de l’ouvrir ; il ne peut la manier qu’à tâtons et les yeux bandés… Notre corps est une machine à vivre, voilà tout ! » Une fois entré dans la voie des définitions qu’il aimait tant, il en émit tout à coup une autre[2]  : « Savez-vous ce que c’est que l’art militaire ? C’est le talent, à un moment donné, d’être plus fort que son ennemi ! »

Rapp ne répondit rien.

« Demain nous aurons affaire à Koutouzow. C’est lui qui commandait à Braunau, vous en souvient-il ? et il n’est pas monté à cheval une seule fois pendant trois semaines pour examiner les fortifications… Nous verrons bien ! »

Il regarda encore une fois à sa montre ; il n’était que quatre heures. Il se leva, fit quelques pas, passa une redingote sur son uniforme, et sortit de la tente. La nuit était sombre, et un léger brouillard flottait dans l’air. On distinguait à peine les feux de bivouac de la garde ; à travers la fumée, on entrevoyait dans le lointain ceux des avant-postes russes. Tout était calme ; on n’entendait que le bruit sourd et le piétinement des troupes françaises qui s’apprêtaient à aller occuper les positions désignées. Napoléon s’avança, examina les feux, prêta l’oreille au bruit toujours croissant, et, passant près d’un grenadier de haute taille, qui montait la garde devant sa tente et qui se tenait immobile et droit comme un pilier à l’apparition de l’Empereur, il s’arrêta devant lui.

« Combien d’années de service ? lui demanda-t-il avec cette brusquerie affectueuse et militaire dont il faisait volontiers parade avec les soldats. — Ah ! un des vieux ! Et le riz ?… l’a-t-on reçu au régiment ?

— Oui, Sire. »

Napoléon fit un signe de tête et le quitta. À cinq heures et demie, il se dirigea à cheval vers le village de Schevardino ; l’aube blanchissait, le ciel s’éclaircissait de plus en plus, un seul nuage flottait à l’orient. Les feux abandonnés se mouraient à la pâle lumière du petit jour ; à droite retentit un coup de canon, sourd et solitaire, dont le son franchit l’espace et s’éteignit dans le silence général. Un second, un troisième ébranlèrent bientôt l’air, puis un quatrième et un cinquième résonnèrent avec solennité, quelque part à droite dans le voisinage. Ils retentissaient encore, que d’autres coups leur succédèrent aussitôt en se confondant. Napoléon atteignit, avec sa suite, Schevardino, et descendit de cheval : la partie était engagée.

XII

Pierre, revenu de chez le prince André, à Gorky, ordonna à son domestique de tenir ses chevaux prêts pour le lendemain matin, de le réveiller à la pointe du jour ; puis il s’endormit aussitôt dans le coin que Boris lui avait obligeamment offert. À son réveil, l’isba était déserte, les petits carreaux des fenêtres tremblaient, et son domestique le secouait pour le réveiller.

« Excellence, Excellence ! répétait-il avec insistance.

— Quoi ?… Qu’y a-t-il ?… Est-ce commencé ?

— Écoutez la canonnade, dit le domestique, qui était un ancien soldat ; tous sont partis depuis longtemps, même Son Altesse. »

Pierre s’habilla à la hâte et sortit en courant. La matinée était belle, gaie, fraîche, la rosée brillait ; le soleil, déchirant le rideau de nuages, lança par-dessus le toit, à travers les vapeurs qui l’entouraient, un faisceau de rayons qui vinrent tomber sur la poussière de la route, humide de rosée, sur les murs des maisons, sur les clôtures en planches et sur les chevaux de Pierre, sellés à la porte de l’isba. Le grondement de la canonnade devint plus distinct. Un aide de camp passa au galop.

« Dépêchez-vous, comte, il est temps ! » lui cria-t-il en passant.

Se faisant suivre de son cheval, Pierre longea la route jusqu’au mamelon du haut duquel il avait examiné le champ de bataille. Cette colline était couverte de militaires : on y entendait le murmure des conversations en français des officiers de l’état-major, et l’on y voyait, se détachant de l’ensemble, la tête grise de Koutouzow, coiffée d’une casquette blanche avec une bande rouge ; sa grosse nuque s’enfonçait dans ses larges épaules. Il regardait au loin à l’aide d’une lunette d’approche. En gravissant la colline, Pierre fut frappé du spectacle qui s’offrit à ses yeux. C’était le panorama de la veille, mais occupé aujourd’hui par une masse imposante de troupes, envahi par la fumée de la fusillade, et éclairé par les rayons obliques du soleil, qui montait à la gauche de Pierre, projetant, dans l’air pur du matin, des chatoiements d’un rose doré, et étalant de côté et d’autre de longues et noires bandes d’ombre. Les grands bois qui fermaient l’horizon semblaient avoir été taillés dans une pierre étincelante, d’un jaune verdâtre, et derrière leurs cimes, qui se découpaient sur le ciel en une mince ligne foncée, se dessinait dans le lointain la grande route de Smolensk, couverte de troupes. À côté de la colline, les champs dorés et les coteaux ruisselaient de lumière, mais partout, devant, à gauche et à droite, on ne voyait que des soldats. C’était animé, majestueux et imprévu ; mais ce qui attira surtout l’attention de Pierre, ce fut l’aspect du champ de bataille lui-même, la vue de Borodino et de la vallée de la Kolotcha, qui s’étendait des deux côtés de la rivière.

Au-dessus de la Kolotcha, à Borodino même, à l’endroit où la Voïna se jette dans la Kolotcha, à travers de vastes marais, s’élevait un de ces brouillards qui, en se fondant et en se vaporisant sous les rayons du soleil, donnent une couleur et un contour magiques au paysage qu’ils laissent entrevoir. Sur ce brouillard, sur la fumée qui s’y mêlait à flocons épais, sur l’eau, sur la rosée, sur les baïonnettes, sur Borodino même, se jouaient les rayons étincelants de la lumière du matin. À travers ce rideau transparent, on apercevait la blanche église, les toits des isbas du village, et de tous côtés des masses compactes de soldats, des caissons verts et des bouches à feu. Dans la vallée, sur les hauteurs, à mi-côte, dans les bois, dans les champs, partaient des coups de canon, tantôt isolés, tantôt par volées, suivis de tourbillons de fumée, qui s’arrondissaient, se rencontraient, et se confondaient dans l’espace. Chose étrange à dire, cette fumée et ces détonations étaient ce qui prêtait le plus de charme à ce spectacle. Pierre mourait d’envie de se trouver là où il voyait surgir ces panaches de fumée, là où s’agitaient ces baïonnettes brillantes, là où était le mouvement, et d’où partaient ces détonations incessantes. Il se retourna pour comparer son impression à celle que devaient éprouver dans ce moment Koutouzow et son entourage : il lui sembla voir rayonner sur tous les visages cette émotion latente qu’il avait déjà remarquée la veille, mais dont il n’avait compris la nature qu’après son entretien avec le prince André.

« Va, mon ami, va, que Dieu soit avec toi, » dit Koutouzow à un général qui était à ses côtés.

Le général qui venait de recevoir cet ordre passa devant Pierre pour descendre la colline.

« Au pont ! » répondit-il à la question d’un des officiers.

« Et moi aussi ! » se dit Pierre en le suivant. Le général monta le cheval que tenait un cosaque, pendant que Pierre s’approchait de son domestique et lui demandait laquelle de ses deux montures était la plus tranquille. L’empoignant alors par la crinière, penché en avant et serrant de ses talons le ventre de son cheval, il sentit tout à coup qu’il perdait ses lunettes ; mais, ne pouvant ni ne voulant lâcher la bride et la crinière, il partit sur les traces du général, au milieu des officiers qui le suivaient des yeux dans sa course aventureuse.

XIII

Le général galopa en avant, descendit la colline, tourna brusquement à gauche, et Pierre, l’ayant perdu de vue, se fourvoya dans les rangs d’un détachement d’infanterie ; il essaya en vain de se dégager des soldats qui l’entouraient de tous côtés, et qui jetaient des regards mécontents et interrogateurs sur ce gros homme en chapeau blanc, qui les bousculait sans nécessité dans un moment aussi grave et aussi critique pour eux tous.

« Pourquoi, diable, passer au milieu du bataillon ? » dit l’un d’eux.

Un autre poussa le cheval avec la crosse de son fusil, et Pierre, se cramponnant au pommeau de la selle, et retenant à grand’peine sa monture effrayée, partit à fond de train et arriva enfin dans un espace libre. Il vit devant lui un pont où d’autres soldats tiraient des coups de fusil : sans s’en douter, il avait atteint le pont de la Kolotcha placé entre Gorky et Borodino, que les Français, après avoir occupé ce dernier village, venaient d’attaquer. Des deux côtés du pont et sur la prairie, couverte de foin, qu’il avait aperçue de loin la veille, des soldats s’agitaient d’un air affairé, mais, malgré la fusillade incessante, Pierre ne croyait guère être en plein premier acte de la bataille. N’entendant ni les balles qui sifflaient autour de lui, ni les projectiles qui passaient au-dessus de sa tête, il ne soupçonnait même pas que l’ennemi fût de l’autre côté de la rivière, et il fut longtemps avant de comprendre que c’étaient des tués et des blessés qui tombaient à quelques pas de lui.

« Que fait donc celui-là en avant de la ligne ? cria une voix.

— À gauche, prenez à gauche ! »

Pierre prit à droite, et se heurta tout à coup contre un aide de camp du général Raïevsky ; l’aide de camp le regarda avec colère, et allait lui dire des injures, lorsqu’il le reconnut et le salua.

« Comment êtes-vous ici ? » dit-il en s’éloignant.

Pierre, ayant une vague idée qu’il n’était pas à sa place, et craignant de gêner, se mit à galoper dans le même sens que l’aide de camp :

« Est-ce ici ? Puis-je vous suivre ? lui demanda-t-il.

— À l’instant, à l’instant ! repartit l’aide de camp, qui se précipita dans la prairie à la rencontre d’un gros colonel à qui il avait à transmettre un ordre, puis, revenant vers Pierre :

— Expliquez-moi donc, comte, comment vous vous trouvez ici ?… En curieux, sans doute ?

