Guerre et Paix (trad. Paskévitch)/Partie 2/Chapitre 3

Traduction par Irène Paskévitch.
Hachette (2p. 137-214).
Partie 2


CHAPITRE III

I

Quoique Pierre eût une foi absolue dans les vérités que lui avait révélées le Bienfaiteur, et malgré la joie profonde qu’il avait ressentie pendant les premiers mois de son apprentissage, lorsqu’il se livrait avec un réel enthousiasme au travail de sa régénération intérieure, enfin malgré tous ses efforts pour y persévérer, cette nouvelle existence perdit subitement pour lui tout son charme, après les fiançailles du prince André, et la mort de Bazdéïew, arrivée à la même époque. Il ne lui en resta plus que le squelette, c’est-à-dire sa maison, sa femme, plus que jamais en faveur auprès d’un grand personnage, ses nombreuses et peu intéressantes connaissances, et le service avec son cortège d’ennuyeuses formalités ! Aussi fut-il saisi d’un profond dégoût en pensant à sa vie : il interrompit son journal, évita la société de ses frères, reparut au club, recommença à boire et à mener la vie de garçon, et fit tant parler de lui, que la comtesse Hélène se vit obligée de lui adresser de sévères reproches. Pierre lui donna raison en tous points, et se réfugia à Moscou pour ne pas la compromettre par sa conduite.

Lorsqu’il se retrouva dans son immense hôtel, avec ses cousines les princesses, qui séchaient sur pied et tournaient à la momie, avec sa nombreuse domesticité qui y grouillait dans tous les coins ; lorsqu’il aperçut la chapelle de la Vierge d’Iverskaïa rayonnante de la lumière des mille cierges qui brûlaient dévotement devant les saintes images enchâssées d’or et d’argent ; lorsqu’il eut traversé la grande place du Kremlin couverte d’un tapis de neige immaculée ; qu’il eut revu les izvostchiki et les boutiques du Kitaïgorod, les vieux et les vieilles de Moscou vivotant doucement dans leur coin, sans rien désirer, et qu’il eut pris part de nouveau aux bals et aux dîners du club Anglais… alors il se sentit enfin arrivé au port. Moscou, en lui rendant son chez lui et sa maison, lui fit éprouver cette sensation de bien-être qu’on ressent lorsque, après une journée de fatigue, on passe avec bonheur une bonne vieille robe de chambre bien chaude, bien commode, voire même un peu graisseuse.

Toute la société, les vieux et les jeunes, le reçurent à bras ouverts ; sa place restée vacante l’attendait, il n’avait qu’à la reprendre, car, aux yeux de tous ces braves gens, Pierre était le meilleur enfant du monde, l’original le plus gai et le plus intelligent, le vrai type du grand seigneur du Moscou d’autrefois, distrait, bienveillant, et la bourse toujours à sec, parce que chacun y puisait sans scrupule.

Les représentations données au bénéfice d’artistes sans talent, les croûtes et les statues des rapins du dernier ordre, les œuvres de bienfaisance, les chœurs de Bohémiens, les souscriptions pour des dîners, les réunions de francs-maçons, les quêtes pour les églises, la publication d’ouvrages de prix, tout cela trouvait accueil auprès de lui : il ne savait jamais refuser, et se serait complètement dévalisé de ses propres mains, si, pour son bonheur, deux de ses amis, auxquels il avait prêté une très forte somme, ne l’eussent pris en tutelle. Au club, pas de dîner, pas de soirée, sans lui. À peine venait-il d’étendre son gros corps sur un des larges divans, après avoir vidé deux bouteilles de Château-Margaux, qu’il se voyait entouré d’un cercle nombreux qui le choyait, riait et causait autour de lui. Si la conversation dégénérait en dispute, son bon sourire et une bienveillante plaisanterie, dite à propos, ramenaient la paix ; s’il n’était pas là, toute réunion maçonnique même était triste et morose. Au bal, lorsque les cavaliers faisaient défaut, on venait le choisir, et il dansait. Jeunes femmes et jeunes filles l’aimaient, parce que, sans témoigner une attention particulière à aucune d’elles, il était aimable avec toutes : « Il est charmant, disait-on de lui, il n’a pas de sexe ! »

Comme il aurait pleuré sur lui-même si, sept ans auparavant, à son arrivée de l’étranger, on lui eût dit qu’il n’avait besoin ni de rien chercher, ni de rien inventer, que sa route était toute tracée, sa destinée toute marquée, et qu’en dépit de tous ses efforts il ne deviendrait pas meilleur que la plupart de ceux qui se seraient trouvés dans sa position !… Certes, il ne l’aurait pas cru !

N’était-ce donc pas lui qui avait désiré avec ardeur voir la Russie en république, qui avait souhaité devenir philosophe tacticien… qui avait regretté de ne pas être Napoléon ou l’homme qui le vaincrait ? N’était-ce donc pas lui qui avait cru possible la régénération de l’humanité, et travaillé à atteindre le degré le plus élevé du perfectionnement moral ? N’était-ce donc pas lui qui avait créé des écoles, ouvert des hôpitaux, et donné la liberté à ses paysans ?

Et de fait qu’était-il devenu ? Le possesseur d’une grande fortune, le mari d’une femme infidèle, un chambellan en retraite, un membre du club Anglais et l’enfant gâté de la société de Moscou ; un homme qui aimait surtout à bien manger et à bien boire, et qui se donnait parfois le plaisir de critiquer le gouvernement, bien à son aise, après dîner. Il fut longtemps avant de se faire à la pensée qu’il était, ni plus, ni moins, le type accompli du chambellan en retraite, vivant sans but et sans soucis, ce type qu’il avait en si grand mépris sept ans auparavant, et dont Moscou offrait de nombreux spécimens.

Il cherchait parfois à se consoler, en se disant que ce genre de vie ne durerait pas, mais l’instant d’après il passait en revue avec terreur tous les gens de sa connaissance qui, entrés comme lui dans cette existence de club avec toutes leurs dents et tous leurs cheveux, en étaient sortis sans cheveux et sans dents.

Parfois aussi il tâchait de se persuader par orgueil qu’il ne ressemblait en rien à ces chambellans qu’il méprisait, à ces personnages bêtes, incolores et satisfaits d’eux-mêmes : « La preuve, se disait-il, c’est que, moi, je suis mécontent, toujours mécontent, toujours tourmenté du désir de faire quelque chose pour le bien de l’humanité !… Qui sait ? ajoutait-il ensuite avec humilité, n’ont-ils pas, eux aussi, cherché, tout comme moi, à se frayer une nouvelle route dans la vie, et la force des choses, du milieu qui les entourait, des éléments contre lesquels l’homme est impuissant à lutter, ne les a-t-elle pas amenés là où elle m’a amené moi-même ? À force de raisonnements de ce genre, il avait fini, après quelques mois de séjour à Moscou, par ne plus mépriser, mais au contraire par aimer, respecter et plaindre, tout comme il se plaignait lui-même, le sort de ses compagnons d’infortune.

Pierre n’avait plus d’accès de désespoir ni de dégoût de la vie, mais le mal dont il souffrait, et qu’il refoulait vainement à l’intérieur, le travaillait toujours : « Quel est le but de l’existence ? Pourquoi vit-on ? Que fait-on en ce monde ? » se demandait-il avec stupeur mille fois par jour. Mais, sachant par expérience que ses questions resteraient sans réponse, il s’en détournait au plus vite en prenant un livre, ou il courait au club, ou chez un de ses amis, pour y récolter les petites nouvelles du jour.

« Ma femme, se disait-il, qui n’a jamais aimé autre chose que son beau corps, et qui est une des plus sottes créatures que je connaisse, passe pour avoir de l’esprit comme personne, et tous se prosternent devant elle. Bonaparte, bafoué alors qu’il était un grand homme, est pressé par l’empereur François, maintenant qu’il n’est plus qu’un misérable comédien, de vouloir bien accepter la main de sa fille. Les Espagnols remercient la Providence, par l’entremise du clergé catholique, de la victoire remportée le 14 juin sur les Français ; les Français, de leur côté, la remercient, toujours par l’entremise de ce même clergé, de la victoire remportée par eux, à la même date, sur les Espagnols. Mes frères les francs-maçons prêtent serment de tout sacrifier pour le prochain et refusent un rouble à la quête. « Astrée » intrigue contre « les chercheurs de la manne céleste », et l’on se met en quatre pour obtenir la charte de la loge d’Écosse, dont personne n’a besoin et dont personne ne comprend le sens, pas même celui qui l’a écrite. Nous nous disons tous disciples de l’Évangile, nous proclamons l’oubli des injures, l’amour du prochain, et, comme preuve à l’appui, nous élevons quarante fois quarante églises à Moscou, tandis qu’hier on a fouetté un déserteur, et le représentant de la loi divine d’amour et de pardon donne à baiser la croix au condamné avant le supplice ! » Ainsi songeait Pierre, et cette hypocrisie perpétuelle, cette hypocrisie professée et acceptée par tous, l’indignait chaque fois comme un fait nouveau : « Je la sens, je la vois, se disait-il encore, mais comment leur en expliquer la puissance ? Je l’ai essayé en vain : je me suis convaincu qu’ils s’en rendaient compte comme moi, mais qu’ils s’aveuglent volontairement. Donc cela doit être ainsi ! Mais, moi, que dois-je faire ? Que vais-je devenir ? » Comme beaucoup de gens, comme beaucoup de ses compatriotes surtout, il avait le triste privilège de croire au bien, et en même temps de voir si distinctement le mal, qu’il ne lui restait plus la force nécessaire pour prendre une part active dans la lutte. Ce mensonge continuel, qu’il retrouvait dans tout travail à entreprendre, paralysait son activité, et cependant il fallait vivre et s’occuper quand même. Se sentir obsédé par ces questions vitales, sans parvenir à les résoudre, cela lui était si pénible, qu’il se plongeait, pour les oublier, dans toutes les distractions imaginables.

Il dévorait des livres par douzaines, et lisait tout ce qui lui tombait sous la main, même lorsque son valet de chambre l’aidait le soir à se déshabiller ; il allait ainsi de la veille au sommeil, pour se livrer de nouveau le lendemain aux oiseux bavardages des salons et des clubs, et passer son temps entre les femmes et le vin. La boisson devenait de plus en plus pour lui un besoin physique aussi bien que moral, et il s’y adonnait avec passion, en dépit des avertissements des médecins, qui, vu sa corpulence, y trouvaient un danger sérieux pour sa santé. Il ne se sentait heureux et véritablement à son aise que lorsqu’il avait avalé plusieurs verres de spiritueux : la douce chaleur, la tendre bienveillance pour son prochain, qu’il éprouvait alors, le rendait capable de s’assimiler toute pensée sans toutefois l’approfondir. Alors seulement le nœud gordien si compliqué de la vie perdait à ses yeux de son effrayant mystère, et lui paraissait même facile à dénouer ; alors seulement il se disait : « Je le déferai, je l’expliquerai… tout à l’heure j’y penserai ! » Mais ce « tout à l’heure » ne venait jamais, et il n’y repensait que pour voir de nouveau ces énigmes se dresser devant lui, plus terribles et plus insolubles que jamais, et il se hâtait de reprendre ses lectures pour chasser les pensées pénibles.

Pierre se souvenait parfois d’avoir entendu raconter que les soldats exposés au feu de l’ennemi dans les retranchements s’ingéniaient à se créer une occupation quelconque afin d’oublier le danger. Il se disait que chacun faisait de même, que chacun, ayant peur de la vie, tâchait, comme ces soldats, de l’oublier, les uns avec l’ambition, la politique, le service de l’État, les autres avec les femmes, le jeu, le vin, les chevaux et la chasse : « Donc, concluait-il, rien n’est puéril, et rien n’est important !… tout revient au même, tâchons seulement de nous soustraire à l’implacable réalité, et de ne jamais nous rencontrer face à face avec elle ! »

II

Le prince Nicolas Andréïévitch Bolkonsky était venu s’installer à Moscou au commencement de l’hiver ; son passé, son esprit et son originalité peu commune, ses opinions antifrançaises et archipatriotiques, à l’unisson d’ailleurs avec celles de Moscou, peut-être aussi un refroidissement sensible de l’enthousiasme qu’avaient fait naître les débuts de l’Empereur Alexandre, contribuèrent à le rendre l’objet d’un respect tout particulier, et le centre de l’opposition moscovite.

Le prince avait beaucoup vieilli : son grand âge s’accusait souvent par des assoupissements soudains, par l’oubli des événements récents, la vivacité des souvenirs d’un temps déjà bien éloigné, et par la vanité toute juvénile qui lui faisait accepter le rôle de chef de parti. Cependant, lorsqu’il se montrait le soir, à l’heure du thé, en redingote doublée de fourrure, les cheveux poudrés, et qu’il se laissait aller à conter, par saccades comme toujours, des anecdotes de sa jeunesse, ou à juger d’une façon incisive et mordante les événements et les gens du moment, il inspirait à tous ceux qui l’écoutaient un égal sentiment de respect. Son vaste hôtel, encombré d’un mobilier qui datait de la moitié du xviiie siècle, les laquais toujours en grande tenue, lui-même le représentant brusque, hautain, mais intelligent, d’une époque disparue, sa fille douce et timide et la jolie Française, toutes deux le craignant et le vénérant à la fois : tout cet ensemble formait un tableau imposant, d’un coloris étrange et saisissant pour les visiteurs. Ils oubliaient alors que la journée ne se composait pas seulement des deux heures intéressantes qu’ils passaient dans la société du maître de la maison, mais de bien d’autres encore, pendant lesquelles la vie intime des habitants de cette demeure continuait à marcher lourdement et retombait de tout son poids sur la pauvre princesse Marie. Privée de ses plaisirs les plus chers, de la causerie avec « les âmes du bon Dieu » et de la solitude, le grand calmant à toutes ses peines, ne frayant avec personne, elle ne retirait aucun avantage de cette nouvelle résidence. On avait même cessé de l’inviter, sachant que son père ne permettait pas qu’elle sortît sans lui, et que, pour cause de santé, il se refusait constamment à l’accompagner. Tout espoir de mariage s’était évanoui, car le mauvais vouloir et l’irritation avec lesquels il conduisait tous ceux qui pouvaient devenir des partis pour sa fille, n’étaient que trop visibles. D’amies, elle n’en avait point : depuis son arrivée à Moscou, elle était même bien revenue sur le compte de deux personnes qui avaient eu toute son affection : l’une, Mlle Bourrienne, que, pour certaines raisons, elle croyait maintenant devoir tenir à l’écart ; l’autre, Julie Karaguine, avec laquelle elle avait correspondu pendant cinq longues années, pour en arriver à découvrir, dès leur première entrevue, qu’il n’y avait rien de commun entre elles. Cette dernière, devenue, par la mort de ses deux frères, une très riche héritière, se donnait à cœur joie de tous les plaisirs, et cherchait un mari ; un peu de temps encore, et elle allait compter parmi les demoiselles très mûres ; le moment était donc venu pour elle de jouer sa dernière carte, et elle pressentait que son sort se déciderait incessamment. La princesse Marie souriait avec tristesse au retour de chaque jeudi, en pensant que, non seulement elle n’avait plus à qui écrire, mais encore que les visites hebdomadaires de sa chère correspondante d’autrefois lui étaient devenues complètement indifférentes. Elle se comparait involontairement à ce vieil émigré qui refusait de se marier avec l’objet de sa tendresse, en disant : « Si je l’épousais, où donc passerais-je mes soirées ? » Tout comme lui, elle regrettait que la présence de Julie eût mis fin à leurs épanchements, et elle n’avait plus personne à qui confier les chagrins qui l’accablaient davantage tous les jours. Le prince André allait revenir ; l’époque fixée pour son mariage approchait, mais son père n’y était guère mieux disposé ; tout au contraire, ce sujet l’irritait au point que le nom seul des Rostow le mettait hors des gonds, et que son humeur, déjà si difficile, devenait presque insupportable. Les leçons que la princesse Marie donnait à son neveu de six ans n’étaient qu’un souci de plus, car, à sa grande consternation, elle avait découvert en elle-même une irritabilité analogue à celle de son père. Que de fois ne s’était-elle pas reproché ses emportements ? Et pourtant, chaque fois, son ardent désir de faciliter à l’enfant ses premiers pas dans l’étude de l’A B C français, de l’initier à tout ce qu’elle savait elle-même, se trouvait paralysé par la certitude que l’enfant, effrayé de sa colère, répondrait tout de travers. Alors, s’embrouillant dans ses explications, elle s’impatientait, élevait la voix, s’emportait, et, le tirant par la main, elle le mettait dans« le coin ». La punition infligée, elle fondait en larmes, s’accusait de méchanceté, et le petit garçon, pleurant à son tour, quittait « le coin » sans sa permission, et, prenant ses mains couvertes de larmes, il la consolait et l’embrassait. Le plus difficile à supporter était le caractère de son père, qui devenait chaque jour de plus en plus dur envers elle. S’il l’avait obligée à passer ses nuits en prière, s’il l’avait battue, s’il l’avait forcée à porter le bois et l’eau, elle se serait soumise à ses ordres sans murmurer ; mais ce terrible tyran, qui l’aimait, n’en était que plus cruel, à cause même de son affection. Non seulement il excellait à la blesser et à l’humilier à tout propos, mais encore à lui démontrer avec bonheur qu’elle avait tort en tout et toujours. Les attentions dont il entourait Mlle Bourrienne étaient devenues plus marquées depuis quelques mois, et l’idée baroque qu’il avait eue, pour irriter sa fille, de parler de son mariage avec cette étrangère, lorsque son fils lui avait demandé son consentement, commençait à avoir pour lui un certain attrait ; mais la princesse Marie persistait à n’y voir qu’une nouvelle invention de sa part pour la chagriner.

Un jour, en sa présence, le vieux prince baisa la main de Mlle Bourrienne, et, l’attirant à lui, l’embrassa. La princesse rougit, et quitta la chambre, persuadée que son père avait fait cela exprès devant elle pour lui être encore plus désagréable. Quelques instants plus tard, lorsque Mlle Bourrienne la rejoignit, toute souriante, elle essuya vivement ses larmes, se leva, s’approcha d’elle, et, ne pouvant plus se contenir, elle l’accabla des plus violents reproches :

« C’est laid, c’est vil, c’est inhumain, de profiter ainsi de la faiblesse !… Allez, sortez d’ici ! » s’écria-t-elle d’une voix étranglée par la colère et par les sanglots.

Le lendemain, son père ne lui dit pas un mot, mais elle remarqua, à dîner, que Mlle Bourrienne était servie la première ; lorsque le vieux sommelier, oubliant pour son malheur ce nouveau caprice de son maître, présenta le café à la princesse Marie avant de l’offrir à Mlle Bourrienne, le prince eut un accès de rage. Jetant sa canne à la figure du coupable, il déclara à Philippe qu’il allait être fait soldat sur l’heure :

« Tu l’as oublié, oublié, quand je te l’avais dit ! Elle est la première dans ma maison, entends-tu bien… elle est ma meilleure amie, criait-il avec fureur… Et si tu te permets, ajouta-t-il en se tournant vers sa fille, toi aussi, de l’oublier devant elle, comme tu l’as fait hier soir, je te ferai voir qui est le maître ici… Va-t’en, que je ne te voie plus, ou demande-lui pardon ! » Et la princesse Marie fit des excuses à Mlle Amélie et n’obtint qu’à grand’peine la grâce du malheureux sommelier. À la suite de ces scènes déplorables, il s’élevait dans le cœur de la pauvre fille une lutte terrible entre l’orgueil froissé de victime et le remords intime de la chrétienne. Ce père qu’elle osait accuser, n’était-il pas faible et débile ? Cherchant à tâtons ses lunettes, perdant la mémoire, marchant d’un pas mal assuré, inquiet de laisser surprendre sa faiblesse, ne le voyait-elle pas s’assoupir à table, sa vieille tête branlant au-dessus de son assiette, lorsqu’il n’y avait personne pour le tenir en haleine ?… « Ce n’est donc pas à moi de le juger ! » se disait-elle alors, en se reprochant, dans son humilité, son premier mouvement de révolte.

III

Il y avait à Moscou, à cette époque, un médecin français, très bel homme, de haute taille, aimable comme ses compatriotes savent l’être au besoin, et qui s’était fait en peu de temps une grande réputation dans les cercles les plus aristocratiques de la ville, où on le traitait même en égal et en ami.

Le vieux prince, très sceptique en fait de médecine, l’avait toutefois consulté, d’après le conseil que lui en avait donné Mlle Bourrienne, et il s’habitua si bien à Métivier, qu’il finit par le recevoir régulièrement deux fois par semaine.

Le jour de la Saint-Nicolas, tout Moscou se porta à son hôtel pour lui présenter ses félicitations, mais personne ne fut reçu, à l’exception de quelques intimes, invités à dîner et inscrits sur une liste qu’il avait remise à la princesse Marie.

Métivier crut bien faire, en sa qualité de docteur, de forcer la consigne et d’entrer chez son malade, dont l’humeur ce matin-là était véritablement massacrante. Se traînant de chambre en chambre, s’accrochant au moindre mot, il faisait semblant de ne rien comprendre de ce qu’on lui disait, comme pour se ménager une occasion de se fâcher. La princesse Marie ne connaissait que trop par expérience cette irritation sourde, toujours prête à faire explosion dans un accès de fureur, et aussi inévitable que le coup de feu d’une arme chargée ; toute la matinée se passa dans l’angoisse de ces pressentiments, mais il n’y eut point d’éclat jusqu’à la visite du médecin. Après l’avoir laissé pénétrer chez son père, elle s’assit, un livre à la main, dans le salon, d’où elle pouvait aisément écouter, ou tout au moins deviner, ce qui se passait dans le cabinet.

La voix de Métivier se fit d’abord entendre, puis celle du vieux prince, puis les deux voix s’élevèrent à la fois, et la porte, ouverte avec violence, laissa voir sur le seuil le docteur terrifié, et le vieillard, en robe de chambre, le visage bouleversé par la colère :

« Tu ne le comprends pas, criait-il, et, moi, je le comprends, espion français, esclave de Bonaparte !… hors d’ici ! hors de ma maison !… » Et il referma la porte avec fureur.

Métivier haussa les épaules, s’approcha de Mlle Bourrienne, qui, à ce bruit, était accourue de l’autre pièce, et lui dit : « Le prince n’est pas tout à fait dans son assiette, la bile le travaille, tranquillisez-vous, je repasserai demain. » Puis il sortit du salon, en enjoignant le plus grand silence, pendant qu’à travers la porte on entendait le bruit des pantoufles qui traînaient sur le parquet, et les exclamations réitérées de : « Traîtres ! Espions ! Traîtres partout ! pas un instant de repos ! »

Quelques minutes plus tard, la princesse fut appelée chez son père pour y recevoir l’explosion à bout portant. N’était-ce pas sa faute, à elle, lui dit-il, et à elle seule, si l’on avait laissé entrer cet espion ?… Et la liste qu’il lui avait remise, qu’en avait-elle fait ?… Par sa faute, à elle, il ne pouvait ni vivre ni mourir tranquille !… « Il faut donc nous séparer, nous séparer, sachez-le, sachez-le ! Je n’en puis plus ! » Il sortit un moment de sa chambre, mais, craignant sans doute qu’elle ne prît point cette résolution au sérieux, il revint sur ses pas, en s’efforçant de paraître calme : « Ne pensez pas, ajouta-t-il, que je sois en colère : j’ai bien pesé mes paroles : nous nous séparerons. Cherchez-vous un gîte ailleurs, n’importe où ! » Et, mettant de côté la tranquillité qu’il avait affectée un moment, pour se laisser aller de nouveau à un emportement terrible, il la menaça du poing et s’écria : « Dire qu’il ne se trouve pas un imbécile pour l’épouser ! » Rentrant précipitamment chez lui, il ferma de nouveau la porte avec fracas, fit appeler Mlle Bourrienne, et le silence se rétablit aussitôt dans son appartement.

