Guerre et Paix (trad. Paskévitch)/Partie 2/Chapitre 2

Traduction par Irène Paskévitch.
Hachette (2p. 79-136).
Partie 2


CHAPITRE II

I

La Bible nous apprend que le bonheur de l’homme avant sa chute consistait dans l’absence de travail. Cette même prédisposition se retrouve dans l’homme déchu, mais il ne saurait être inactif, non seulement à cause de l’anathème qui pèse sur lui et qui l’oblige à gagner son pain à la sueur de son front, mais encore par suite de l’essence même de sa nature morale. Une voix secrète l’avertit qu’il devient coupable en s’abandonnant à la paresse, et cependant s’il pouvait, en restant oisif, être utile et remplir son devoir, il jouirait certainement de l’une des conditions du bonheur primitif. C’est cependant ainsi que toute une classe de la société, celle des militaires, vit dans une oisiveté relative, qui leur est d’autant plus permise qu’elle leur est imposée, et qui a toujours été pour eux le grand attrait du service.

Depuis l’année 1807, Nicolas Rostow en savourait toutes les jouissances dans le même régiment, et commandait l’escadron que Denissow lui avait passé.

Il était devenu un bon garçon, avec les formes un peu rudes, que ses connaissances de Moscou auraient peut-être trouvées « mauvais genre » ; mais, estimé et aimé comme il l’était de ses camarades, de ses inférieurs et de ses chefs, son sort le satisfaisait pleinement. Seules les fréquentes lettres qu’il avait reçues en dernier lieu de sa mère, des lettres pleines de doléances sur l’état précaire des finances de la famille, où elle l’engageait à revenir faire la joie de ses vieux parents, troublaient sa quiétude habituelle.

Il pressentait avec terreur qu’on voulait l’arracher à ce milieu où, à l’abri de tous les soucis de l’existence, il vivait si doucement et si tranquillement ; il pressentait que, tôt ou tard, il serait forcé de rentrer dans ce dédale d’affaires embrouillées, de comptes à réviser, de querelles, d’intrigues, de rapports avec le monde extérieur, auquel se joignaient encore l’amour de Sonia et la promesse qu’il lui avait faite. Tout cela l’effrayait ; c’était confus, enchevêtré, difficile, et rendait ses réponses, qui commençaient par : « Ma chère maman, » et se terminaient par les mots consacrés : « Votre obéissant fils, » froides et muettes sur ses intentions. En 1810, on lui apprit que Natacha était fiancée à Bolkonsky, et que le mariage, n’ayant pas encore obtenu l’approbation du vieux prince, était remis à un an. Cette nouvelle chagrina Rostow ; il voyait avec peine Natacha quitter le nid paternel, car elle était sa préférée, et il regrettait vivement, à son point de vue de hussard, de n’avoir pas été là pour donner à entendre à Bolkonsky que cette alliance n’était pas déjà un si grand honneur, et que, si son amour était sincère, il devait pouvoir se passer du consentement de son maniaque de père. Demanderait-il un congé pour revoir Natacha ? Il hésita, car c’était l’époque des manœuvres, et la perspective peu rassurante des complications qui l’attendaient le décida à rester ; mais, dans le courant du printemps, il reçut une nouvelle lettre de sa mère, une lettre écrite à l’insu de son mari, dans laquelle elle le suppliait de les rejoindre : leur état de fortune exigeait qu’il s’en occupât, autrement tout serait vendu à l’encan, et on se trouverait sur la paille ! Le comte, par bonté et par faiblesse, avait une confiance absolue en Mitenka, qui le trompait comme les autres, si bien que tout s’en allait à la dérive : « Au nom du ciel, viens à notre secours sans plus tarder, si tu tiens à mettre un terme à notre malheureuse situation. »

Cette lettre eut le résultat désiré : Nicolas comprit, avec le bon sens des intelligences moyennes, qu’il n’y avait plus à balancer et qu’il fallait partir !

Après sa sieste habituelle de l’après-midi, il fit seller son vieux Mars, un étalon vicieux qu’il n’avait pas monté depuis quelque temps, l’enfourcha, et, le ramenant tout en sueur quelques heures plus tard, il annonça à Lavrouchka, devenu son serviteur, et à ses camarades rassemblés chez lui, qu’il allait demander un congé pour revoir ses parents. S’éloigner avant de savoir s’il serait promu au grade de capitaine ou décoré de Sainte-Anne pour les dernières manœuvres, cela lui semblait aussi étrange que de se dire qu’il partirait sans avoir vendu au comte Goloukhovsky la troïka de chevaux rouans que le comte lui marchandait depuis des semaines et que lui, Rostow, avait parié vendre deux mille roubles. Ainsi donc il n’assisterait pas au bal donné par les hussards à Pani Pchasdetzka, pour faire la nique aux uhlans qui venaient de fêter Pani Borjozovska. Quelle tristesse enfin de quitter ce milieu si tranquille pour se retrouver en plein désordre et en plein désarroi ! Le congé lui fut accordé. Ses camarades de régiment et de brigade lui offrirent un dîner, à quinze roubles par tête, avec musique et chœurs ; Rostow et le major Bassow dansèrent le « trépak » ; les officiers, plus gris les uns que les autres, le bernèrent, l’embrassèrent et le laissèrent choir ; les soldats du 3e escadron en firent autant en criant hourra ! puis ils le couchèrent dans son traîneau, et on lui fit escorte jusqu’au premier relais.

Pendant la première moitié de son voyage, de Krementchoug à Kiew, Rostow fut tout entier à son escadron, mais plus il avançait, plus la troïka de ses chevaux rouans et la figure du maréchal des logis s’effaçaient insensiblement de son esprit, pour céder la place à une curiosité inquiète. Que trouverait-il à Otradnoë, qu’il entrevoyait de plus en plus nettement à mesure qu’il s’en rapprochait ? On aurait dit que cette sensation toute morale était soumise chez lui à la loi qui régit la chute des corps ; parvenu au dernier relais, il donna trois roubles de pourboire au postillon, et, une fois arrivé devant le perron, il sauta d’un bond hors de son traîneau, avec une émotion indicible.

Lorsque la première ivresse du retour se fut calmée, il ressentit ce malaise indéfinissable que laisse après elle la froide réalité, toujours au-dessous de ce qu’on peut en attendre, et il se prit même à regretter la hâte fiévreuse qu’il avait mise à son voyage, puisqu’il ne trouvait auprès des siens aucune nouvelle jouissance. Peu à peu, cependant, Nicolas se réhabitua à cet intérieur de famille où presque rien n’était changé. Père et mère avaient vieilli ; une vague inquiétude, une certaine mésintelligence, inconnues jusque-là et causées par leurs embarras d’argent, se trahissaient dans leurs rapports entre eux. Sonia avait vingt ans ; sa beauté était en pleine fleur, elle ne pouvait plus embellir, et, telle qu’elle était, elle charmait tous les regards. Depuis le retour de Nicolas, tout parlait en elle de bonheur et d’amour, et cet amour si fidèle, si dévoué, comblait de joie le hussard. Pétia et Natacha le surprirent par le changement qui s’était opéré en eux ; le petit garçon, qui venait d’avoir treize ans, était joli de figure, grandi, intelligent, espiègle, et sa voix commençait à muer. La transformation de Natacha le frappa davantage, et, tout en la suivant des yeux, il lui disait en riant :

« Sais-tu bien que tu n’es plus toi ?

— Suis-je donc enlaidie ?

— Au contraire, et quelle dignité, madame la princesse ! ajouta-t-il tout bas.

— Oui, oui, » dit-elle joyeusement ; et elle lui raconta aussitôt tout son roman avec le prince André, depuis l’apparition du prince à Otradnoë. En lui montrant sa dernière lettre, elle lui dit :

« Es-tu content ? Quant à moi, je suis si heureuse et me sens si calme !

— C’est parfait, reprit Nicolas, c’est un charmant homme ; en es-tu au moins bien éprise ?

— Que te dirai-je ? Je l’ai été de Boris, de mon professeur de chant, de Denissow, mais ceci ne ressemble en rien à tout le reste. Je suis tranquille, je me sens sur la terre ferme. Je vois qu’on ne saurait être meilleur que lui, et je suis contente… ce n’est plus la même chose qu’autrefois ! »

Nicolas lui exprima son déplaisir sur le retard apporté au mariage, et Natacha lui répondit que c’était indispensable, qu’elle-même avait insisté pour que cela fût ainsi, désirant avant tout ne pas entrer dans la famille de son fiancé contre la volonté de son père. « Tu n’y comprends rien, » ajouta-t-elle. Nicolas lui donna raison et se tut.

En l’étudiant à son insu, il ne parvenait pas à découvrir chez elle la moindre trace de la douleur d’une amoureuse fiancée qui pleure l’absence de son futur. D’humeur égale et gaie, son caractère était le même que par le passé, et il en arrivait à douter que son mariage fût aussi définitivement arrêté qu’elle voulait bien le dire, d’autant plus qu’il ne les avait jamais vus ensemble, elle et le prince André, et il commençait à croire que quelque chose, sans qu’il pût dire quoi, clochait dans ce projet d’union. Pourquoi ce retard, pourquoi n’avait-on point fait de fiançailles ? Comme il en causait un jour à cœur ouvert avec sa mère, il fut tout surpris et presque satisfait de voir qu’au fond de son cœur elle partageait sa façon de penser, et que cet avenir ne lui inspirait pas de sécurité.