— Oui, oui, dit Pierre, pendant que l’aide de camp faisait faire volte-face à son cheval et se préparait à s’éloigner de nouveau.

— Ici encore, il ne fait pas trop chaud, Dieu merci, mais au flanc gauche, chez Bagration, on cuit !

— Vraiment ! répliqua Pierre. Où est-ce donc ?

— Venez avec moi sur la colline, on le voit très bien de là, et c’est encore supportable… Venez-vous ?

— Je vous suis, » répondit Pierre en cherchant des yeux son domestique, et en remarquant seulement alors des blessés qui se traînaient, ou que l’on portait sur des brancards : un pauvre petit soldat, dont le casque gisait à côté de lui, était couché, immobile sur la prairie, dont le foin fauché répandait au loin son odeur enivrante.

« Pourquoi n’a-t-on pas relevé celui-là ? » allait dire Pierre, mais la figure soucieuse de l’aide de camp, qui venait de détourner la tête, arrêta sa question sur ses lèvres. Quant à son domestique, il ne le voyait nulle part, et il continua son chemin à travers le vallon, jusqu’à la batterie Raïevsky ; son cheval restait en arrière de celui de l’aide de camp, et le secouait violemment.

« On voit que vous n’êtes pas habitué à monter à cheval, lui dit ce dernier.

— Oh ! ce n’est rien, dit Pierre, il a le pas très inégal.

— Parbleu ! s’écria l’aide de camp, il est blessé à la jambe droite au-dessus du genou, ce doit être une balle ! Je vous en félicite, comte, c’est le baptême du feu ! »

Ils dépassèrent le sixième corps, et arrivèrent, au milieu de la fumée, sur les derrières de l’artillerie, qui, placée en avant, tirait sans relâche et d’une manière assourdissante. Ils atteignirent enfin un petit bois où l’on respirait la fraîcheur, et où l’on sentait l’air tiède de l’automne. Les deux cavaliers mirent pied à terre et gravirent la colline.

« Le général est-il ici ? demanda l’aide de camp.

— Il vient de partir, » lui répondit-on.

L’aide de camp se retourna vers Pierre, dont il ne savait plus que faire.

« Ne vous inquiétez pas de moi, dit Pierre, je vais aller jusqu’en haut.

— Oui, allez-y… De là on voit tout, et ce n’est pas aussi dangereux ; j’irai vous y prendre. »

Ils se séparèrent, et ce ne fut que bien plus tard dans la journée, que Pierre apprit que son compagnon avait eu un bras emporté. Il parvint à la batterie située sur le fameux mamelon, connu chez les Russes sous le nom de « batterie du mamelon » ou de « Raïevsky », et chez les Français, qui le regardaient comme la clef de la position, sous celui de « la grande redoute », « fatale redoute », ou « redoute du centre ». À ses pieds furent tués des dizaines de milliers d’hommes. Cette redoute se composait d’un mamelon entouré de fossés de trois côtés. De ce point, dix bouches à feu vomissaient leurs projectiles par les embrasures du remblai ; d’autres pièces, placées sur la même ligne, tiraient aussi sans trêve. Un peu en arrière se massait l’infanterie. Pierre ne se doutait guère de l’importance de ce mamelon, et croyait, au contraire, que c’était une position complètement secondaire. S’asseyant au bord du rempart de la batterie, il regarda autour de lui avec un sourire de satisfaction inconsciente ; il se levait de temps à autre pour voir ce qui se passait, et cherchait à ne pas gêner les soldats, qui chargeaient et repoussaient les canons, et à ne pas se trouver sur le chemin de ceux qui allaient et venaient, apportant les gargousses. Par contraste avec le sentiment de malaise que ressentaient les soldats d’infanterie chargés de protéger cette redoute, les artilleurs éprouvaient plutôt, sur ce lopin de terrain abrité et séparé par des fossés du reste du champ de bataille, comme un sentiment de solidarité fraternelle, et l’apparition d’un pékin, dans la personne de Pierre, leur causa une impression désagréable. Ils le regardaient de travers, et semblaient même presque effrayés à sa vue ; un officier d’artillerie, de haute taille, s’approcha de lui, et le regarda curieusement, tandis qu’un tout jeune lieutenant, presque un enfant, aux joues fraîches et rebondies, chargé de la surveillance de deux pièces, se retourna de son côté, et lui dit sévèrement :

« Veuillez vous retirer, monsieur, on ne peut pas rester ici. »

Les artilleurs continuaient à hocher la tête d’un air mécontent, mais, lorsqu’ils se furent bien convaincus que cet homme en chapeau blanc ne les gênait en rien, qu’il restait tranquillement assis à les regarder ou se promenait dans la batterie, en s’exposant au feu avec autant de calme que s’il se promenait sur un boulevard, qu’il se rangeait poliment, à leur passage, avec un sourire timide, leur mécontentement se changea en une sympathie gaie et affectueuse, semblable à celle des soldats pour les chiens, les coqs et les autres animaux qui vivent d’habitude avec eux. Ils l’adoptèrent en pensée, et lui donnèrent même, en plaisantant entre eux sur son compte, le sobriquet de « Notre Bârine[3]  ». Un boulet vint tomber à deux pas de Pierre, qui, secouant la terre dont il avait été saupoudré, sourit en regardant autour de lui.

« Vous n’avez donc vraiment pas peur, Bârine ? » lui dit un soldat à la forte carrure et au visage enluminé, en montrant ses dents blanches.

— As-tu donc peur, toi ? répondit Pierre.

— Eh mais, dit le soldat, il ne vous fera pas grâce… s’il vous jette à terre, il fera voler en l’air vos entrailles… Comment ne pas avoir peur ? » ajouta-t-il en riant.

Quelques-uns de ses camarades s’étaient arrêtés à côté de Pierre ; avec leurs physionomies joyeusement amicales, ils semblaient étonnés et charmés de l’entendre parler comme tout le monde.

« C’est notre métier, Bârine !… Quant à vous, c’est autre chose, et c’est bien étonnant que…

— À vos pièces ! » cria le jeune lieutenant, qui évidemment remplissait ses fonctions pour la première ou la seconde fois de sa vie, tant il y mettait de ponctualité exagérée envers les soldats et son chef.

Le grondement incessant du canon et de la fusillade augmentait sur tout le champ de bataille, à gauche surtout, où étaient les ouvrages avancés de Bagration ; mais la fumée empêchait Pierre, dont l’attention était absorbée par ce qui se passait autour de lui, de se rendre compte de l’action. Sa première impression de satisfaction involontaire avait fait place à un sentiment de tout autre genre, provoqué par la vue du pauvre petit soldat couché dans la prairie. Il était à peine dix heures du matin : on avait emporté de la batterie une vingtaine d’hommes, deux pièces avaient été démontées ! les projectiles arrivaient en nombre plus considérable, et les balles perdues tombaient en sifflant et en bourdonnant. Les artilleurs avaient l’air de ne pas s’en apercevoir : on n’entendait que plaisanteries et gais propos.

« Eh ! la belle ! criait un soldat à une grenade qui passait en l’air comme une flèche : pas ici ! vers l’infanterie !

— À l’infanterie ! ajoutait un autre en riant à la vue du projectile qui éclatait au milieu des soldats.

— Dis donc, est-ce une connaissance ? » criait un troisième à un paysan qui se baissait devant un boulet.

Quelques soldats se groupèrent près du rempart, pour regarder quelque chose dans le lointain.

« Vois-tu, on a retiré les avant-postes, on s’est replié, dit l’un.

— Fais attention à tes propres affaires, lui cria un vieux sous-officier ; s’ils se sont retirés, c’est qu’ils ont affaire plus loin, » et, saisissant l’un d’eux par l’épaule, il le poussa du genou.

Ils éclatèrent de rire.

« N° 5, en avant ! criait-on d’un autre côté.

— Tous à la fois et bien ensemble, répondirent gaiement ceux qui poussaient le canon.

— Tiens, en voilà un qui a failli enlever le chapeau de « notre Bârine, » dit un loustic en s’adressant à Pierre. « Oh ! l’animal ! ajouta-t-il en voyant le boulet frapper une roue et la jambe d’un homme.

— Eh ! vous autres, les renards ! criait une voix aux miliciens qui, venus pour ramasser les blessés, se courbaient et allongeaient l’échine… ce ragoût-là ne vous plaît pas ?

— Voyez donc les corbeaux ! » dit un autre en s’adressant à un groupe de miliciens qui s’étaient arrêtés, saisis de terreur à la vue du soldat qui venait de perdre une jambe.

Pierre remarquait qu’après chaque boulet tombé, après chaque homme jeté à bas, l’excitation générale augmentait. Ainsi qu’un défi jeté à la tempête déchaînée autour d’eux, les figures de ces soldats s’éclairaient de plus en plus, comme les éclairs qui jaillissent plus précipités d’une nuée d’orage. Pierre sentait que cette ardeur morale le gagnait à son tour. À dix heures, les fantassins, postés en avant de la batterie dans les broussailles et sur les bords de la petite rivière Kamenka, se replièrent ; on les voyait courir emportant leurs blessés sur des fusils. Un général parut en ce moment sur le tertre, échangea quelques mots avec un colonel, lança à Pierre un regard de mauvaise humeur, et descendit après avoir donné l’ordre aux fantassins préposés à la garde de la batterie de se coucher à plat ventre pour être moins exposés. On entendit ensuite un roulement de tambour dans les rangs de l’infanterie, qui s’ébranla à l’instant et se porta en avant. Les regards de Pierre furent attirés par la figure d’un jeune officier tout pâle, qui marchait à reculons, tenant son épée abaissée et regardant autour de lui avec inquiétude ; l’infanterie disparut dans la fumée, et l’on n’entendit plus que des cris prolongés et le crépitement d’une fusillade bien nourrie. Quelques minutes plus tard, des brancards chargés de blessés sortirent de la mêlée. Les projectiles tombaient dru comme grêle sur la batterie, et quelques hommes gisaient à terre. Les soldats redoublaient d’activité autour des canons, personne ne faisait plus attention à Pierre ; une ou deux fois, on lui cria brusquement de se ranger, et le vieil officier, les sourcils froncés, marchait à grands pas entre les pièces. Le petit lieutenant, les joues enflammées, donnait ses ordres avec plus de précision encore ; les artilleurs présentaient les gargousses, chargeaient, et faisaient leur devoir avec une crânerie de plus en plus surexcitée. Ils ne marchaient pas, ils sautaient comme lancés par des ressorts invisibles. La nuée d’orage s’était rapprochée. Sur toutes les figures brillait le feu, dont Pierre, debout à côté du vieil officier, attendait l’explosion ; le plus jeune, portant la main à la visière de sa casquette, s’approcha vivement de ce dernier.