Les six personnes invitées à dîner arrivèrent à la fois vers les deux heures. C’étaient : le comte Rostoptchine, le prince Lapoukhine et son neveu, le général Tchatrow, vieux militaire et camarade d’armes du prince Bolkonsky, Pierre, et Boris Droubetzkoï. Tous l’attendaient au salon.

Boris, qui était venu à Moscou en congé, avait demandé à lui être présenté, et avait si bien su conquérir ses bonnes grâces, que le vieux prince fit une exception en sa faveur et le reçut chez lui, malgré sa qualité de jeune homme à marier.

La maison Bolkonsky n’était pas classée dans ce que l’on était convenu à Moscou d’appeler « le monde », mais le seul fait d’être admis dans ce cercle exclusif et intime était considéré comme une distinction des plus flatteuses ; Boris avait saisi cette nuance, lorsque quelques jours auparavant le comte Rostoptchine, invité à dîner, devant lui, par le général gouverneur, pour le jour de la Saint-Nicolas, lui avait répondu par un refus, en ajoutant : « Il me faudra, vous savez, aller saluer les reliques du prince Nicolas Andréïévitch.

— Ah oui, c’est vrai !… Et comment se porte-t-il ? » avait répliqué le général gouverneur.

Le petit groupe réuni en attendant l’heure du dîner, dans l’antique et vaste salon démodé, faisait l’effet d’un conseil de juges délibérant sur une grave question, car tantôt ils se taisaient, et tantôt ils se parlaient à voix basse. Le prince Bolkonsky parut enfin, taciturne et sombre ; sa fille, plus intimidée et plus embarrassée que jamais, répondait du bout des lèvres aux hôtes de son père, et ils pouvaient voir facilement qu’elle ne prêtait aucune attention à ce qui se disait autour d’elle. Le comte Rostoptchine seul tenait le dé de la conversation et racontait tour à tour les nouvelles de la ville et les nouvelles politiques. Lapoukhine et le vieux Tchatrow parlaient peu. Le prince Nicolas Andréïévitch écoutait en juge suprême, et de temps en temps, par son silence, par une inclination de tête, ou par un mot, donnait à entendre qu’il prenait acte de ce qu’on soumettait à son appréciation. Il s’agissait de politique, et au ton général de la conversation il était aisé de s’apercevoir qu’on blâmait unanimement notre conduite de ce côté-là et qu’on n’hésitait pas à trouver que tout marchait de travers, et de mal en pis. La seule limite devant laquelle le causeur s’arrêtait ou était arrêté dans ses jugements, c’était lorsque, pour les motiver, il aurait dû s’en prendre directement à la personne de l’Empereur.

On parla de l’occupation par Napoléon du grand-duché d’Oldenbourg, de la dernière note russe, fort hostile au conquérant, envoyée à toutes les puissances de l’Europe :

« Bonaparte se comporte avec l’Europe comme un corsaire avec un vaisseau capturé, dit le comte Rostoptchine, en citant une phrase qu’il répétait volontiers depuis quelques jours. La longanimité ou l’aveuglement des Souverains est incompréhensible ! C’est le tour du Pape, à présent ; Bonaparte travaille sans se gêner à renverser la religion catholique, et pas une voix ne s’élève ! Notre Empereur est le seul qui ait protesté contre l’occupation du grand-duché d’Oldenbourg, et encore… » Le comte s’arrêta court ; il était arrivé à la limite extrême au delà de laquelle personne n’osait s’engager.

« Il lui a proposé un autre territoire en échange du grand-duché, ajouta le vieux prince Bolkonsky. Déposséder des grands-ducs, c’est pour lui chose aussi simple que pour moi de transporter des paysans de Lissy-Gory à Bogoutcharovo !

— Le duc d’Oldenbourg supporte son malheur avec une force de caractère et une résignation admirable, dit Boris en prenant part à la conversation d’un air respectueux. Il avait été présenté au grand-duc à Pétersbourg, et il lui plaisait de laisser entendre qu’il le connaissait. Le prince lui jeta un coup d’œil, et fut sur le point de lui lancer une épigramme, mais il n’en fit rien. Le trouvant sans doute trop jeune, il ne daigna pas s’occuper de lui.

— J’ai lu notre protestation à ce sujet et je suis étonné que la rédaction en soit si mauvaise, » dit le comte Rostoptchine, avec la nonchalance assurée d’un homme parfaitement au courant de la question.

Pierre le regarda avec une stupéfaction naïve :

« Qu’importe le style, comte, si les paroles sont énergiques !

— Mon cher, avec nos cinq cent mille hommes de troupes il serait facile d’avoir un beau style, lui répondit Rostoptchine, et Pierre comprit le sens et la portée de sa critique.

— Chacun aujourd’hui noircit du papier, dit le maître de la maison, ils ne font que cela à Pétersbourg. Mon « Andrioucha » a composé tout un volume pour le bien de la Russie… Ils ne savent que griffonner. »

La conversation languissait, mais le vieux général Tchatrow, après avoir fait force « hem ! hem ! », lui donna une nouvelle impulsion :

« Connaissez-vous l’incident qui s’est passé à la revue l’autre jour à Pétersbourg, et la conduite du nouvel ambassadeur de France ?

— Il me semble avoir entendu blâmer sa réponse à Sa Majesté.

— Jugez-en plutôt… L’Empereur daigna attirer son attention sur la division des grenadiers et sur la beauté du défilé ; l’ambassadeur y resta complètement indifférent, et l’on dit même qu’il se permit de faire observer que chez eux, en France, on ne s’occupait point de ces vétilles. Sa Majesté ne lui répondit rien, mais, à la revue suivante, elle feignit d’ignorer sa présence. »

Tous se turent : ce fait touchait l’Empereur : aucune critique n’était donc possible !

« Insolents ! dit le vieux prince. Vous connaissez Métivier ? Eh bien, je l’ai chassé de chez moi ce matin. On l’avait laissé pénétrer, malgré ma défense, car je ne voulais voir personne… » Et, jetant un regard de colère à sa fille, il leur conta son entretien avec le docteur, qui, d’après lui, n’était qu’un espion, et détailla les raisons qu’il avait de le croire, raisons très peu convaincantes, à vrai dire, mais que personne ne se risqua à réfuter.

Quand on servit le champagne en même temps que le rôti, les convives se levèrent pour féliciter l’amphitryon, et sa fille s’approcha également de lui.

Il la toisa d’un air dur, méchant, en lui tendant sa joue ridée, rasée de frais ; on voyait, à son air, qu’il n’avait point oublié la scène du matin, que sa décision restait inébranlable, et que seule la présence des invités l’empêchait de la lui signifier une seconde fois ! Se déridant enfin un peu, lorsque le café fut servi au salon, il exposa, avec une vivacité toute juvénile, son opinion sur la guerre qui allait s’engager :

« Nos guerres avec Napoléon, dit-il, seront toujours malheureuses tant que nous rechercherons l’alliance de l’Allemagne, et que, par une conséquence déplorable du traité de paix de Tilsitt, nous nous mêlerons des affaires de l’Europe. Il ne fallait prendre parti ni pour ni contre l’Autriche, et c’est vers l’Orient que nous devons exclusivement nous porter. Quant à Bonaparte, une conduite ferme et des frontières bien gardées seront suffisantes pour l’empêcher de mettre le pied en Russie, comme il l’a fait en 1807.

— Mais comment nous décider à faire la guerre à la France, prince ? demanda Rostoptchine. Comment nous lèverions-nous contre nos maîtres, contre nos dieux ? Voyez notre jeunesse, voyez nos dames ! Les Français sont leurs idoles, Paris est leur paradis ! » Il éleva la voix, pour être bien entendu de tous : « Tout est français, les modes, les pensées, les sentiments ! Vous venez de chasser Métivier, tandis que nos dames se traînent à ses genoux. Hier, à une soirée, j’en ai compté cinq de catholiques qui font de la tapisserie le dimanche en vertu d’une dispense du saint-père, ce qui ne les empêche pas d’être à peine vêtues, et dignes de servir d’enseignes à un établissement de bains. Avec quel plaisir, prince, n’aurais-je pas retiré du Musée la grosse canne de Pierre-le-Grand, pour en rompre, à la vieille manière russe, les côtes à toute notre jeunesse !… Je vous jure que leur sot engouement serait bien vite allé à tous les diables ! »

Il se fit un silence : le vieux prince approuvait de la tête et souriait à la boutade de son convive :

« Et maintenant, adieu, Excellence… et soignez-vous ! ajouta Rostoptchine, en se levant avec sa brusquerie habituelle, et en lui tendant la main.

— Adieu, mon ami, tes paroles sont une vraie musique ; je m’oublie toujours à t’écouter, » et, le retenant doucement, il lui offrit à baiser sa joue parcheminée. Les autres, imitant l’exemple de Rostoptchine, se levèrent également.


IV

La princesse Marie n’avait pas saisi un mot de la conversation : une seule chose la tourmentait, elle craignait qu’on ne s’aperçût de la contrainte qui régnait entre son père et elle, et n’avait même pas prêté la moindre attention aux amabilités de Droubetzkoï, qui en était à sa troisième visite.

Le prince et ses invités quittèrent le salon, Pierre s’approcha d’elle le chapeau à la main :

« Peut-on rester encore quelques instants ? lui demanda-t-il.

— Oui certainement… » Et son regard inquiet semblait lui demander s’il n’avait rien remarqué.

Pierre, dont l’humeur était toujours charmante après le dîner, souriait doucement en regardant dans le vague :

« Connaissez-vous ce jeune homme depuis longtemps, princesse ?

— Quel jeune homme ?

— Droubetzkoï.

— Non, depuis peu…

— Vous plaît-il ?

— Oui, il me paraît agréable… mais pourquoi cette question ? répondit-elle, pensant toujours, malgré elle, à la scène du matin.

— Parce que j’ai observé qu’il ne venait jamais à Moscou que pour tâcher d’y trouver une riche fiancée.

— Vous l’avez remarqué ?

— Oui, et l’on peut être sûr de le rencontrer partout où il y en a une ! Je le déchiffre à livre ouvert… Pour le moment, il est indécis : il ne sait trop à qui donner la préférence, ou à vous, ou à Mlle Karaguine. Il est très assidu auprès d’elle.

— Il y va donc beaucoup ?

— Oh ! beaucoup !… Il a même inventé une nouvelle manière de faire la cour, poursuivit Pierre avec cette malice, pleine de bonhomie, qu’il se reprochait parfois dans son journal. « Il faut être mélancolique pour plaire aux demoiselles de Moscou…, et il est très mélancolique auprès de Mlle Karaguine.

— Vraiment ! reprit la princesse Marie, qui, les yeux sur sa bonne figure, se disait : « Mon chagrin serait assurément moins lourd si je pouvais le confier à quelqu’un, à Pierre par exemple ; c’est un noble cœur, et il m’aurait donné, j’en suis sûre, un bon conseil !

— L’épouseriez-vous ? continua ce dernier.

— Ah ! mon Dieu, il y a des moments où j’aurais été prête à épouser n’importe qui, le premier venu, répondit, presque malgré elle, la pauvre fille, qui avait des larmes dans la voix. — Il est si dur, si dur d’aimer et de se sentir à charge à ceux qu’on aime, de leur causer de la peine, et de ne pouvoir y remédier ; il ne reste plus alors qu’une chose à faire, les quitter… Mais où puis-je aller ?

— Mais, princesse, au nom du ciel, que dites-vous ?

— Je ne sais ce que j’ai aujourd’hui, ajouta-t-elle en fondant en larmes… N’y faites pas attention, je vous prie. »

La gaieté de Pierre s’évanouit : il la questionna affectueusement, en la suppliant de lui confier son secret, mais elle se borna à lui répéter que ce n’était rien, qu’elle avait oublié de quoi il s’agissait, et que son seul ennui était le prochain mariage de son frère, qui menaçait de brouiller le père et le fils.

« Que savez-vous des Rostow ? continua-t-elle en changeant de sujet : on m’a assuré qu’ils allaient arriver… André aussi est attendu de jour en jour. J’aurais voulu qu’ils se vissent ici.

— Comment envisage-t-il à présent la chose ? » demanda Pierre, en faisant allusion au vieux prince.

La princesse Marie secoua tristement la tête : « Toujours de même, et il ne reste plus que quelques mois pour finir l’année d’épreuve ; j’aurais désiré la voir de plus près… Vous les connaissez de longue date ? Eh bien ! dites-moi franchement, la main sur le cœur, comment elle est et ce que vous en pensez… mais bien franchement, n’est-ce pas ? André risque tant en agissant contre la volonté de son père, que j’aurais voulu savoir… »

Pierre crut entrevoir, dans cette insistance de la princesse à lui demander la vérité, rien que la vérité, une disposition malveillante à l’égard de la fiancée de son ami ; il était évident que la princesse Marie attendait de lui un mot de blâme.

« Je ne sais comment répondre à votre question, dit-il en rougissant sans cause, et en lui faisant part sincèrement de ses impressions. Je n’ai pas analysé son caractère, et je ne sais pas ce qu’il vaut, mais je sais qu’elle est la séduction même : ne me demandez pas pourquoi, je ne saurais vous le dire. »

La princesse Marie soupira ; ses craintes se confirmaient de plus en plus :

« Est-elle intelligente ? »

Pierre réfléchit :

« Peut-être non, peut-être oui, mais elle ne tient pas à en faire preuve, car elle est la séduction même, et rien de plus.

— Je désire l’aimer de tout cœur ! dites-le-lui si vous la voyez avant moi, reprit la princesse Marie avec tristesse.

— Ils seront ici dans peu de jours, » ajouta Pierre.

Elle lui dit alors que son projet bien arrêté était de la voir dès son arrivée, et de faire tout ce qui lui serait possible auprès de son père pour lui faire accepter de bon gré sa future belle-fille.


V

Boris, qui n’avait pas réussi à trouver une riche héritière à Pétersbourg, poursuivait à Moscou les mêmes recherches, et il hésitait entre les deux partis les plus brillants de la ville, Julie Karaguine et la princesse Marie ; cette dernière lui inspirait, malgré sa laideur, plus de sympathie que l’autre ; mais, depuis le dîner du jour de la Saint-Nicolas, il essaya en vain d’aborder le sujet délicat qu’il avait en vue ; ses assiduités furent également en pure perte, car la princesse Marie ne lui prêtait qu’une oreille distraite, ou lui répondait au hasard.

Julie, au contraire, acceptait ses hommages avec plaisir, bien qu’elle y mît une manière d’être toute particulière.

Elle avait vingt-sept ans ; la mort de ses frères l’avait rendue très riche, mais sa beauté n’était plus la même, bien qu’elle fût persuadée, malgré tout, que jamais elle n’avait été plus belle et plus séduisante : sa nouvelle fortune contribuait à entretenir ses illusions. Son âge la rendant moins dangereuse pour les hommes, ils profitaient de ses dîners, de ses soupers, de l’agréable société qu’elle réunissait autour d’elle, sans craindre de se compromettre, ou de s’engager par trop avec elle. Celui qui l’aurait évitée avec soin dix ans plus tôt, y allait hardiment aujourd’hui, et la traitait, non plus comme une demoiselle à marier, mais comme une bonne connaissance, dont le sexe lui était indifférent.

Le salon Karaguine était cette année le plus brillant et le plus hospitalier de la saison. En dehors des dîners et des soirées à invitations spéciales, on y trouvait tous les jours une nombreuse réunion, composée d’hommes surtout, avec un excellent souper à minuit, et l’on ne se séparait guère avant les trois heures du matin. Julie ne laissait passer ni un bal, ni une représentation, ni un pique-nique, sans y prendre part, et ses toilettes sortaient de chez la meilleure faiseuse ; elle se donnait cependant le genre d’être blasée, de ne plus croire ni à l’amitié, ni à l’amour, ni à aucune joie en ce monde, et de n’aspirer qu’au repos « là-bas, là-bas ». On aurait dit qu’elle avait eu une violente et cruelle déception en amour, ou qu’elle avait perdu un être adoré ; rien de pareil ne s’était pourtant produit dans son existence. Mais, ayant fini par se persuader à elle-même que sa vie avait été éprouvée par de grandes douleurs, elle en avait peu à peu convaincu les autres. Tout en s’amusant et en amusant la jeunesse qui l’entourait, elle s’adonnait à une constante et douce mélancolie ; aussi, après avoir tout d’abord fait chorus avec elle, chacun se livrait-il avec entrain à la causerie, à la danse, aux jeux d’esprit, aux bouts-rimés, qui étaient surtout fort en vogue chez les Karaguine.

Seuls quelques jeunes gens, Boris entre autres, prenaient une part plus intime à la tristesse de Julie, et devisaient longuement avec elle de la vanité de ce monde, en regardant ses albums pleins d’images, de pensées et de poésies sur des sujets graves et solennels.

Elle témoignait une faveur marquée à Boris, compatissait à son désillusionnement précoce, et lui offrait les consolations de sa précieuse amitié, car elle aussi avait tant souffert dans sa vie ! Son album n’avait pas de mystères pour lui, et Boris y dessina, sur un feuillet, deux arbres avec l’inscription suivante : « Arbres rustiques, vos sombres rameaux secouent sur moi les ténèbres et la mélancolie ; » sur un autre, un cercueil, au-dessous duquel il écrivit ces vers :


« La mort est secourable et la mort est tranquille…
« Ah ! contre les douleurs il n’est pas d’autre asile. »


Julie, enchantée, trouva les vers délicieux, et lui répondit par une phrase de roman qu’elle se rappela pour la circonstance :

« Il y a quelque chose de si ravissant dans le sourire de la mélancolie ! C’est un rayon de lumière dans l’ombre, une nuance entre la douleur et le désespoir, qui laisse entrevoir l’aurore de la consolation. »

Boris, reconnaissant de ce touchant à-propos, lui répliqua aussitôt par cette stance :


« Aliment préféré d’une âme trop sensible,
Toi, sans qui le bonheur me serait impossible,
Tendre mélancolie, ah ! viens me consoler,
Viens calmer les tourments de ma sombre retraite,
Et mêle une douceur secrète
À ces pleurs que je sens couler[1]. »


Julie jouait souvent de la harpe, et choisissait tout exprès, pour son ami, les nocturnes les plus plaintifs ; celui-ci, à son tour, lui lisait l’histoire de la « pauvre Lise[2] », et l’émotion le forçait souvent à s’arrêter au milieu de sa lecture. Lorsqu’ils se rencontraient dans le monde, leurs regards se disaient qu’ils étaient les seuls à se comprendre, et à s’apprécier à leur juste valeur.

Anna Mikhaïlovna multipliait ses visites ; se constituant la partenaire assidue de Mme Karaguine, elle trouvait de première main auprès d’elle tous les renseignements désirables sur la dot de Julie. Elle sut bientôt que cette dot se composait de deux biens dans le gouvernement de Penza, et de superbes forêts dans celui de Nijni-Novgorod. Toujours humble et résignée aux décrets de la Providence, elle découvrait même, dans la douleur éthérée qui unissait l’âme de son fils à l’âme de la riche héritière, le témoignage certain de la volonté du Très-Haut.

« Boris m’assure que son cœur ne trouve de repos qu’ici, chez vous… Il a perdu tant d’illusions dans sa vie, et il est si sensible ! disait-elle à la mère. — Toujours charmante et mélancolique, cette chère Julie, disait-elle à la fille. — Ah, mon ami, comme je me suis attachée à Julie, disait-elle à son fils ; je ne puis t’exprimer à quel point je l’aime, et comment ne pas l’adorer, c’est un être céleste ! Sa mère aussi me fait tant de peine : je l’ai trouvée l’autre jour toute préoccupée des comptes-rendus de ses terres et des lettres reçues de Penza ; elles ont une très belle fortune, mais comme elle la régit toute seule, on la pille, on la vole… à ne pas s’en faire une idée ! »

Boris souriait imperceptiblement en écoutant ces doléances cousues de fil blanc, mais ne s’en intéressait pas moins aux détails de la gestion de Mme Karaguine.

Julie attendait de pied ferme la demande de son ténébreux adorateur, bien décidée à l’accueillir favorablement ; mais son manque complet de naturel, son envie par trop visible de se marier, et l’obligation inévitable de renoncer à un sentiment peut-être plus sincère, causaient à Boris une répulsion secrète qui l’empêchait de faire un pas de plus en avant. Cependant son congé tirait à sa fin. Chaque soir, en revenant de chez les Karaguine, il remettait sa déclaration au lendemain ; mais le lendemain, après avoir contemplé la figure couperosée de Julie, la rougeur de son menton, dissimulée sous une couche de poudre, ses yeux langoureux, sa physionomie affectée, prête à échanger son masque de mélancolie contre l’expression exaltée de bonheur que sa proposition lui aurait inévitablement donnée, il sentait son ardeur se glacer ; c’était au point que l’attrait des belles propriétés et de leurs revenus, dont il se considérait déjà comme l’heureux propriétaire, ne parvenait pas à la raviver. Julie remarquait son indécision, et parfois elle craignait de lui avoir inspiré une antipathie insurmontable, mais son amour-propre féminin chassait bientôt cette pensée de sa cervelle, et elle attribuait sa timidité à l’amour qu’elle lui inspirait. Sa mélancolie tournait cependant à l’irritation, et elle se décida à prendre des mesures énergiques, dont l’arrivée inopinée d’Anatole Kouraguine lui facilita bientôt l’exécution. Sa langueur disparut comme par enchantement, elle devint d’une gaieté charmante, et témoigna à ce dernier une bienveillance des plus marquées.