« Figure-toi, lui dit-elle en lui montrant la lettre du prince André, avec ce ton fâché que presque toutes les mères prennent involontairement lorsqu’elles parlent du bonheur futur de leur fille, figure-toi qu’il écrit qu’il ne peut revenir avant décembre. Qu’est-ce qui peut le retenir aussi longtemps ? Il est malade, bien sûr, car sa santé est loin d’être bonne. N’en dis rien au moins à Natacha : tant mieux qu’elle soit gaie, ce sont ses derniers beaux jours de jeune fille, et, lorsqu’elle reçoit de ses lettres, je vois bien ce qui se passe en elle ! Du reste, qui sait ? c’est un parfait galant homme, et, Dieu aidant, elle sera heureuse !… » Ainsi se terminaient chaque fois les doléances de la comtesse.


II

À la suite de cette conversation, Nicolas resta triste et préoccupé pendant quelques jours. L’inévitable nécessité qui s’imposait à lui, pour complaire à sa mère, d’entrer dans les ennuyeux détails de l’administration des biens, le tourmentait au delà de toute expression ; aussi résolut-il, le surlendemain de son arrivée, d’en finir sans plus tarder et d’avaler au plus tôt cette amère pilule. Les sourcils froncés et la mine renfrognée, il se dirigea, sans répondre aux questions qu’on lui adressait, vers l’aile du château habitée par Mitenka et lui demanda à voir les « comptes de toute la fortune ». Ce qu’étaient ces « comptes de toute la fortune », Nicolas lui-même l’ignorait, et Mitenka, terrifié et stupéfait, ne le savait pas davantage ; aussi ses explications furent-elles des plus embrouillées. Le starosta, l’adjoint du maire du village et le starosta provincial, qui attendaient dans l’antichambre, entendirent tout à coup, avec effroi, mais non sans une certaine satisfaction, les éclats de voix du jeune comte, qui devenaient de plus en plus violents et qui étaient accompagnés d’une volée d’injures tombant dru comme grêle :

« Brigand, créature ingrate, chien que tu es, je t’assommerai ! » etc.

Puis, à la satisfaction et à l’effroi toujours croissants des auditeurs, ils virent Nicolas, la figure rouge de colère, les yeux injectés de sang, traîner Mitenka par le collet et le pousser au dehors à grands coups de pied et de genou, tout en lui criant à tue-tête :

« Va-t’en, misérable, va-t’en, débarrasse-moi de ta présence !

Mitenka, lancé en avant, dégringola les six marches du perron pour aller tomber dans un massif (ce massif était le refuge habituel et inviolable des gens d’Otradnoë, quand ils se trouvaient en faute ; le régisseur lui-même, quand il revenait gris de la ville, profitait parfois de cet asile protecteur, et bien d’autres comme lui en avaient éprouvé la vertu).

La femme et la belle-sœur de Mitenka, avec des figures bouleversées, entr’ouvrirent la porte de leur chambre, d’où s’échappait la vapeur d’un samovar et où se dressait un grand lit, sur lequel s’étalait une couverture piquée composée de chiffons d’étoffes de toutes couleurs. Rostow passa, haletant, devant elles, et s’achemina résolument vers la maison.

La comtesse ne tarda pas à apprendre, par les femmes de chambre, ce qui venait de se passer, et en tira la conclusion rassurante que leurs affaires s’arrangeraient sans peine ; mais, s’inquiétant de l’impression que cette scène avait pu produire sur son fils, elle alla à plusieurs reprises coller l’oreille à porte de sa chambre, où elle l’entrevit fumant silencieusement une pipe.

« Sais-tu, mon ami, dit en souriant le lendemain matin le vieux comte à son fils ; tu t’es emporté à tort, Mitenka m’a tout conté.

— Je savais bien, pensa Nicolas, que je ne tirerais rien au clair, dans ce monde de fous.

— Tu lui en as voulu de ne pas avoir inscrit les sept cents roubles, mais ils le sont dans le total… tu n’as pas regardé la page suivante.

— Écoutez, mon père, c’est un voleur, un misérable, je le sais, et ce que j’ai fait est bien fait… mais, si vous le désirez, je ne lui en reparlerai plus.

— Non, mon âme, non, je t’en supplie, occupe-toi des affaires, je suis vieux, et… » Le comte s’arrêta embarrassé ; il savait mieux que personne qu’il était un mauvais administrateur, et responsable par conséquent, devant ses enfants, des fautes qu’il commettait, mais incapable de les réparer.

« Je suis plus ignorant que vous dans tout cela ; ainsi donc, mon père, pardonnez-moi si ma conduite vous a fâché… Que le diable emporte tous les paysans et l’argent et les totaux inscrits sur « les pages suivantes » ! Je savais bien ce qu’autrefois signifiait « paroli à six levées » ; mais, quant aux reports d’une page à une autre, je n’y comprends goutte ! » Et il se jura à lui-même de ne plus se mêler de rien. Un jour cependant, sa mère lui demanda conseil ; elle avait une lettre de change de deux mille roubles qu’elle avait prêtés dans le temps à Anna Mikhaïlovna. Comment agirait-il en cette circonstance ?

« C’est tout simple, lui dit Nicolas, puisque vous me permettez de vous donner mon avis. Je n’aime ni Anna Mikhaïlovna, ni Boris, mais ils ont été traités par nous en amis, et ils sont pauvres. Voilà donc ce qu’il nous reste à faire ! » Et il déchira la lettre de change devant sa vieille mère, qui en sanglota de joie. À dater de ce jour, Nicolas, pour occuper ses loisirs, se passionna pour la chasse à courre, établie chez eux sur un très grand pied.

III

Les premières gelées blanches emprisonnaient sous leurs minces couches la terre trempée par les pluies d’automne ; l’herbe foulée, tassée, tranchait en touffes d’un vert vif sur les champs ravagés par le bétail, où les chaumes brunis des grands blés d’été se mariaient avec les teintes pâles des blés du printemps, entrecoupés par les bandes rougeâtres du sarrasin. Les forêts, formant encore à la fin d’août des îlots d’une épaisse verdure, entourés de champs moissonnés et de terres noires ensemencées, s’étaient dorées et rougies, et se détachaient, en nuances vives et brillantes, sur le fond vert tendre du jeune blé qui commençait à pousser. Le lièvre changeait de pelage, les jeunes renards se dispersaient de côté et d’autre, et les louveteaux avaient dépassé la taille d’un grand chien. C’était le plus beau moment de la chasse. La meute du jeune et ardent Nemrod Rostow, quoiqu’elle fût bien entraînée, avait déjà été mise sur les dents, au point qu’il fut décidé en grand conseil qu’on lui accorderait trois jours de repos et que, le 16 septembre, on partirait en chasse en commençant par Doubrava, où l’on était sûr de trouver une portée entière de louveteaux.

Dans la journée du 14 septembre, le froid devint vif et piquant, mais vers le soir l’air s’adoucit et il dégela ; aussi lorsque, le 18 de grand matin, Nicolas, en robe de chambre, jeta un coup d’œil au dehors, il fut ravi du temps, un vrai temps de chasse ; la voûte grise du ciel semblait se dissoudre, se fondre et s’abaisser graduellement ; aucun souffle n’agitait l’air, seules les gouttelettes à peine visibles du brouillard tombaient sans bruit sur les branches dépouillées, y scintillaient un moment et glissaient plus bas, jusque sur les feuilles qui s’en détachaient une à une. La terre du jardin, noire comme du jais, reluisait toute mouillée et se confondait à quelques pas avec le linceul terne et humide de la brume. Nicolas sortit sur le perron ruisselant d’eau et couvert de boue : l’air lui apporta l’odeur des chiens, et cette senteur particulière aux forêts en automne, lorsque tout se flétrit et se fane. Milka, la chienne noire aux taches de feu, au large arrière-train, aux grands yeux à fleur de tête, apercevant son maître, se leva, s’étira, se coucha comme un lièvre, et, se relevant tout à coup, sauta sur lui d’un bond et lui passa la langue sur la figure, pendant qu’un lévrier, la queue relevée, accourant du parterre à fond de train, venait se frotter contre ses jambes.

« Oh hoï ! » fit en ce moment quelqu’un, avec cet inimitable cri d’encouragement du chasseur où se mêlent les notes basses et aiguës, et l’on vit surgir, de derrière l’angle de la maison, Danilo le veneur, le visage ridé, et les cheveux gris coupés à la mode des Petits-Russiens. Il tenait à la main un long fouet ; ses traits exprimaient la plus parfaite indépendance et ce profond dédain pour toutes choses, qu’on ne rencontre en général que chez les chasseurs. Il ôta son bonnet tcherkesse devant son maître, en conservant la même expression dédaigneuse, qui du reste n’avait rien de blessant. Nicolas savait bien que ce grand gaillard, avec son extérieur hautain, était son homme, son chasseur à lui.

« Eh ! Danilo ! » s’écria-t-il, dominé par la passion irrésistible de la chasse, par cette journée faite à plaisir, par la vue de ses chiens et de son chasseur, et sans plus songer à ses résolutions précédentes, comme l’amoureux à genoux devant l’objet aimé.

« Qu’ordonnez-vous, Excellence ? » répondit une voix de basse, une vraie voix de diacre, enrouée à force d’exciter les chiens, et deux yeux noirs et brillants se fixèrent sur le maître, redevenu silencieux : « Y résistera-t-il ? » semblait dire ce regard.

« Bonne journée, hein ! pour chasser à courre, dit Nicolas en caressant les oreilles de Milka.