« J’ai l’honneur de vous prévenir qu’il n’y a plus que huit charges : faut-il continuer le feu ?

— La mitraille ! » cria sans lui répondre directement son chef, en regardant au-dessus du retranchement, et soudain le petit lieutenant poussa un cri, tourna sur lui-même, et s’abattit comme un oiseau tiré au vol.

Tout devint étrange, trouble et confus aux yeux de Pierre. Une pluie de boulets criblait le parapet, les soldats et les canons. Pierre, qui jusque-là n’y avait fait aucune attention, ne percevait plus d’autre bruit. À droite de la batterie, des soldats couraient en criant hourra ! et il crut les voir reculer au lieu de s’élancer en avant. Un boulet frappa le bord du rempart devant lequel il se tenait, et fit jaillir la terre : une balle noire rebondit et tomba au même instant dans un corps mou. À cette vue, les miliciens redescendirent rapidement.

« À mitraille ! » répéta le vieux commandant.

Un sous-officier, effrayé, se précipita vers lui et lui dit, avec un chuchotement sinistre, que les munitions manquaient. On aurait dit un maître d’hôtel venant prévenir son maître que le vin manque.

« Brigands ! que font-ils ? s’écria l’officier en tournant vers Pierre sa figure rouge, ruisselante de sueur, et ses yeux qui brillaient de l’éclat de la fièvre.

— Cours aux réserves, et amène un caisson ! ajouta-t-il avec colère en s’adressant à un soldat.

— J’irai, moi ! » dit Pierre.

L’officier ; sans lui répondre, fit quelques pas de côté :

« Attendre… ne pas tirer ! »

Le soldat qui venait de recevoir l’ordre d’aller chercher des munitions se heurta contre Pierre.

« Eh ! monsieur, ce n’est pas ta place, » dit-il en descendant au pas de course.

Pierre courut après lui, en évitant l’endroit où était couché le jeune lieutenant. Un boulet, un second, un troisième passèrent au-dessus de sa tête et tombèrent à ses côtés.

« Où vais-je ? » se demanda-t-il tout à coup à deux pas des caissons.

Il s’arrêta indécis, ne sachant où aller. À cet instant un choc effroyable le rejeta en arrière la face contre terre, une flamme immense l’aveugla tout à coup, et un sifflement aigu, suivi d’une explosion et d’un fracas épouvantables, l’assourdit complètement. Lorsqu’il revint à lui, il se trouva couché à terre, et les bras étendus. Le caisson qu’il avait vu avait disparu : à sa place gisaient de tous côtés sur l’herbe roussie des planches vertes à demi brûlées et des lambeaux de vêtements ; un cheval, se débarrassant des débris de son brancard, passa au galop, tandis qu’un autre, blessé mortellement, hennissait de douleur.

XIV

Pierre, affolé de terreur, sauta sur ses pieds, retourna en courant à la batterie, le seul endroit où il pût trouver un refuge contre tous ces désastres. En y rentrant, il fut surpris de ne plus entendre tirer, et de voir la batterie occupée par une masse de nouveaux venus, qu’il ne parvenait pas à reconnaître. Le colonel était penché sur le rempart comme s’il regardait par-dessus le parapet, et un soldat, se débattant entre les mains de ceux qui le tenaient, appelait au secours. Il n’avait pas encore eu le temps de comprendre que le colonel était mort, et le soldat fait prisonnier, lorsqu’un autre fut tué, devant ses yeux, d’un coup de baïonnette qui lui traversa le dos. À peine était-il arrivé dans le retranchement, qu’un homme à figure maigre et brune, ruisselant de sueur, en uniforme gros-bleu, une épée nue à la main, se jeta sur lui en criant. Pierre se gara instinctivement, et saisit son agresseur par l’épaule et par la gorge. C’était un officier français ; laissant tomber son épée, il prit à son tour Pierre au collet ; ils se regardèrent ainsi quelques secondes, et sur leurs figures si étrangères l’une à l’autre se peignait l’étonnement de ce qu’ils venaient de faire.

« Est-ce moi qui suis son prisonnier, ou est-il le mien ? » pensait chacun d’eux.

L’officier inclinait vers la première supposition, car la main puissante de Pierre lui serrait la gorge de plus en plus. Le Français avait l’air de vouloir parler, quand un boulet passa en sifflant au-dessus de leurs têtes, et il sembla à Pierre que celle de son prisonnier avait été enlevée du coup, tant il la baissa rapidement. Il en fit autant de son côté et lâcha prise. Le Français, peu curieux de décider lequel des deux était le prisonnier de l’autre, courut à la batterie, tandis que Pierre descendait le mamelon, en trébuchant contre les morts et les blessés, et croyait, dans son épouvante, les sentir s’accrocher aux pans de son habit. À peine arrivé au bas, il vit venir à lui des masses compactes de Russes qui lui paraissaient fuir et qui couraient en se bousculant vers la batterie. C’était l’attaque dont Yermolow s’attribua le mérite en assurant à qui voulait l’entendre que son bonheur et sa bravoure l’avaient seuls rendue possible ; il prétendait avoir jeté à pleines mains sur le mamelon les croix de Saint-Georges dont il avait rempli ses poches. Les Français qui s’étaient emparés de la batterie s’enfuirent à leur tour, et nos troupes les poursuivirent avec un tel acharnement qu’il fut impossible de les arrêter. Les prisonniers furent emmenés de la batterie ; parmi eux se trouvait un général blessé, qui fut aussitôt entouré de nos officiers. Des masses de blessés, Français et Russes, les traits défigurés par la souffrance, se traînaient péniblement, ou étaient portés sur des brancards. Pierre remonta sur la hauteur, mais, au lieu de ceux qui l’y avaient reçu tout à l’heure, il n’y trouva que des tas de morts, inconnus pour la plupart ; il y aperçut aussi le jeune lieutenant, toujours assis dans la même pose au bord du parapet, et replié sur lui-même dans une mare de sang ; le soldat aux joues enluminées avait encore des mouvements convulsifs, mais on ne songeait pas à l’emporter. Pierre s’enfuit en courant : « Ils vont sûrement cesser, se dit-il, car ils doivent avoir horreur de ce qu’ils ont fait ! » Et il suivit machinalement le défilé des brancards qui s’éloignaient du champ de bataille. Le soleil, caché par un rideau de fumée, brillait encore en haut de l’horizon. Là-bas, à gauche, et surtout près de Séménovsky, une masse confuse s’agitait dans le lointain, et le roulement incessant de la fusillade et de la canonnade, loin de diminuer, ne faisait qu’augmenter de violence : c’était comme la suprême expression du désespoir d’un homme qui réunit toutes ses forces pour pousser son dernier cri.