« Mon cher, dit Anna Mikhaïlovna à son fils, je sais de bonne source que le prince Basile envoie son fils à Moscou pour lui faire épouser Julie… Tu ne saurais croire combien ce projet me fait de peine, je l’aime tant !… qu’en penses-tu ? »

L’idée d’en être pour ses frais, de perdre le fruit de tout un mois de pénible vasselage, et de voir passer dans les mains d’un imbécile comme Anatole les revenus qu’il aurait su si bien employer, exaspérait Boris. Aussi résolut-il fermement d’aller sans plus tarder demander la main de Julie ! Elle le reçut d’un air dégagé et souriant, lui raconta combien elle s’était amusée la veille, et le questionna sur son prochain départ. Malgré son intention de lui déclarer ses sentiments et d’être du dernier tendre, Boris ne put s’empêcher de se récrier, et d’accuser les femmes d’inconstance, de frivolité, et de changement d’humeur, suivant les personnes dont il leur plaisait d’agréer les hommages. Julie, offensée, lui répliqua qu’il avait parfaitement raison, et que rien n’était plus ennuyeux que la monotonie. Boris allait lui répondre par un mot piquant, lorsque l’humiliante perspective de quitter Moscou sans avoir atteint son but, ce qui ne lui était jusqu’à présent jamais arrivé, arrêta ce mot sur ses lèvres. Il baissa les yeux pour mieux en cacher l’expression irritée et indécise, et lui dit à demi-voix : « Je ne suis point venu pour me fâcher avec vous… au contraire, je…, » et, en la regardant pour voir s’il devait oser poursuivre, il rencontra ses yeux inquiets, suppliants, fixés sur lui dans une attente fiévreuse…, toute trace de dépit en avait disparu : « Il me sera facile, se dit-il à part lui, de m’arranger de façon à la voir rarement… C’est commencé, il faut aller jusqu’au bout ! »… Et, rougissant de plus en plus, il continua : « Vous avez deviné mes sentiments pour vous… » Ces paroles auraient assurément pu suffire, car Julie rayonnait d’un orgueil triomphant, mais elle ne lui fit pas grâce d’une seule syllabe et il fut obligé de débiter tout ce qui se dit en pareil cas, qu’il l’aimait, et qu’il n’avait jamais aimé aucune femme avec cette violence… etc… etc… Sachant fort bien ce qu’elle pouvait exiger en échange des forêts de Nijni et des terres de Penza, elle en reçut le prix qu’elle souhaitait en avoir. « Les arbres dont les rameaux secouaient les ténèbres et la mélancolie » furent bien vite oubliés, et les heureux fiancés, tout entiers à leurs projets d’avenir et à l’arrangement en espérance de leur luxueuse demeure, firent ensemble leurs nombreuses visites, et s’apprêtèrent à célébrer au plus tôt leur brillant mariage.


VI

Le comte Rostow, ayant laissé sa femme souffrante à la campagne, arriva à Moscou vers la fin de janvier, avec Natacha et Sonia. On attendait le prince André : il fallait donc s’occuper du trousseau, vendre des biens et profiter de la présence du vieux prince pour lui présenter sa future belle-fille. L’hôtel des Rostow n’étant ni préparé, ni chauffé pour les recevoir convenablement, le comte accepta l’offre cordiale de Marie Dmitrievna Afrossimow, et descendit d’autant plus volontiers chez elle, qu’il ne comptait pas faire un long séjour.

Un soir, à une heure assez avancée, les quatre voitures qui menaient la famille Rostow firent leur entrée dans la cour d’une maison de la rue des Vieilles-Écuries. Cette maison appartenait à Marie Dmitrievna, qui l’occupait toute seule, depuis que sa fille était mariée, et que ses quatre fils servaient à l’armée.

L’âge n’avait pas courbé sa taille : sa parole haute, ferme et brève, disait franchement son opinion à chacun, et toute sa personne semblait être une protestation vivante contre les faiblesses, les passions et les entraînements de l’humanité, que pour sa part elle se refusait à admettre. Levée chaque matin de bonne heure, elle passait un casaquin, et vaquait aux soins de son ménage ; ensuite, quand c’était jour de fête, elle sortait en voiture, pour aller à la messe, et visiter les prisons, ce dont elle ne soufflait jamais mot. Les autres jours, après avoir achevé sa toilette, elle recevait, sans distinction de rang, tous ceux qui venaient s’adresser à sa charité. Ses audiences terminées, elle dînait. Trois ou quatre bonnes connaissances partageaient avec elle un repas copieux et bien préparé invariablement suivi d’une partie de boston. Vers la soirée, elle tricotait, pendant qu’on lui lisait les journaux ou les livres nouvellement parus. Elle n’acceptait aucune invitation, et ne faisait que fort rarement une exception à sa règle de conduite, en faveur des gros bonnets de la ville.

Elle n’était pas encore couchée, lorsque les Rostow arrivèrent en faisant crier sur ses gonds la massive porte d’entrée et remplirent le vestibule de froid et de neige. Debout, sur le seuil de la grande salle, ses lunettes abaissées sur le nez, la tête rejetée en arrière, Marie Dmitrievna examinait les voyageurs avec son air habituel de sévérité. On aurait pu la croire profondément irritée contre eux, mais les ordres qu’elle donnait successivement à ses gens, à propos des bagages et des nouveaux venus, contredisait bien vite cette supposition :

« Est-ce au comte, cela ?… Alors, ici, ici ! » criait-elle sans même leur souhaiter la bienvenue, tant elle était occupée à faire mettre où il fallait les malles qu’on apportait. « Quant à celles des demoiselles,… à gauche ! Voyons, que faites-vous là bouche béante ! ajoutait-elle en s’adressant aux femmes de chambre, allez, chauffez le samovar !… Eh ! mais, te voilà engraissée et embellie, dit-elle en attirant à elle Natacha, qui était toute rouge de froid sous son capuchon.

« Dieu, quel glaçon ! Déshabille-toi donc plus vite… » et, se tournant vers le comte, qui lui baisait la main : « Toi aussi, tu es gelé, ma parole ! Vite du rhum avec le thé !… Soniouchka, « bonjour »… et elle souligna par cette locution française la façon légèrement cavalière, quoique affectueuse, dont elle traitait Sonia d’habitude.

Lorsque tous les arrivants se furent débarrassés de leurs vêtements fourrés, on se réunit autour de la table à thé, et Marie Dmitrievna embrassa chacun à tour de rôle :

« Je me réjouis de vous voir chez moi,… il en est temps ce me semble, car, ajouta-t-elle en regardant Natacha, le vieux est ici et l’on attend le fils. Il faut faire sa connaissance, il le faut ; mais nous en causerons plus tard… » Et elle s’arrêta en jetant un coup d’œil à Sonia, comme pour indiquer son intention de ne pas aborder ce sujet devant elle. « À propos… qui enverras-tu chercher demain ? continua-t-elle en s’adressant au comte et en comptant sur ses doigts ; Schinchine d’abord n’est-ce pas ? ensuite Anna Mikhaïlovna… cette pleurnicheuse, son fils est ici, il se marie… Qui donc encore ? Besoukhow, qui est également ici avec sa femme… il l’a fuie, mais elle l’a relancé !… Il a dîné chez moi mercredi. Quant à celles-là, dit-elle en désignant les jeunes filles, je les mènerai demain saluer la « Iverskaïa » et de là chez la Aubert Chalmé, car elles n’ont rien à mettre, j’en suis sûre, et ce n’est pas moi qui pourrais leur servir de modèle !… La mode change tous les jours, c’est à faire frémir ! L’autre jour j’ai pu m’en convaincre en voyant une demoiselle avec des manches de robe grosses comme des tonneaux… Et toi, quelles affaires as-tu ? ajouta-t-elle en reprenant son air sévère.

— Un peu de tout, des chiffons à commander, la maison et le bien à vendre, celui qui est dans les environs, vous savez : aussi, vous demanderai-je la permission d’aller faire une petite pointe de ce côté… Je vous confierai ces fillettes, et j’irai y passer un jour.

— Bien, bien, elles seront en sûreté chez moi, j’en réponds, aussi en sûreté que si on les confiait au conseil de tutelle ; je les chaperonnerai, je les gronderai, je les gâterai, » dit Marie Dmitrievna, en effleurant de sa grande main la joue de Natacha, sa favorite et sa filleule.

Le lendemain, le programme de la veille fut exécuté de point en point : on fit d’abord une visite à la Sainte-Vierge, puis une autre à Mme Aubert Chalmé, la fameuse couturière, à laquelle Marie Dmitrievna inspirait une telle terreur, que, pour s’en débarrasser plus vite, elle lui cédait à perte ses plus jolis objets ; cette fois cependant une bonne partie du trousseau lui fut commandée. Quand elles furent rentrées, Marie Dmitrievna renvoya Sonia, et prit Natacha à part :

« À présent, causons… Je te félicite, tu as accroché un charmant fiancé, j’en suis ravie pour toi ; quant à lui, je le connais depuis son enfance… » Natacha rougit de plaisir. « Je l’aime, lui et toute la famille… Écoute-moi bien ! Le vieux prince, qui est d’un caractère fantasque, désapprouve ce mariage ; mais le prince André n’est pas un enfant, et peut fort bien se passer de son consentement. Seulement, c’est toujours une chose fâcheuse que d’entrer dans une famille qui vous reçoit à contre-cœur… La conciliation est préférable : mets-y du bon vouloir de ton côté, et comme tu n’es pas une sotte, tu sauras, j’en suis sûre, avec du tact et de la douceur, les bien disposer en ta faveur… et tout ira bien ! »

Natacha se taisait, non par timidité, comme le supposait peut-être Marie Dmitrievna, mais parce qu’il lui était toujours pénible qu’un tiers se mêlât de ses affaires de cœur. Son amour pour le prince André était chose si à part, si en dehors de ce monde, que personne, d’après elle, ne pouvait le comprendre. Elle l’aimait et ne connaissait que lui, lui l’aimait aussi et il allait arriver… Que lui importaient alors les autres ?

« Marie, ta future belle-sœur est bonne, en dépit du dicton : « belles-sœurs ont laides querelles », car celle-là ne ferait pas de mal à une mouche. Elle m’a demandé à te voir, tu pourras donc y aller demain avec ton père… tâche de lui plaire : tu es la plus jeune, tu sais, la connaissance sera au moins faite pour son arrivée, à lui ; son père et sa sœur auront le temps de s’attacher à toi. N’est-ce pas vrai ? Ne sera-ce pas mieux ainsi ?

— Oui, sans doute, » répondit Natacha à contre-cœur.


VII

Le conseil fut suivi, la visite au vieux prince décidée, mais le comte Rostow n’y allait pas de bon gré : il avait peur de l’entrevue. Il ne se rappelait que trop bien la mercuriale qu’il avait reçue du vieux prince lors de l’organisation de la milice, pour n’avoir pas fourni le nombre réglementaire d’hommes, et cela en réponse à une invitation à dîner qu’il lui avait adressée. Natacha, au contraire, vêtue de sa plus belle robe, était d’une humeur charmante : « Impossible qu’ils se refusent à m’aimer, cela ne m’est jamais arrivé ; et puis, je suis prête à faire tout ce qui leur plaira, à aimer le vieux parce qu’il est son père, à l’aimer, elle, parce qu’elle est sa sœur, à les aimer tous enfin ! »

À peine furent-ils entrés dans le vestibule du vieil et sombre hôtel Bolkonsky, que le comte ne put s’empêcher de pousser un soupir et de murmurer : « Que Dieu nous protège ! » Son agitation était visible, et ce fut d’un ton bas et humble qu’il demanda à voir le prince et la princesse Marie. Un laquais courut les annoncer, mais il se produisit aussitôt une étrange confusion : celui qui s’était chargé du message fut arrêté par un autre domestique à l’entrée de la grande salle ; ils chuchotèrent tous deux ; la femme de chambre de la princesse survint au même instant, leur dit quelques mots d’un air ahuri, et enfin le vieux majordome au visage renfrogné et maussade revint dire au comte que le prince ne pouvait avoir l’honneur de les recevoir, mais que la princesse les priait de passer chez elle. Mlle Bourrienne, venue au-devant d’eux, les conduisit, avec une amabilité empressée, à l’appartement de la princesse Marie. Cette dernière, intimidée et toute rouge d’émotion, s’avança lourdement à leur rencontre, en faisant de vains efforts pour garder son sang-froid. Natacha lui déplut du premier coup d’œil : sa mise lui sembla trop élégante, elle-même trop frivole, trop vaine ; une jalousie inconsciente de sa beauté, de sa jeunesse, de l’amour que lui portait son frère, l’avait, de tout temps, mal disposée à son égard, et ce sentiment s’était accru encore ce jour-là grâce à la tempête soulevée par l’annonce de la visite des Rostow. Le vieux prince avait déclaré à sa fille, avec force jurons, qu’il ne se souciait pas de les voir, qu’il ne les recevrait pas ; libre à elle d’ailleurs d’agir à sa guise. Tremblante d’émotion, et craignant même que son père ne fît un coup de tête, elle se décida pourtant à les faire entrer chez elle.

« Je vous ai amené, chère princesse, ma petite chanteuse, dit le comte en la saluant et en jetant autour de lui un regard inquiet, où l’on devinait trop combien il redoutait l’apparition du vieux prince, et je suis on ne peut plus heureux que vous vouliez bien faire sa connaissance… Le prince est donc toujours souffrant, c’est bien triste, bien triste… Me permettez-vous, dit-il en se levant, et après avoir débité quelques autres lieux communs, de vous laisser ma fille pour un petit quart d’heure… j’ai une course à faire à deux pas d’ici, je reviendrai la chercher. »

Le comte venait d’inventer cette ruse diplomatique afin de procurer, comme il l’avoua plus tard, l’occasion aux futures belles-sœurs de causer à cœur ouvert, et pour s’épargner à lui-même la rencontre si redoutée du maître de la maison. Sa fille le devina, en fut humiliée et changea de couleur ; dépitée d’avoir ainsi rougi, elle se tourna vers la princesse Marie d’un air provocant. Celle-ci accéda volontiers au désir du comte, dans l’espoir de rester seule avec Natacha ; mais Mlle Bourrienne ne voulut rien entendre au coup d’œil qu’elle lui adressa, et continua à discuter avec sa volubilité habituelle sur les plaisirs de la saison. Natacha, déjà mal disposée par l’incident du vestibule, blessée surtout par la peur qu’avait témoignée son père, sentit tout son être moral se crisper et se contracter, et prit involontairement un ton d’indifférence et de laisser-aller qui froissa la princesse Marie ; la princesse, de son côté, lui parut sèche et raide. Cette conversation laborieuse durait depuis cinq minutes, lorsque l’on entendit des pas précipités avec un bruit de pantoufles qui traînaient sur le parquet ; le visage de la princesse Marie blêmit de terreur : la porte s’ouvrit, et le vieux prince entra, vêtu d’une robe de chambre blanche, avec un bonnet de coton sur la tête.

« Ah ! mademoiselle, comtesse, comtesse Rostow, si je ne me trompe, veuillez m’excuser… j’ignorais, mademoiselle… Dieu m’en est témoin, que vous nous aviez honorés de votre visite !… Je venais chez ma fille… c’est pourquoi ce costume… Veuillez m’excuser, comtesse. Dieu m’en est témoin… j’ignorais que vous fussiez là, » répétait-il en appuyant sur ces mots d’un ton forcé et désagréable. La princesse Marie, debout, les yeux baissés, n’osait regarder ni son père, ni Natacha, qui s’était levée pour le saluer, en rougissant jusqu’au blanc des yeux. Seule Mlle Bourrienne continuait à sourire : « Veuillez excuser, veuillez excuser… Dieu m’en est témoin, je l’ignorais… » grommela encore le vieillard, et, toisant Natacha de la tête aux pieds, il se retira. Mlle Bourrienne fut la première à se remettre, et parla de la mauvaise santé du prince. La princesse Marie et Natacha se regardèrent, interdites, sans proférer une parole, et s’abstinrent de toute explication, tandis que ce silence prolongé ne faisait qu’aigrir de plus en plus leurs dispositions à une mutuelle antipathie.

Le comte étant rentré sur ces entrefaites, Natacha se hâta de faire ses adieux, avec un empressement voisin de l’impolitesse. Elle avait pris en grippe cette vieille fille, comme elle l’appelait en elle-même ; elle lui en voulait mortellement de l’avoir placée dans une aussi fausse situation, et de ne lui avoir rien dit de son fiancé : « Ce n’était pas à moi à en parler la première, et devant cette Française encore, » se disait Natacha, pendant que la même pensée tourmentait la princesse Marie. Celle-ci sentait assurément qu’elle devait dire quelque chose à propos du mariage, mais si, d’un côté, la présence de Mlle Bourrienne la gênait, de l’autre le sujet par lui-même était si pénible, qu’elle ne savait comment l’aborder. Enfin, au moment où le comte sortait du salon, elle s’approcha résolument de Natacha, lui saisit les mains, et murmura :

« Un instant, chère Natacha, il faut que… il faut que je vous dise combien je suis heureuse que mon frère… ait trouvé son bonheur… » Elle s’arrêta, comme si elle s’accusait intérieurement de fausseté, et Natacha, qui la regardait d’un air railleur, devina aussitôt le motif de son hésitation.

« Il me semble, princesse, que le moment d’en parler est mal choisi, » dit-elle en s’éloignant avec dignité, tandis que des larmes lui montaient aux yeux : « Qu’ai-je fait ? Qu’ai-je dit ? » pensa-t-elle.


Ce jour-là on l’attendit longtemps à l’heure du dîner ; assise dans sa chambre, elle sanglotait comme une enfant ; Sonia, debout à côté d’elle, lui baisait les cheveux.

« Natacha, pourquoi pleurer ? Qu’est-ce que cela peut te faire ? ça passera !

— Mais si tu savais, quelle humiliation !

— N’en parlons plus, ma petite colombe, tu n’y es pour rien ; ainsi… embrasse-moi ! »

Natacha releva la tête, leurs lèvres se rencontrèrent, et elle appuya son petit visage mouillé de pleurs contre celui de son amie.

« Je n’en sais rien, ce n’est la faute de personne, c’est peut-être la mienne, mais c’était terrible !… Ah ! pourquoi n’est-il pas ici ?… » Elle descendit enfin, mais sans pouvoir cacher qu’elle avait les yeux rouges de larmes. Marie Dmitrievna, sachant à quoi s’en tenir sur la réception faite au père et à la fille, fit semblant de ne point remarquer sa figure bouleversée et continua à plaisanter et à causer avec ses convives, à haute voix, comme d’habitude.


VIII

Ce même soir, les Rostow allèrent à l’Opéra, où Marie Dmitrievna leur avait procuré une loge.

Natacha n’y tenait guère, mais, comme cette attention était à son adresse, il ne lui était pas possible de refuser. Elle s’habilla, et, en allant à la grande salle pour y attendre son père, elle passa devant une psyché, qui refléta son image : elle ne put s’empêcher de se regarder dans la glace et de se trouver jolie, si jolie même qu’en se voyant elle se sentit pénétrée d’une amoureuse langueur.

« Mon Dieu, si au moins il était ici !… Je ne me serais pas contentée de l’embrasser, comme je faisais alors avec la timidité que me causait une sensation si nouvelle pour moi… Non, non, je l’aurais entouré de mes bras, je me serais serrée contre son cœur, je l’aurais forcé à plonger dans mes yeux ses regards pénétrants, ses regards que je vois là vivants devant moi, » se disait-elle… « Et que m’importent sa sœur et son père ! C’est lui, lui seul que j’aime, sa figure, son regard, son sourire d’homme et d’enfant tout à la fois !… Il vaut mieux ne pas y penser, il vaut mieux l’oublier pour un certain temps…, car autrement je ne supporterais jamais cette attente… » Et elle se détourna de la glace, retenant avec peine ses sanglots : « Comment Sonia peut-elle aimer Nicolas avec cette placide tranquillité ? Comment peut-elle attendre avec cette constance inébranlable ? Je ne lui ressemble pas, je suis toute différente !… » Et elle regarda fixement son amie, qui venait à elle, en jouant avec un éventail.

Dans ce moment d’émotion et de tendresse contenues, il ne lui suffisait plus d’aimer et de se savoir aimée : elle sentait le besoin irrésistible de se suspendre au cou de celui qu’elle aimait, et d’entendre tomber de ses lèvres les paroles d’amour dont son cœur débordait. Pendant leur trajet, assise à côté de son père, elle suivait des yeux les réverbères qui scintillaient à travers les vitres gelées, oubliant ce qui l’entourait et s’abandonnant de plus en plus à une mélancolie pleine de rêves et d’amour. Leur voiture entra dans la file, et arriva tout doucement, au bruit des roues qui grinçaient sur la neige, devant le péristyle du théâtre ; relevant leurs robes de la main droite, Natacha et Sonia sautèrent légèrement à terre, pendant que le comte descendait de la calèche, en se faisant soutenir par ses gens. Tous trois traversèrent tant bien que mal le flot du public qui arrivait du dehors, sans prendre garde aux offres des crieurs d’affiches, et sans se préoccuper des préludes de l’orchestre qu’on entendait vaguement à travers les portes closes.

« Nathalie, tes cheveux ! murmura Sonia, pendant que le « capeldiener[3] » leur ouvrait avec empressement leur baignoire. La musique éclata à leurs oreilles ; et les loges remplies de femmes décolletées, et le parterre tout chamarré de brillants uniformes papillotèrent devant leurs yeux éblouis. Une voisine se retourna, et jeta sur Natacha un coup d’œil empreint d’une envie toute féminine. La toile n’était pas encore levée, on jouait l’ouverture. Natacha et Sonia s’assirent sur le devant, arrangèrent leurs robes froissées par le trajet, et portèrent leurs regards sur les loges d’en face. Tous ces regards fixés sur elles, sur leurs bras, sur leurs épaules, firent éprouver à Natacha une sensation à la fois agréable et pénible, qu’elle ne connaissait plus depuis longtemps, et qui réveilla en elle tout un monde d’émotions, de désirs, et de souvenirs en harmonie avec cette impression.

Ces deux jeunes filles, toutes deux remarquablement jolies, accompagnées du vieux comte Rostow, qu’on n’avait pas vu à Moscou depuis longtemps, attirèrent aussitôt l’attention générale. On savait confusément que sa fille était fiancée au prince André, et que depuis les fiançailles les Rostow n’avaient pas quitté la campagne : aussi examinait-on avec une vive curiosité celle qui allait épouser un des plus beaux partis de Russie !

Natacha, déjà fort embellie à cette époque, était particulièrement en beauté ce soir-là, grâce à l’émotion intérieure qu’elle éprouvait, et qui se traduisait chez elle par le contraste frappant d’une exubérance de vie et de jeunesse, avec une complète indifférence pour tout ce qui l’entourait. Ses yeux noirs erraient sur la foule sans chercher personne, tandis que sa main fine et mignonne, posée sur le rebord de velours de la baignoire, se fermait et s’ouvrait tour à tour, en chiffonnant machinalement l’affiche.

« Regarde, il me semble voir là-bas Mme Alénine avec sa fille ! lui dit Sonia.

— Dieu du ciel ! Michel Kirilovitch a encore engraissé ! s’écria le comte.

— Voyez donc notre Anna Mikhaïlovna, quel béret elle a sur la tête !

— Elle est avec les Karaguine et Boris… des fiancés, cela se voit tout de suite.

— Comment donc ? Droubetzkoï a été accepté aujourd’hui même ! » dit Schinschine, qui venait d’entrer dans la loge des Rostow.

Natacha, suivant la direction du regard de son père, aperçut en effet le visage souriant et heureux de Julie, assise à côté de sa mère : sur son cou rouge et couvert de poudre se prélassait un collier de perles ; derrière elle on entrevoyait la jolie tête et les cheveux lisses de Boris, qui, souriant comme elle, se penchait vers les lèvres de sa Julie, et il lui murmurait quelques mots à l’oreille, en lui indiquant les Rostow.

« Ils parlent de nous, de moi, se dit Natacha, il rassure sa jalousie à mon égard… peine bien inutile, vraiment ! S’ils savaient comme ils me sont tous indifférents ! »

Sur le second plan se détachait la toque de velours vert qui encadrait la physionomie d’Anna Mikhaïlovna, triomphante sans doute, mais comme toujours résignée à la volonté du ciel. Natacha connaissait par expérience cette atmosphère de joie et d’amour qui entoure toujours les fiancés, aussi sentit-elle sa tristesse s’accroître à leur vue, et le souvenir de l’humiliation qu’elle avait subie le matin même lui revint plus poignant. Elle se détourna brusquement.