— Ouvarka est allé écouter à la pointe du jour, reprit la voix de basse après une pause ; il dit qu’elle a passé dans le bois réservé d’Otradnoë, ils y ont hurlé. »

Cela voulait dire qu’une louve, dont il avait suivi les voies, y était rentrée avec ses louveteaux ; ce bois, détaché du reste du domaine, était situé à deux verstes.

« Il faut y aller ! qu’en dis-tu ? Amène-moi Ouvarka !

— Comme il vous plaira.

— Attends un peu, ne leur donne pas à manger.

— Entendu ! »

Cinq minutes plus tard, Danilo et Ouvarka entraient dans le cabinet de Nicolas. Danilo était de taille moyenne, et pourtant, chose étrange, il produisait dans une chambre le même effet qu’aurait produit un cheval ou un ours au milieu des objets et des conditions de la vie domestique ; il le sentait d’instinct, et, se serrant contre la porte, il s’efforçait de parler bas, de rester immobile, dans la crainte de briser quelque chose, et se hâtait de vider son sac, pour retourner au grand air et échanger le plafond qui l’oppressait contre la voûte du ciel.

Après avoir terminé son interrogatoire et s’être bien fait répéter que la meute ne s’en trouverait que mieux (Danilo lui-même se mourait d’envie de chasser), Nicolas donna l’ordre de seller les chevaux. Au moment où le veneur quittait son cabinet, Natacha y entra vivement : elle n’était ni coiffée ni habillée, mais enveloppée seulement du grand châle de la vieille bonne.

« Tu pars ? Je le disais bien ! Sonia assurait le contraire. Je m’en doutais, car il faut profiter d’une journée pareille !

— Oui, répondit à contre-cœur Nicolas, qui avait en vue une chasse sérieuse et n’aurait voulu par suite emmener ni Pétia ni Natacha. Nous quêtons le loup, ça t’ennuiera.

— Au contraire, et tu le sais bien : c’est très mal à toi, tu fais seller les chevaux, et tu ne nous dis rien !

— Les Russes ne connaissent pas d’obstacles… en avant ! hurla Pétia, qui avait suivi sa sœur.

— Mais tu sais bien aussi que maman ne te le permet pas !

— J’irai, j’irai quand même, reprit Natacha d’un ton décidé.

— Danilo, fais seller mon cheval, et dis à Mikaïlo d’amener ma laisse de lévriers. »

Danilo, déjà mal à l’aise et gêné de se trouver dans une maison, fut encore plus décontenancé de recevoir des ordres de la demoiselle, et il essaya, en baissant les yeux, de se retirer comme s’il n’avait rien entendu, tout en prenant grand soin de ne pas coudoyer en passant sa jeune maîtresse et de ne pas lui faire de mal par quelque brusque mouvement.


IV

Le vieux comte, dont la chasse avait toujours été tenue sur un grand pied, ne s’en occupait plus depuis qu’il l’avait remise entre les mains de son fils ; mais ce jour-là, 18 septembre, se sentant de bonne humeur, il se décida à y prendre part.

L’équipage de chasse et les chasseurs se trouvèrent bientôt réunis devant le perron. Nicolas, l’air soucieux et préoccupé, passa devant Pétia et Natacha, sans faire attention à ce qu’ils lui disaient… Pouvait-on, en cet instant solennel, penser à des futilités ? Il examina tout en détail, envoya en avant les chasseurs et la meute, enfourcha son alezan Donetz, et, sifflant à lui sa laisse de chiens, il franchit l’enclos, pour se diriger à travers champs vers le bois d’Otradnoë. Un domestique d’écurie menait par la bride une jument bai brun, à crinière blanche, appelée Viflianka : c’était la monture du vieux comte, qui devait se rendre en droschki au rendez-vous indiqué.

Cinquante-quatre chiens courants, quarante lévriers et plusieurs chiens en laisse, accompagnés de six veneurs et d’un grand nombre de valets de chiens, formaient un total de cent trente chiens et de vingt chasseurs à cheval. Chaque chien connaissait son maître et répondait à son nom ; chaque chasseur savait d’avance ce qu’il avait à faire et l’endroit où il devait se poster.

Dès que les cavaliers eurent dépassé l’enceinte, ils débouchèrent en silence sur la grande route et s’engagèrent sur les prairies, dont leurs chevaux foulaient sans bruit le tapis moelleux et faisaient jaillir sous leurs sabots l’eau des flaques des sentiers de traverse. Le ciel brumeux s’abaissait toujours imperceptiblement ; dans l’air calme et pur retentissaient parfois le sifflet d’un chasseur, le hennissement d’un cheval, le claquement d’un long fouet et le cri plaintif d’un chien flâneur qu’un valet rappelait à son devoir.

À une verste de distance, cinq autres chasseurs, à cheval, émergèrent tout à coup du brouillard avec leurs chiens et se joignirent aux premiers : ils avaient à leur tête un beau vieillard, de belle prestance, portant une longue et épaisse moustache grise.

« Bonjour, petit oncle, lui dit Nicolas.

— Affaire sûre !… en avant, marche ! Je le savais bien, répondit le nouveau venu, petit propriétaire voisin des Rostow et quelque peu leur parent ; je disais bien que tu n’y tiendrais pas, et tu as eu raison, morbleu ! Affaire sûre !… en avant, marche ! dit-il en répétant son expression favorite. Empare-toi du bois sans retard, car mon Guirtchik m’a annoncé que les Ilaguine sont en chasse du côté de Korniki, et alors il se pourrait bien faire qu’ils t’enlevassent toute la portée sous le nez… Affaire sûre ! en avant, marche !

— J’y vais tout droit ; faut-il assembler les meutes ? » lui demanda Nicolas.

L’ordre en fut donné, et les deux cavaliers s’avancèrent côte à côte. Natacha, enveloppée dans son châle, qui laissait à peine entrevoir ses yeux brillants et sa figure animée, les rejoignit bientôt, suivie de Pétia, de Mikaïlo, le chasseur, et d’un valet d’écurie qui remplissait auprès d’elle les fonctions de garde du corps. Pétia riait sans rime ni raison et agaçait sa monture par de légers coups de cravache. Natacha, gracieuse et ferme en selle, modérait d’une main assurée l’ardeur de son arabe, à la robe noire et lustrée.

Le « petit oncle » lança de côté un regard mécontent sur la jeunesse, car la chasse au loup était une entreprise sérieuse, qui ne comportait aucune espièglerie.

« Bonjour, petit oncle ! nous sommes des vôtres, s’écria Pétia.

— Bonjour, bonjour, n’écrasez pas les chiens, répliqua sévèrement le vieux.

— Nicolas, quel trésor de bête que Trounila ! Il m’a reconnue, dit à son tour Natacha, qui faisait des signes à son chien favori.

— D’abord Trounila n’est pas une bête, mais un chien de chasse, » répliqua Nicolas, en jetant à sa sœur un regard destiné à lui faire comprendre sa supériorité et la distance qu’il y avait entre eux deux. Elle comprit.

« Nous ne vous gênerons pas, petit oncle, reprit-elle, nous ne gênerons personne, nous resterons à nos places, sans bouger !

— Et ce sera parfait, petite comtesse ; seulement attention, n’allez pas tomber de cheval, car alors, affaire sûre !… en avant, marche !… pas moyen de se rattraper ! »

On n’était plus qu’à cent sagènes[1] du petit bois ; Rostow et le « petit oncle » ayant décidé de quel côté on devait lancer la meute, le premier indiqua à Natacha sa place, où, par parenthèse, il était à présumer qu’elle ne verrait rien passer, et poussa plus loin, au delà du ravin.

« Attention, petit neveu, c’est une louve mère ! Ne va pas la laisser échapper !

— On verra ! répondit Rostow… Hé, Karaë ! » dit-il en s’adressant à un vieux chien, à poil roux, que l’âge avait rendu fort laid, mais qui était connu pour se jeter à lui tout seul sur une louve.

Le vieux comte connaissait par expérience l’ardeur que son fils apportait à la chasse ; aussi se dépêchait-il d’arriver, et l’on avait à peine eu le temps de placer chacun à son poste, que le droschki, attelé de deux chevaux noirs et roulant sans secousse à travers la plaine, déposa le comte Ilia Andréïévitch à l’endroit qu’il s’était assigné à l’avance. Son teint était vermeil, son humeur joyeuse ; ramenant sur lui son manteau fourré, et prenant son fusil et ses munitions des mains de son chasseur, il se hissa lourdement en selle sur sa bonne et vieille Viflianka, en donnant l’ordre au droschki de retourner au château. Sans être un chasseur enragé, il observait cependant toutes les lois de la chasse, et, se plaçant sur la lisière même du bois, il rassembla les rênes dans sa main gauche, se mit bien d’aplomb, et, ses préparatifs une fois achevés, regarda autour de lui en souriant… il était prêt !

Il avait à ses côtés son valet de chambre, Sémione Tchekmar, bon cavalier, mais alourdi par l’âge, qui tenait en laisse trois grands lévriers gris à long poil (d’une race particulière à la Russie et spécialement destinés à chasser le loup), intelligents mais vieux, qui se reposaient à ses pieds. À cent pas plus loin se tenait l’écuyer du comte, Mitka, hardi cavalier et chasseur endiablé. Le comte, fidèle à ses habitudes, avala une « tcharka »[2] d’excellente et véritable eau-de-vie de chasseur, et mangea un petit morceau de viande, qu’il arrosa encore d’une demi-bouteille de son bordeaux favori. Le vin et la course lui donnèrent des couleurs, ses yeux s’animèrent, et, emmailloté dans sa bonne et chaude fourrure, il ressemblait à un enfant que l’on mène promener.