XV

L’action principale se passa sur une étendue de deux verstes[4] entre Borodino et les ouvrages avancés de Bagration. En dehors de ce rayon, la cavalerie d’Ouvarow fit une démonstration vers le milieu de la journée, et, de l’autre côté d’Outitza, Poniatowsky et Toutchkow en vinrent un moment aux mains ; mais ces deux incidents furent relativement sans importance. Ce fut donc sur la plaine, entre Borodino et les « flèches » de Bagration, sur un espace découvert près du bois, qu’eut lieu en réalité la bataille, de la façon la plus simple et la moins compliquée qu’on puisse imaginer. Le signal en fut donné des deux côtés par le feu de plus de cent pièces de canon. Puis, lorsque la fumée s’étendit comme un épais nuage, les deux divisions de Dessaix et de Compans se dirigèrent sur les « flèches », pendant que le détachement du vice-roi se portait sur Borodino. Il y avait une verste de distance entre ces « flèches » et la redoute de Schevardino où se tenait Napoléon, et plus de deux verstes, à vol d’oiseau, entre ces ouvrages avancés et Borodino. Napoléon ne pouvait donc pas se rendre compte de ce qui se passait sur ce point, car la fumée couvrait tout le terrain. Les soldats de la division Dessaix ne restèrent visibles que jusqu’à leur descente dans le ravin ; dès qu’ils y disparurent, la fumée, en redoublant d’épaisseur, déroba à la vue le versant opposé. De côté et d’autre se détachaient quelques points noirs, et brillaient quelques baïonnettes, mais, du haut de la redoute de Schevardino, il était impossible de préciser si les Russes et les Français étaient immobiles ou en mouvement. Les rayons obliques d’un soleil resplendissant éclairaient la figure de Napoléon, qui s’abritait derrière sa main pour examiner les ouvrages avancés. Quelques cris partaient du milieu de la fusillade, mais la fumée, toujours croissante, l’empêchait de rien distinguer. Il descendit du mamelon et se mit à marcher de long en large, en s’arrêtant de temps à autre, en prêtant l’oreille au bruit des détonations, et en jetant des regards sur le champ de bataille ; mais, ni de l’endroit où il se tenait dans ce moment, ni de la hauteur où étaient restés ses généraux, ni des retranchements eux-mêmes, pris et repris tour à tour par les Russes et par les Français, on ne pouvait comprendre ce qui s’y passait. Plusieurs heures durant, on apercevait, au milieu d’une fusillade incessante, tantôt les Russes, tantôt les Français, tantôt l’infanterie, tantôt la cavalerie : ils paraissaient, tombaient, tiraient, se bousculaient, et, ne sachant que faire les uns et les autres, criaient, couraient et revenaient sur leurs pas. Les aides de camp envoyés par Napoléon, et les officiers d’ordonnance de ses maréchaux venaient à tout instant lui faire leurs rapports ; ces rapports étaient forcément mensongers, parce que, dans le feu de la mêlée, il était impossible de savoir au juste où en étaient les choses, parce que la plupart des aides de camp se bornaient à raconter ce qu’on leur disait, sans s’approcher du lieu même du combat, et enfin parce que, pendant les quelques instants qu’ils mettaient à franchir la distance, tout changeait de face, et, par suite, la nouvelle qu’ils apportaient devenait inexacte. C’est ainsi qu’un aide de camp du vice-roi accourut annoncer la prise de Borodino, celle du pont de la Kolotcha, et demander à Napoléon s’il fallait ou non le faire franchir aux troupes. Napoléon ordonna de s’aligner de l’autre côté et d’attendre, mais, pendant qu’il donnait cet ordre, et au même moment où l’aide de camp quittait Borodino, ce pont avait été repris et brûlé par les Russes, dans ce même engagement où nous avons vu figurer Pierre au commencement de la bataille. Un autre aide de camp vint annoncer, d’un air de terreur, que l’attaque des ouvrages avancés avait été repoussée, que Compans était blessé, Davout tué, tandis que, par le fait, ces retranchements avaient été repris par des troupes fraîches, et que Davout n’était que contusionné. À la suite de ces rapports, faux par la force même des circonstances, Napoléon faisait des dispositions qui, si elles n’avaient pas déjà été prises par d’autres d’une manière plus opportune, auraient été inexécutables. Les maréchaux et les généraux, plus rapprochés que lui du champ de bataille et ne s’exposant aux balles que de temps à autre, prenaient leurs mesures sans en référer à Napoléon, dirigeaient le feu, et faisaient avancer la cavalerie d’un côté et courir l’infanterie d’un autre. Mais leurs ordres n’étaient le plus souvent exécutés qu’à moitié, de travers ou pas du tout. Les soldats qui avaient ordre de marcher tournaient les talons dès qu’ils sentaient la mitraille ; ceux qui devaient rester immobiles fuyaient ou se jetaient en avant, en voyant l’ennemi se dresser soudain devant eux, et la cavalerie s’élançait de son côté pour rattraper les fuyards russes. C’est ainsi que deux régiments de cavalerie franchirent le ravin de Séménovsky, se lancèrent sur la montée, tournèrent bride et repartirent à fond de train, tandis que l’infanterie faisait de même de son côté, en se laissant également entraîner. Ainsi donc toutes les dispositions nécessitées par le moment étaient prises par les chefs immédiats, sans attendre les ordres de Ney, de Davout ou de Murat, et à plus forte raison ceux de Napoléon. Ils craignaient d’autant moins d’en assumer la responsabilité, que, pendant la mêlée, l’homme n’a plus d’autre idée que de sauver sa propre vie, et qu’en cherchant le salut il se jette en avant, en arrière, et agit sous l’influence exclusive de sa surexcitation personnelle. En résumé, tous ces mouvements, produits par le hasard, ne facilitaient ni ne changeaient la position des troupes. Leurs chocs et leurs attaques ne leur faisaient que peu de mal : c’étaient les boulets et les balles qui, traversant l’immense espace, leur apportaient la mort et les blessures. Dès que ces hommes se trouvaient hors de la portée des projectiles, leurs chefs s’en emparaient, les alignaient, les soumettaient à la discipline, et, par la puissance de cette même discipline, les ramenaient dans ce cercle de fer et de feu, où ils perdaient de nouveau leur sang-froid, et couraient à l’aventure, en s’entraînant mutuellement.

XVI

Les généraux Davout, Ney et Murat avaient plus d’une fois mené au feu des masses énormes de troupes bien disciplinées, mais, au lieu de voir, comme il était toujours arrivé aux batailles précédentes, l’ennemi prendre la fuite, ces masses disciplinées revenaient de là-bas débandées et terrifiées ; ils avaient beau les reformer, le nombre en diminuait à vue d’œil. Vers midi, Murat envoya son aide de camp à Napoléon pour réclamer des renforts. Napoléon était assis au pied du mamelon et buvait du punch. Quand l’aide de camp arriva, assurant qu’ils mettraient les Russes en déroute si Sa Majesté voulait envoyer des renforts :

« Des renforts ? » s’écria Napoléon d’un air sévère et surpris, comme s’il ne comprenait pas le sens de la demande, et regardant le jeune et joli garçon, aux cheveux bouclés, qu’on lui avait envoyé : « Des renforts ? se dit-il à part lui… Que peuvent-ils avoir encore à me demander lorsqu’ils disposent de la moitié de l’armée sur l’aile gauche des Russes, qui n’est même pas fortifiée ? Dites au roi de Naples qu’il n’est pas midi, et que je ne vois pas clair sur mon échiquier ; allez ![5]  »

Le jeune et joli garçon soupira profondément, et, tenant toujours la main à la hauteur de son shako, retourna au feu. Napoléon se leva, et appela Caulaincourt et Berthier pour causer avec eux de choses qui n’avaient aucun rapport avec la bataille. Au milieu de la conversation, l’attention de Berthier fut attirée par la vue d’un général, monté sur un cheval couvert d’écume, qui se dirigeait vers le mamelon avec sa suite : c’était Belliard. Il descendit de cheval et s’approcha avec précipitation de l’Empereur, en lui démontrant, hardiment et à haute voix, la nécessité des renforts : il jurait sur l’honneur que les Russes étaient perdus si l’Empereur consentait à donner une division. Napoléon haussa les épaules, garda le silence et continua sa promenade, tandis que Belliard exposait avec véhémence son avis aux généraux qui l’entouraient.

« Vous êtes trop vif, Belliard, dit Napoléon ; on se trompe facilement dans la chaleur du combat. Allez, regardez et revenez ! »

Belliard venait à peine de disparaître qu’un nouvel envoyé arriva du champ de bataille.

« Eh bien, qu’y a-t-il ? demanda Napoléon du ton d’un homme agacé par des obstacles imprévus.

— Sire, le prince… commença à dire l’aide de camp.

— Demande des renforts, n’est-ce pas ? » s’écria Napoléon avec impatience.

L’aide de camp inclina la tête affirmativement. Napoléon se détourna, fit deux pas en avant, revint et appela Berthier.

« Il faudra leur donner des réserves, qu’en pensez-vous ? Qui enverrons-nous là-bas, à cet oison dont j’ai fait un aigle ?

— Envoyons la division de Claparède, Sire » répondit Berthier, qui connaissait par leur nom toutes les divisions, les régiments et les bataillons.

L’Empereur approuva d’un signe de tête ; l’aide de camp partit au galop du côté de la division Claparède, et, quelques instants après, la jeune garde, postée derrière le mamelon, se mit en mouvement. Napoléon regardait silencieusement dans cette direction.

« Non, dit-il tout à coup, je ne puis y envoyer Claparède, envoyez-y Friant. »

Bien qu’il n’y eût aucun avantage à employer le second plutôt que le premier, et qu’il en résultât au contraire un grand retard dans l’exécution de cet ordre, il n’en fut pas moins rempli avec ponctualité. Napoléon en ce moment, sans s’en douter, jouait avec ses soldats le rôle du docteur qui entrave par ses remèdes la marche de la nature, ce rôle qu’il critiquait toujours si vivement chez autrui. La division Friant se perdit comme les autres dans la fumée, tandis que les aides de camp arrivaient de tous côtés, et paraissaient s’être donné le mot pour demander la même chose. Tous disaient que les Russes tenaient ferme dans leurs positions, et faisaient un feu d’enfer, sous lequel fondaient les troupes françaises. M. de Beausset, qui était encore à jeun, s’approcha de Napoléon, assis sur un pliant de campagne, et lui proposa respectueusement de déjeuner.

« Il me semble que je puis maintenant féliciter Votre Majesté d’une victoire ? »

Napoléon secoua la tête négativement. M. de Beausset, pensant que ce geste se rapportait à la victoire présumée, se permit alors de faire observer en plaisantant qu’aucune raison humaine ne devait empêcher de déjeuner, du moment que c’était possible.

« Allez-vous… » dit tout à coup Napoléon, en se détournant.

Un soupir de commisération et de déconvenue passa sur la figure de M. de Beausset, qui alla rejoindre les généraux. Napoléon éprouvait la sensation pénible du joueur qui, toujours heureux, jetant son argent à pleines mains, et ayant prévu toutes les chances, se sent, malgré tout, près d’être battu pour avoir trop savamment combiné ses coups. Les troupes et les généraux étaient les mêmes qu’autrefois ; ses mesures étaient bien prises, sa proclamation courte et énergique ; il était sûr de lui, de son expérience et de son génie, que les années n’avaient fait qu’accroître ; l’ennemi qu’il combattait était le même qu’à Austerlitz et à Friedland ; il comptait tomber sur lui à bras raccourcis… et voilà que ce coup de massue lui échappait comme par magie ! Ses combinaisons passées avaient toujours été couronnées de succès : il avait, comme toujours, concentré ses batteries sur un seul point, lancé ses réserves et sa cavalerie — des hommes de fer — pour enfoncer les lignes, et cependant la victoire ne venait pas ! De tous côtés on lui demandait des renforts, on lui apprenait que des généraux étaient morts ou blessés, que les troupes étaient débandées, et qu’il était impossible de déloger les Russes. Jadis, après deux ou trois dispositions, deux ou trois mots jetés à la hâte, les aides de camp et les maréchaux arrivaient à lui, la figure rayonnante, lui annonçant avec force félicitations que des corps entiers avaient été faits prisonniers, apportant des faisceaux de drapeaux et d’aigles pris à l’ennemi, en traînant des canons à leur suite, et Murat venait lui demander l’autorisation de lancer la cavalerie sur les trains de bagages ! C’était ainsi que cela avait eu lieu à Lodi, à Marengo, à Arcole, à Iéna, à Austerlitz, à Wagram, etc. Aujourd’hui il se passait quelque chose d’étrange ; bien que les ouvrages avancés eussent été emportés d’assaut ; il le sentait d’instinct, et il comprenait que ce sentiment était partagé par son entourage militaire. Tous les visages étaient tristes, on évitait de se regarder, et Napoléon savait, mieux que personne, ce que voulait dire un combat qui se prolongeait huit heures, bien qu’il y eût engagé toutes ses forces, et qui n’avait pas encore abouti à une victoire. Il savait que c’était une bataille compromise ; que le moindre hasard pouvait, dans ce moment de tension extrême, le perdre, lui et son armée. Lorsqu’il repassait en pensée toute cette fantastique campagne de Russie, pendant laquelle, depuis deux mois, aucune bataille n’avait été gagnée, aucun drapeau, aucun canon, aucun corps de troupes n’avait été pris, les figures contristées de son entourage, les doléances sur la résistance opiniâtre des Russes, l’oppressaient comme un cauchemar. Les Russes pouvaient tomber sur son aile gauche d’un moment à l’autre, enfoncer son centre, un boulet perdu pouvait l’atteindre ! Tout cela était possible. Jadis il ne prévoyait que des hasards heureux ; aujourd’hui, au contraire, un nombre incalculable de hasards, tous défavorables, s’offrait à son imagination. En apprenant que les Russes venaient d’attaquer le flanc gauche, Napoléon fut terrifié. Berthier s’approcha de lui, et lui proposa de monter à cheval pour se rendre un compte exact de la situation.