« De quel droit ce vieux refuse-t-il de m’accepter ?… Mais pourquoi y penser ?… Chassons toutes ces idées noires jusqu’à son arrivée !… » Et elle se mit à passer gaiement en revue les figures connues et inconnues que le parterre offrait à son inspection. Au beau milieu du premier rang, appuyé contre la rampe et tournant le dos à la scène, se tenait Dologhow en costume persan : ses cheveux bouclés et relevés en l’air lui faisaient une coiffure énorme et étrange. Très en vue, sachant à merveille qu’il attirait sur lui l’attention de toute la salle, entouré de la jeunesse dorée de Moscou, envers laquelle il prenait des airs protecteurs, il semblait aussi à son aise que s’il eût été seul dans sa chambre.

Le comte Rostow poussa du coude Sonia, pour lui montrer son ex-adorateur.

« L’aurais-tu reconnu ?… Et d’où sort-il ? demanda-t-il à Schinschine, il avait complètement disparu !

— Complètement, répliqua ce dernier. Il a été au Caucase, il en a décampé, puis on assure qu’il a été ministre, en Perse, de je ne sais quel prince souverain, qu’il y a tué le frère du Schah, et à présent toutes nos dames perdent la tête pour le beau Dologhow le Persan !… Il n’y en a que pour lui, on ne jure que par lui, et l’on est invité pour le voir, tout comme s’il s’agissait de savourer un sterlet ! Dologhow et Anatole Kouraguine les ont toutes affolées ! »

Au même moment, une grande et belle personne entra dans la loge voisine ; une magnifique natte de cheveux blonds était posée en diadème sur sa tête ; elle avait autour du cou un collier de grosses perles à double rang, et ses épaules, très décolletées, étaient remarquables par leur blancheur et leur forme irréprochable. Elle mit beaucoup de temps à s’asseoir, et étala avec fracas la riche étoffe de sa robe.

Natacha admirait les détails et l’ensemble de cette splendide créature, lorsque, le regard de la splendide créature ayant rencontré celui du comte Rostow, elle le salua d’un sourire et d’un mouvement de tête amical. C’est la femme de Pierre, la comtesse Besoukhow. Le comte, qui connaissait toute la ville, se pencha vers elle.

« Y a-t-il longtemps que vous êtes arrivée, comtesse, lui dit-il… Permettez-moi d’aller vous baiser la main dans un moment… Quant à moi, je suis venu ici pour affaires, et j’ai amené mes fillettes… On dit la Séménova parfaite… Et le comte, est-il ici ?

— Oui, il avait l’intention de venir, » répondit Hélène, en examinant Natacha avec attention.

Le comte Ilia Andréïévitch se rassit.

« Elle est belle, n’est-ce pas ? dit-il tout bas à Natacha.

— Merveilleusement belle, répliqua Natacha. Je comprends qu’on se prenne de passion pour elle. »

L’ouverture finie, le chef d’orchestre frappa les trois coups de rigueur. Chacun gagna sa place dans le parterre, le rideau se leva, et il se fit un grand silence. Les jeunes, les vieux, les militaires, les civils, les femmes aux épaules et aux bras nus, couverts de bijoux, tous fixèrent les yeux du côté de la scène, et Natacha suivit leur exemple.


IX

Des décors figurant des arbres s’élevaient de chaque côté du plancher de la scène ; des jeunes filles en jupon court et en corsage rouge se tenaient groupées au milieu ; l’une d’elles, très forte, et habillée de blanc, assise à l’écart de ses compagnes sur un escabeau, était adossée à un morceau de carton peint en vert. Toutes chantaient en chœur. Lorsqu’elles eurent fini, la grosse fille en blanc s’avança vers le trou du souffleur ; un homme avec un maillot de soie qui dessinait des jambes énormes, plume au bonnet et poignard à la ceinture, s’approcha d’elle, et se mit à chanter un solo avec force gestes. Puis, ce fut le tour de la grosse fille en blanc, puis ils se turent tous deux, et enfin, sur une reprise de l’air par l’orchestre, l’homme au plumet s’empara de la main de la demoiselle, comme s’il voulait s’amuser à en compter les doigts, et attendit avec résignation la mesure qui devait leur permettre cette fois de s’égosiller ensemble ! Le public, ravi, applaudit, trépigna des pieds, et les deux chanteurs, qui représentaient, à ce qu’il paraît, un couple d’amoureux, répondirent à ces trépignements par des sourires et des saluts à droite et à gauche, en manière de remerciements.

Pour Natacha, qui arrivait tout droit de la campagne, et que sa disposition d’esprit rendait ce soir-là particulièrement pensive, tout ce spectacle était surprenant et bizarre : elle ne pouvait ni suivre les péripéties du sujet, ni saisir les nuances de la musique ; elle voyait des toiles grossièrement peintes, des hommes et des femmes étrangement accoutrés, se mouvant, parlant, et chantant dans une zone d’éclatante lumière ; elle comprenait sans doute l’intention de tout cela, mais le ridicule et l’absence de naturel de l’ensemble lui donnaient une telle impression qu’elle en était honteuse et embarrassée pour les acteurs ! Elle chercha à découvrir sur les physionomies de ses voisins l’expression de sentiments analogues aux siens, mais tous les regards, dirigés vers la scène, suivaient avec un intérêt croissant ce qui s’y passait, et exprimaient un enthousiasme tellement exagéré, qu’il lui sembla, à vrai dire, être un enthousiasme de convention. « Il faut probablement que cela soit ainsi, » pensa-t-elle, en continuant à examiner les têtes frisées et pommadées du parterre, les femmes décolletées des loges, et surtout sa belle voisine Hélène, qu’on aurait pu croire presque déshabillée, et qui, les yeux fixés sur la scène, souriait avec une placidité olympienne, jouissant de la lumière qui l’éclairait en plein, et aspirant avec satisfaction l’air chaud qui se dégageait de la foule. Natacha se sentit peu à peu envahir par une sorte d’ivresse qu’elle n’avait pas éprouvée depuis longtemps ; oubliant le lieu où elle se trouvait, et le spectacle qu’elle avait devant les yeux, elle regardait sans voir, pendant que les pensées les plus incohérentes, les plus fantasques, lui traversaient le cerveau : « Ne pourrait-elle pas, par exemple, sauter de sa loge sur la scène et répéter l’air que venait de finir la cantatrice, ou bien donner un coup d’éventail à ce petit vieillard qu’elle voyait au premier rang, ou bien encore se pencher sur Hélène et la chatouiller dans le dos ? »

Pendant une des pauses qui précédaient toujours un nouveau morceau, la porte du parterre, du côté de la loge des Rostow, s’ouvrit avec un léger bruit, pour laisser entrer un retardataire, dont les pas se firent entendre dans l’étroit passage : « Voilà Kouraguine ! » murmura Schinschine. La comtesse Besoukhow se retourna, et Natacha la vit sourire à un superbe militaire, en uniforme d’aide de camp, qui s’avançait dans la direction de sa loge, d’un air à la fois assuré et bien élevé ; elle se rappela l’avoir vu au bal à Pétersbourg. Il y avait du conquérant dans sa démarche, ce qui aurait pu être ridicule s’il n’avait été aussi beau, et si ses traits réguliers n’avaient pas eu une expression avenante et empreinte d’une cordiale bonne humeur.

Bien que la toile fût déjà levée, il avançait tranquillement le long du tapis, en choquant légèrement son sabre contre ses éperons et en portant haut et avec grâce sa tête, à la chevelure parfumée. Jetant un coup d’œil à Natacha, il s’approcha de sa sœur, posa sa main bien gantée sur le rebord de sa baignoire, la salua de la tête, se pencha en avant, et lui adressa tout bas une question, en lui désignant sa jolie voisine :

« Charmante ! » répondit-il en parlant d’elle évidemment, et elle le devina sans l’entendre. Il gagna ensuite sa place au premier rang, et, en s’y asseyant, toucha amicalement du coude ce même Dologhow que les autres traitaient avec une envieuse déférence.

« Comme le frère et la sœur se ressemblent, dit le vieux comte ; ils sont beaux tous deux ! »

Schinschine lui conta à demi-voix l’histoire qui circulait en ce moment à propos d’une intrigue de Kouraguine, et Natacha n’en perdit pas un mot, justement parce qu’il l’avait trouvée charmante.

Le premier acte terminé, le public se leva et ne fit que sortir et rentrer tour à tour.

Boris vint prier les Rostow, dont il accepta les félicitations de la façon la plus naturelle du monde, de vouloir bien accepter l’invitation de sa fiancée d’assister à leur mariage. Natacha causa gaiement avec lui : c’était pourtant ce charmant Boris dont elle avait été éprise autrefois ; mais, dans son état de surexcitation anormale, tout lui paraissait simple et naturel.

La belle Hélène souriait à chacun de son éternel sourire, et Natacha se mit à sourire comme elle, en parlant à Boris.

La loge de la comtesse Besoukhow remplit bientôt d’hommes intelligents et distingués ; ces gens tenaient évidemment à faire voir au public qu’ils avaient l’insigne bonheur d’être connus de celle qui l’occupait.

Kouraguine, appuyé contre la rampe de l’orchestre à côté de Dologhow, fixa ses regards pendant tout l’entr’acte sur la loge des Rostow. Natacha devina qu’ils parlaient d’elle, et elle en fut flattée : elle se plaça même de façon à leur montrer son profil, ce qui, dans son sentiment intime, devait mieux faire valoir sa jolie figure. Un peu avant le second acte, on vit paraître Pierre, que les Rostow n’avaient pas encore aperçu. Il semblait triste et il avait encore engraissé. À la vue de Natacha, il pressa le pas, s’approcha d’elle, et ils échangèrent quelques mots. Se retournant par hasard, elle rencontra au même moment le regard du beau Kouraguine. Ses yeux ne la quittaient pas et exprimaient une admiration si enthousiaste, et en même temps si affectueuse, qu’elle fut tout interdite de le voir de si près, de sentir qu’elle lui plaisait, et de ne point le connaître.

Au second acte, le décor représentait un cimetière couvert de monuments funèbres, et au milieu de la toile de fond on voyait un trou qui figurait la lune. La nuit se fit sur la scène, au moyen d’abat-jour abaissés sur les quinquets ; les cors et les contrebasses jouèrent en sourdine, et une foule de gens, drapés de longs manteaux noirs, sortirent des coulisses. Ils se mirent à agiter les bras comme des fous, et ils étaient en train de brandir un objet pointu qui ressemblait de loin à un poignard, lorsque d’autres hommes accoururent, en traînant de force la demoiselle en blanc, qui maintenant était en bleu ; mais, heureusement pour elle, ils se mirent à chanter tous ensemble avant de l’emmener plus loin. À peine avaient-ils fini que trois coups de tam-tam retentirent dans la coulisse, et aussitôt les hommes noirs s’agenouillèrent et entonnèrent un cantique, aux applaudissements réitérés des spectateurs, qui interrompirent même à plusieurs reprises ces épisodes touchants et variés.

Chaque fois que Natacha regardait le parterre, elle y voyait involontairement le bel Anatole, le bras appuyé sur le dossier du fauteuil de Dologhow, les yeux dirigés vers elle, et, sans y attacher la moindre importance, elle éprouvait un véritable plaisir à l’avoir subjugué à ce point.

La comtesse Besoukhow profita de l’entr’acte pour se lever, et, tournant vers le comte ses belles épaules, elle lui fit un signe du petit doigt et causa avec lui, sans prêter la moindre attention à ceux qui venaient lui présenter leurs hommages :

« Faites-moi donc faire la connaissance de vos charmantes filles ; toute la ville en parle, et je ne les connais pas encore. »

Natacha se leva et fit une révérence à la superbe comtesse, dont la louange lui fut si douce, qu’elle ne put s’empêcher d’en rougir.

« Je tiens aussi à devenir une Moscovite, continua la belle Hélène ; quelle honte d’avoir enfoui ces deux perles à la campagne ! » La comtesse passait avec raison pour être une femme séduisante : elle avait le don de dire toujours le contraire de ce qu’elle pensait, et surtout de manier la flatterie avec le naturel le plus parfait. « Il faut que vous me permettiez, cher comte, de m’occuper de ces demoiselles ; mon séjour ici ne sera, comme le vôtre, que de courte durée, il est vrai… aussi faut-il bien vite les amuser !… J’ai beaucoup entendu parler de vous, dit-elle en s’adressant à Natacha, avec son charmant sourire stéréotypé : à Pétersbourg par Droubetzkoï, mon page, et par l’ami de mon mari, le prince Bolkonsky… » Et elle appuya sur ce nom pour bien lui faire comprendre qu’elle était au courant de leurs relations. Puis, afin de faire plus ample connaissance, elle engagea Natacha à passer dans sa loge.

Au troisième acte, la scène représentait un palais éclairé a giorno, dont les grandes salles étaient ornées de portraits en pied de chevaliers barbus. Au milieu se tenaient deux personnages, qui, selon toute probabilité, étaient un roi et une reine. Le roi fit quelques gestes, et entonna avec hésitation un grand air, dont, à vrai dire, il se tira fort mal ; à la suite de quoi il s’assit sur un trône amarante. La jeune fille vêtue de blanc d’abord, de bleu ensuite, n’avait plus qu’une chemise : ses cheveux étaient dénoués, et elle exprimait son désespoir en adressant ses chants à la reine ; mais, le roi ayant levé la main d’un air sévère, une foule d’hommes et de femmes, les jambes nues, sortirent de tous les coins et se mirent à danser. Les violons raclèrent un air gai et léger : une des jeunes filles, qui avait de gros pieds et des bras maigres, se détacha du groupe de ses compagnes, se déroba dans les coulisses pour y arranger son corsage, revint se placer au milieu de la scène, et commença à sauter en l’air et à frapper ses pieds l’un contre l’autre. Les spectateurs l’applaudirent de toutes leurs forces. Un homme, toujours les jambes nues, se plaça alors dans le coin de droite ; les chapeaux chinois et les trompettes redoublèrent d’entrain, et il s’élança à son tour en gigotant dans les airs : c’était Duport, qui touchait 60 000 francs par an pour exécuter ces entrechats. À ce moment, l’enthousiasme du parterre, du paradis, des loges, ne connut plus de bornes : on battit des mains, on cria, on trépigna, et le danseur s’arrêta pour sourire et saluer dans toutes les directions. Les danses recommencèrent jusqu’au moment où le roi prononça quelques paroles en cadence, et tous chantèrent en chœur. Mais voilà que tout à coup une tempête éclate, avec accompagnement de gammes et d’accords en mineur à l’orchestre : la foule se disperse en courant, entraîne avec elle la jeune fille en chemise, et la toile tombe ! Le public se reprit à crier de plus belle et à rappeler Duport avec un enthousiasme indescriptible. Non seulement Natacha ne trouvait plus à cela rien de bizarre, mais elle souriait, au contraire, à tout ce qu’elle voyait.

« N’est-ce pas qu’il est admirable, ce Duport ? lui demanda Hélène.

— Oh oui ! » répondit Natacha.


X

La porte de la loge de la belle comtesse s’ouvrit pendant l’entr’acte ; un courant d’air froid y pénétra en même temps qu’Anatole, qui, le corps incliné, s’avançait avec précaution pour ne rien déranger :

« Laissez-moi vous présenter mon frère, » dit Hélène, dont les yeux se portèrent avec une vague préoccupation de Natacha sur Anatole. Natacha tourna sa jolie tête vers ce beau garçon, qui lui parut aussi beau de près que de loin, et lui sourit par dessus son épaule. Il s’assit derrière elle, et l’assura qu’il désirait depuis longtemps lui être présenté, depuis qu’il avait eu le plaisir de la voir au bal des Naryschkine. Kouraguine causait tout autrement avec les femmes qu’avec les hommes ; naturel et, bon enfant avec les premières, il surprit agréablement Natacha par sa simplicité et la naïve bienveillance de son abord, et, malgré tout ce qui se débitait sur son compte, il ne lui inspira aucune crainte.

Anatole lui demanda quelle impression lui avait produite l’opéra, et lui raconta comment la Séménovna était tombée à la dernière représentation.

« Savez-vous, comtesse, lui dit-il tout à coup du ton d’une ancienne connaissance, qu’il s’organise un carrousel en costumes ; il faut que vous y preniez part, ce sera très amusant… On se réunira chez les Karaguine ; venez, je vous en prie… Vous viendrez, n’est-ce pas ? » murmura-t-il, pendant que ses regards répondaient aux yeux de Natacha qui lui souriaient, et se reportaient avec complaisance sur ses épaules et sur ses bras. Elle les sentait peser sur elle, même en regardant ailleurs, et elle en éprouvait un double sentiment de vanité satisfaite et d’embarras naturel. Se retournant bien vite, elle cherchait à mettre un terme à leur indiscrète curiosité, en les forçant à se fixer de préférence sur ses yeux, et elle se demandait alors avec anxiété ce qu’était devenue cette pudeur instinctive qui s’élevait comme une barrière entre elle et tous les hommes, et qui n’existait pas entre elle et lui ! Comment avait-il suffi de quelques instants pour la rapprocher à ce point d’un étranger ? Comment en était-elle venue, en causant de choses indifférentes, à redouter de se trouver si près de lui, à craindre de lui voir saisir sa main à la dérobée, ou même de le voir se pencher sur son épaule et y déposer un baiser ? Jamais aucun homme ne lui avait fait éprouver ce sentiment d’intimité spontanée : ses regards interrogateurs semblaient en demander l’explication à son père et à la belle Hélène ; mais cette dernière ne songeait qu’à son cavalier, et le visage épanoui de son père, avec son air de contentement habituel, semblait lui dire : « Tu t’amuses, n’est-ce pas ? Eh bien, j’en suis fort aise ! »

Pendant un de ces moments de silence, qu’Anatole mettait à profit pour fixer sur elle ses beaux grands yeux, Natacha, ne sachant comment se tirer de là, lui demanda si Moscou lui plaisait, et rougit aussitôt, car il lui sembla qu’elle avait eu tort de renouer l’entretien.

« La ville ne m’a pas trop plu à mon arrivée, lui répondit-il en souriant. Ce qui rend une ville agréable, ce sont les jolies femmes, n’est-il pas vrai ? et il n’y en avait pas. À présent, c’est autre chose : je m’y trouve à merveille. Venez au carrousel, comtesse, vous serez la plus jolie, et, comme gage, donnez-moi cette fleur. »

Natacha, sans comprendre l’intention cachée sous ces paroles, en sentit cependant toute l’inconvenance. Ne sachant que répondre, elle se détourna et feignit de ne point les avoir entendues. Mais la pensée qu’il était là tout près, derrière elle, la tourmenta de nouveau : « Que fait-il ? se disait-elle. Est-il confus ? fâché contre moi ? ou bien est-ce à moi de réparer un tort… que je n’ai pas eu ? » Elle finit par se retourner, le regarda en face, et se sentit vaincue par son affectueux sourire, sa parfaite assurance et sa cordialité sympathique. Cette irrésistible attraction la remplit de terreur, en lui révélant, une fois de plus, l’absence de toute barrière morale entre elle et lui.

Le rideau se leva, Anatole sortit de la loge, heureux et calme, et Natacha rentra dans celle de son père, emportant l’impression d’un monde nouveau qu’elle venait d’entrevoir… Le souvenir de son fiancé, sa visite du matin, sa vie à la campagne, tout fut oublié !

Au quatrième acte, un grand diable chanta et gesticula jusqu’à ce qu’il en vînt à s’abîmer dans une trappe. Ce fut le seul incident qu’elle remarqua. Elle se sentait émue et bouleversée, et, il faut bien le dire, Kouraguine, qu’elle suivait involontairement des yeux, était la cause de son agitation ! Il reparut à leur sortie, fit avancer leur voiture, les aida à y monter, et profita de cet instant pour presser le bras de Natacha au-dessus du coude. Rougissante et confuse, elle leva les yeux, et rencontra son regard passionné et tendre qui brillait dans l’ombre et lui souriait.

À la rentrée du théâtre, on se réunit autour du samovar, et Natacha, sortant de sa stupeur, commença seulement alors à comprendre ce qui s’était passé en elle. Le souvenir du prince André la frappa comme un coup de foudre, le sang afflua à sa figure, et, poussant un cri, elle s’enfuit dans sa chambre : « Mon Dieu, je suis perdue ! Comment ai-je pu lui permettre cela… ? » pensait-elle avec effroi. Cachant ses joues en feu dans ses mains, elle chercha pendant longtemps, sans y parvenir, à voir clair dans le chaos de ses impressions. Là-bas, dans cette grande salle éclairée, où Duport, en veston cousu de paillettes, sautait au son de la musique sur le plancher humide, pendant que vieillards et jeunes gens, jusqu’à la placide Hélène, avec son corsage outrageusement décolleté et son sourire dominateur, criaient bravo avec un bruyant enthousiasme… Là-bas sous l’influence de ce milieu enivrant, tout lui avait semblé naturel et simple ; mais ici, seule avec elle-même, tout était, au contraire, redevenu confus et sombre : « Qu’ai-je donc ? se demandait-elle… D’où venait l’inquiétude qu’il m’inspirait tout à l’heure, et que veulent dire les remords que je ressens ? »

Sa mère, la seule personne à qui elle aurait pu confier et avouer ses pensées, n’était pas là ; Sonia n’y aurait rien compris, et son jugement sévère et entier s’en serait effrayé. Natacha se trouvait donc réduite à chercher dans son propre cœur la cause de ses angoisses.

« Suis-je devenue indigne de l’amour du prince André ? » se demandait-elle, et elle reprenait aussitôt, en se raillant d’elle-même : « Allons donc, je suis vraiment sotte de m’adresser pareille question !… Il ne m’est rien arrivé du tout… ce n’est pas de ma faute, je n’ai rien fait qui ait pu lui donner cette idée !… Personne ne le saura et je ne le verrai plus jamais ! Il est clair que je n’ai rien à me reprocher, et que le prince André peut m’aimer toujours telle que je suis… Telle que je suis ?… Mais comment suis-je ? Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi n’est-il pas ici ? » Elle essayait de se rassurer, mais un secret instinct lui rendait ses doutes : elle sentait, en dépit de toutes les raisons qu’elle se donnait, que la pureté de son amour pour son fiancé s’était évanouie à jamais, et son imagination lui répétait de nouveau chaque détail de son entretien avec Kouraguine, chaque trait de sa figure, chacun de ses gestes, et le sourire plein de séduction de cet homme beau et audacieux, lorsqu’il lui avait serré le bras.


XI

Anatole Kouraguine avait été renvoyé de Pétersbourg par son père, parce qu’il dépensait une vingtaine de mille roubles par an, sans compter une somme égale de dettes, dont le payement lui était incessamment réclamé par ses créanciers.

Le père annonça à son fils qu’il les payerait pour la dernière fois à condition qu’il irait vivre à Moscou, où il lui avait obtenu une place d’aide de camp auprès du général gouverneur, et qu’il se déciderait enfin à épouser une riche héritière, la princesse Marie par exemple, ou Julie Karaguine.