Tchekmar, maigre, les joues creuses, ayant aussi terminé sa besogne, examina son maître, avec lequel il ne faisait qu’une âme depuis trente ans, et, le voyant d’humeur si agréable, se prépara à entamer avec lui une conversation aussi agréable que son humeur. Un troisième personnage à cheval, un vieillard à barbe blanche, en cafetan de femme, portant une coiffure très élevée, s’approcha d’eux sans bruit et s’arrêta un peu en arrière du comte, c’était le bouffon Nastacia Ivanovna.

« Eh bien, Nastacia Ivanovna, lui dit tout bas le comte en clignant de l’œil, prends garde ; si tu as le malheur d’effrayer la bête, tu auras affaire à Danilo.

— J’ai, moi aussi, bec et ongles, répliqua Nastacia Ivanovna.

— Chut, chut ! » fit le comte.

Et, se tournant vers Sémione, il ajouta :

« As-tu vu Nathalie Ilinischna ?… où est-elle ?

— Elle est avec son frère près des halliers de Yarow, voilà un plaisir pour elle, et c’est une demoiselle pourtant !

— N’est-ce pas étonnant de la voir à cheval, Sémione, hein ? Comme elle monte, on dirait un homme !

— Comment ne pas s’en étonner ?… Peur de rien, et si ferme en selle !

— Et Nicolas, où est-il ?

— Au-dessus de Liadow… Pas de danger, il connaît les bons endroits, et quel cavalier ! Nous nous en émerveillons parfois avec Danilo, poursuivit Sémione, qui aimait à faire la cour à son maître.

— Oui, oui, comme il est bien en selle, hein ?

— Il est à peindre ! l’autre jour, par exemple, dans la plaine de Zavarzine, lorsqu’il forçait à fond de train le renard, sur un cheval de mille roubles ! Quant au cavalier, il n’y a pas de prix pour lui ! Un beau garçon comme celui-là, on chercherait longtemps sans en dénicher un autre !

— Oui, oui, répéta le comte, oui, oui !… »

Et, relevant les pans de sa fourrure, il fouilla dans sa poche pour en retirer sa tabatière.

« Et l’autre jour, reprit Sémione, en voyant tout le plaisir qu’il faisait à son maître, à la sortie de l’église, lorsque Mikhaël Sidorovitch l’a rencontré en grande tenue… »

Mais Sémione s’arrêta court, le bruit de la meute en chasse et le jappement de deux ou trois chiens avaient frappé ses oreilles, à travers le calme de l’atmosphère. Il baissa la tête, écouta et fit signe au comte de ne pas parler :

« Ils sont sur la piste, murmura-t-il, ils vont sur Liadow. »

Le comte, souriant encore des derniers mots de Sémione, regardait au loin devant lui et tenait sa tabatière entr’ouverte sans songer à priser. Le cor de Danilo résonna et annonça que la bête était en vue : les meutes rallièrent les trois limiers, et tous ensemble donnèrent de la voix de cette façon qui est particulière à la chasse au loup. Les valets de chiens ne les excitaient plus qu’en criant : « Velaut ! » Au-dessus de tout ce bruit de voix, à timbres différents, on entendait celle de Danilo passant de la basse la plus profonde aux notes les plus aiguës, et emplissant, à elle toute seule, de ses bruyants éclats la forêt et les champs d’alentour.

Quelques secondes d’attention suffirent au comte et à son écuyer pour comprendre que la meute s’était divisée : une moitié, celle qui jappait avec fureur, s’éloigna graduellement, tandis que l’autre, poussée par Danilo, passa sous bois à quelques pas d’eux, et les aboiements des deux meutes, en se confondant ensemble, leur indiquèrent bientôt que la chasse avait pris une autre direction. Sémione poussa un soupir et dégagea un des chiens pris dans la laisse ; le comte soupira de son côté, et, faisant seulement alors attention à sa tabatière, il l’ouvrit et y prit une pincée de tabac. « Derrière ! » s’écria Sémione à un de ses chiens qui s’était avancé au delà de la lisière. Le comte tressaillit et laissa tomber sa tabatière. Nastacia Ivanovna descendit de cheval et la ramassa.

Tout à coup, comme il arrive souvent, la chasse se rapprocha, et l’on aurait dit que toutes ces gueules qui glapissaient et aboyaient à l’envi étaient là, devant eux !

Le comte se retourna vers la droite et aperçut Mitka, les yeux sortant de leurs orbites, qui, lui faisant signe de son bonnet, lui montrait quelque chose du côté opposé.

« À vous ! » lui cria-t-il d’une voix dont l’éclat prouvait qu’elle demandait depuis longtemps à faire explosion.

Et il se dirigea vers lui au galop, en lâchant ses chiens.

Le comte et Sémione se précipitèrent hors du bois et virent à leur gauche le loup qui venait à eux, en se balançant sur ses hanches et en bondissant sans se presser. Les chiens excités donnèrent, et, s’arrachant à leurs laisses, s’élancèrent à sa poursuite.

Le loup s’arrêta, tourna gauchement de leur côté sa grosse et large tête, comme aurait fait quelqu’un qui souffrirait d’une angine, et, relevant la queue, reprit tranquillement sa course, pour disparaître bientôt en deux bonds dans le fourré. Au même moment, de la lisière opposée du bois sortit un chien, puis un second ; puis la meute entière, affolée, éperdue, traversa la clairière, pour s’élancer à son tour à la suite du loup, et entre les branches écartées des noisetiers apparut, couvert d’écume, le cheval alezan de Danilo. Penché en avant, ramassé sur lui-même, son cavalier, tête nue, ses cheveux gris au vent, la figure rouge et ruisselante de sueur, s’égosillait à crier de toutes ses forces : « Velaut ! velaut ! » À la vue du comte, ses yeux s’allumèrent de colère : « Sacré nom ! hurla-t-il en le menaçant de son fouet. Au diable les chasseurs !… Avoir laissé échapper la bête ! » Jugeant que son maître, encore tout ahuri, était indigne d’une plus longue conversation, il appliqua avec fureur le coup de fouet qu’il lui destinait sur les flancs haletants et mouillés de son innocente monture, et s’élança dans la forêt sur les traces de la meute ! Le comte, interdit de cette verte algarade, essaya de sourire en se tournant vers Sémione, qu’il espérait attendrir, mais Sémione n’était plus là : contournant les broussailles, il essayait de rejeter la bête hors du bois ; les lévriers le poursuivaient de droite et de gauche ; mais, se glissant dans le fourré, le loup ne tarda pas à se dérober aux regards des chasseurs.


V

Dans l’attente du loup, Nicolas n’avait pas quitté son poste, et en entendant la meute se rapprocher et s’éloigner tour à tour, les chiens aboyer de différentes façons suivant leurs impressions du moment, les cris et les voix montés à un diapason extraordinaire, il pressentait ce qui se passait. Il savait que dans la réserve se trouvaient deux vieux loups et leurs louveteaux. Il savait que la meute s’était divisée, après être tombée sur leurs pistes ; il comprit d’instinct que quelque mauvaise chance était venue se mettre en travers. Il faisait mille et une suppositions, et se demandait de quel côté il verrait paraître l’animal et comment il l’attaquerait ; mais rien ne venait. Passant de l’espérance au désespoir, il allait même jusqu’à implorer la Providence ; il priait, comme ceux qui prient sous l’influence d’une émotion violente, tout en s’avouant à eux-mêmes la futilité de l’objet de leur prière :

« Pourquoi ne pas me l’accorder ? murmurait-il. Tu es grand, je le sais, et c’est peut-être un péché de te le demander ; mais je t’en supplie, ô mon Dieu, fais en sorte qu’un des vieux loups vienne sur moi, afin que Karaë puisse, aux yeux du « petit oncle », qui voit tout de sa place, sauter à la gorge de la bête et la terrasser d’un bond ! » Son regard inquiet, scrutateur, fouilla, étudia mille fois pendant cette demi-heure les moindres replis du terrain qui s’étendait devant lui, la lisière du bois où deux chênes décharnés projetaient leurs branches au-dessus d’un massif de jeunes trembles, et le ravin aux bords creusés par l’eau, et le bonnet de l’oncle dépassant à sa droite la cime des halliers.

« Non, je n’aurai pas ce bonheur, c’est toujours ainsi, se disait-il ; à la guerre, au jeu, partout le malheur me poursuivit, à la journée d’Austerlitz comme à la soirée chez Dologhow ! »

L’oreille tendue, l’œil aux aguets, il épiait de tous côtés et s’efforçait de surprendre les plus légères inflexions dans les aboiements de la meute. Ramenant de nouveau son regard sur sa droite, il vit tout à coup quelque chose bondir à travers le champ désert et se diriger vers lui. « Serait-ce possible ? » se dit-il, en respirant à peine, sous le coup de l’émotion qu’il éprouvait en voyant son désir se réaliser ; et cependant cette bonne fortune inespérée, si impatiemment attendue, arrivait droit à lui sans bruit, sans éclat, sans aucun signe avant-coureur ! Il n’en croyait pas ses yeux, mais bientôt il ne put plus en douter. C’était bien le loup, un vieux loup au dos grisâtre, au ventre roux, qui courait tout à son aise, comme s’il était sûr de ne pas être traqué, et qui franchissait lourdement un fossé. Rostow, n’osant même respirer, regarda ses chiens : les uns étaient couchés, les autres debout, aucun n’avait aperçu la bête, pas même le vieux Karaë, qui, la tête renversée, le museau entr’ouvert, montrait ses dents jaunies et les faisait claquer, en cherchant ses puces sur une de ses cuisses : « Velaut ! velaut ! » murmura Rostow à mi-voix. Les chiens dressèrent les oreilles, et Karaë, cessant de se gratter, se leva comme s’il était mû par un ressort, et secoua vivement sa queue, d’où se détachèrent quelques touffes de poil.