« Quoi ? Que dites-vous ? Ah oui ! faites-moi amener un cheval !… » Et il partit pour le village de Séménovsky.

Sur toute la route qu’il parcourut, on ne rencontrait que des chevaux et des hommes couchés dans des mares de sang, isolément ou par groupes ; jamais ni Napoléon ni aucun de ses généraux n’avaient vu une aussi grande quantité de morts réunis sur un si étroit espace. La voix sourde du canon, qui, dix heures durant, n’avait cessé de se faire entendre et fatiguait le tympan, formait un accompagnement sinistre à ce tableau. Il arriva sur les hauteurs de Séménovsky, et aperçut dans le lointain, à travers la fumée, des rangs entiers d’uniformes dont les couleurs ne lui étaient pas familières : c’étaient des Russes. Leurs masses serrées étaient placées derrière le village et le mamelon, et leurs bouches à feu continuaient à tonner sans relâche sur toute la ligne ; ce n’était plus une bataille, c’était une boucherie sans résultat pour les Russes comme pour les Français. Napoléon s’arrêta, et retomba dans la rêverie dont Berthier l’avait tiré. Arrêter ce qu’il voyait était impossible, et cependant c’était lui qui, aux yeux de tous, en était l’ordonnateur responsable ; et ce premier insuccès lui faisait comprendre toute l’horreur et toute l’inutilité de ces massacres. Un des généraux qui le suivaient se permit de lui demander de faire avancer la vieille garde. Ney et Berthier échangèrent un coup d’œil et un sourire de mépris à cette absurde proposition. Napoléon baissa la tête et garda longtemps le silence.

« À huit cents lieues de France, je ne ferai pas démolir ma garde[6]  ! » s’écria-t-il, et, faisant tourner bride à son cheval, il retourna à Schevardino.

XVII

Koutouzow, la tête inclinée et affaissé sur lui-même de tout le poids de son corps, était toujours assis sur le banc, recouvert d’un tapis, où Pierre l’avait vu le matin, ne prenant aucune disposition, mais approuvant ou désapprouvant ce qu’on venait lui proposer.

« C’est cela… oui, oui, faites ! » disait-il ; ou bien : « Vas-y, va voir, mon ami ! » ou bien encore : « C’est inutile, attendons !… »

Il écoutait cependant les rapports qu’on lui faisait, donnait les ordres qu’on lui demandait, sans paraître s’intéresser au sens des paroles de ceux qui lui parlaient, mais épiant toutefois leur ton et l’expression de leur visage. Sa longue expérience et sa sagesse de vieillard lui disaient qu’il n’était pas possible à un seul homme d’en diriger cent mille luttant avec la mort. Il savait que ni les dispositions du commandant en chef, ni l’emplacement choisi pour les troupes, ni le nombre des canons et des gens tués, ne décident du sort de la bataille, mais bien cette force insaisissable qui s’appelle l’élan des troupes, qu’il tâchait de découvrir et de conduire autant qu’il était en son pouvoir. La figure de Koutouzow avait une expression calme et grave, qui formait avec la faiblesse de son corps, usé par l’âge, un contraste saisissant. À onze heures du matin, on vint lui dire que les ouvrages avancés dont les Français s’étaient emparés leur avaient été repris, mais que le prince Bagration était blessé. Koutouzow poussa un cri et secoua la tête.

« Va tout de suite trouver le prince Pierre Ivanovitch, — dit-il à un aide de camp, et, s’adressant ensuite au prince de Wurtemberg :

— Votre Altesse ne voudrait-elle pas prendre le commandement de la première armée ? »

Le prince partit à l’instant, et il n’avait pas encore atteint le village de Séménovsky, qu’il envoya son aide de camp demander des renforts. Koutouzow fronça le sourcil, envoya Doktourow prendre le commandement de la première armée, et prier le prince, dont les conseils lui étaient indispensables dans ces graves circonstances, de revenir auprès de lui. Lorsqu’on lui apprit que Murat était prisonnier, il sourit, et son état-major s’empressa de le féliciter.

« Attendez, messieurs, dit-il, attendez ! La bataille est certainement gagnée, et cette nouvelle de la prise de Murat n’a rien de bien extraordinaire, mais il ne faut pas se réjouir trop tôt ! »

Cependant il envoya son aide de camp faire part de cette capture aux troupes. Un peu plus tard, à l’arrivée de Scherbinine, qui venait lui annoncer la reprise par les Français des ouvrages avancés du village de Séménovsky, Koutouzow devina, à l’expression de son visage et aux bruits qui arrivaient du champ de bataille, que les choses allaient mal. Se levant aussitôt, il le prit à l’écart.

« Mon ami, lui dit-il, va auprès d’Yermolow, et vois un peu ce qu’il y a à faire. »

Koutouzow se trouvait à Gorky, au centre même de notre position ; l’attaque dirigée par Napoléon sur notre flanc gauche avait été vaillamment et à plusieurs reprises repoussée par la cavalerie d’Ouvarow, mais au centre ses troupes n’avaient pas dépassé Borodino. À trois heures, les Français cessèrent l’attaque, et Koutouzow put constater, sur la physionomie de tous ceux qui arrivèrent du champ de bataille comme sur celles de son entourage, une surexcitation portée au dernier degré. Le succès dépassait ses espérances, mais ses forces lui faisaient défaut, sa tête s’inclinait et il sommeillait involontairement. On lui apporta à dîner ; pendant son repas, Woltzogen s’approcha de lui ; c’était celui-là même qui, au dire du prince André, affirmait que la guerre doit avoir l’espace libre devant elle, et qui détestait Bagration. Il venait rendre compte à Koutouzow, de la part de Barclay, de la marche des opérations militaires du flanc gauche. Le sage Barclay, en voyant la foule des fuyards blessés et les dernières lignes enfoncées, en avait conclu que la bataille était perdue, et avait chargé son aide de camp favori d’en prévenir Koutouzow. Celui-ci, mâchant avec peine un morceau de poule rôtie, regardait complaisamment venir Woltzogen ; Woltzogen s’approchait avec nonchalance, souriant du bout des lèvres, la main à la visière de sa casquette avec une affectation cavalière ; il avait l’air de dire, comme militaire savant et distingué, je laisse aux Russes le soin d’encenser ce vieillard inutile que j’apprécie à sa juste valeur. « Ce vieux Monsieur, » c’était le nom que les Allemands donnaient à Koutouzow, « ce vieux Monsieur » se donne ses aises ! pensa Woltzogen en jetant un regard sur son assiette, et il commença son rapport sur la situation du flanc gauche, telle qu’il avait mission de la faire connaître, et telle qu’il l’avait jugée par lui-même.

« Les principaux points de notre position sont au pouvoir de l’ennemi ; nous ne pouvons l’en déloger, faute de troupes ; elles fuient et il est impossible de les arrêter ! »

Koutouzow cessa de manger et le regarda avec surprise ; il semblait ne pas comprendre ce qu’il avait entendu. Woltzogen remarqua son émotion, et ajouta avec un sourire :

« Je ne me crois pas en droit de cacher à Votre Altesse ce que j’ai vu : les troupes sont en pleine déroute !

— Vous l’avez vu, vous l’avez vu ? s’écria Koutouzow en se levant vivement, les sourcils froncés, et faisant de ses mains tremblantes des gestes de menace ; tout près de suffoquer, il s’écria : « Comment osez-vous, monsieur, me dire cela, à moi ? Vous ne savez rien ! Dites à votre général que ses nouvelles sont fausses, que je connais mieux que lui le véritable état des choses. »

Woltzogen fit un mouvement pour l’interrompre, mais Koutouzow poursuivit :

« L’ennemi est repoussé du flanc gauche, et fortement entamé au flanc droit. Ce n’est pas une raison, parce que vous avez mal vu, pour dire ce qui n’est pas. Allez répéter au général Barclay que mon intention est d’attaquer l’ennemi demain ! » Tous se taisaient, et l’on n’entendait que la respiration haletante du vieillard : « Il est repoussé de partout, reprit-il, j’en rends grâces à Dieu et à nos braves troupes ! La victoire est à nous, et demain nous le chasserons du sol sacré de la Russie ! » ajouta-t-il en se signant et en laissant échapper un sanglot.

Woltzogen haussa les épaules, un sourire ironique passa sur ses lèvres, et il s’éloigna sans chercher même à dissimuler la surprise que lui causait l’aveugle entêtement du « vieux Monsieur ». Un général d’un extérieur agréable parut en ce moment sur la colline.

« Ah ! voilà mon héros ! » dit Koutouzow en l’indiquant de la main.

C’était Raïevsky ; il avait passé toute la journée sur le point le plus important du champ de Borodino. Il venait annoncer que les troupes tenaient toujours ferme, et que les Français n’osaient plus attaquer.

« Vous ne pensez donc pas, comme les autres, que nous sommes obligés de nous retirer ? lui demanda Koutouzow en français.