Anatole accepta, se rendit à Moscou et s’arrêta chez Pierre : celui-ci le reçut d’abord à contre-cœur, mais il s’habitua bientôt à lui, partagea parfois ses orgies, et lui donna même de l’argent sans en exiger le moindre reçu.

Schinschine avait dit vrai : Anatole tournait la tête à toutes les demoiselles, grâce à l’indifférence qu’il leur témoignait, et à la préférence qu’il affichait pour les bohémiennes et pour les actrices, pour Mlle Georges surtout, avec laquelle on le disait en relations très intimes. Il ne manquait aucun souper, pas plus ceux de Danilow que ceux des autres viveurs de Moscou, buvait sec, mettait ses compagnons sous la table, et se montrait à toutes les soirées, à tous les bals, où il faisait ostensiblement la cour à plusieurs dames du grand monde, avec lesquelles il était, plus ou moins, en commerce de galanterie. Quant à faire un choix, il n’y songeait nullement, par l’excellente raison, ignorée de tous, sauf de quelques intimes, qu’il était déjà marié. Un propriétaire polonais, chez qui il avait été en garnison deux ans auparavant, l’avait forcé à épouser sa fille.

Il abandonna sa femme peu de temps après, et acheta à son beau-père, moyennant une certaine somme qu’il s’engagea à lui envoyer, le droit de continuer sa vie de garçon et de passer pour célibataire.

Toujours satisfait de sa situation, de lui-même et des autres, il n’admettait pas qu’il eût pu mener une autre existence, et il n’avait, pensait-il, que des peccadilles à se reprocher. Selon lui, la Providence, qui avait donné au canard la faculté de nager, lui avait donné, à lui Anatole Kouraguine, celle de posséder 30 000 roubles de revenu, et d’occuper partout et toujours le premier rang. Cette conviction était si fermement enracinée dans son esprit, qu’elle s’imposait par cela même à son entourage : on lui cédait le pas en tout et pour tout, et on lui prêtait de l’argent, qu’il trouvait tout simple de recevoir et de ne jamais rembourser.

Joueur, il ne l’était pas, le gain le tentait peu : dépourvu de tout amour-propre, il était complètement indifférent à l’opinion qu’on pouvait avoir de lui ; sans l’ombre d’ambition, il faisait le désespoir de son père par ses incartades continuelles, qui compromettaient son avenir, et par ses railleries incessantes à l’endroit des dignités et des honneurs. Il n’était non plus avare, car il ne refusait jamais de rendre un service. Ce qu’il aimait par-dessus tout, c’était le plaisir et les femmes : ne voyant dans ce goût rien de répréhensible ou de vil, incapable, aussi bien pour lui-même que pour autrui, de calculer les conséquences de ses actes et de ses passions, il se considérait, en somme, comme un homme irréprochable, méprisait franchement les coquins, et portait haut la tête avec une conscience tranquille.

La plupart des viveurs, Madeleines-hommes et Madeleines-femmes, ont une assurance secrète et naïve de leur innocence, fondée sur l’espoir du pardon : « Il lui sera beaucoup pardonné parce qu’elle a beaucoup aimé ! » — « Il lui sera beaucoup pardonné parce qu’il s’est beaucoup amusé ! »

Dologhow, revenu depuis peu à Moscou d’où il avait été exilé, menait, après ses aventures en Perse, un train de vie des plus fastueux, jouait gros jeu et se livrait à tous les plaisirs. Il ne lui en fallut pas davantage pour se rapprocher de son ancien compagnon de folies, et pour profiter de ce rapprochement dans des vues toutes personnelles.

Anatole appréciait son intelligence et sa bravoure, et l’aimait sincèrement, tandis que Dologhow avait besoin de lui et de ses relations pour attirer dans ses filets des jeunes gens riches, ce qu’il se gardait bien, du reste, de lui laisser soupçonner. À part ces motifs d’un ordre tout spécial, il trouvait une jouissance, une habitude, presque une nécessité, à diriger ainsi à sa fantaisie une volonté étrangère.

Natacha produisit sur Anatole une impression violente. En soupant après le spectacle, il détailla une à une, en connaisseur émérite, toutes les beautés de ses bras, de ses épaules, de ses pieds, de sa chevelure, et annonça son intention arrêtée de lui faire une cour assidue, sans se donner la peine de penser à ce qui pourrait en résulter pour eux deux : ces vulgaires considérations n’entraient pas dans ses habitudes.

« Elle est très jolie, mon ami, mais elle n’est pas pour nous, lui dit Dologhow.

— Je vais dire à ma sœur qu’elle l’invite à dîner, répliqua Anatole. Qu’en penses-tu ?

— Attends plutôt qu’elle soit mariée… »

— Tu sais bien que j’adore les petites filles, elles perdent la tête tout de suite.

— Prends garde, tu as déjà été attrapé par une petite fille, répondit Dologhow en faisant allusion à son mariage.

— C’est pour cela que pareille chose ne m’arrivera pas une seconde fois, » repartit Anatole en riant de bon cœur.

XII

Les Rostow ne sortirent pas le lendemain, et personne ne vint les voir. Marie Dmitrievna s’entretint longuement et en secret avec le comte : ils se concertèrent sur une démarche à tenter auprès du vieux prince ; Natacha devina leur projet et en fut blessée et inquiète. Elle attendait d’heure en heure le retour du prince André, et envoya deux fois dans la journée un de leurs gens pour s’en informer. Vain espoir ! L’attente ne faisait qu’accroître son accablement, et le pénible souvenir de son entrevue avec la princesse Marie et son père ajoutait à sa fiévreuse impatience le sentiment d’une terreur indéfinissable. Il lui semblait parfois que le prince André ne reviendrait jamais, ou bien qu’il lui arriverait, à elle, quelque chose de fatal ! Il ne lui était plus possible de rêver à lui comme par le passé, car ses récentes impressions venaient aussitôt se mêler à ses pensées ; elle se redemandait pour la centième fois si elle n’avait pas été coupable, si sa fidélité était toujours la même, et elle se retraçait, en dépit d’elle-même, les moindres détails de la soirée du théâtre, les moindres nuances de la physionomie de cet homme, qui avait su lui inspirer un sentiment aussi redoutable qu’incompréhensible ! À en juger par son extérieur, elle semblait être devenue plus vive et plus gaie que jamais, tandis qu’au fond elle avait perdu son bonheur et son repos d’autrefois !

Marie Dmitrievna proposa, le dimanche matin, à tout son jeune monde d’aller à l’église de sa paroisse : « Car je n’aime pas, disait-elle, les églises à la mode, Dieu est le même partout ! Le prêtre y est excellent et officie d’une manière parfaite, le diacre aussi, et je ne vois pas que les chœurs et les morceaux d’ensemble qui se chantent ailleurs fassent ressortir davantage la sainteté du lieu !… Je n’aime pas cela… c’est se donner trop d’aises ! »

Marie Dmitrievna aimait et fêtait religieusement le dimanche ; chaque samedi, sa maison était lavée du haut en bas ; ni elle ni ses domestiques ne travaillaient le jour du Seigneur, et chacun allait entendre la messe. Elle faisait ajouter un plat de plus à son dîner, et donner de l’eau-de-vie aux gens de l’office, en y joignant pour rôti une oie, ou un petit cochon de lait.

Nulle part la solennité de ce jour ne se traduisait aussi visiblement que sur la figure large et pleine, et habituellement sérieuse, de la maîtresse de la maison.

Lorsqu’après la messe on eut servi le café dans le salon, dont les meubles étaient débarrassés de leurs housses, on vint lui annoncer que sa voiture était avancée ; drapée dans son châle des grands jours de fête, elle se leva et annonça qu’elle allait faire une visite au vieux prince Bolkonsky, afin de s’expliquer avec lui à propos de Natacha.

Bientôt après, Mme Aubert Chalmé, la fameuse couturière, vint essayer des robes à cette dernière, qui, acceptant avec joie cette diversion, se retira avec elle dans sa chambre. Au moment où, la tête penchée en arrière, elle examinait dans la psyché le dos du corsage, qui était seulement faufilé et sans manches, elle entendit la voix de son père et celle d’une dame, qu’elle reconnut, non sans une vive émotion : c’était la voix d’Hélène. Elle n’avait pas eu encore le temps de passer sa robe, que la porte s’ouvrit, et que la comtesse Besoukhow entra, plus souriante que jamais, vêtue d’une robe de velours violet à larges revers :

« Ah ! ma charmante, ma toute belle ! s’écria-t-elle, je suis venue pour dire à votre père que c’est vraiment incroyable d’être ici, et de ne voir âme qui vive… Aussi j’insiste pour que vous veniez chez moi ce soir… J’aurai quelques personnes, Mlle Georges déclamera…, et si vous ne m’amenez pas vos jolies filles, ajouta-t-elle en s’adressant au comte, qui venait d’entrer sur ses talons, je me brouillerai tout à fait avec vous. Mon mari est parti pour Tver ; sans cela, je l’aurais envoyé vous chercher… Sans faute, n’est-ce pas ?… sans faute, vers les neuf heures ? » Puis, saluant d’un signe de tête la couturière, qu’elle connaissait de longue date, et qui lui répondit par une profonde révérence, elle s’assit dans un fauteuil près de la glace, et, tout en donnant aux plis de sa belle robe un tour plein de grâce, elle continua à bavarder avec la plus affectueuse cordialité, à s’extasier sur la beauté de Natacha, à admirer ses nouvelles toilettes, à faire ressortir la sienne, et finit par lui conseiller d’en commander une pareille à celle qu’elle venait de recevoir de Paris : « Figurez-vous, ma charmante, qu’elle est en gaze à reflets métalliques… Mais peu importe !… vous embellissez tout ce que vous portez ! »

La figure de Natacha rayonnait de plaisir : elle se sentait renaître et recevait avec bonheur les éloges de cette aimable comtesse, qui lui avait paru, au premier abord, si imposante, si inabordable, et qui maintenant lui témoignait une bonne grâce si parfaite. Elle en avait la tête tournée ; Hélène, de son côté, était sincère, mais cette sincérité n’excluait point son arrière-pensée de l’attirer chez elle : en effet son frère l’en avait priée, et, tout en se faisant une joie de servir ses intérêts, elle y mettait toute la bonne foi imaginable. Elle avait été jalouse autrefois de Natacha à propos de Boris, mais aujourd’hui elle n’y pensait plus, et elle lui souhaitait sérieusement tout ce qu’elle désirait pour elle-même. Elle la prit à part au moment de la quitter.

« Mon frère a dîné chez nous hier, et il nous a fait mourir de rire… Il ne mange rien, ne fait que soupirer… Il est fou, amoureux fou de vous, ma belle ! »

Natacha devint pourpre à ces mots.

« Oh ! comme elle rougit, la chère enfant… vous viendrez, bien sûr ?… Si vous aimez quelqu’un, ce n’est pas une raison pour vous cloîtrer, et, à supposer que vous soyez fiancée, je suis sûre que votre futur serait charmé de savoir que vous allez dans le monde en son absence plutôt que de périr d’ennui. »

« Elle sait que je suis fiancée, se disait Natacha, et cependant elle a plaisanté de tout cela avec Pierre, avec Pierre qui est la droiture même !… Donc, il n’y a rien de mal là dedans. » Grâce à l’influence qu’Hélène exerçait sur elle, ce qui lui avait paru effrayant jusque-là redevint tout à coup simple et naturel : « C’est une vraie grande dame, elle est charmante, et l’on voit qu’elle m’aime de tout son cœur. Pourquoi donc ne pas m’amuser un peu ? » se demandait Natacha en la regardant de ses yeux grands ouverts, qui exprimaient une vague surprise.

Marie Dmitrievna revint pour dîner : il était facile de voir, à son silence et à son air absorbé, qu’elle avait subi une défaite. Trop émue pour parler avec calme des incidents de son entrevue avec le vieux prince, elle répondit au comte que tout marchait bien, et qu’il en saurait davantage le lendemain. Seulement, quand elle apprit la visite et l’invitation de la comtesse Besoukhow, elle dit carrément qu’elle n’aimait pas à la voir chez elle, et déconseilla toute intimité de ce côté.

« Mais, ajouta-t-elle en se tournant vers Natacha, puisque tu as promis, vas-y, cela te distraira ! »

XIII

Le comte se rendit donc avec les deux jeunes filles à la soirée des Besoukhow. Bien que la société y fût très nombreuse, la majeure partie en était inconnue aux Rostow, et le comte remarqua même avec déplaisir qu’elle était presque exclusivement composée d’hommes et de femmes dont les allures se faisaient remarquer par un extrême laisser-aller. La jeunesse, parmi laquelle on voyait plusieurs Français, et entre autres Métivier, qui était devenu l’intime de la maison depuis l’arrivée d’Hélène à Moscou, faisait cercle autour de Mlle Georges. Aussi le comte prit-il, à part lui, la résolution de ne pas jouer, de ne pas quitter ses filles, et de les emmener aussitôt que la grande artiste aurait fini de déclamer.

Anatole, qui s’était placé près de la porte pour ne pas manquer leur entrée, s’approcha d’eux, les salua, et suivit Natacha, déjà en proie à la même étrange émotion de vanité satisfaite et d’effroi indicible qu’elle avait éprouvée au théâtre.

Hélène la reçut avec force démonstrations de joie, et la complimenta très haut sur sa beauté et sa jolie toilette. Pendant que Mlle Georges était allée se costumer dans une pièce voisine, on aligna les chaises, on s’assit, et Anatole se disposait à occuper une place à côté de Natacha, lorsque le comte, qui ne quittait pas sa fille des yeux, s’en empara, et l’obligea ainsi à se mettre derrière eux.

Mlle Georges ne tarda pas à reparaître, drapée d’un châle rouge, relevé sur l’épaule, de manière à laisser voir, dans toute leur beauté, ses gros bras à fossettes ; elle s’arrêta au milieu de l’espace qui lui avait été ménagé devant l’auditoire, prit une attitude affectée, qui souleva néanmoins un murmure enthousiaste, et, jetant autour d’elle un regard profond et sombre, elle se mit à déclamer en français une longue tirade de vers, dans laquelle elle exprimait l’amour coupable qu’elle nourrissait pour son fils : enflant et baissant la voix tour à tour, tantôt elle redressait la tête d’un air superbe ; tantôt, roulant des yeux hagards, elle laissait échapper des sons rauques de sa puissante poitrine, et semblait prête à étouffer !

« Adorable ! divin ! délicieux ! » criait-on de tous côtés. Natacha, le regard fixé sur la forte tragédienne, ne voyait ni ne comprenait rien ; elle sentait seulement qu’elle était plongée de nouveau dans ce monde étrange, insensé, à mille lieues du réel, où le bien et le mal, l’extravagant et le raisonnable, se mêlaient et se confondaient. Effrayée et émue, elle attendait quelque chose.

Le monologue terminé, on se leva et l’on acclama Mlle Georges à tout rompre.

« Comme elle est belle ! dit Natacha à son père, qui essayait aussi de se frayer un chemin dans la foule jusqu’à l’éminente artiste.

— Je ne suis pas de votre avis, lorsque je vous vois…, murmura Anatole à l’oreille de Natacha, de façon à être entendu d’elle seule. — Vous êtes ravissante, et, depuis l’instant où vous m’êtes apparue, je n’ai plus…

— Allons, viens donc, Natacha, » s’écria le comte en se retournant.

Elle se rapprocha de son père et fixa sur lui un regard éperdu.

Mlle Georges récita plusieurs autres scènes, et prit ensuite congé de la société, qui fut aussitôt engagée à passer dans la grande salle.

Le comte se disposait à partir, mais Hélène vint le supplier avec tant d’insistance de ne point lui gâter le plaisir de ce petit bal improvisé, en emmenant ses filles, qu’il céda à ses prières et resta. Anatole s’empressa d’engager Natacha pour un tour de valse, et ne cessa de lui répéter, tout en lui pressant la taille et la main, qu’elle était ravissante et qu’il l’aimait. Pendant « l’écossaise » qu’ils dansèrent ensemble, il garda le silence, et sa danseuse se demanda avec stupeur si elle n’avait pas rêvé la déclaration qu’elle en avait reçue pendant la valse ; mais, à la fin de la première figure, elle sentit qu’il lui serrait de nouveau la main, et elle allait lui adresser un reproche, lorsque l’expression tendre et assurée de son regard l’arrêta tout court sur ses lèvres :

« Ne me parlez pas ainsi, je suis fiancée, j’en aime un autre, dit-elle vivement en baissant les yeux.

— Pourquoi me le dire ? repartit Anatole que cet aveu ne parut troubler en rien : — Que m’importe ? Je sais que je vous aime, et que je vous aime follement… Est-ce ma faute si vous êtes si séduisante !… À nous à faire la figure ! »

Natacha regardait autour d’elle d’un air effaré, et paraissait plus agitée que de coutume. Après « l’écossaise » vint le tour du « Grossvater » ; son père voulut l’emmener, elle le pria de la laisser danser encore, et cependant, de quelque côté qu’elle se tournât, elle se sentait sous le feu des yeux d’Anatole. Au moment où elle entrait dans la chambre de toilette des dames pour arranger un volant de sa robe qui venait de se découdre, elle fut rejointe par Hélène, qui lui reparla, en riant, de l’amour de son frère. Elles passèrent ensemble dans le boudoir à côté, Anatole s’y trouvait : sa sœur disparut, et elle se trouva seule avec lui.

« Il m’est impossible, lui dit-il d’une voix attendrie, de vous voir chez vous : me condamnerez-vous alors à ne vous voir jamais ? Je vous aime à la folie. Je ne pourrais donc jamais… » et, l’empêchant d’avancer, il pencha sa figure au-dessus de la sienne. Ses yeux brillants et passionnés plongeaient dans ceux de Natacha, qui ne pouvaient s’en détacher : « Nathalie ! murmura-t-il en pressant fortement ses mains dans les siennes… Nathalie !

— Je ne comprends rien, je ne puis rien vous dire, » sembla lui répondre le regard éperdu de Natacha… Des lèvres brûlantes effleurèrent les siennes…, mais au même instant il s’arrêta et Natacha se sentit délivrée… Le frou-frou d’une robe et un bruit de pas venaient de se faire entendre à l’entrée du boudoir… c’était Hélène ! Natacha la vit s’approcher : interdite et frémissante, elle se retourna vers lui comme pour lui demander une explication, et alla à la rencontre de la comtesse.

— Un mot, un seul mot ! » poursuivit Anatole.

Elle ralentit le pas, car elle avait hâte de lui entendre prononcer ce mot, qui éclaircirait leur situation, et qui lui permettrait enfin de répondre.

« Nathalie, un mot, un seul ! » répétait-il, ne sachant en réalité ce qu’il voulait dire. Sa sœur parut, et ils rentrèrent tous trois au salon. Les Rostow déclinèrent l’invitation au souper, et firent leurs adieux.

Natacha passa une nuit blanche, tourmentée par le problème qu’elle ne parvenait pas à résoudre : lequel des deux aimait-elle ? Assurément, elle aimait le prince André et n’avait point oublié sa vive affection pour lui…, mais elle aimait aussi Anatole, c’était indiscutable : « Autrement cela aurait-il pu avoir lieu ? aurais-je répondu l’autre soir par un sourire à son sourire ? Si je l’ai fait, c’est que je l’ai aimé tout de suite, à première vue… Cela veut donc dire qu’il est bon, généreux et beau, et que par conséquent je ne pouvais m’empêcher de l’aimer ! Qu’y faire ? J’aime l’un, et j’aime l’autre, » et elle se répétait cela mille fois, sans trouver une réponse plausible aux questions qui l’épouvantaient !


XIV

Le jour ramena les soucis et le remue-ménage habituels : on se leva, on s’habilla, on bavarda, les couturières et les modistes parurent à tour de rôle, Marie Dmitrievna sortit de son appartement et l’on se réunit enfin pour le déjeuner du matin. Natacha, les yeux agrandis par l’insomnie, cherchait à arrêter au vol tout regard indiscret, et faisait son possible pour paraître telle que d’habitude.

Après le thé, Marie Dmitrievna s’installa dans son fauteuil, et appela à elle Natacha et le vieux comte :

« Eh bien, mes amis, tout bien pesé, voici mon conseil : hier j’ai vu, comme vous le savez, le vieux prince Bolkonsky, je lui ai parlé, et croiriez-vous qu’il a élevé la voix… mais il n’est pas facile de me fermer la bouche, je lui ai défilé tout mon chapelet.

— Qu’a-t-il dit ? demanda le comte.

— Lui, c’est un fou, il ne veut rien entendre, mais à quoi bon en parler ? Cette fillette en est déjà bien assez tourmentée. Mon conseil est donc de terminer au plus vite vos affaires, de retourner à Otradnoë, et d’y attendre…

— Non, non ! s’écria Natacha.

— Si, si ! répliqua Marie Dmitrievna. Il faut partir et attendre ! Si ton fiancé était ici, une brouille serait inévitable, tandis que, seul avec le vieux, il parviendra à le retourner comme un gant, et il ira te chercher. »

Le comte comprit la sagesse de ce plan, et l’approuva. Si le vieillard devenait plus maniable, on pourrait toujours revenir à Moscou, ou aller à Lissy-Gory ; dans le cas contraire, s’il persistait à refuser son consentement, le mariage ne pouvait avoir lieu qu’à Otradnoë.

« C’est parfaitement juste, et je regrette maintenant, continua-t-il, d’avoir mené Natacha chez eux.

— Il n’y a pas à le regretter, il aurait été difficile de ne pas lui donner ce témoignage de respect… Il ne veut pas, c’est son affaire ! Le trousseau est prêt, pourquoi attendre davantage ? Je me charge de vous envoyer les objets en retard, je regrette de vous voir partir, mais cela vaut mieux : partez, et que Dieu vous garde ! » Puis, tirant de son « ridicule » une lettre écrite par la princesse Marie, elle la remit à Natacha :

« C’est pour toi ! La pauvrette s’inquiète. Elle craint que tu ne doutes de son affection.

— C’est vrai, elle ne m’aime pas, dit Natacha.

— Quelle folie ! mais tais-toi donc ! s’écria Marie Dmitrievna avec emportement.

— Je ne m’en rapporte à personne… Je le sais, elle ne m’aime pas, repartit Natacha en prenant la lettre d’un air irrité et décidé, qui frappa Marie Dmitrievna : elle l’examina et fronça les sourcils.

— Tu me feras le plaisir, ma très chère, de ne point me contredire : ce que j’ai dit est vrai… va lui répondre. » Natacha quitta le salon sans répliquer.

La princesse Marie lui dépeignait en quelques lignes tout son chagrin du malentendu survenu entre elles, et la suppliait, quels que fussent les sentiments de son père, de croire à l’affection qu’elle portait à celle qu’avait choisie son frère, pour qui elle était prête à tout sacrifier : « Ne croyez pas, écrivait-elle, que mon père soit mal disposé envers vous ; il est vieux et malade, il faut l’excuser ; mais il est foncièrement bon, et il finira par aimer celle qui doit rendre son fils heureux. » Elle terminait sa lettre en la priant de lui indiquer l’heure où elles pourraient se voir.