« Faut-il lâcher les laisses ? se demanda Nicolas. Le loup, s’écartant de la forêt, s’avançait en droite ligne sur lui, sans se douter de rien. Tout à coup il tressaillit : il venait probablement de découvrir les yeux d’un homme, chose inconnue pour lui jusqu’à cette heure ; il s’arrêta indécis et eut l’air de réfléchir : rebrousserait-il, ou continuerait-il son chemin ? « En avant ! » sembla-t-il se dire, et, prenant une allure dégagée, mais modérée et résolue, il s’éloigna par bonds espacés et sans plus se retourner.

« Harloup, harloup ! » s’écria Nicolas, et son intelligente monture partit comme une flèche, en franchissant les ornières pour arriver au plus tôt à la plaine, à la suite du loup. Les lévriers, plus prompts que l’éclair, la distancèrent aussitôt. Nicolas ne se rendait compte de rien, ni du cri qu’il venait de lancer, ni du galop furieux qui l’emportait, ni du terrain qu’il traversait ; il ne voyait que le loup, qui, accélérant sa course sans changer de direction, se rapprochait du ravin. Milka, la grande chienne tachetée, au large arrière-train, fut la première à gagner de l’avance : plus près, toujours plus près, elle allait l’atteindre, lorsqu’il lui lança un regard de côté, et Milka, au lieu de se jeter sur lui comme d’habitude, releva la queue et tomba en arrêt.

« Harloup ! » criait Nicolas. Liubime, un grand chien au poil roux, qui suivait immédiatement Milka, s’élança sur la bête, la saisit à la cuisse, mais recula aussitôt avec terreur. Le loup s’affaissa un moment, grinça des dents, se releva et reprit son galop, poursuivi, à une archine[3] de distance, par les chiens qui n’osaient l’attaquer.

« Il nous échappera, c’est sûr ! » se disait Nicolas, en les excitant d’une voix enrouée, et, cherchant des yeux son vieux chien, son seul espoir, il l’appela d’un vigoureux : « Karaë, harloup ! »

Karaë, le corps aussi tendu que le lui permettaient ses forces affaiblies par l’âge, courait tout à côté de la terrible bête, avec l’intention évidente de la dépasser et de l’attaquer de front, mais il était facile de prévoir, aux élans rapides et légers du fauve, et aux bonds plus lourds du vieux chien, que ce calcul serait déjoué. Nicolas voyait avec effroi diminuer peu à peu la distance qui les séparait encore du fourré destiné à devenir le salut du loup. Mais l’espoir lui revint bientôt, car au même moment parurent en avant du loup et se dirigeant sur lui un chasseur et plusieurs chiens ; l’un d’eux, d’un brun foncé, qui était inconnu à Nicolas et faisait partie sans doute d’une meute étrangère, fondit impétueusement sur la bête et la renversa à demi. Celle-ci, retrouvant son équilibre, se jeta à son tour sur le chien avec une agilité surprenante, l’empoigna avec les dents, et le malheureux assaillant, le flanc déchiré, ensanglanté, donna de la tête contre terre en hurlant de douleur.

« Karaë ! Oh ! mon Dieu ! » dit Nicolas avec désespoir.

Le loup, flairant un nouveau danger à la vue du vieux Karaë, qui, grâce à cet arrêt forcé, allait lui barrer le chemin, serra la queue entre les jambes et repartit à fond de train ; mais, ô prodige incroyable ! Nicolas vit tout à coup Karaë sauter sur le loup, le saisir à la gorge et rouler avec lui dans la fondrière qui était à leurs pieds.

La meute s’y précipita. Le spectacle du loup se débattant au milieu de ce fouillis de têtes qui laissaient entrevoir par instants, ou son pelage fauve, ou sa jambe de derrière arc-boutée, ou son museau haletant et ses oreilles couchées de terreur, — car Karaë le tenait encore à la gorge, — fut pour Rostow un des plus heureux moments de sa vie. Empoignant le pommeau de sa selle, il se disposait à descendre de cheval et à achever le loup, lorsque le carnassier, élevant sa large tête au-dessus des chiens, et se débarrassant de son agresseur, se dressa sur ses pieds de devant : ramenant sa queue et montrant les dents, il fit un bond et distança les chiens. Karaë, le poil hérissé, contusionné ou blessé, se hissa péniblement hors du trou où il avait roulé avec la bête.

« Mon Dieu, quel malheur ! » s’écria Nicolas désespéré.

Heureusement le chasseur du « petit oncle », suivi de tous ses chiens, s’élança au triple galop du côté du fuyard et l’arrêta au passage. Là il fut de nouveau entouré par Nicolas, son écuyer, le « petit oncle » et son chasseur ; tous tournaient autour de lui en criant à tue-tête : « Harloup ! », et ils s’apprêtaient, chaque fois qu’il s’affaissait, à sauter à terre, et lançaient de nouveau leurs chevaux en avant lorsque, se relevant il faisait quelques pas pour se rapprocher du taillis, sa seule et dernière chance de salut.

Danilo, qui, au commencement de la traque, s’était élancé hors de la lisière du bois, avait assisté à la lutte et regardait la victoire comme assurée ; mais, à la vue du loup qui continuait à fuir, il courut en ligne droite vers la forêt pour lui couper la voie. Grâce à cette manœuvre, il arriva sur lui au moment où les chiens du « petit oncle » le forçaient pour la seconde fois.

Danilo galopait sans rien dire, tenant de la main gauche son couteau hors de la gaine, et battant de son long fouet, comme avec un fléau, les flancs tendus de son bai brun couvert d’écume. Il avait à peine dépassé Nicolas, que celui-ci entendit comme le bruit de la chute d’un corps : c’était Danilo qui venait de s’abattre sur l’arrière-train du loup et le tenait par les oreilles. Tous, chasseurs, chiens, jusqu’au loup lui-même, se disaient que cette fois c’était bien fini ! Le loup tenta cependant un dernier effort pour se dégager, mais les chiens se ruèrent sur lui ; Danilo se releva, et se laissa de nouveau tomber de tout son poids sur la bête sans lui lâcher les oreilles. Nicolas allait frapper le loup qui râlait.

« C’est inutile, lui dit Danilo, nous lui enfoncerons le bâton dans la gueule, » et, appuyant son pied sur la gorge de l’animal, il passa un pieu, gros et court, entre ses mâchoires serrées ; on lui lia les pattes et Danilo le chargea sur ses larges épaules. Fatigués mais heureux, tous l’aidèrent à attacher le loup sur le dos de son cheval qui frémissait d’inquiétude, et, au bruit des hurlements de la meute, on l’emporta au rendez-vous de chasse ; chacun vint examiner le loup, dont la large tête carrée pendait entraînée par le poids du pieu fiché dans sa gueule, et dont les grands yeux vitreux regardaient encore cette foule de chiens et de chasseurs. Au moindre attouchement, ses jambes tremblaient, et ses yeux continuaient à regarder avec une étrange fixité ceux qui l’entouraient. Le comte Élie Andréïévitch fit comme les autres :

« Oh, le vieux loup ! C’est un vieux, n’est-ce pas ? demanda-t-il à Danilo.

— Certainement… un vieux ! répondit Danilo en se découvrant avec respect.

— Dis donc, sais-tu que tantôt tu t’es joliment emporté ? »

Danilo ne répondit rien, et un sourire humble et confus d’enfant gâté passa sur ses lèvres.


VI

Le vieux comte retourna chez lui ; Pétia et Natacha lui promirent de le suivre de près. La matinée étant encore peu avancée, on en profita pour aller plus loin. On lâcha deux chiens dans un épais taillis au fond d’un ravin, et Nicolas de sa place eut l’œil sur tous les chasseurs.

En face de lui, son homme, enfoncé dans un fossé, se dérobait derrière un buisson de noisetiers. À peine lancés, les chiens donnèrent de la voix à intervalles rapprochés, et peu d’instants après, la trompe annonça la vue ; la meute se précipita dans la direction des prairies, et Nicolas, attendant que le renard parût dans la plaine, vit les piqueurs aux bonnets rouges se lancer au galop en avant.

Son écuyer venait de découpler ses chiens, lorsqu’il aperçut au même moment un renard roux, bas sur jambes, d’une physionomie particulière, qui fuyait à travers champs : la meute ne tarda pas à l’entourer. Balayant la terre de sa queue, le renard se mit à courir en décrivant des ronds qui se rétrécissaient de plus en plus, lorsqu’un chien blanc, puis un chien noir se jetèrent sur lui ; tout se confondit dans la mêlée, et les têtes des chiens, tournées vers leur proie, formèrent à leur tour un cercle confus dont les ondulations étaient à peine sensibles. Deux chasseurs, l’un avec un bonnet rouge, l’autre avec un caftan vert, s’en approchèrent.

« Que veut dire cela ? D’où est venu ce chasseur inconnu ? ce n’est pas celui du petit oncle ? » pensait Nicolas.

Les chasseurs donnèrent au renard le coup de grâce, et il lui sembla de loin qu’ils restaient groupés, à deux pas de leurs chevaux, sans songer à le lier ; quelques chiens s’étaient couchés pendant que les hommes gesticulaient avec chaleur, en se montrant la bête ; le cor fit entendre le signal convenu pour indiquer qu’il y avait querelle.