— Au contraire, Votre Altesse : dans les affaires indécises, c’est toujours le plus opiniâtre qui reste victorieux, et mon opinion…

— Kaïssarow, s’écria Koutouzow, prépare-moi l’ordre du jour, et toi, dit-il à un autre aide de camp, parcours les lignes et annonce l’attaque pour demain ! »

Pendant ce temps Woltzogen, revenu de chez Barclay, prévint le maréchal que son chef demandait la confirmation par écrit de l’ordre qu’il lui avait donné. Koutouzow, sans même le regarder, fit aussitôt libeller cet ordre, qui mettait à couvert la responsabilité de l’ex-commandant en chef. Grâce à l’intuition morale et mystérieuse de ce qu’on est convenu d’appeler l’esprit de corps, les paroles de l’ordre du jour de Koutouzow se transmirent instantanément jusqu’aux extrémités de l’armée. Ce n’étaient plus certainement les mêmes mots qui leur parvenaient, et il n’y avait même rien de vrai dans les expressions attribuées à Koutouzow, mais chacun en comprit le sens et la portée ; en effet elles n’étaient pas le résultat de combinaisons plus ou moins habiles, mais elles traduisaient fidèlement le sentiment caché au fond du cœur du commandant en chef, et ce sentiment trouvait un écho dans le cœur de tous les Russes ! Tous ces soldats épuisés et hésitants, apprenant qu’on attaquerait l’ennemi le lendemain, sentirent que ce qu’il leur répugnait de croire était faux ; ils furent consolés, et leur courage se ranima.

XVIII

Le régiment du prince André était dans les réserves restées inactives jusqu’à deux heures, derrière Séménovsky, sous un feu violent d’artillerie. À ce moment, le régiment, qui avait déjà perdu plus de deux cents hommes, fut porté en avant sur le terrain situé entre le village de Séménovsky et la batterie du mamelon, où des milliers d’hommes avaient déjà été tués ce jour-là, et vers lequel venait d’être dirigé le feu convergent de plusieurs centaines de pièces ennemies.

Sans quitter sa place, sans avoir tiré un coup de fusil, le régiment perdit encore en cet endroit le tiers de son contingent. Devant lui, à sa droite surtout, les canons tonnaient au milieu d’une épaisse fumée et vomissaient une grêle de boulets et de grenades, qui s’abattaient sur lui sans trêve ni cesse. De temps à autre les grenades et les boulets, en passant, avec leur sifflement prolongé, au-dessus de leurs têtes, leur donnaient un moment de répit, mais parfois, en une seconde, plusieurs hommes étaient atteints : on mettait alors les morts de côté, et l’on emportait les blessés. À chaque nouvelle détonation, les chances de vie diminuaient pour les survivants. Le régiment était formé en colonnes de bataillons sur une longueur de trois cents pas, mais, malgré l’étendue de ces lignes, tous ces hommes subissaient la même impression. Tous étaient sombres et taciturnes ; à peine échangeaient-ils quelques mots entrecoupés à voix basse, et ces mots mêmes expiraient sur leurs lèvres à la chute de chaque projectile, et aux cris qui appelaient les brancardiers. Par ordre des chefs, les soldats restaient assis par terre. L’un s’occupait avec soin de serrer et de desserrer la coulisse du fond de son casque ; un autre, roulant de la terre glaise entre ses mains, s’en servait pour nettoyer sa baïonnette ; celui-ci défaisait les courroies de son sac et les rebouclait ; celui-là rabattait avec soin les revers de ses bottes, qu’il ôtait et remettait tour à tour ; quelques-uns construisaient sous terre de petits abris, ou tressaient la paille du champ. Tous semblaient absorbés par leurs occupations, et lorsque leurs camarades tombaient à leurs côtés, tués ou blessés, lorsque les brancards les frôlaient, lorsque à travers la fumée on apercevait les masses compactes de l’ennemi, aucun d’eux n’y prenait garde ; mais, dès qu’ils voyaient avancer notre artillerie ou notre cavalerie, ou qu’ils devinaient les mouvements de l’infanterie, une exclamation de joie s’échappait de toutes ces bouches, et immédiatement après ils reportaient toute leur attention sur les incidents étrangers à l’action qui se déroulait autour d’eux. On aurait dit qu’épuisés au moral ils se retrempaient dans ces détails de la vie habituelle. Une batterie d’artillerie passa devant eux ; un des chevaux de l’attelage d’un caisson eut la jambe prise dans un des traits.

« Eh ! gare au cheval de volée !… attention ! il va tomber… ne le voient-ils donc pas ! » s’écria-t-on de tous côtés.

Une autre fois, à la vue d’un petit chien fauve, venu on ne sait d’où, qui s’élança, effaré, en avant des rangs et qui, au bruit d’un boulet tombé près de lui, se sauva en poussant un aboiement plaintif et en serrant la queue entre ses pattes, tout le régiment éclata de rire ; mais ces distractions ne duraient qu’un instant, et ces hommes, dont les figures hâves et soucieuses blêmissaient et se contractaient de plus en plus, se tenaient là depuis huit heures, sans nourriture, et exposés à toutes les terreurs de la mort.

Le prince André, pâle comme eux, marchait en long et en large d’un bout à l’autre de la prairie, les mains croisées derrière le dos, la tête inclinée ; il n’avait rien à faire, aucun ordre à donner : tout se faisait sans qu’il eût à s’en mêler ; on enlevait les morts, on emportait les blessés, et les rangs se reformaient de nouveau. Au début de l’action, il avait cru devoir encourager ses hommes, et passer dans leurs rangs, mais il reconnut bientôt qu’il n’avait rien à leur apprendre. Toutes les forces de son âme, comme celles de chaque soldat, ne tendaient qu’à écarter de sa pensée l’horreur de sa situation. Il traînait les pieds sur l’herbe foulée, en examinant machinalement la poussière qui recouvrait ses bottes : tantôt, faisant de grands pas, il essayait de suivre le sillon laissé par les faucheurs ; tantôt, comptant les sillons, il se demandait combien il en faudrait pour faire une verste ; tantôt il arrachait les tiges d’absinthe qui croissaient sur la lisière du champ, et en écrasait les fleurs entre ses doigts pour en aspirer l’odeur acre et sauvage. Il ne restait plus trace dans son esprit de ses idées de la veille : il ne pensait à rien, et prêtait une oreille fatiguée aux mêmes bruits, au crépitement des grenades et de la fusillade. De temps à autre il jetait un regard sur le premier bataillon et attendait : « La voilà !… Elle vient sur nous ! se dit-il en entendant un sifflement qui s’approchait à travers les nuages de fumée : En voici encore une autre ! La voilà !… non, elle a passé par-dessus ma tête… Ah ! celle-ci est tombée cette fois !… » Et il recommençait à compter ses pas, qui le menaient en seize enjambées jusqu’à la lisière de la prairie.

Soudain, un boulet siffla et s’enfonça à cinq pas de lui dans la terre. Un frisson involontaire le saisit : il regarda dans les rangs ; beaucoup d’hommes avaient été sans doute abattus, car il remarqua une grande agitation devant le second bataillon.

« Monsieur l’aide de camp, cria-t-il, empêchez les hommes de se grouper ! »

L’aide de camp exécuta l’ordre, et se rapprocha du prince André, pendant que le chef de bataillon l’abordait d’un autre côté.

« Gare ! » cria à ce moment un soldat épouvanté et, comme un oiseau au vol rapide se posant à terre, un obus tomba en sifflant aux pieds du cheval du chef de bataillon, à deux pas du prince André.

Le cheval, ne s’inquiétant pas de savoir si c’était bien ou mal de témoigner sa frayeur, se dressa sur ses pieds, en poussant un hennissement d’épouvante, et se jeta de côté en renversant presque son cavalier.

« À terre ! » s’écria l’aide de camp.

Le prince André se tenait debout, hésitant ; l’obus, semblable à une énorme toupie, tournait en fumant sur la lisière de la prairie, à côté d’une touffe d’absinthe, entre lui et l’aide de camp : « Est-ce vraiment la mort ? » pensa-t-il en regardant avec un sentiment indéfinissable de regret la touffe d’absinthe et cet objet noir qui tourbillonnait : « Je ne veux pas mourir, j’aime la vie, j’aime la terre ! » Il se le disait, et cependant il ne comprenait que trop ce qu’il avait devant les yeux.

« Monsieur l’aide de camp, s’écria-t-il, c’est une honte de… »

Il n’acheva pas : une explosion formidable, suivie comme d’un fracas étrange de vitres brisées, retentit, lança en l’air une gerbe d’éclats qui retomba en pluie de fer, en répandant une forte odeur de poudre. Le prince André fut jeté de côté les bras en avant, et tomba lourdement sur la poitrine. Quelques officiers se précipitèrent vers lui : une mare de sang s’étendait à sa droite ; les miliciens, qu’on appela aussitôt, s’arrêtèrent derrière le groupe d’officiers ; le prince André, la face contre terre, respirait bruyamment.

« Voyons, arrivez donc ! » dit une voix. Les paysans s’approchèrent, et le soulevèrent par la tête et par les pieds : il poussa un gémissement, les paysans se regardèrent et le remirent à terre.

« Prenez-le quand même ! » répéta-t-on.

On le souleva une seconde fois, et on le posa sur le brancard.

« Ah ! mon Dieu, qu’est-ce donc ? Au ventre ?… c’est fini alors ! dirent plusieurs officiers.

— Il a passé à toucher mon oreille ! » ajouta l’aide de camp.

Les porteurs s’éloignèrent à la hâte par le sentier qu’ils avaient frayé du côté de l’ambulance.

« Eh ! les paysans, allez donc au pas, s’écria un officier en arrêtant les premiers, qui, en marchant inégalement, secouaient le brancard.

— Fais attention, Fédor ! dit l’un d’eux.

— M’y voilà, m’y voilà ! répondit celui-ci joyeusement en emboîtant le pas.

— Excellence, mon prince ! » dit Timokhine d’une voix tremblante en accourant vers le brancard.

Le prince André ouvrit les yeux, jeta un regard à celui qui lui parlait, et referma les paupières.