Natacha s’assit et traça machinalement ces deux mots :

« Chère princesse… » Alors elle déposa la plume. Comment continuer ? Qu’avait-elle à lui dire après la soirée de la veille ?… « Oui, c’est fini, tout est changé maintenant ; il faut lui envoyer un refus… mais dois-je le faire ?… C’est horrible !… » Et, pour ne pas s’abandonner plus longtemps à ces effrayantes pensées, elle rejoignit Sonia, qui était occupée à choisir des dessins de tapisserie. Après dîner, elle reprit la lecture de la lettre de la princesse Marie : « Est-ce vraiment fini ? se disait-elle, bien fini ?… Ce passé est-il donc véritablement effacé de mon cœur ? » Elle ne méconnaissait pas la violence du sentiment qu’elle avait éprouvé pour le prince André, mais aujourd’hui elle aimait Kouraguine, et son imagination lui représentait tour à tour, et le bonheur mille fois caressé dans ses rêves qui devait être son partage, quand elle serait mariée à Bolkonsky, et les moindres incidents de la veille, dont le seul souvenir suffisait pour enflammer tout son être : « Pourquoi ne puis-je aimer les deux à la fois ? se disait-elle avec égarement : alors seulement j’aurais pu être heureuse ; tandis qu’il m’est impossible de choisir entre eux ? Comment le dirai-je, ou plutôt comment le cacher au prince André ? Dois-je dire adieu à jamais à son amour qui a si longtemps fait tout mon bonheur ? »

« Mademoiselle ! murmura la femme de chambre d’un air mystérieux. Un petit homme m’a remis cela pour vous… — et elle lui tendit une lettre : — Seulement, au nom du ciel… » Natacha prit machinalement la lettre, la décacheta, la lut, et ne comprit qu’une chose, c’est que la lettre était de « lui », de celui qu’elle aimait : « Oui, je l’aime, se dit-elle. S’il en était autrement, garderais-je entre les mains cette lettre brûlante de passion ? »

Tremblante d’émotion, elle la dévorait des yeux, et découvrait dans chaque ligne un écho de ses propres sensations… Cette lettre, faut-il l’avouer, avait été composée par Dologhow : elle commençait ainsi :

« Mon sort s’est décidé hier soir : être aimé de vous, ou mourir !… Je n’ai pas d’autre issue !… » Anatole lui disait ensuite que ses parents, à elle, ne consentiraient pas à lui donner sa main, à cause de certaines raisons secrètes, qu’il ne pouvait dévoiler qu’à elle seule, mais que, si elle l’aimait, il lui suffirait de dire oui, et qu’aucune force humaine ne pourrait mettre alors obstacle à leur bonheur… L’amour triomphe de tout !… Il l’enlèverait et l’emmènerait au bout du monde !

— Oui, je l’aime ! » se répéta Natacha en relisant pour la vingtième fois ces phrases brûlantes, et en se pénétrant de plus en plus de l’ardeur dont elles étaient empreintes.

Marie Dmitrievna, qui avait été invitée chez les Arharow, proposa aux jeunes filles de l’accompagner ; mais Natacha prétexta une migraine, et se retira chez elle.


XV

Sonia revint fort tard de chez les Arharow : en entrant chez Natacha, elle fut toute surprise de la voir endormie sur le canapé, toute habillée. Une lettre décachetée était sur la table à côté d’elle et frappa sa vue : elle la prit et la parcourut, en jetant par intervalles un regard stupéfait sur la dormeuse, et en cherchant en vain une explication sur ses traits. Son visage était calme et heureux, tandis que Sonia, pâle, tremblante de terreur, et pressant son cœur de ses deux mains pour ne pas suffoquer, tombait dans un fauteuil et fondait en larmes.

« Comment n’ai-je rien vu ? se disait-elle ; comment cela a-t-il pu aller jusque-là ? N’aime-t-elle donc plus son fiancé ?… Et ce Kouraguine ? Mais c’est un misérable, il la trompe, c’est évident. Que dira Nicolas, ce bon et noble Nicolas, lorsqu’il saura tout ? C’est donc là ce que cachait le trouble de sa figure avant-hier, hier et aujourd’hui ?… Mais elle ne peut l’aimer, c’est impossible. Elle aura décacheté la lettre sans se douter de qui elle lui venait, elle en aura été offensée, bien sûr… » Sonia essuya ses larmes, s’approcha de Natacha, l’examina encore une fois, et l’appela doucement.

Natacha se réveilla en sursaut.

« Ah ! te voilà de retour ! » dit-elle, et elle l’embrassa avec effusion ; mais, remarquant aussitôt le trouble de son amie, sa figure trahit l’embarras et la défiance : « Sonia, tu as lu la lettre ?

— Oui, murmura Sonia.

— Sonia, dit-elle avec un sourire plein de bonheur et de joie, je ne puis te le cacher plus longtemps ! Sonia, Sonia, ma petite âme, nous nous aimons ; tu vois, il me l’écrit. »

Sonia n’en pouvait croire ses oreilles.

« Bolkonsky ? dit-elle.

— Sonia, Sonia, si tu pouvais comprendre combien je suis heureuse… Mais tu ne sais pas ce que c’est que l’amour.

— Oh ! Natacha !… et l’autre, est-il donc déjà oublié ? » Natacha l’écoutait sans avoir l’air de la comprendre : « Quoi ! tu romps avec le prince André ?

— Ah oui ! je disais bien que tu n’y comprenais rien !… écoute-moi, répliqua Natacha avec emportement.

— Non, je ne le croirai jamais, répéta Sonia, et j’avoue que je n’y comprends rien… Comment ! pendant toute une année tu aimes un galant homme, et puis tout à coup… Mais lui, tu ne l’as vu que trois fois… C’est impossible, je ne te crois pas, tu veux te moquer de moi ! Comment ! en trois jours oublier tout ?…

— Trois jours ? Mais il me semble qu’il y a cent ans que je l’aime…, que je n’ai jamais aimé que lui. Mets-toi là, et écoute. » Alors elle l’attira à elle, en l’embrassant de force : « J’avais souvent entendu dire, et toi aussi sans doute, qu’un pareil amour existait, mais je ne l’avais pas encore éprouvé… il est tout différent de l’autre ! À peine l’ai-je entrevu, que j’ai deviné en lui mon maître, je me suis sentie son esclave ! il m’a fallu l’aimer ! Oui, son esclave ! Quoi qu’il m’ordonne, je le ferai… Tu ne comprends pas cela ? Ce n’est pas ma faute !

— Mais penses-y donc !… Je ne peux laisser les choses se passer ainsi… et cette lettre reçue en cachette ? Comment as-tu pu l’accepter ? poursuivit Sonia, qui ne pouvait parvenir à dissimuler ni sa frayeur ni sa répugnance.

— Je n’ai plus de volonté, je te l’ai dit, je l’aime, c’est tout ? s’écria Natacha avec une exaltation croissante, où se mêlait cependant une certaine crainte.

— S’il en est ainsi, j’empêcherai cela, je te le jure, je dirai tout. » Et des larmes jaillirent des yeux de Sonia.

— Au nom du ciel, ne le fais pas… Si tu en parles, je ne te connais plus… Tu veux donc mon malheur, tu veux que l’on nous sépare !… »

Sonia eut honte et pitié de sa terreur : « Qu’y a-t-il eu entre vous ? Que t’a-t-il dit ? Pourquoi ne vient-il pas ici, chez nous ?

— Sonia, je t’en supplie, dit Natacha sans répondre à sa question, ne me tourmente pas ; au nom du ciel, rappelle-toi que personne ne doit se mêler de cela, car je me suis confiée à toi.

— Mais pourquoi tous ces mystères ? Pourquoi ne demande-t-il pas tout simplement ta main ? Le prince André t’a laissée entièrement libre d’en disposer… As-tu pensé, as-tu cherché à découvrir quelles sont « les raisons secrètes » de sa conduite ? »

Natacha, stupéfaite, fixa ses regards sur Sonia ; cette question se présentait à elle pour la première fois, elle ne savait qu’y répondre :

« Ses raisons secrètes ? répéta-t-elle… il y en a, voilà tout ! »

Sonia soupira et secoua la tête :

« Si ses raisons étaient bonnes… » dit-elle. Natacha, devinant ce qu’elle allait dire, l’interrompit vivement.

« Sonia, on ne doit pas douter de lui, on ne le doit pas !

— Est-ce qu’il t’aime ?

— S’il m’aime ? répliqua Natacha en souriant avec mépris à l’aveuglement de son amie. Tu as lu sa lettre, tu l’as lue et tu le demandes ?…

— Mais si c’est un homme sans honneur ?…

— Lui, sans honneur ?… tu ne le connais pas !

— Si c’est un galant homme, reprit Sonia avec énergie, il doit déclarer ses intentions, ou cesser de te voir ; et, si tu ne le lui dis pas, c’est moi qui m’en charge : je lui écrirai et je raconterai tout à papa !

— Mais je ne puis pas vivre sans lui ! s’écria Natacha.

— Je ne comprends ni ta conduite ni tes paroles. Pense à ton père, à Nicolas !

— Je n’ai besoin de personne, je n’aime personne que lui ! Comment oses-tu le traiter d’homme sans honneur ? Ne sais-tu donc pas que je l’aime ? Va-t’en, je ne veux pas me brouiller avec toi… Va-t’en, va-t’en, je t’en supplie ; tu vois dans quel état tu me mets !… » Sonia sortit précipitamment de la chambre ; les sanglots l’étouffaient.

Natacha s’approcha de la table, et écrivit sans hésitation à la princesse Marie la réponse que, le matin encore, il lui avait été impossible de composer. Elle lui exposait en deux mots que, le prince André lui ayant laissé toute liberté d’action, elle profitait de sa générosité ; qu’après y avoir mûrement réfléchi, elle la priait d’oublier le passé, de lui pardonner ses torts, si elle en avait eu envers elle, et lui déclarait qu’elle ne serait jamais la femme de son frère. Tout, dans cet instant, lui paraissait simple, clair, et d’une exécution facile.


Le vendredi suivant fut fixé pour le départ des Rostow, qui retournaient à la campagne, et le mercredi, le comte, accompagné d’un acheteur, se rendit dans son bien près de Moscou.

Ce même jour Sonia et Natacha, invitées à un grand dîner chez les Karaguine, y furent chaperonnées par Marie Dmitrievna. Anatole s’y trouvait, et Sonia remarqua que Natacha lui parla d’une façon mystérieuse, et que son agitation s’accrut pendant le dîner. Natacha, à leur retour, alla au-devant de l’explication attendue par Sonia :

« Eh bien, Sonia, » commença-t-elle d’une voix insinuante, comme font les enfants quand ils veulent qu’on leur fasse un compliment. Apprends donc que nous nous sommes expliqués tout à l’heure… toi qui disais sur son compte tant d’absurdités.

— Et après, qu’en est-il résulté ? Je suis bien aise, Natacha, de voir que tu n’es pas fâchée contre moi ! Dis-moi la vérité ! »

Natacha se prit à réfléchir :

« Ah ! Sonia, si tu pouvais le connaître comme je le connais, moi ! Il m’a dit… il m’a demandé de quel genre était mon engagement avec Bolkonsky, et il a été si heureux d’apprendre qu’il dépendait de moi de le rompre ! »

Sonia soupira :

« Mais, tu n’as pas encore rompu…

— Et si je l’avais fait, si tout était fini entre Bolkonsky et moi ? Pourquoi donc as-tu si mauvaise opinion de moi ?

— Je n’ai pas mauvaise opinion de toi ; seulement je n’y comprends rien…

— Attends, tu vas tout comprendre, et tu verras quel homme c’est, tu verras ! »

Mais Sonia ne se laissait point influencer par la feinte douceur de Natacha ; elle devenait au contraire plus sévère et plus sérieuse à mesure que son amie y mettait plus de câlinerie.

« Natacha, dit-elle, tu m’avais priée de ne plus t’en parler, c’est toi qui es revenue sur ce sujet, j’ai donc le droit de te dire que je ne crois pas en lui ! Pourquoi encore tous ces mystères ?

— Encore le même soupçon ! reprit Natacha.

— J’ai peur pour toi.

— De quoi as-tu peur ?

— J’ai peur que tu ne te perdes, poursuivit Sonia avec fermeté, quoique effrayée elle-même de ses paroles. La figure de Natacha prit une expression méchante.

— Eh bien, oui, je me perdrai, je me perdrai le plus tôt possible : cela ne vous regarde pas, c’est moi qui en pâtirai, et pas vous, n’est-ce pas… ? Laisse-moi, laisse-moi, je te déteste, tu es mon ennemie pour toujours ! » Et à ces mots elle quitta la chambre, et évita, le lendemain, avec soin de voir Sonia et de lui parler. Marchant à grands pas dans son appartement, elle essayait en vain de fixer son attention sur un travail quelconque : l’émotion qui la travaillait intérieurement se lisait sur ses traits fatigués, et il s’y mêlait un sentiment inavoué de culpabilité.

Malgré tout ce que cette tâche avait de pénible pour elle, Sonia ne la quitta pas des yeux tout le temps qu’elle resta auprès d’une des fenêtres du salon ; elle semblait attendre quelqu’un ou quelque chose, car elle la vit faire un signe à un militaire qui passait en traîneau, et que Sonia supposa devoir être Anatole.

Elle redoubla de surveillance, et remarqua l’excitation inaccoutumée de Natacha pendant le dîner et la soirée ; visiblement préoccupée, elle répondait de travers à tout ce qu’on lui disait, n’achevait pas les phrases qu’elle avait commencées, et riait sans raison et à tout propos.

Sonia aperçut après le thé du soir une femme de chambre qui entrait chez Natacha d’un air mystérieux ; revenant sur ses pas, elle appliqua son oreille au trou de la serrure, et devina qu’une nouvelle lettre venait de lui être remise ; comprenant soudain que Natacha cachait un projet inavouable, décidée à l’exécuter peut-être dans quelques heures, elle frappa violemment à la porte, mais n’obtint aucune réponse : « Elle va fuir avec lui, elle en est capable, se disait-elle avec désespoir. Elle était triste aujourd’hui, mais résolue, et l’autre jour elle a pleuré en prenant congé de son père… C’est bien cela : elle fuira avec lui, mais que dois-je faire ?… Le comte est absent !… Écrire à Kouraguine, lui demander une explication, mais pourquoi me répondrait-il ? Écrire à Pierre, comme l’avait demandé le prince André en cas de malheur, mais n’a-t-elle pas déjà rompu avec Bolkonsky, car hier soir elle a envoyé sa réponse à la princesse Marie ! Mon Dieu, que faire ? Parler à Marie Dmitrievna, dont la confiance en Natacha est si entière, ce serait une délation !… Quoi qu’il en soit, c’est à moi d’agir, se disait-elle en poursuivant ces réflexions dans le sombre couloir, c’est à moi de prouver ma reconnaissance pour les bienfaits dont ils m’ont comblée, et mon affection pour Nicolas… Dussé-je ne pas bouger de trois nuits, je ne dormirai pas, je l’empêcherai de force de sortir, je ne laisserai pas le déshonneur et la honte entrer dans la famille ! »


XVI

Anatole demeurait chez Dologhow depuis quelque temps. Le plan de l’enlèvement de Natacha avait été combiné par ce dernier, et devait s’exécuter le jour même où Sonia faisait serment de ne pas la perdre de vue. Natacha, de son côté, avait promis de se trouver à dix heures du soir à la porte de l’escalier dérobé, afin de rejoindre Kouraguine, qui l’y attendrait, pour l’emmener dans une troïka, à soixante verstes de Moscou, au village de Kamenka. Là un prêtre interdit devait les marier ; après cette cérémonie dérisoire, un second relais de chevaux les conduirait plus loin sur la route de Varsovie, où ils espéraient prendre la poste à la première station, et passer ensuite la frontière.

Anatole s’était muni d’un passeport, d’un permis pour la poste et de vingt mille roubles, que lui avaient procurés Dologhow et sa sœur.

Les deux témoins, Gvostikow, ex-clerc de chancellerie, et Makarine, hussard en retraite, sans volonté aucune, mais complètement dévoués à Kouraguine, prenaient le thé dans la première pièce, pendant que dans le grand cabinet voisin, dont les murs étaient recouverts de haut en bas de tapis persans, de peaux d’ours et d’armes de toutes sortes, le maître du logis, vêtu d’un « bechme[4]  » de voyage, les pieds chaussés de bottes montantes, assis devant un bureau ouvert, revoyait les factures, comptait les assignats alignés en paquets, et inscrivait des chiffres sur une feuille volante :

« Il faudra bien donner deux mille roubles à Gvostikow ?

— Donne-les, dit Anatole en rentrant de la pièce du fond, où un valet de chambre français emballait leurs effets.

— Quant à Makarka (c’était le petit nom donné à Makarine), il est désintéressé, et se jettera au besoin pour toi dans le feu. C’est fini, les comptes sont réglés… est-ce bien cela ? ajouta Dologhow en lui tendant la feuille.

— Mais sans doute, c’est bien cela, » répliqua Anatole, qui ne l’avait pas écouté, et dont les yeux souriants regardaient devant lui sans rien voir.

Dologhow referma le bureau :

« Sais-tu… lui dit-il d’un air moqueur, renonce à tout cela ; il en est temps encore.

— Imbécile ! repartit Anatole, ne dis donc pas de bêtises ; si tu savais…, mais le diable seul sait ce qui en est.

— Vrai, n’y pense plus, je te parle sérieusement… ce n’est pas une plaisanterie que tu entames là !

— Ne vas-tu pas encore me taquiner ? Va-t’en au diable !… — et Anatole fronça le sourcil : — Je n’ai plus le temps d’écouter tes sornettes. »

Dologhow le regarda d’un air hautain :

« Voyons, je ne plaisante pas… écoute ! »

Anatole revint sur ses pas en faisant un visible effort pour lui prêter attention, et par égard pour son ami, dont il subissait malgré lui l’influence.

« Écoute-moi, je t’en prie, pour la dernière fois. Pourquoi plaisanterais-je ? T’ai-je mis des bâtons dans les roues ? N’est-ce pas moi, au contraire, qui t’ai arrangé tout cela, qui t’ai déniché le prêtre interdit, qui ai obtenu le passeport, qui ai trouvé de l’argent ?

— Eh bien, je t’en remercie ; crois-tu donc que je ne t’en sois pas reconnaissant ? » Et il embrassa Dologhow.

— Je t’ai aidé, mais je te dois la vérité : l’entreprise est dangereuse, et, en y réfléchissant bien, elle est absurde ! Tu l’enlèveras ? à merveille. Après ? Le secret transpirera, on apprendra que tu es marié, et tu seras poursuivi au criminel !

— Folies, folies que tout cela, je te l’avais pourtant bien expliqué, » reprit Anatole, et avec cette complaisance que les intelligences bornées mettent à revenir sur leurs arguments, il lui répéta pour la centième fois toutes les raisons qu’il lui avait déjà débitées : « Ne t’ai-je pas dit : premièrement, que si le mariage est illégal, ce n’est pas moi qui en répondrai ; et secondement, que s’il est légal, c’est bien indifférent, puisque personne à l’étranger n’en saura rien… N’est-ce pas cela ? Et maintenant, plus un mot là-dessus !

— Crois-moi, renonces-y ! Tu t’engageras et…

— Au diable ! s’écria Anatole en se prenant la tête à deux mains. Vois un peu comme il bat ! » Et, saisissant la main de son ami, il l’appliqua sur son cœur : « Ah ! quel pied, mon cher, quel regard !… Une vraie déesse ! »

Les yeux effrontés et brillants de Dologhow le regardaient avec ironie :

« Et lorsque l’argent sera épuisé, alors…

— Alors, répéta Anatole légèrement interdit par cette perspective inattendue. Eh bien ! alors, je n’en sais rien… Mais assez causé ! Il est l’heure ! » ajouta-t-il en tirant sa montre, et il passa dans la pièce voisine. « En aurez-vous bientôt fini ? » dit-il en s’adressant avec colère aux domestiques.

Dologhow serra l’argent, appela un valet de chambre, lui ordonna de servir n’importe quoi avant le départ, et alla ensuite rejoindre Makarine et Gvostikow, en laissant là Anatole, qui, étendu sur le divan de son cabinet, souriait amoureusement dans le vague et murmurait des paroles sans suite.

« Viens donc prendre quelque chose ! lui cria-t-il de loin.

— Je n’ai besoin de rien, répondit Anatole.

— Viens, Balaga est arrivé ! »

Anatole se leva et entra dans la salle à manger. Balaga était un cocher de troïka, très réputé dans son métier, et qui leur avait constamment fourni des chevaux. Depuis six ans qu’il connaissait les deux amis, que de fois ne l’avait-il pas mené au petit jour de Tver à Moscou et ramené de Moscou à Tver la nuit suivante, lorsque Anatole y était en garnison ! Que de fois ne les avait-il pas conduits en nombreuse compagnie de bohémiennes et de petites dames ! Combien n’avait-il pas crevé à leur service de chevaux de prix, et écrasé de passants et d’izvotchiks ? Ses maîtres, comme il les appelait, le délivraient toujours des griffes de la police ; parfois, il est vrai, ils le rossaient, et ils l’oubliaient des nuits entières à la porte pendant leurs orgies ; mais, en revanche, parfois aussi ils lui versaient à flots du champagne et du madère, son vin favori. Il était dans leurs secrets et connaissait sur leur compte bien des histoires qui eussent valu la Sibérie à tout autre qu’eux… Aussi, que de milliers de roubles lui avaient passé par les mains ? Il les aimait à sa façon ; il aimait surtout avec frénésie cette course vertigineuse de dix-huit verstes à l’heure. Il aimait à culbuter les izvotchiks, à acculer les piétons dans le fossé, à lancer un coup de fouet en passant à un paysan qui se rejetait de côté plus mort que vif, à parcourir avec une vitesse extravagante les rues enchevêtrées de Moscou, et enfin à s’entendre talonner par les cris sauvages de leurs voix enrouées et avinées : « Oui, se disait-il avec orgueil, ce sont là de véritables seigneurs ! »

Anatole et Dologhow, de leur côté, faisaient grand cas de son talent de cocher, et ils l’aimaient par conformité de goûts. Balaga marchandait toujours avec tout le monde, prenait vingt-cinq roubles pour une promenade de deux heures, ne daignait que rarement conduire lui-même, et se faisait le plus souvent remplacer par ses aides. Mais avec ses « maîtres » il y allait de sa personne, et sans fixer de prix. Seulement, lorsqu’il apprenait par le valet de chambre que l’argent affluait à la maison, il venait chez eux plusieurs fois par mois le matin, et, après les avoir salués jusqu’à terre, les suppliait de le tirer d’embarras en lui avançant un ou deux milliers de roubles, jusqu’à ce qu’un beau jour on eût fait droit à sa requête.

Il avait vingt-sept ans : de petite taille, les cheveux roux, la figure rouge, le cou gros, le nez camus, des yeux brillants, une barbiche au menton, il portait un caftan en drap gros-bleu très fin, doublé de soie, et par-dessus, un vêtement fourré.

Il se signa en entrant, le visage tourné vers l’angle de droite, il tendit ensuite à Dologhow sa main hâlée :

« Salut à Fédor Ivanovitch, lui dit-il.

— Bonjour, mon ami.

— Salut à Votre Excellence, ajouta-t-il en s’adressant à Anatole et en lui tendant aussi la main.