« C’est un des chasseurs d’Ilaguine, qui se querelle avec notre Ivan, » dit l’écuyer de Nicolas. Ce dernier l’envoya à la recherche de sa sœur et de Pétia, et se dirigea au pas vers l’endroit où les valets de chiens réunissaient la meute ; il descendit de cheval et attendit le résultat de l’altercation. Le chasseur qui avait été pris à partie par l’autre s’avança vers son jeune maître, le renard attaché à la selle de son cheval. Ôtant de loin son bonnet rouge, il essayait visiblement de rester respectueux, tout en étouffant de colère ; il avait l’œil poché, mais il semblait ne pas s’en douter.

« Que s’est-il passé entre vous ? demanda Nicolas.

— Est-ce qu’on va les laisser chasser avec nos chiens ?… et c’est encore ma chienne souris qui l’a pris !… Il n’entendait pas raison et empoignait déjà le renard… alors je les ai roulés tous deux ! Voici la bête proprement ficelée !… Et de cela, en veux-tu ? » ajouta-t-il d’un air farouche, en tirant son couteau ; il s’imaginait sans doute avoir encore affaire à son adversaire.

Nicolas, se tournant vers Natacha et Pétia, qui venaient de le rejoindre, les pria de l’attendre pendant qu’il irait tirer l’affaire au clair.

Le chasseur triomphant racontait à ses camarades, pleins d’une curiosité sympathique, tous les détails de son exploit.

Ilaguine, qui était en froid et même en procès avec les Rostow, chassait précisément ce jour-là sur les terres réservées par un long usage à ces derniers, et, comme par un fait exprès, il s’était dirigé vers le bois du rendez-vous, en permettant même à son chasseur de suivre les voies de la bête que les Rostow avaient levée.

Toujours extrême dans ses jugements et dans ses sentiments, Nicolas, qui ne l’avait jamais vu, mais qui tenait pour certains les actes de violence et d’arbitraire attribués à Ilaguine le détestait cordialement, le regardant comme son plus mortel ennemi, il se dirigeait vers lui, serrant avec colère son fouet dans sa main, prêt à en venir sans réflexion aux dernières extrémités.

À peine avait-il tourné le bois, qu’il vit venir à sa rencontre un gros cavalier coiffé d’un bonnet garni de castor, monté sur un beau cheval noir et suivi de deux écuyers : c’était Ilaguine en personne.

Au lieu de l’ennemi qu’il s’attendait à affronter, Nicolas trouva un voisin fort aimable, fort bien élevé et très désireux de faire sa connaissance, soulevant à demi son bonnet, Ilaguine lui exprima tous ses regrets de la querelle survenue entre leurs hommes, lui jura que son chasseur serait sévèrement puni pour avoir chassé avec une meute qui ne lui appartenait pas, et finit par lui proposer de chasser sur ses propres terres.

Natacha, fort inquiète, et craignant que cet entretien ne prit une mauvaise tournure avait suivi son frère de loin, elle se rapprocha en voyant les saluts qu’on échangeait de part et d’autre, Ilaguine, se découvrant tout à fait devant elle, se récria sur sa grâce, et assura qu’elle était la vivante image de Diane, tant par son amour de la chasse, que par sa beauté.

Pour se faire pardonner l’infraction commise par son piqueur, il supplia instamment Rostow de venir lancer le lièvre chez lui, dans un endroit situé à une verste de là, qui, disait-il, fourmillait de lièvres. Nicolas y consentit volontiers, et l’équipage de chasse, ainsi augmenté de moitié, se mit en route.

Il fallut couper à travers champs ; les maîtres se réunirent, et chacun d’eux, étudiant à la dérobée les chiens de ses compagnons, tremblait rien qu’à l’idée d’en découvrir parmi eux de supérieurs aux siens, comme forme et comme flair.

Rostow fut surtout frappé de la beauté d’une chienne de race pure, au corps allongé, aux muscles d’acier, au museau fin et pointu, aux yeux noirs à fleur de tête, tachetée de roux, et appartenant à Ilaguine. Il avait entendu vanter la vitesse des chiens de sa meute, et devinait dans cette belle petite chienne une rivale à sa Milka. Au milieu d’une conversation insignifiante sur les récoltes, il dit à Ilaguine, en se tournant vers lui :

« Il me semble que vous avez là une bonne chienne ?… Pleine de feu ?

— Celle-là ? Oui, elle est bonne, elle chasse bien, » répondit Ilaguine du ton le plus indifférent… Et cependant, pour Erza, il avait cédé à son voisin trois familles de « dvorovy[4] ».

« Ainsi donc, comte, dit-il en reprenant le premier sujet de leur conversation, chez vous aussi le rendement a été assez maigre cette année ?… » Puis, croyant de son devoir de lui rendre sa politesse en examinant à son tour la meute de Rostow, il aperçut Milka :

« Mais c’est vous, comte, qui possédez une chienne superbe, celle qui a des taches noires !

— Oui, elle n’est pas mal, elle a du train… Tu verrais bien, se dit Nicolas à part lui, tu verrais bien quelle chienne est Milka, si nous tombons sur un vieux lièvre ! »… Et, se tournant vers son écuyer, il annonça qu’il donnerait un rouble de gratification à celui qui découvrirait un lièvre au gîte.

« Je ne puis comprendre, reprit Ilaguine, la jalousie des chasseurs entre eux à propos de leurs meutes et du gibier ? Quant à moi, je jouis de tout, de la promenade, d’une agréable société, comme aujourd’hui par exemple, — et il souleva de nouveau son bonnet à l’intention de Natacha, — mais compter avec envie les peaux ou les pièces tuées, ce n’est pas mon faible, vous l’avouerai-je, et je vous dirai même que cela me touche fort peu.

— C’est parfaitement juste !

— Qu’est-ce que cela peut me faire si mon chien n’a pas de chance… je n’en suis pas moins la chasse avec intérêt. Et puis… »

Le cri prolongé de l’un des valets de chiens l’interrompit ; debout sur une légère éminence, le fouet levé, le valet répéta son cri avec une nouvelle force : c’était le signal convenu pour dire qu’il avait devant lui le lièvre couché à quelques pas.

« Ah ! je crois qu’il l’a levé, dit Ilaguine avec une feinte indifférence. Eh bien, allons, donnons-lui la chasse !

— Allons-y, allons-y ensemble, » répondit Nicolas en jetant un regard de défiance sur Erza et sur Rougaï, les deux rivaux de sa Milka, qui ne s’était jamais mesurée avec eux : « Et si elle allait se couvrir de honte ? pensait-il en avançant.

— Est-ce un vieux ? demanda Ilaguine, en sifflant à lui Erza, non sans émotion, et vous, Mikhaïl Niknorovitch ? ajouta-t-il en s’adressant au « petit oncle », qui avait l’air fort maussade.

— Je n’irai pas me fourrer là dedans ! Vos chiens…, affaire sûre,… en avant, marche !… ont été payés un village par tête et valent des milliers de roubles !… Je regarderai, pendant que les vôtres se le disputeront.

— Rougaï ! Rougaïouchka ! » ajouta-t-il en mettant dans cet appel toute la tendresse et tout l’espoir que lui inspirait son favori.

Natacha devinait et partageait l’agitation de son frère et celle que les deux vieux s’efforçaient en vain de dissimuler.

La meute et le reste de la société avançaient sans se presser ; le chasseur posté sur l’éminence n’avait pas bougé, attendant ses maîtres.

« Où est sa tête ? » lui demanda Nicolas ; mais le lièvre, pressentant la gelée du lendemain, ne donna pas au chasseur le temps de répondre : il fit un bond et déboula ; les chiens découplés et les lévriers descendirent en hurlant le versant de la colline, et les piqueurs à cheval partirent à fond de train, les uns pour les aider à se rabattre, les autres pour les pousser dans la direction voulue. Ilaguine, Natacha et le petit « oncle » galopaient, sans même savoir où ils allaient, tantôt à la suite des chiens, tantôt à la suite du gibier, mourant de peur de manquer la chasse. Le lièvre était vieux et agile : couchant d’abord ses oreilles pour écouter ces cris et ce piétinement de chevaux et de chiens qui l’avaient subitement entouré de partout, il fit ensuite une dizaine de sauts, laissa approcher les chiens, puis, comprenant enfin le danger, et choisissant sa voie, il dressa une oreille puis l’autre, détala à toute vitesse et se blottit dans les chaumes. À quelques pas de lui s’étendait une prairie marécageuse. Les deux chiens du chasseur qui l’avait levé avaient été les premiers à prendre sa piste, mais ils en étaient encore assez loin, lorsque Erza, la chienne rousse d’Ilaguine, les dépassa ; arrivée à quelques pas du lièvre, elle sauta à son tour pour essayer de l’attraper par la queue, mais, manquant son élan, elle tomba et roula sur elle-même, pendant que le lièvre accélérait sa course, et que Milka filait sur lui comme un trait et gagnait de l’avance.

« Miloucha, ma petite Miloucha ! » et la voix triomphante de Nicolas retentit dans l’air ; Milka semblait être au moment de le saisir, mais sa vitesse lui fit dépasser le but, le lièvre s’étant arrêté court ! Erza la belle chienne, renouvela aussitôt son attaque ; elle fit un saut en avant ; et l’on aurait dit que, suspendue en l’air, elle mesurait de l’œil, avec prudence cette fois, la distance à franchir, afin de retomber juste sur le dos de sa proie :

« Erza, ma bonne petite Erza ! » s’écria Ilaguine en adressant à sa chienne une touchante invocation qu’Erza ne daigna pas écouter, car, à l’instant où elle allait happer le lièvre, il repartit de plus belle et se mit à courir sur la lisière même du champ et de la prairie. Erza et Milka, galopant de front comme deux timoniers, s’en rapprochèrent encore, mais le terrain marécageux arrêtait leur course.