Les miliciens portèrent le prince André dans le bois, où se tenaient les voitures de malades et l’ambulance, composée de trois tentes dressées au bord d’un jeune taillis de bouleaux. Les chevaux étaient attelés aux voitures, et mangeaient tranquillement leur avoine ; les moineaux becquetaient les grains tombés à leurs pieds, et les corbeaux, flairant le sang, volaient d’arbre en arbre, en croassant avec impatience. Autour des tentes étaient assis, couchés, debout, des hommes de toute arme aux uniformes ensanglantés ; autour d’eux, des groupes de brancardiers, qu’on avait peine à écarter, les regardaient d’un air triste et abattu. Sourds à la voix des officiers, ils restaient penchés sur les brancards, essayant de comprendre la cause du terrible spectacle qu’ils avaient sous les yeux. Dans les tentes on entendait tantôt des sanglots de colère et de douleur, tantôt des gémissements plaintifs ; de temps à autre, un chirurgien sortait en courant pour chercher de l’eau, et indiquait les blessés qu’il fallait faire entrer et qui attendaient leur tour en criant, en jurant, en pleurant et en demandant de l’eau-de-vie. Quelques-uns déliraient. Le prince André, comme chef de régiment, fut porté, à travers tous ces blessés, à la tente la plus voisine, et ses porteurs s’arrêtèrent pour recevoir de nouveaux ordres. Il ouvrit les yeux, et ne comprit pas ce qui se passait autour de lui : la prairie, la touffe d’absinthe, le champ labouré, cette toupie noire qui tournait, le violent désir de vivre qui s’était emparé de lui, tout lui revint à la mémoire. À deux pas, parlant haut, et attirant l’attention de tout le monde, un sous-officier grand, bien fait, et dont on voyait les cheveux noirs sous le bandage qui les couvrait à moitié, se tenait appuyé contre une branche : les balles l’avaient frappé à la tête et au pied. On l’écoutait avec curiosité.

« Nous l’avons si bien délogé, disait-il, qu’il s’est enfui en abandonnant tout !

— Nous avons fait prisonnier le Roi lui-même, criait un soldat dont les yeux étincelaient.

— Ah ! si les réserves étaient arrivées, il n’en serait rien resté, parole d’honneur ! »

Le prince André écoutait comme les autres, et en éprouvait un sentiment de consolation.

« Mais à présent, que m’importe ! se disait-il. Que m’est-il donc arrivé ? et pourquoi suis-je ici ?… Pourquoi ce désespoir de quitter la vie ? Il y a donc dans cette vie quelque chose que je n’ai pas compris ? »

XIX

Un des chirurgiens, dont le tablier et les mains étaient tout tachés de sang, sortit de la tente : il tenait un cigare entre l’index et le pouce. Il regarda vaguement dans l’espace au-dessus des malades ; on voyait qu’il avait grand besoin de respirer, mais au bout d’un moment son regard se reporta à gauche et à droite ; il soupira et baissa les yeux.

« À l’instant, » dit-il à un chirurgien qui lui indiquait le prince André, et il le fit transporter dans la tente.

Un murmure s’éleva parmi les blessés.

« Ne dirait-on pas que dans l’autre monde aussi ces messieurs seuls ont le droit de vivre ? »

Le prince André fut déposé sur une table qui venait d’être débarrassée : le chirurgien l’épongeait encore. Le blessé ne put distinguer nettement ceux qui étaient dans la tente. Les cris qu’il entendait, la cuisante douleur qu’il ressentait dans le dos, paralysaient son attention. Tout ce qu’il voyait autour de lui se confondit dans une seule impression : la chair humaine nue, ensanglantée, qui semblait remplir cette tente si basse, lui rappela le tableau qu’il avait vu, par un jour brûlant du mois d’août, dans le petit étang de la grand’route de Smolensk. C’était bien là cette chair à canon, dont l’aspect lui avait inspiré alors un dégoût et une horreur prophétiques. Dans la tente il y avait trois tables : le prince André, déposé sur l’une d’elles, fut abandonné à lui-même pendant quelques minutes, ce qui lui permit d’examiner les tables voisines. Sur la plus rapprochée était assis un Tartare, un cosaque sans doute, à en juger par l’uniforme qui était à ses côtés. Quatre soldats le tenaient, et un docteur en lunettes taillait dans la peau noire de son dos musculeux.

« Oh ! oh ! » rugissait le Tartare, et tout à coup, relevant sa figure bronzée, aux larges tempes, au nez aplati, il poussa un cri perçant, et se jeta de côté et d’autre, afin de se débarrasser de ceux qui le retenaient.

La dernière table était entourée de plusieurs personnes : un homme robuste et fort y était étendu, la tête rejetée en arrière ; la couleur de ses cheveux bouclés et la forme de sa tête n’étaient pas inconnues au prince André. Plusieurs infirmiers pesaient de tout leur poids sur lui, pour l’empêcher de faire un mouvement. Sa jambe, blanche et grasse, était continuellement agitée par un soubresaut convulsif. Tout son corps était secoué par de violents sanglots qui le suffoquaient. Deux chirurgiens, dont l’un était pâle et tremblant, s’occupaient de son autre jambe. Ayant fini sa besogne avec le Tartare, qu’on recouvrit de sa capote, le docteur en lunettes se frotta les mains, s’approcha du prince André, lui jeta un coup d’œil et se détourna rapidement.

« Déshabillez-le !… À quoi songez-vous donc ! » s’écria-t-il avec colère en s’adressant à un des aides.

Lorsque le prince André se vit entre les mains de l’infirmier qui, les manches retroussées, lui déboutonnait à la hâte son uniforme, tous les souvenirs de son enfance passèrent comme un éclair dans son esprit. Le chirurgien se pencha sur sa plaie, l’examina et poussa un profond soupir. Puis il appela quelqu’un, et l’effroyable douleur que ressentit tout à coup le prince André lui fit perdre connaissance. Lorsqu’il revint à lui, des morceaux de ses côtes brisées avaient été retirés de sa blessure, qu’entouraient encore des lambeaux de chair coupée, et sa plaie était pansée. Il ouvrit les yeux, le docteur se pencha sur lui, l’embrassa silencieusement, et s’éloigna sans se retourner.

Après cette terrible souffrance, il éprouva un sentiment indicible de bien-être : les moments les plus charmants de sa vie repassèrent devant ses yeux, surtout les heures de son enfance où, après l’avoir déshabillé, on le couchait dans son berceau et où la vieille bonne l’endormait en chantant. Il était heureux de se sentir vivre, et tout ce passé semblait être devenu le présent. Les chirurgiens continuaient à s’agiter autour du blessé qu’il avait cru reconnaître ; ils le soutenaient et cherchaient à le calmer.

« Montrez-la-moi, montrez-la-moi, » gémissait-il vaincu par la torture.

Le prince André, en écoutant ces cris, avait, lui aussi, envie de pleurer. Est-ce parce qu’il mourait sans gloire, parce qu’il regrettait la vie ? Était-ce à cause de ses souvenirs d’enfance ? Était-ce parce qu’il avait lui-même tant souffert, que, voyant souffrir les autres, il sentait ses yeux se remplir de larmes d’attendrissement ? On montra au blessé sa jambe coupée, qui avait conservé sa botte toute maculée de sang.

« Oh ! » s’écria-t-il en pleurant comme une femme.

À un mouvement que fit le docteur, le prince André reconnut Anatole Kouraguine dans ce malheureux qui sanglotait épuisé, à côté de lui : « Quoi ! c’est lui ! » se dit-il en le voyant soutenu par un infirmier qui lui présentait un verre d’eau, dont ses lèvres tremblantes et gonflées ne pouvaient saisir le bord. « Oui, c’est bien lui, cet homme qui me touche presque, qui est lié à moi par un souvenir douloureux, mais quel est ce lien ? » se demandait-il sans trouver de réponse, et soudain, comme une figure de ce monde idéal plein d’amour et de pureté, Natacha se dressa devant lui, telle qu’il l’avait vue pour la première fois à ce bal de 1810, avec son cou et ses mains grêles, avec cette tête rayonnante, effarouchée, toujours prête à s’exalter… et son amour et sa tendresse pour elle se réveillèrent plus forts et plus vifs que jamais… Il se souvint alors du lien qui existait entre lui et cet homme, dont les yeux, rougis et troublés par les larmes, s’étaient tournés vers lui. Le prince André se rappela tout, et une compassion affectueuse pénétra son cœur inondé de joie. Il ne put se maîtriser, et pleura des larmes de tendresse et de pitié sur l’humanité, sur lui-même, sur ses faiblesses et sur celles de cet infortuné. « Oui, se dit-il, voilà la pitié, l’amour du prochain, l’amour pour ceux qui nous aiment comme pour ceux qui nous détestent, cet amour que Dieu prêchait sur la terre, que Marie m’enseignait, et que je ne comprenais pas alors… Voilà ce qui me restait encore à apprendre dans cette existence, et ce qui fait que je regrette la vie !… Mais maintenant, je le sens, il est trop tard. »

XX

L’aspect sinistre du champ de bataille couvert de cadavres et de blessés, la lourde responsabilité qui pesait sur sa tête, les nouvelles qu’il recevait à tout moment de tant de généraux tués ou hors de combat, la perte de son prestige, que jusque-là rien n’avait pu atteindre, tout produisit sur Napoléon une impression extraordinaire. Lui, qui d’habitude aimait à voir les morts et les blessés, et croyait donner par là une preuve de sa grandeur et de sa fermeté d’âme, se sentit vaincu moralement ce jour-là, et il quitta en toute hâte le champ de bataille pour retourner à Schevardino. La figure jaune et gonflée, les yeux troubles, la voix enrouée, assis sur son pliant de campagne, il prêtait involontairement l’oreille au bruit de la fusillade sans lever les yeux. Il attendait avec une fiévreuse inquiétude la fin de cette affaire, dont il était le grand moteur et qu’il était impuissant à arrêter. Un sentiment humain et naturel avait pris pour un instant le dessus sur le mirage qui le séduisait depuis si longtemps, et il rapporta à lui-même cette impression de douleur qu’il avait éprouvée sur le champ de bataille. Il pensait à la possibilité de la mort et de la souffrance ; il ne désirait plus ni Moscou, ni gloire, ni conquêtes ; il ne souhaitait qu’une chose : le repos, le calme, la liberté ! Mais lorsqu’il atteignit les hauteurs de Séménovsky, et que le grand-maître de l’artillerie lui proposa d’y placer quelques batteries pour renforcer le feu dirigé contre les troupes russes massées devant Kniazkow, il y consentit, et donna ordre qu’on lui rendît compte du résultat obtenu.

Un aide de camp lui annonça bientôt après que deux cents canons avaient été pointés sur les Russes, mais que ceux-ci tenaient bon.