— Écoute, Balaga, m’aimes-tu ?… Je te le demande ? — dit ce dernier en lui tapant sur l’épaule. — Eh bien, prouve-le-moi aujourd’hui !… Avec quels chevaux es-tu venu, dis ?…

— J’ai fait ce que vous m’avez ordonné : j’ai attelé les vôtres, les furieux !

— C’est bon, et tu n’hésiterais pas à les crever, pourvu qu’ils franchissent la distance en trois heures ?

— Mais si je les crève, comment marcherons-nous ? répondit Balaga en souriant de son mot.

— Je te casserai la mâchoire, tu entends… pas de plaisanteries ! s’écria Anatole en roulant de gros yeux.

— Pourquoi ne pas plaisanter ? On dirait vraiment que je suis homme à me ménager pour « mes maîtres »… On les lancera à fond de train, voilà tout !

— Vrai ? dit Anatole, alors assieds-toi !

— Assieds-toi donc, répéta Dologhow.

— Je resterai debout, Fédor Ivanovitch.

— Assieds-toi, et pas de bêtises, » reprit Anatole en lui versant un grand verre de madère. Les yeux de Balaga brillèrent à la vue de son vin bien-aimé. Après l’avoir d’abord refusé par politesse, il finit par l’avaler d’un seul coup et s’essuya la bouche avec le mouchoir de soie rouge chiffonné qu’il portait toujours dans le fond de son bonnet fourré.

« Quand partons-nous, Excellence ?

— Mais…, — Anatole regarda à sa montre — tout à l’heure ! Fais attention, Balaga, au moins pas de retard !

— Tout dépendra du départ, petit père ; s’il se fait heureusement, alors… Ne vous ai-je pas mené une fois, en sept heures, de Tver ici ? Tu ne l’as pas oublié, Excellence ?

— Figure-toi, dit Anatole en se souvenant avec bonheur de cette course, et en se tournant vers Makarine, qui le regardait avec une tendre vénération… Figure-toi qu’il m’a mené, un jour de Noël, de Tver ici avec une telle vitesse, que la respiration nous manquait… nous ne courions pas, je te le jure, nous volions… et ne voilà-t-il pas que nous tombons sur une file de chariots et que nous sautons par-dessus les deux derniers !

— Mais aussi quels chevaux ! J’avais attelé ensemble deux jeunes timoniers avec l’alezan clair, et, ma parole, Fédor Ivanovitch, poursuivit Balaga, ces fous furieux ont volé pendant soixante verstes à travers les airs. Pas moyen de les retenir, mes doigts se raidissaient de froid… Je jette les rênes… Tiens-toi bien, Excellence, que je crie, et je culbute dans le traîneau !… Il n’y avait plus qu’à les laisser faire et à nous cramponner de notre mieux…, et nous volâmes ainsi trois heures durant. Le cheval de volée de gauche seul en est crevé ! »


XVII

Anatole sortit un moment, et revint bientôt, vêtu d’une petite pelisse retenue à la taille par une ceinture en cuir avec des ornements en argent, et coiffé d’un bonnet garni de zibeline, posé de côté d’un air crâne, qui seyait à merveille à sa belle figure. Il se regarda dans la glace, se retourna et saisit un verre rempli de vin :

« Eh bien, mon cher Dologhow ! adieu, et merci pour tout ce que tu as fait ; adieu, vous aussi, mes chers compagnons de jeunesse, adieu ! »

Anatole savait fort bien qu’ils se disposaient tous à l’accompagner, mais il tenait à rendre cette scène attendrissante et solennelle. Il parlait haut, lentement, la poitrine tendue en avant, et se balançait sur une jambe :

« Prenez des verres, toi aussi, Balaga… Oui, compagnons de ma jeunesse, nous avons vécu, nous nous sommes amusés, nous avons fait des folies ensemble ; et maintenant, quand nous reverrons-nous ? Je vais à l’étranger. Adieu, mes enfants… À votre santé, hourra !… » Et, avalant d’un trait le contenu de son verre, il le jeta à terre, où il se brisa en mille morceaux.

« À votre santé ! » dit Balaga en vidant le sien à son tour et en essuyant sa barbiche avec son mouchoir.

Makarine, les larmes aux yeux, embrassait Anatole :

« Ah ! prince, quel chagrin de nous séparer, murmurait-il, quel chagrin !

— En route, en route ! s’écria Anatole… Un moment ! ajouta-t-il en voyant Balaga se diriger vers la sortie : fermez bien les portes, et asseyons-nous[5]. » On les ferma et l’on s’assit… « Voilà qui est fait, et maintenant, mes enfants, en route ! » répéta-t-il en se levant.

Joseph, le domestique, lui présenta sa sacoche et son sabre, et tous passèrent dans le vestibule.

« Où est la pelisse ? demanda Dologhow. Hé, Ignatka ! va demander à Matrena Matféïevna la pelisse de zibeline ; entre nous, je crains qu’elle ne l’emporte, ajouta-t-il plus bas… Tu verras, elle va accourir plus morte que vive sans rien mettre sur ses épaules, et, si tu t’attardes, il y aura des pleurs, papa et maman feront leur apparition… : aussi, prends bien vite la fourrure et fais-la mettre dans le traîneau. »

Le domestique revint avec une pelisse doublée de renard ordinaire.

« Imbécile ! je t’ai dit celle de zibeline ! Hé, Matrëchka, » s’écria-t-il avec tant de force, que sa voix retentit jusqu’au fond de l’appartement.

Une jolie bohémienne, maigre et pâle, avec des yeux d’un noir de jais, des cheveux bouclés à reflets aile de corbeau, enveloppée d’un châle rouge, se précipita dans l’antichambre en apportant la fourrure de zibeline.

« Eh bien, quoi ! la voici, prenez-la, je ne la regrette pas, » dit-elle d’un ton plaintif, en contradiction avec ses paroles ; elle était intimidée à la vue de son maître.

Dologhow lui jeta sur les épaules la pelisse de renard et l’en enveloppa :

« Comme cela d’abord, dit-il en relevant le collet, et comme cela ensuite, ajouta-t-il en le faisant retomber sur sa tête, de façon à ne laisser qu’un peu de sa figure à découvert… et enfin comme cela !… » Et il poussa vers elle Anatole, qui lui appliqua un baiser sur les lèvres.

« Adieu, Matrëchka, c’est fini de mes folies ici ! ma petite colombe, adieu, et souhaite-moi bonne chance !

— Que le bon Dieu vous donne du bonheur, beaucoup de bonheur, » répondit-elle avec son accent bohémien.

Deux troïkas, tenues par deux jeunes cochers, stationnaient devant la maison : Balaga monta dans le premier traîneau, leva haut les bras, et se mit, sans se hâter, à rassembler les rênes. Anatole et Dologhow s’assirent derrière lui. Makarine, Gvostikow et le domestique prirent place dans le second.

« Est-ce prêt ? demanda Balaga… Laissez aller ! » cria-t-il en enroulant les rênes autour de sa main, et les troïkas partirent, en les emportant à fond de train le long du boulevard Nikitski.

« Hé, gare, gare ! » criaient les cochers à pleins poumons. Sur la place Arbatskaïa, une des troïkas accrocha une voiture : il y eut un craquement suivi d’un cri, mais elle continua sa course effrénée, jusqu’au moment où Balaga, d’un vigoureux coup de poignet, arrêta tout court les chevaux, au carrefour des Vieilles-Écuries.

Anatole et Dologhow mirent pied à terre sur le trottoir et s’approchèrent d’une grande porte cochère. Ce dernier siffla, on lui répondit, et une fille de service accourut à sa rencontre.

« Entrez par ici, dans la cour, autrement on vous verra ; elle va venir ! » lui dit-elle. Dologhow s’arrêta devant la porte cochère, pendant qu’Anatole, suivant la fille, tournait l’angle de la maison ; il venait de franchir les quelques marches du perron, lorsque le grand laquais de Marie Dmitrievna se dressa tout à coup devant lui.

« Ma maîtresse vous attend, lui dit-il de sa voix de basse.

— Qui ? ta maîtresse ?… Que me veux-tu ? murmura Anatole haletant.

— Venez, elle m’a donné l’ordre de vous amener près d’elle.

— Kouraguine, filons !… nous sommes trahis ! » lui cria Dologhow, qui luttait corps à corps avec le dvornik, pendant que celui-ci s’efforçait de fermer la petite porte. Se dégageant enfin de son étreinte, et saisissant le bras d’Anatole, qui revenait à lui en courant, il l’entraîna au dehors, et s’élança avec lui dans la direction de leurs traîneaux.


XVIII

Marie Dmitrievna avait surpris dans le corridor la pauvre Sonia tout en larmes, l’avait confessée, et était allée aussitôt trouver Natacha en tenant à la main la réponse qu’elle avait adressée à Anatole, et qu’elle venait d’intercepter :

« Vilaine créature ! … créature sans vergogne ! pas un mot, je ne veux rien entendre !… » Et, repoussant Natacha, qui suivait d’un œil sec tous ses mouvements, elle prit la clef et l’enferma à double tour. Appelant ensuite le dvornik, elle lui ordonna de laisser entrer dans la cour les personnes qui se présenteraient dans la soirée, de fermer derrière elles les issues, et de les lui amener au salon.

Lorsque Gavrilo vint lui annoncer qu’ils s’étaient enfuis, elle se leva, les sourcils froncés, et se mit à arpenter la chambre, les mains croisées derrière le dos, et réfléchissant à ce qui lui restait à faire. Vers minuit, tirant la clef de sa poche, elle retourna auprès de Natacha ; Sonia sanglotait à la même place :

« Marie Dmitrievna, de grâce, laissez-moi entrer chez elle ! »

Mais Marie Dmitrievna ouvrit la porte sans lui répondre et entra d’un pas résolu.

Sonia la suivit.

« C’est laid, c’est mal, se conduire ainsi sous mon toit, mais j’aurai pitié de son père, et je ne dirai rien, » se disait-elle en s’approchant de Natacha, qui était couchée sur le canapé, comme elle l’avait laissée. Natacha ne se retourna pas : ses sanglots étouffés trahissaient seuls l’émotion qui secouait tout son être.

« C’est bien, c’est joli ! dit Marie Dmitrievna, donner des rendez-vous à son amant dans ma maison !… Tu t’es couverte de honte comme la dernière des filles, et si je m’écoutais…, mais je veux ménager ton père, je ne lui en dirai pas un mot ! Heureusement pour lui qu’il s’est enfui, mais je saurai le découvrir ! ajouta-t-elle d’une voix dure… tu m’entends ?… » Et, s’asseyant à côté de Natacha, elle passa sa large main sous la tête de la jeune fille, et la força à se retourner de son côté. Sonia et Marie Dmitrievna furent saisies à la vue de son visage : ses yeux étaient secs et brillants, ses lèvres serrées, ses joues creuses.

« Laissez-moi, tout m’est égal, je mourrai !… » Et, se dégageant avec une violence sauvage, elle reprit sa première position.

« Nathalie, poursuivit Marie Dmitrievna, je te veux du bien ; reste couchée, reste ainsi, si cela te plaît : je ne te toucherai pas, mais écoute… : je ne te redirai pas à quel point je te trouve coupable, tu le sais, mais que dirai-je à ton père, qui sera ici demain ? »

Natacha ne répondit que par un sanglot.

« Il l’apprendra, bien sûr, ainsi que ton frère et ton fiancé !

— Je n’ai plus de fiancé, je l’ai refusé ! s’écria Natacha avec colère.

— Peu importe ! reprit Marie Dmitrievna. Que diront-ils, eux ? Je connais ton père… il est capable de le provoquer ! Et alors qu’arrivera-t-il ?

— Laissez-moi, laissez-moi ! Pourquoi avez-vous tout dérangé, pourquoi ? Qui vous en avait priée ? » Et Natacha, élevant la voix, se souleva en jetant un regard farouche à Marie Dmitrievna.

« Mais où donc en voulais-tu venir ? répliqua celle-ci, qui ne se contenait plus… T’enfermait-on à triple tour ? Qui l’empêchait, lui, de te voir chez moi ? Pourquoi t’enlever comme une bohémienne ? Tu crois donc qu’on ne t’aurait pas rattrapée ?… Quant à lui, c’est un vaurien, un scélérat !

— Il vaut mieux que vous tous ! Si vous ne m’aviez pas empêchée… Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi tout cela ? Allez-vous-en, allez-vous-en ! » Et elle pleurait avec ce désespoir sans bornes auquel s’abandonnent ceux qui sentent qu’ils sont eux-mêmes la cause de leur malheur.

Marie Dmitrievna essaya de la calmer, mais Natacha, se redressant tout à coup et retombant sur le canapé, s’écria : « Sortez, sortez, vous me méprisez, vous me détestez ! »

Marie Dmitrievna tint bon, et continua à la sermonner et à lui répéter combien il était urgent de cacher ce déplorable scandale à son père, et que personne n’en saurait rien si elle consentait à ne pas se trahir. Natacha ne disait mot, ses larmes cessèrent, et le frisson et le tremblement de la fièvre s’emparèrent d’elle. Marie Dmitrievna lui glissa un oreiller sous la tête, la couvrit de deux couvertures bien chaudes, et la quitta, persuadée qu’elle finirait par s’endormir. Mais le sommeil ne lui vint pas : ses yeux restèrent grands ouverts et fixes, son visage conserva une pâleur mate, elle ne versa plus une larme, et Sonia, qui s’approcha d’elle à plusieurs reprises pendant cette longue nuit, ne put en tirer un seul mot.

Le comte revint le lendemain pour l’heure du déjeuner. Il était de très belle humeur : sa vente ayant été heureusement terminée, rien ne le retenait plus à Moscou, et il avait hâte d’aller retrouver la comtesse, qui lui manquait. Marie Dmitrievna lui annonça que, sa fille s’étant trouvée sérieusement malade la veille, elle avait fait venir un médecin, et que d’ailleurs elle allait maintenant beaucoup mieux. Natacha gardait la chambre : assise à la croisée, les lèvres serrées, les yeux secs et fiévreux, elle suivait des yeux, avec une curiosité inquiète, les voitures et les piétons, et se retournait vivement chaque fois que quelqu’un entrait chez elle. Elle attendait évidemment des nouvelles d’Anatole, elle espérait le voir arriver ou en recevoir un mot !

Le bruit des pas de son père la fit tressaillir, mais, à sa vue, l’expression de sa figure, un moment émue, redevint froide et irritée : elle ne se leva même pas.

« Qu’as-tu, mon ange, tu es malade ? lui dit-il.

— Oui, » répondit-elle après quelques instants de silence. Ses questions furent pleines de sollicitude, et il lui demanda si son abattement n’avait pas pour cause quelque pénible différend survenu entre elle et son fiancé : elle le rassura, et le pria de ne pas s’en préoccuper. Marie Dmitrievna lui confirma ces assurances. Cependant le comte ne fut dupe, ni de la prétendue maladie de sa fille, ni du changement qui s’était opéré en elle, ni du trouble des visages de Marie Dmitrievna et de Sonia : il devina qu’un grave événement avait dû se passer en son absence, mais la crainte d’apprendre qu’il n’était pas à l’honneur de sa fille, et de compromettre son insouciante gaieté, l’empêcha de questionner ; il se rassura, se persuada qu’il n’y avait là rien d’important, et se borna à regretter qu’une raison de santé retardât de quelques jours leur départ pour la campagne.


XIX

Pierre, depuis l’arrivée de sa femme à Moscou, projetait de s’en absenter afin de ne pas rester plus longtemps sous le même toit qu’elle ; la vive impression que Natacha avait produite sur lui, dans ces derniers temps, contribua également à précipiter l’exécution de son projet. Il alla à Tver rendre visite à la veuve de Bazdéïew, qui lui avait promis de lui donner certains mémoires du défunt.

On lui remit à son retour une lettre de Marie Dmitrievna, qui l’invitait à passer chez elle au plus tôt pour se concerter sur un sujet des plus graves qui concernait Bolkonsky et Natacha. Pierre avait évité depuis quelque temps de se trouver avec Natacha, vers laquelle il se sentait entraîné par un sentiment plus violent que ne le comportait sa double qualité d’homme marié et d’ami de son fiancé ; mais, en dépit de ses résolutions, il plaisait, à ce qu’il paraît, au hasard de les réunir : « Que s’est-il donc passé ? Qu’ai-je à y voir ? pensait-il en s’habillant. Pourvu qu’André arrive et que le mariage se fasse ! »

Au moment où il traversait un des boulevards, quelqu’un l’interpella :

« Pierre ! Depuis quand es-tu donc de retour ? »

Pierre se retourna. Une paire de magnifiques trotteurs gris, attelés à un traîneau de maître, emportaient dans une direction contraire, au milieu d’un nuage de neige, Anatole et son éternel compagnon Makarine. Le premier, dont le visage frais et coloré était à moitié caché par son collet de castor, se tenait droit et cambré dans la pose classique des élégants, et son tricorne à panache blanc, mis de côté sur sa tête légèrement inclinée en avant, laissait à découvert ses cheveux frisés et pommadés, que la fine poussière de la neige couvrait d’un reflet d’argent.

« Dieu me pardonne, voilà le vrai sage, se dit Pierre : il ne voit rien au delà du plaisir présent ; rien ne l’inquiète, aussi est-il toujours gai et dispos ! Que ne donnerais-je pour être comme lui ? »

Le laquais de Marie Dmitrievna lui annonça, en l’aidant à se débarrasser de sa pelisse, que sa maîtresse l’attendait dans sa chambre à coucher.

En arrivant dans la salle, il aperçut Natacha assise près de la fenêtre. Une expression de dureté inusitée était répandue sur ses traits pâles et défaits. Quand elle le vit entrer, elle se leva en fronçant les sourcils, et sortit sans se départir de sa réserve.

« Qu’y a-t-il demanda Pierre en entrant chez Marie Dmitrievna.

— Ah ! il se passe de jolies choses ! lui répondit-elle. Voilà cinquante-huit ans que je suis de ce monde et je n’avais pas encore vu pareille honte ! » Après avoir fait promettre à Pierre de garder le secret, elle lui raconta que Natacha avait rendu sa parole à son fiancé sans en prévenir ses parents, qu’une folle passion pour Kouraguine en était la cause, que sa femme y avait donné les mains et s’était plu à faciliter leurs entrevues, et qu’enfin, perdant la tête, Natacha, pendant l’absence du vieux comte, avait consenti à fuir avec Anatole, afin de se marier clandestinement avec lui. »

Pierre écoutait bouche béante, et n’en croyait pas ses oreilles ! Comment était-il possible que Natacha, cette charmante enfant si passionnément aimée de Bolkonsky, se fût éprise d’un imbécile comme cet Anatole, que lui, Pierre, savait être marié, et cela au point de rompre avec son fiancé et de se laisser enlever ! Il ne pouvait ni le comprendre ni l’admettre.

La sympathique figure de Natacha ne s’alliait pas dans son esprit avec autant d’abjection, de cruauté et de sottise : « Elles sont toutes les mêmes, se dit-il en pensant à sa femme ; je ne suis donc pas le seul qui se soit attaché à une vilaine créature !… » Et son cœur saignait pour son ami : « Quel coup, grand Dieu, porté à son orgueil ! » Plus il le plaignait, plus il sentait grandir en lui son mépris et son aversion pour Natacha, qui tout à l’heure avait passé devant lui en se drapant dans une dignité glaciale… Il ne se doutait pas, hélas ! que, sous ce masque de froideur hautaine, l’âme de la malheureuse enfant débordait de désespoir, de honte et d’humiliation !

« L’épouser ?… mais c’est impossible, il est marié !

— Marié ! s’écria Marie Dmitrievna. De mieux en mieux !… Misérable ! scélérat ! Elle qui l’attend, qui l’espère !… Cette fois du moins elle ne l’attendra plus, je me charge de tout lui dire ! »

Pierre la mit au courant de tous les détails de cette mystérieuse histoire, et Marie Dmitrievna, après avoir exhalé sa colère dans une bordée d’injures, le pria d’obtenir de son beau-frère qu’il s’éloignât de Moscou ; elle craignait de voir le comte ou le prince André, qui était sur le point d’arriver, le provoquer en duel, en apprenant sa conduite, et, avant tout, elle tenait absolument à la leur cacher à tous deux. Pierre, qui ne s’était pas encore rendu complètement compte des conséquences possibles de ce scandale, lui promit d’agir dans ce sens.

« Pas un mot au comte, tu entends, sois sur tes gardes si tu le vois, et moi je vais lui parler, à elle. Veux-tu rester à dîner ? »

Le comte entra peu après au salon avec un air chagrin et troublé : sa fille venait en effet de lui avouer sa rupture avec Bolkonsky :

« Un vrai malheur, mon cher, lorsque ces fillettes sont abandonnées à elles-mêmes, et que leur mère n’est pas là ! Je regrette beaucoup, je vous l’avoue, d’être venu ici… Savez-vous ce qu’elle a fait ? Je vais être franc avec vous : elle a rompu avec André, sans prendre conseil de personne. Ce mariage ne m’a jamais fort convenu, il est vrai, quoique le prince soit assurément très bien ; mais l’épouser en dépit de son père, cela me semblait de mauvais augure pour eux, et Natacha trouvera des partis à revendre. Ce qui me contrarie surtout dans tout cela, c’est que leur engagement durait déjà depuis plusieurs mois, et qu’on ne fait pas une démarche aussi décisive sans en prévenir son père et sa mère… Aussi, la voilà malade ! Dieu sait ce qu’elle a ! Oui, cher comte, tout va de travers quand la mère n’est pas là. » Pierre, le voyant si accablé, essaya de changer le sujet de la conversation, mais l’autre y revenait obstinément.

« Natacha est un peu souffrante, » dit Sonia, qui entrait à ce moment ; alors, s’adressant à Pierre avec une émotion contenue, elle ajouta : « elle désire vous voir : elle est dans sa chambre, Marie Dmitrievna y est aussi, et elle vous prie d’y passer.

— C’est ça, elle sait que vous êtes lié avec Bolkonsky, et elle tient sûrement à vous charger d’un message, dit le comte : — Mon Dieu, mon Dieu, tout allait si bien ; faut-il que… » Et il sortit en pressant de ses mains les rares mèches de cheveux gris qui flottaient sur son front.

Marie Dmitrievna avait appris à Natacha que Kouraguine était marié. Natacha avait refusé de la croire et insistait pour entendre la vérité de la bouche même de Pierre. Elle était pâle et comme pétrifiée ; son regard interrogateur se fixa sur lui à son entrée, avec un éclat fiévreux. Sans même le saluer d’un signe de tête, elle ne le quittait pas des yeux, comme si elle cherchait à deviner en lui un ami ou un ennemi de plus pour Anatole, car la personnalité de Pierre n’existait pas évidemment pour elle en ce moment.

« Il sait tout ! dit Marie Dmitrievna ; qu’il parle donc et tu verras si j’ai dit vrai. »

Natacha, semblable au gibier traqué qui voit venir sur lui les chasseurs et les chiens, portait de l’un à l’autre ses regards égarés.

« Natalia Ilinischna, dit Pierre en baissant les yeux, car il se sentait pris d’une profonde pitié pour elle et d’un invincible dégoût pour la mission qui lui était dévolue, — vrai ou faux, peu importe, car…

— C’est donc faux, il n’est pas marié !

— Non, c’est vrai, il est marié !