« Rougaï, Rougaïouchka !… affaire sûre… marche !… » s’écria une troisième voix, et Rougaï, le chien bossu du « petit oncle », s’étirant et courbant son dos comme un ressort, atteignit les deux autres, les dépassa, et, faisant un effort surnaturel, tomba sur le lièvre, qu’il lança d’un coup de gueule sur la prairie, le rattrapa par un nouveau bond, le renversa et se roula avec lui sur la terre fangeuse qui s’attachait à son corps par larges plaques. Les chiens et les chasseurs formèrent cercle autour d’eux. Seul « le petit oncle », tout jubilant, descendit de cheval, s’approcha du lièvre, et secoua en l’air sa patte droite pour en faire écouler le sang ; l’émotion qu’il éprouvait donnait à ses yeux, qui allaient en tous sens, une expression effarée, ses mouvements étaient saccadés, ses paroles entrecoupées et sans suite : « Affaire sûre… marche !… Voilà un chien ! Il les vaut tous, et les plus chers et les moins chers aussi… Affaire sûre… marche ! » disait-il en suffoquant, et l’on aurait dit, aux regards furibonds qu’il lançait autour de lui, qu’il se croyait entouré d’ennemis, et que, offensé et malmené par tous, il venait maintenant de se réhabiliter d’une façon éclatante : « Voilà les chiens de mille roubles ! Rougaï, voici pour toi, mon vieux, tu l’as mérité ! ajouta-t-il en lui jetant la patte crottée qu’il venait de couper.

— Elle s’est éreintée, elle lui a trois fois donné la chasse toute seule, criait Nicolas, sans s’adresser à personne et sans rien entendre de ce qui se disait autour de lui.

— Le prendre en travers, la belle affaire ! dit l’écuyer d’Ilaguine.

— Du moment qu’Erza l’avait forcé, tout chien, fût-ce même un chien de basse-cour, pouvait l’attraper, » ajouta à son tour Ilaguine, la figure empourprée et hors d’haleine, par suite de sa course folle.

Natacha, également excitée, poussait de son côté des cris de triomphe si aigus, et si sauvages, que peut-être ailleurs en aurait-elle eu honte, mais ils ne faisaient qu’exprimer ses impressions et celles des autres chasseurs. Le « petit oncle » lia son lièvre, le jeta adroitement sur la croupe de son cheval, et, sans se départir de son air rogue et maussade, s’éloigna sans proférer une parole. Nicolas et Ilaguine avaient été trop froissés dans leur amour-propre de chasseurs pour reprendre tout de suite leur air affecté d’indifférence, et ils suivirent longtemps des yeux Rougaï, le vieux chien bossu qui, l’échine crottée, marchait derrière le « petit oncle », avec le calme d’un triomphateur : « Vous voyez, je suis comme tout le monde, semblait-il leur dire, mais à la chasse c’est autre chose, attention ! »

Lorsque, après cet incident le « petit oncle » s’approcha de Nicolas et s’adressa à lui, Nicolas se sentit honoré de cette marque de condescendance, malgré tout ce qui venait de se passer.


VII

Quand Ilaguine prit, vers le soir, congé de Nicolas, celui-ci se rendit compte seulement alors de l’énorme distance qui les séparait d’Otradnoë ; aussi accepta-t-il avec empressement l’invitation du « petit oncle » de laisser son équipage de chasse passer la nuit chez lui, à Mikaïlovka :

« Et si vous veniez vous-même chez moi ? qu’en pensez-vous ?… Affaire sûre, marche !… Le temps est humide, vous vous reposeriez, et on ramènerait la jeune comtesse plus tard. » Sa proposition fut acceptée avec joie, et l’un des gardes fut dépêché à Otradnoë pour y chercher un droschki, pendant que la société, conduite par le « petit oncle », entrait dans ses domaines et était reçue, à l’entrée principale de sa maison, par les quatre ou cinq serviteurs mâles de toute taille qui composaient son service particulier. Une dizaine de femmes, vieilles et jeunes, se montrèrent aussitôt à une porte de derrière, attirées par la curiosité qu’excitait la vue des cavaliers. L’apparition de Natacha, d’une dame à cheval, y mit le comble ; aussi, n’y résistant plus, elles s’avancèrent toutes pour l’examiner de près, et les plus hardies allèrent jusqu’à la regarder dans le blanc des yeux, en faisant tout haut leurs remarques, comme si elles avaient devant elles un être surnaturel, qui ne pouvait ni les entendre ni les comprendre.

« Vois donc, Arina, elle est assise de côté, tandis que sa robe flotte. Et la corne donc, la corne !

— Seigneur Dieu !… et ce couteau encore !

— Comment ne tombes-tu pas ? » dit l’une d’elles, plus hardie que ses compagnes, en s’adressant directement à Natacha.

Le « petit oncle » descendit de cheval devant le perron en bois de sa rustique habitation, qui était enfouie au milieu d’un jardin inculte, et, jetant un regard à ses gens, leur commanda de s’éloigner ; chacun d’eux ayant reçu les ordres nécessaires pour que rien ne manquât à ses hôtes et à leur équipage de chasse, ils se dispersèrent aussitôt.

Se tournant vers Natacha, il l’enleva de dessus sa selle et lui offrit la main pour l’aider à monter les quelques marches vermoulues de l’escalier. Dans l’intérieur de la maison, dont l’aspect général était loin de briller d’une propreté irréprochable, les grosses poutres des murs n’étaient pas même dissimulées comme d’habitude par une couche de chaux, et l’on devinait aisément qu’un des moindres soucis des habitants de cette demeure était d’en faire disparaître les taches et les souillures qu’on y voyait de tous côtés. Une odeur fade de pommes fraîchement cueillies remplissait un étroit vestibule, où quelques peaux de loup et de renard étaient suspendues.

On traversait ensuite une petite salle à manger meublée d’une table à pliants en bois rouge et de quelques chaises, pour gagner le salon, dont le principal ornement consistait en une autre table ronde, en bois de bouleau, placée devant un canapé ; on arrivait enfin au cabinet de travail du propriétaire, qui sentait à plein nez le tabac et le chien. L’étoffe du mobilier, le tapis de la chambre étaient déchirés, sordides, et sur les murs, couverts comme tout le reste de taches sans nombre, étaient accrochés les portraits de Souvorow, du père et de la mère du « petit oncle », et celui du « petit oncle » en uniforme de l’armée. Après avoir engagé ses hôtes à s’asseoir, il les quitta un moment, pendant que Rougaï, bien lavé et bien nettoyé, faisait son entrée dans le salon, s’y emparait de sa place habituelle sur le divan, et y achevait sa toilette, en se bichonnant de la langue et des dents. Le côté opposé du cabinet donnait sur un petit corridor divisé en deux par un paravent dont l’étoffe flottait en lambeaux, et derrière lequel on entendait des éclats de rire et des voix de femmes. Natacha, Nicolas et Pétia se débarrassèrent de leurs vêtements fourrés et s’étendirent tout à leur aise sur le large canapé ; Pétia, la tête appuyée sur ses coudes, ne tarda pas à s’endormir. Bien qu’ils eussent la figure hâlée et brûlée par le vent, Natacha et Nicolas n’en étaient pas moins très gais, et de plus très affamés. N’ayant plus à faire montre de sa supériorité comme homme et comme chasseur, Nicolas répondit au regard espiègle de sa sœur par un franc éclat de rire, auquel elle se joignit, sans même s’inquiéter du motif.

Le « petit oncle » reparut bientôt en veston, en pantalon gros bleu et en bottines ; ce costume, qui avait jadis excité à Otradnoë l’étonnement et les railleries de Natacha, ne lui parut pas cette fois plus ridicule que l’habit et la redingote de tout le monde. Le « petit oncle », de joyeuse humeur, fit chorus avec eux :

« Voilà qui va bien, comtesse ! Ah ! la jeunesse, affaire sûre, marche !… pas vu sa pareille jusqu’à présent ! » s’écrie-t-il, et, offrant à Nicolas une longue pipe turque, il en prit une plus courte, qu’il se mit à manœuvrer avec amour entre trois doigts.

« Toute la journée en selle comme un homme, et comme si de rien n’était ! »

Sur ces entrefaites, une fillette qui marchait sans doute pieds nus, à en juger par le son étouffé de ses pas, ouvrit une des portes, pour laisser entrer une femme de quarante ans environ, un peu forte, avec un teint frais, un double menton, des lèvres rouges ; elle portait un énorme plateau. Son extérieur plein de prévenance, son cordial sourire, accompagné d’un respectueux salut adressé aux hôtes de son maître, étaient les symboles d’une franche hospitalité. Bien que la rotondité toute particulière de sa personne, fortement accentuée en avant, l’obligeât à tenir la tête penchée en arrière, elle n’en mettait pas moins à tous ses mouvements une agilité extrême. Après qu’elle eut mis le plateau sur la table, ses mains blanches et potelées y eurent bientôt disposé les bouteilles, les carafes, les assiettes garnies de « zakouska », dont il était chargé. Reculant ensuite jusqu’au seuil de la porte, elle s’y arrêta un instant, sans cesser de sourire : « Regardez-moi ! Comprenez-vous à présent le « petit oncle ? » sembla-t-elle leur dire, avant de disparaître. Comment ne pas le comprendre ? C’était si clair, si évident, que non seulement Nicolas, mais Natacha elle-même, devinèrent ce que signifiaient les sourcils froncés et l’expression satisfaite et fière d’Anicia Fédorovna, chaque fois qu’elle rentrait dans le salon !