« Notre feu en abat des rangs entiers et ils résistent toujours !

— Ils en veulent encore ! dit Napoléon d’une voix rauque.

— Sire ? demanda l’aide de camp, qui n’avait pas entendu.

— Ils en veulent encore ! répéta Napoléon. Eh bien, qu’on leur en donne[7] !… » Et il rentra dans ce monde artificiel et plein de chimères qu’il s’était créé, pour y reprendre le rôle douloureux, cruel et inhumain qui lui était fatalement destiné.

L’obscurcissement de l’intelligence et de la conscience de cet homme, responsable plus qu’aucun autre de tous ces événements l’empêcha, jusqu’à la fin de sa vie, de comprendre la portée réelle des actes qu’il commettait en opposition avec les règles éternelles du vrai et du bien, et comme la moitié de l’univers approuvait ces actes, il ne pouvait les renier sans être illogique. Ce n’était pas seulement d’aujourd’hui qu’il avait éprouvé une satisfaction intime en comparant le nombre des cadavres russes avec celui des Français ; ce n’était pas seulement d’aujourd’hui qu’il écrivait à Paris : que le champ de bataille était superbe[8]… Pourquoi parlait-il ainsi ? Parce qu’il y avait là 50 000 morts, et à Sainte-Hélène même, où il employait ses loisirs à faire le récit de ses actions, il dictait ce qui suit :

« La guerre de Russie aurait dû être la plus populaire des temps modernes : c’était celle du bon sens et des vrais intérêts, celle du repos et de la sécurité de tous : elle était purement pacifique et conservatrice.

« C’était, pour la grande cause, la fin des hasards et le commencement de la sécurité. Un nouvel horizon, de nouveaux tableaux allaient se dérouler, tout pleins du bien-être et de la prospérité de tous. Le système européen se trouvait fondé ; il n’était plus question que de l’organiser.

« Satisfait sur ces grands points et tranquille partout, j’aurais eu aussi mon Congrès et ma Sainte-Alliance. Ce sont des idées qu’on m’a volées. Dans cette réunion des grands souverains, nous eussions traité de nos intérêts en famille, et compté de clerc à maître avec les peuples.

« L’Europe n’eût bientôt fait de la sorte véritablement qu’un même peuple, et chacun, en voyageant partout, se fût trouvé toujours dans la patrie commune. J’eusse demandé toutes les rivières navigables pour tous, la communauté des mers, et que les grandes armées permanentes fussent réduites désormais à la seule garde des Souverains.

« De retour en France, au sein de la patrie, grande, forte, magnifique, tranquille, glorieuse, j’eusse proclamé ses limites immuables ; toute guerre future purement défensive, tout agrandissement nouveau antinational. J’eusse associé mon fils à l’Empire ; ma dictature eût fini et son règne constitutionnel eût commencé.

« Paris eût été la capitale du monde, et les Français l’envie des nations !…

« Mes loisirs ensuite et mes vieux jours eussent été consacrés, en compagnie de l’Impératrice et durant l’apprentissage royal de mon fils, à visiter lentement et en vrai couple campagnard, avec nos propres chevaux, tous les recoins de l’Empire, recevant les plaintes, redressant les torts, semant de toutes parts et partout les monuments et les bienfaits[9]. »

Lui, le bourreau des nations, lui, fatalement prédestiné par la Providence à ce rôle, s’ingéniait à prouver que son but était le bien des peuples, qu’il pouvait diriger le sort de millions d’êtres et les combler de bienfaits par la voie de l’arbitraire !

« Des quatre cent mille hommes qui passèrent la Vistule, écrivait-il, la moitié étaient Autrichiens, Prussiens, Saxons, Polonais, Bavarois, Wurtembergeois, Mecklembourgeois, Espagnols, Italiens, Napolitains. L’armée impériale proprement dite était pour un tiers composée de Hollandais, de Belges, d’habitants des bords du Rhin, de Piémontais, Suisses, Genevois, Toscans, Romains, habitants de la 32e division militaire, Brême, Hambourg… etc. ; elle comptait à peine cent quarante mille hommes parlant français. L’expédition de Russie coûta moins de cinquante mille hommes à la France actuelle ; l’armée russe dans la retraite de Vilna à Moscou, dans les différentes batailles, a perdu quatre fois plus que l’armée française ; l’incendie de Moscou a coûté la vie à cent mille Russes, morts de froid et de misère dans les bois ; enfin, dans sa marche de Moscou à l’Oder, l’armée russe fut aussi atteinte par l’intempérie de la saison ; à son arrivée à Vilna elle ne comptait que cinquante mille hommes, et à Kalisch moins de dix-huit mille hommes[10] . »

Il croyait donc que la guerre qu’il faisait à la Russie dépendait exclusivement de sa volonté, et l’horreur du fait accompli ne lui causait aucun remords !

XXI

Des masses d’hommes, vêtus d’uniformes différents, étaient confusément couchés, par dizaines de milliers, dans les champs et dans les prairies appartenant à M. Davydow et aux paysans de la couronne. Sur ces champs et sur ces prairies, pendant des centaines d’années, les paysans des environs avaient fait paître leur bétail et récolté leurs moissons. Aux ambulances, sur l’espace d’une dessiatine, l’herbe et la terre avaient bu du sang ; une foule de soldats blessés ou valides, de différentes armes, se traînaient, terrifiés, ceux-ci vers Mojaïsk, ceux-là vers Valouïew ; d’autres soldats, affamés, épuisés de fatigue, se laissaient machinalement conduire par leurs chefs, tandis que d’autres restaient encore sur place, et ne cessaient de tirer. Au-dessus du champ, gai et riant quelques heures auparavant, où étincelaient les baïonnettes, et où s’élevaient les vapeurs irisées du matin, s’étendait maintenant un brouillard intense, imprégné de fumée, et se répandait une étrange odeur de salpêtre et de sang. De gros nuages s’étaient amoncelés, une pluie fine mouillait les morts, les blessés et les exténués. Elle avait l’air de leur dire : « Assez, assez, malheureux, revenez à vous… Que faites-vous ? » Un doute passait alors dans l’âme de ces pauvres êtres, et ils se demandaient s’il fallait continuer cette boucherie. Cette pensée du reste ne gagna du terrain dans les esprits que vers le soir ; jusque-là, quoique la bataille touchât à sa fin, et que les hommes sentissent toute l’horreur de leur situation, une force mystérieuse et incompréhensible continuait à diriger la main de l’artilleur, couvert de sueur, de poudre et de sang, qui, resté seul sur les trois servants de la pièce, portait péniblement les gargousses, chargeait, pointait et allumait la mèche !… et les boulets se croisaient toujours dans les airs en faisant toujours de nouvelles et nombreuses victimes…, et cette œuvre terrible, dirigée non par la volonté humaine, mais par la volonté de celui qui mène les hommes et les mondes, poursuivait impitoyablement son cours ! Quiconque aurait considéré les armées russes et françaises allant à la débandade aurait pensé qu’il suffisait d’un faible effort, de part ou d’autre, pour s’anéantir complètement. Mais aucune des deux ne faisait cet effort suprême, et le feu de la bataille achevait peu à peu de s’éteindre. Les Russes ne prenaient pas l’offensive parce que depuis le commencement de l’affaire, massés sur la route de Moscou et se bornant à la défendre, ils restèrent à ce poste jusqu’à la fin. Alors même qu’ils se seraient décidés à attaquer les Français, le désordre qui s’était mis dans leurs rangs ne le leur aurait pas permis, d’autant plus que, sans quitter leur position, ils avaient perdu la moitié de leurs forces. Cet effort était seulement possible et facile aux Français, que soutenaient le souvenir des quinze ans de victoire de Napoléon, l’assurance de gagner la bataille, la faiblesse de leurs pertes, qui n’étaient que du quart de leur effectif, la certitude d’avoir derrière eux en réserve plus de 20 000 hommes de troupes fraîches, en dehors de la garde, qui n’avait pas donné, et la colère de ne pouvoir arriver à déloger l’ennemi de ses positions. Les historiens affirment que Napoléon aurait gagné la bataille s’il avait fait avancer sa vieille garde, mais supposer cela c’est supposer que l’automne peut se transformer tout à coup en printemps. Cette faute ne saurait être imputée à Napoléon : tous, depuis le général en chef jusqu’au dernier soldat, savaient que cet effort était impossible ; en effet, l’esprit de corps était complètement paralysé par cet ennemi terrible qui, après avoir perdu la moitié de ses forces, restait aussi menaçant à la fin qu’au commencement. La victoire que les Russes venaient de remporter à Borodino n’était pas de celles qui se parent de ces lambeaux d’étoffe cloués à un bâton, qu’on appelle des drapeaux, et qui tirent leur gloire de l’étendue de la conquête : mais c’était une de ces victoires qui font passer dans l’âme de l’agresseur la double conviction de la supériorité morale de son adversaire et de sa propre faiblesse. L’invasion française, semblable à une bête fauve qui a rompu sa chaîne, venait de recevoir dans le flanc une blessure mortelle ; elle sentait qu’elle courait à sa perte ; mais l’impulsion était donnée, et, coûte que coûte, elle devait atteindre Moscou ! L’armée russe, de son côté, quoique deux fois plus faible, se trouvait inexorablement poussée à continuer sa résistance. Là, à Moscou, toute saignante encore de ses plaies de Borodino, ces nouveaux efforts devaient fatalement aboutir à la fuite de Napoléon, à sa retraite par le même chemin, à la perte presque totale des cinq cent mille hommes qui l’avaient suivi, et à l’anéantissement de la France napoléonienne, sur qui s’était appesantie, à Borodino même, la main d’un adversaire dont la force morale était supérieure !


  1. Borodino.
  2. En français dans le texte. (Note du trad.)
  3. Mot à mot : « Notre Monsieur » (Note du trad.)
  4. Une verste vaut 1 kilomètre 066. (Note du trad.)
  5. En français dans le texte. (Note du trad.)
  6. En français dans le texte. (Note du trad.)
  7. En français dans le texte. (Note du trad.)
  8. En français dans le texte. (Note du trad.)
  9. En français dans le texte. (Note du trad.)
  10. En français dans le texte. (Note du trad.)