— Et marié depuis longtemps ? Donnez-m’en votre parole d’honneur. »

Pierre la lui donna.

« Est-il encore ici ? demanda-t-elle d’une voix saccadée.

— Oui, je viens de l’apercevoir. »

Elle ne put en dire davantage : d’un geste de la main elle les supplia de la laisser seule, ses forces l’abandonnaient.


XX

Pierre ne resta pas à dîner, et s’en alla, dès qu’il eut quitté Natacha, à la recherche de Kouraguine, dont le nom seul faisait affluer tout son sang à son cœur avec une telle violence qu’il en perdait la respiration. Il le chercha partout, aux montagnes de glace et chez les bohémiens, et se rendit enfin au club, où tout marchait comme d’habitude : les membres se réunissaient pour dîner et causaient entre eux des nouvelles du jour ; le domestique de service, qui était au courant de ses habitudes, lui annonça que son couvert était mis dans la petite salle à manger, que le prince Michel Zakharovitch lisait dans la bibliothèque, mais que Paul Timoféitch n’était pas encore là ; une de ses connaissances, qui parlait de la pluie et du beau temps, s’interrompit pour lui demander s’il était vrai, comme on le racontait en ville, que Kouraguine eût enlevé Mlle Rostow. Pierre répondit en riant que c’était une pure invention, car il sortait à l’instant de chez les Rostow. Il s’enquit, à son tour, d’Anatole, On lui répondit qu’on ne l’avait pas encore vu, mais qu’on l’attendait. Il regardait curieusement cette foule indifférente et tranquille, qui se doutait si peu de ce qui se passait dans son âme, et il se mit à se promener dans les salons, jusqu’au moment où le dîner fut servi. Ne voyant pas venir Anatole, il retourna chez lui.

Anatole était resté à dîner chez Dologhow, avec lequel il avait à causer sur le moyen de reprendre l’entreprise manquée et de revoir Natacha. De là il se rendit chez sa sœur pour lui demander de lui ménager encore un rendez-vous. Lorsque Pierre revint enfin à la maison après ses infructueuses recherches, son valet de chambre lui apprit que le prince Anatole était chez la comtesse, où il y avait beaucoup de monde.

Sans s’approcher de sa femme, qu’il n’avait pas encore vue depuis son retour et qui dans ce moment lui inspirait la répulsion la plus profonde, il marcha droit sur Anatole.

« Ah ! Pierre, lui dit la comtesse, sais-tu la situation de notre pauvre Anatole ?… » Elle s’arrêta court, car le visage de son mari, ses yeux brillants et sa démarche décidée laissaient entrevoir la même colère et la même violence qu’elle avait éprouvées à ses dépens à la suite de son duel avec Dologhow.

« Le mal et la dépravation sont toujours à vos côtés, lui dit-il en passant. — Venez, Anatole, j’ai à vous parler. »

Le frère jeta un regard à sa sœur, et se leva sans mot dire ; son beau-frère le prit par le bras, et l’entraîna hors du salon.

« Si vous vous permettez chez moi… » lui murmura Hélène à l’oreille, mais Pierre ne daigna pas lui répondre. Bien qu’Anatole le suivît avec sa désinvolture habituelle, sa figure trahissait néanmoins une certaine inquiétude.

Entré dans son cabinet, Pierre en referma la porte, et, se retournant vers lui, le regarda en face :

« Vous vous êtes engagé à épouser la comtesse Rostow ?… Vous vouliez donc l’enlever ?

— Mon très cher, reprit Anatole en français, il ne me plaît pas de répondre à des questions posées sur ce ton. »

La figure déjà blême de Pierre se décomposa de fureur : empoignant son beau-frère de sa puissante main par le collet de son uniforme, il le secoua dans tous les sens, jusqu’à ce qu’une terreur indicible se peignît sur les traits de ce dernier :

« Quand je vous dis qu’il faut que je vous parle ? poursuivit Pierre.

— Mais voyons, est-ce bête tout cela ! dit Anatole une fois délivré de son étreinte, et tâtant son collet, qui avait perdu un bouton dans la lutte.

— Vous êtes un misérable, un scélérat !… et je ne sais ce qui m’empêche de vous aplatir le crâne avec cela ! » s’écria Pierre avec une violence qu’accentuaient encore les mots français qu’il employait, et en le menaçant d’un lourd presse-papiers, qu’il remit aussitôt sur son bureau. « Avez-vous promis mariage ?… Parlez !

— Je… je… ne crois pas… Du reste, je n’aurais pu le promettre…

— Avez-vous de ses lettres, en avez-vous ? » s’écria Pierre en l’interrompant et en se rapprochant de lui.

Anatole le regarda, plongea vivement sa main dans sa poche et en retira un portefeuille.

Pierre saisit la lettre qu’il lui tendit, et, le poussant avec force de côté, se laissa tomber sur le divan :

« Je ne vous toucherai pas, ne craignez rien, » ajouta-t-il en répondant à un geste terrifié d’Anatole. « Les lettres d’abord ! continua Pierre avec une nouvelle insistance… Ensuite vous quitterez Moscou demain même !

— Mais comment pourrais-je… ?

— Troisièmement, vous ne direz jamais un mot, une syllabe de ce qui s’est passé entre vous et la comtesse : je n’ai pas sans doute le moyen de vous y contraindre, mais si vous avez conservé un reste d’honnêteté, vous… »

Il se leva et fit quelques pas en silence. Anatole, assis à une table, se mordait les lèvres et fronçait les sourcils.

« Vous devez pourtant comprendre qu’en dehors de vos plaisirs il y a le bonheur et le repos d’autrui, et que, pour vous amuser, vous ruinez toute une existence. Amusez-vous avec des femmes comme la mienne, si cela vous plaît : celles-là, du moins, savent ce qu’on attend d’elles, et avec elles vous êtes dans votre droit : elles ont, pour se défendre, les mêmes armes que vous, l’expérience que donne la corruption ! Mais promettre le mariage à une jeune fille, la tromper, lui voler son honneur… ! Comment ne voyez-vous pas que c’est aussi lâche que de frapper un vieillard ou un enfant !… » Pierre se tut et regarda sans colère Anatole d’un air interrogateur.

« Ma foi, je n’en sais rien, répliqua Anatole qui retrouvait son aplomb à mesure que Pierre se calmait. Je n’en sais rien et n’en veux rien savoir, mais vous m’avez dit des choses que, comme homme d’honneur, je ne saurais ni entendre ni ne laisser dire. »

Pierre le regarda stupéfait, et se demanda où il voulait en venir.

« Bien que vous me les ayez dites en tête-à-tête, je ne puis pas les…

— Vous me demandez satisfaction ? dit Pierre avec ironie.

— Vous pouvez au moins rétracter vos paroles… si vous tenez à ce que j’agisse comme vous le désirez… Hein ?

— Je les rétracte, je les rétracte, et vous prie de m’excuser, murmura Pierre en regardant involontairement le trou qu’avait laissé après lui le bouton qu’il avait arraché. Et je puis même vous offrir de l’argent pour faire la route, s’il vous en faut ? »

Anatole sourit ; ce sourire banal et servile, si habituel à Hélène, l’exaspéra :

« Oh ! race infâme et sans cœur ! » s’écria-t-il en quittant la chambre.

Le lendemain matin, Anatole était parti pour Pétersbourg.


XXI

Pierre se rendit chez Marie Dmitrievna et lui annonça qu’il s’était conformé en tous points à sa volonté, et que Kouraguine n’était plus à Moscou. Il trouva toute la maison bouleversée et consternée. Natacha était très gravement malade, et Marie Dmitrievna lui confia, sous le sceau du plus grand secret, que dans la nuit qui avait suivi la révélation du mariage d’Anatole, elle s’était empoisonnée avec de l’arsenic qu’elle s’était procuré en cachette. Après en avoir avalé une petite dose, la terreur s’était emparée d’elle, et, réveillant Sonia, elle lui avait avoué ce qu’elle venait de faire. Comme on avait employé à temps les moyens les plus énergiques, tout danger était maintenant conjuré ; mais, comme son état de faiblesse s’opposait à un prochain départ, on avait prévenu la comtesse, et on l’attendait bientôt. Pierre rencontra le comte, effaré, abattu, et Sonia qui pleurait à chaudes larmes. Natacha était invisible.

Il dîna ce jour-là au club : chacun y parlait de l’enlèvement manqué, mais il persista à le nier avec opiniâtreté ; il se disait qu’il était de son devoir d’étouffer cette triste affaire, et de sauver la réputation de Natacha, et il assurait à qui voulait l’entendre qu’elle avait tout simplement refusé la main de son beau-frère.

Le retour du prince André lui inspirait une vive crainte.

Les bruits de la ville étant parvenus aux oreilles du vieux prince, grâce à Mlle Bourrienne, il avait exigé qu’on lui montrât la lettre de refus envoyée par Natacha à la princesse Marie. Cette lecture l’avait mis de belle humeur, et il attendait son fils avec une joyeuse impatience.

Peu de jours après le départ d’Anatole, Pierre reçut enfin un mot du prince André, qui le priait de passer chez lui.

Il était arrivé la veille au soir, et son père, lui remettant aussitôt le billet de Natacha, que Mlle Bourrienne avait traîtreusement enlevé à la princesse Marie, s’était plu à lui conter l’enlèvement de sa fiancée, en y ajoutant force détails de son invention.

Pierre, qui s’attendait à le trouver dans un état semblable à celui de Natacha, fut frappé de surprise, en entrant dans le salon, de l’entendre parler très haut et avec vivacité, dans la pièce voisine, d’une récente intrigue dont Spéransky avait été la victime. La princesse Marie vint à sa rencontre en soupirant ; indiquant du regard le cabinet de son frère, elle essayait de témoigner de la sympathie à sa douleur, mais Pierre lut sans peine sur sa figure la satisfaction que lui causait cette rupture, et l’effet qu’avait produit sur elle la trahison de Natacha.

« Il assure qu’il s’y attendait, dit-elle… Sans doute sa fierté l’empêche de dire tout ce qu’il pense, mais, quoi qu’il en soit, il se soumet avec beaucoup plus de philosophie que je ne m’y attendais.

— Est-ce que vraiment la rupture est complète ? » demanda Pierre.

La princesse Marie le regarda, étonnée : elle ne comprenait pas qu’on pût encore en douter. Pierre passa dans le cabinet ; son ami, en habit civil, debout en face de son père et du prince Mestchersky, discutait et gesticulait avec chaleur. Sa santé, on le voyait, s’était tout à fait rétablie, mais une nouvelle ride se creusait entre ses sourcils. Il parlait de Spéransky, de son exil imprévu, de sa prétendue trahison, dont le bruit venait seulement de parvenir à Moscou.

« Tous ceux qui, il y a un mois, le portaient aux nues, disait le prince André, ceux-là même qui étaient incapables d’apprécier ses desseins, l’accusent et le condamnent aujourd’hui ! Rien n’est facile comme de juger un homme en disgrâce et de le rendre responsable des fautes qu’un autre a commises ; quant à moi, je soutiens que, s’il a été fait quelque bien sous ce règne, c’est à lui seul qu’on le doit. » Il s’interrompit à la vue de Pierre : un tressaillement nerveux passa sur son visage, et une violente irritation se peignit sur ses traits : « La postérité lui rendra justice ! » ajouta-t-il.

« Ah ! te voilà ! continua-t-il en se tournant vers Pierre, tu vas bien ?… Il me semble que tu as encore engraissé ! » Et il reprit avec vivacité la discussion entamée, pendant que la ride de son front s’accentuait de plus en plus.

« Oui, je vais bien, » répondit-il à une question de Pierre, d’un air qui semblait dire : « Je me porte bien, mais qu’importe ma santé, qui intéresse-t-elle ? » Après avoir échangé quelques mots avec lui sur le mauvais état des routes depuis la frontière de Pologne, sur les personnes qu’il avait vues et qui connaissaient Pierre, sur le gouverneur suisse, M. Dessalles, qu’il avait ramené pour son fils, il se mêla de nouveau, avec une vivacité toujours croissante, à la conversation qui se continuait entre les deux vieillards.

« S’il y avait eu trahison, on aurait des preuves de ses relations secrètes avec Napoléon, et ces preuves seraient livrées à la publicité ! Personnellement, poursuivit-il, je n’ai jamais aimé Spéransky, mais j’aime la justice ! » Pierre devina que son ami éprouvait impérieusement le besoin, comme il l’avait si souvent éprouvé lui-même, de s’échauffer, et de disputer sur un sujet quelconque, afin d’oublier, si c’était possible, et de chasser loin de lui des pensées par trop accablantes.

Le prince Mestchersky ne tarda pas à les quitter, et le prince André, prenant le bras de Pierre, l’emmena dans sa chambre. Un lit de camp venait d’y être déballé, et des caisses, des malles ouvertes gisaient tout autour. S’approchant de l’une d’elles, il en retira une cassette, et y prit un paquet soigneusement enveloppé. Il garda le silence, et ses mouvements étaient brusques et saccadés ; se relevant avec vivacité, il hésita une seconde, et, tournant vers Pierre un visage sombre :

« Pardon de te déranger… » dit-il à travers ses lèvres serrées. Pierre, pressentant qu’il allait lui parler de Natacha, ne put dissimuler, sur sa bonne et large figure, un sentiment de sympathie et de compassion qui ne fit qu’augmenter la sourde irritation de son ami ; André s’efforçait de prendre un ton ferme, mais sa voix sonnait faux : « J’ai essuyé un refus de la part de la comtesse Rostow… J’ai vaguement entendu parler d’une proposition, ou de quelque chose de semblable, qui lui aurait été faite par ton beau-frère… Est-ce vrai ?

— C’est vrai, et ce n’est pas vrai, répondit Pierre.

— Voici ses lettres et son portrait, poursuivit le prince André en l’interrompant. Rends-les à la comtesse…, si tu la vois.

— Elle est très malade.

— Elle est donc ici ?… Et le prince Kouraguine ? demanda-t-il vivement.

— Il est parti il y a longtemps : elle a été à toute extrémité !…

— Sa maladie me fait beaucoup de peine… » Et le sourire méchant de son père passa sur ses lèvres serrées : « Monsieur Kouraguine ne l’a donc point honorée de sa main ?

— Il ne pouvait l’épouser, étant marié.

— Et puis-je savoir où se trouve à présent Monsieur votre beau-frère ?

— Il est allé à Péters… je n’en sais rien au juste.

— Du reste, cela m’est indifférent. Tu diras à la comtesse Rostow qu’elle a toujours été et est encore parfaitement libre, et que je lui souhaite tout le bien possible. »

Pierre prit le paquet de lettres. Le prince André, qui semblait chercher s’il n’avait rien oublié de tout ce qu’il avait à dire, et attendre que Pierre lui fît quelque autre confidence, l’interrogea du regard :

« Écoutez-moi, rappelez-vous notre discussion à Pétersbourg…

— Je me la rappelle ; je soutenais qu’il fallait pardonner à la femme tombée, mais je ne suis pas allé jusqu’à dire que je le ferais, le cas échéant… Je ne le puis pas !

— Le cas n’est pas le même, » répliqua Pierre.

Le prince André, sans le laisser achever, s’écria :

« Oui, aller redemander sa main, être généreux, et ainsi de suite… C’est très noble certainement, mais je me sens incapable de marcher sur les brisées de « Monsieur » Kouraguine. Si tu tiens à rester mon ami, ne me parle plus jamais d’elle, ni de tout cela !… Et maintenant adieu… Tu lui remettras ces lettres, n’est-ce pas ? »

Pierre le quitta et alla trouver la princesse Marie ; elle était en ce moment auprès de son vieux père, qui lui parut plus gai que de coutume. Rien qu’à les voir, il comprit tout de suite de quel mépris et de quelle inimitié ils étaient animés contre les Rostow, et qu’il était impossible de prononcer devant eux le nom de celle qui aurait pu, à tout prendre, trouver facilement un autre parti que le prince André.

Il fut question à table de la guerre qui allait éclater. Le prince André parlait sans discontinuer, se querellant tantôt avec son père, tantôt avec Dessalles, poussé par une excitation fébrile, dont Pierre ne devinait que trop bien la cause.

XXII

Pierre retourna chez les Rostow dans la soirée pour remplir sa mission. Natacha était au lit, le comte au club ; il remit les lettres à Sonia, et passa chez Marie Dmitrievna, qui était très désireuse de savoir comment le prince André avait supporté sa déception. Sonia entra un instant après :

« Natacha tient à voir le comte, dit-elle.

— Mais comment le mener chez elle, où tout est en désordre ? demanda Marie Dmitrievna.

— Elle s’est levée, et attend le comte au salon, » répliqua Sonia.

Marie Dmitrievna haussa les épaules :

« Quand sa mère arrivera-t-elle ? Je suis à bout de forces. Quant à toi, ménage-la, ne lui dis pas tout ; elle fait tellement pitié, qu’on n’a pas le cœur de l’accabler. »

Natacha, amaigrie, pâle, mais n’ayant nullement l’air humilié, comme Pierre s’y attendait, le reçut debout au milieu du salon. Elle hésita en le voyant entrer, ne sachant si elle devait avancer ou rester en place.

Il pressa le pas, pensant que, comme toujours, elle allait lui tendre la main, mais elle s’arrêta tout à coup en suffoquant, et laissa retomber ses bras le long de son corps : c’était, sans qu’elle y songeât, sa pose habituelle, lorsque autrefois elle se préparait à chanter au milieu de la salle ; mais aujourd’hui, comme l’expression de sa figure était changée !

« Pierre Kirilovitch, lui dit-elle précipitamment, le prince Bolkonsky était votre ami… est votre ami, ajouta-t-elle en se reprenant, car il lui semblait, au milieu de ce chaos, que rien de ce qui avait été n’existait plus. Il m’a dit de m’adresser à vous si… »

Pierre la regardait en silence ; jusqu’à ce moment il l’avait, à part lui, accablée de reproches sanglants, il avait même essayé de la mépriser dans le fond de son cœur ; mais à présent, à mesure qu’il sentait grandir la compassion qu’elle lui inspirait, ses reproches s’envolaient un à un.

« Il est ici, dites-lui que je le prie de… me pardonner ! » Sa voix se brisa, elle était vaincue par l’émotion, mais elle ne pleurait pas.

« Oui, je le lui dirai, » murmura Pierre, ne sachant que lui répondre.

Natacha, effrayée de l’intention qu’il pouvait prêter à ses paroles, reprit vivement :

« Oh ! je sais que tout est fini, et que cela ne peut plus se renouer, mais je suis tourmentée du mal que je lui ai fait. Dites-lui qu’il me pardonne, qu’il me pardonne !… ajouta-t-elle en tremblant convulsivement, et en se laissant tomber sur un fauteuil.

— Oui, je lui dirai tout, répondit Pierre avec une profonde émotion, mais j’aurais désiré savoir une chose…

— Laquelle ?

— J’aurais voulu savoir si vous avez aimé ce… (il rougit, ne sachant comment qualifier Anatole…) si vous avez aimé ce vilain homme ?

— Oh ! ne l’appelez pas ainsi ! Je ne sais pas… je ne sais plus rien ! »

Une pitié, telle qu’il n’en avait jamais ressenti une pareille, un sentiment de profonde et ineffable tendresse, envahit si violemment l’âme de Pierre, que les larmes jaillirent de ses yeux : il les sentait couler sous les verres de ses lunettes, et espérait qu’elle ne les remarquerait pas :

« N’en parlons plus, mon enfant, » lui dit-il en se remettant peu à peu. Natacha fut frappée de la douceur et de la sincérité de sa voix. « N’en parlons plus, mon enfant, répéta-t-il ; je lui dirai tout, mais au moins accordez-moi une chose : considérez-moi comme votre ami ; si jamais il vous faut un conseil, un appui, ou simplement si vous avez besoin d’épancher votre cœur dans un autre… pas à présent, mais lorsque vous verrez clair au dedans de vous-même, souvenez-vous de moi !… » Et, lui prenant la main, il la baisa. « Je serais heureux de pouvoir vous être utile…

— Ne me parlez pas ainsi, je ne le mérite pas ! » s’écria Natacha, en se levant pour s’en aller ; mais Pierre la retint : il avait encore quelque chose à lui dire, et lorsqu’il le lui eut dit, il s’étonna de sa hardiesse :

— C’est à vous que je redirai de ne pas parler ainsi, poursuivit-il, car vous avez encore toute une vie devant vous !

— Non, je n’ai plus rien, tout est perdu pour moi ! s’écria-t-elle.

— Non, tout n’est pas perdu, continua Pierre en s’animant : si j’étais un autre que moi, si j’étais le plus beau, le plus intelligent, le meilleur des hommes, si j’étais libre, je vous aurais demandé, à genoux, à l’instant même, votre main et votre amour ! »

Natacha, qui n’avait pas encore pu pleurer, fondit en larmes à ces paroles, et quitta l’appartement en le remerciant d’un regard reconnaissant et attendri.

Retenant ses pleurs avec peine, il sortit également en toute hâte et, après avoir passé sa pelisse tant bien que mal, il se jeta dans son traîneau.

« Où faut-il vous mener ? demanda le cocher.

— Où ? se dit Pierre à lui-même, mais où peut-on aller à présent ? Certainement pas au club, pour y voir cette foule d’indifférents ?… » Tout lui semblait maintenant si misérable, comparé au sentiment d’affection et d’amour qui l’avait envahi, à ce long et doux regard qu’elle avait attaché sur lui à travers ses larmes !

« À la maison ! » cria Pierre, en rejetant derrière lui, malgré les dix degrés de froid, sa grosse fourrure d’ours, et en découvrant sa large poitrine qui se soulevait de bonheur.

Le temps était admirablement clair : au-dessus des rues sales et obscures, au-dessus des toits qui s’enchevêtraient les uns dans les autres, s’étendait la voûte foncée du ciel toute constellée d’étoiles. En contemplant ces hautes et mystérieuses sphères, si bien en harmonie avec l’état de son âme, il oubliait l’outrageante abjection de la terre. Au moment où il débouchait sur l’Arbatskaïa, un large espace du sombre horizon s’ouvrit devant ses yeux. Tout au milieu rayonnait une pure lumière, dont la brillante chevelure, entourée d’astres scintillants, se déployait majestueusement sur l’extrême limite de notre globe : c’était la fameuse comète de 1811, celle-là même qui, au dire de chacun, annonçait des calamités sans nombre et la fin du monde. Mais elle n’éveilla aucune terreur superstitieuse dans le cœur de Pierre, et ses yeux humides de pleurs l’admiraient au contraire avec extase. Ne semblait-elle pas être venue s’enfoncer dans ce coin de la terre comme une flèche dont la parabole aurait franchi avec une rapidité vertigineuse l’incommensurable espace, et qui maintenant, relevant au-dessus d’elle son long et lumineux panache, se jouait au loin dans l’infini ! Il lui sembla que sa céleste lueur dissipait les ténèbres de son âme, et lui laissait entrevoir les clartés divines d’une nouvelle existence !


  1. En français dans le texte. (Note du trad.)
  2. Roman de Karamzine. (Idem.)
  3. Domestique de la cour, employé dans les théâtres impériaux. (Note du trad.)
  4. Vêtement oriental. (Note du trad.)
  5. Usage superstitieux, destiné en Russie à porter bonheur au voyage. (Note du trad.)