Que de choses n’avait-elle pas entassées sur son plateau ? Une bouteille de liqueur d’herbes sauvages, une autre de fruits, des champignons au vinaigre, des galettes de farine de sarrasin, et du beurre, du miel frais, du miel cuit, de l’hydromel, des pommes, des noix fraîches, des noix séchées au four, des noix au miel, des confitures au sucre et à la mélasse ; et, de plus, un gros jambon et une belle poularde dorée !

Le tout soigné ; préparé par Anicia Fédorovna, avec l’odeur alléchante qui s’en exhalait, avec quelque chose du caractère appétissant de sa personne et de son exquise propreté :

« Goûtez un peu de cela, mademoiselle la comtesse, » disait-elle à Natacha… et de ceci, ajoutait-elle en lui offrant tantôt une chose, tantôt une autre, et Natacha dévorait à belles dents : il lui semblait n’avoir jamais ni vu, ni mangé des galettes aussi exquises, des confitures aussi parfumées, d’aussi bonnes noisettes au miel, ni même une volaille d’aussi belle apparence. Nicolas et le « petit oncle », tout en arrosant leur souper de liqueurs aux fruits, devisaient sur la chasse passée et sur la chasse à venir ; sur les mérites de Rougaï et sur la meute d’Ilaguine. Crânement campée sur le divan, Natacha suivait de ses yeux brillants leur conversation, tout en essayant parfois de réveiller Pétia pour lui donner sa part de toutes les friandises, mais ses réponses incohérentes prouvaient qu’il était profondément endormi. Elle ne se possédait pas de joie dans cet intérieur si nouveau pour elle, et la seule chose qu’elle craignît, c’était de voir arriver le droschki qui, à son grand regret devait l’emmener chez son père. Au bout d’un moment de silence, comme il en survient souvent entre un maître de maison et des hôtes qu’il reçoit pour la première fois, le « petit oncle », répondant à une de ses pensées intimes, s’écria :

« Oui, c’est ainsi que je finis de vivre… une fois mort, affaire sûre, marche !… il ne restera rien après moi ! »

Sa physionomie devint presque belle pendant qu’il parlait ainsi, et Nicolas se rappela tout le bien que son père lui avait toujours dit de lui. Il passait également dans tout le district pour le plus désintéressé et le plus noble des originaux, aussi le choisissait-on à chaque instant ou pour arbitre dans les discussions de famille, ou pour exécuteur testamentaire, ou enfin même pour confident. Presque toujours élu juge à l’unanimité, il avait également rempli d’autres fonctions électives, mais rien ne pouvait vaincre son refus d’accepter du service actif. Son temps se partageait ainsi : en automne et au printemps, il courait les champs sur son vieil étalon, ne quittait pas son petit réduit en hiver, et passait l’été étendu à l’ombre du sauvage fouillis qu’il appelait son jardin.

« Pourquoi ne vous décidez-vous pas à reprendre du service, petit oncle.

— J’ai servi, et c’est assez… bon à rien… affaire sûre, marche ! C’est votre affaire, à vous autres : quant à moi, je n’y comprends rien. Mais à la chasse, c’est autre chose… Affaire sûre, marche ! Hé là-bas, ouvrez donc la porte ! Qu’est-ce qui l’a fermée ? » La porte au fond du corridor (que l’oncle prononçait « colidor ») communiquait avec une chambre où les piqueurs et les valets de chiens prenaient ordinairement leurs repas. Les petits pieds nus de la fillette se rapprochèrent de nouveau, une main invisible ouvrit la porte, et les sons d’une « balalaïka[5] » dont les cordes vibraient sous les doigts d’un véritable artiste parvinrent jusqu’à eux :

« C’est mon cocher Mitka qui joue : aussi lui en ai-je acheté une excellente, cette musique me plaît ! » Il était d’habitude qu’au retour de la chasse, Mitka se livrât à ses fantaisies musicales, pendant que le « petit oncle » l’écoutait avec bonheur.

— C’est vraiment très joli, dit Nicolas avec une feinte indifférence, comme s’il était honteux d’avouer qu’il trouvait du charme à cette musique.

— Comment, très joli ? s’écria Natacha d’un ton de reproche, mais c’est charmant, mais c’est ravissant ! » Et en effet la chanson qu’elle écoutait lui semblait la plus idéale des mélodies, tout comme les champignons, le miel et les confitures d’Anicia lui avaient paru être les meilleurs qu’elle eût jamais mangés !

« Encore, encore, je t’en prie, » dit Natacha, lorsque la « balalaïka » se tut. Mitka l’accorda et reprit de nouveau la Barina, avec variations et changements de ton. L’oncle, la tête légèrement inclinée, un vague sourire sur les lèvres, écoutait religieusement. Le motif revint une centaine de fois sous les doigts exercés du musicien, et les cordes répétèrent à satiété les mêmes notes, sans fatiguer les oreilles de l’auditoire, qui ne cessait de les redemander. Anicia Fédorovna écoutait aussi, appuyée contre le linteau de la porte :

« Faites attention, mademoiselle, dit-elle avec un sourire qui rappelait celui de son maître. Il joue très bien !

— Voilà une mesure manquée, s’écria tout à coup le « petit oncle » en faisant un geste énergique. Ces notes-là doivent être plus vivement… enlevées, affaire sûre, marche !

— Sauriez-vous jouer de la balalaïka ? demanda Natacha surprise.

— Aniciouchka !… — et le « petit oncle » sourit malicieusement » — Vois un peu si les cordes de la guitare y sont toutes, il y a si longtemps que je ne l’ai eue entre les mains. »

Anicia exécuta cet ordre avec une visible satisfaction, et lui apporta la guitare.

La prenant avec soin, il souffla dessus pour en enlever quelques grains de poussière, et en tendit les cordes de ses doigts osseux ; puis, s’asseyant bien à son aise, et arrondissant d’une façon un peu théâtrale son coude gauche, il saisit le manche de l’instrument, cligna de l’œil à Anicia Fédorovna, et, pinçant un accord plein et sonore, commença, sans la moindre hésitation, à improviser sur le thème d’une chanson très populaire. Le rythme en était lent, mais le refrain exprimait une gaieté si douce, si discrète, la gaieté d’Anicia, qu’il pénétra jusqu’au cœur de Nicolas et de Natacha… et leur cœur chanta à l’unisson ! Anicia, dont la figure rayonnait, rougit, se cacha la figure dans son mouchoir et quitta le cabinet en souriant toujours ; le « petit oncle » continuait avec précision et avec aplomb à moduler ses cadences et ses variations, et son regard vaguement inspiré se portait vers la place qu’elle avait occupée. Un léger sourire flottait sous sa moustache grise, et s’accentuait vivement, lorsqu’il accélérait la mesure, que la chanson redoublait d’entrain, et qu’une corde criait aux passages difficiles.

« Ravissant, ravissant !… » Et Natacha, sautant de sa place, entoura le « petit oncle » de ses bras et l’embrassa : « Nicolas, Nicolas ! » ajouta-t-elle en se retournant vers son frère, comme pour lui faire partager sa surprise.

Mais le « petit oncle » avait recommencé à jouer. Anicia Fédorovna et plusieurs autres gens de la maison montrèrent leurs figures dans l’entrebâillement de la porte, pendant qu’il attaquait le : « Là-bas, là-bas, derrière la source fraîche, la jeune fille m’a dit : attends ! », et, brisant un accord, il remua légèrement les épaules.

« Eh bien, eh bien après ! » dit Natacha d’un ton si suppliant, que sa vie semblait dépendre de ce qui allait suivre. Le « petit oncle » se leva ; on aurait dit qu’il y avait en lui deux hommes différents, dont l’un répondait par un grave sourire à la naïve et pressante invitation à la danse exécutée par l’autre, par le musicien :

« En avant, ma nièce ! s’écria-t-il tout à coup, et Natacha, se débarrassant vivement de son châle, s’élança au milieu de la chambre, posa ses mains sur ses hanches et attendit, en imprimant à ses épaules un balancement imperceptible.

Comment, par quel procédé inconnu cette petite comtesse, élevée par une émigrée française, avait-elle pu et su s’assimiler, sous la seule impression de son air natal, ces mouvements, inimitables et indescriptibles de l’enfant du peuple, si vrais, si typiques, si russes en un mot, et que le fameux pas du châle de Ioghel aurait dû depuis longtemps lui avoir fait oublier ? Lorsqu’on la vit se préparer à répondre au signal, avec ses yeux pétillants de malice et son air souriant et assuré, la défiance involontaire de Nicolas et du reste de l’auditoire s’envola comme par enchantement ; il n’y avait plus à en douter, elle justifierait leur attente, et ils pouvaient hardiment l’admirer !

Elle mit une telle perfection à tout ce qu’elle avait à faire, qu’Anicia Fédorovna, après lui avoir aussitôt donné le petit mouchoir, complètement indispensable à ses attitudes, se mit à rire de bon cœur et à s’attendrir en même temps, pendant qu’elle suivait des yeux les pas et les gestes de cette fine et gracieuse créature. C’est que Natacha, si supérieure à cette jeune comtesse élevée dans le velours et la soie, savait si bien comprendre et exprimer non seulement ce qu’elle, Anicia, comprenait et sentait, mais encore tout ce qui faisait aussi battre le cœur de son père, de sa mère, de tous les siens, en un mot et pour mieux dire, tout cœur véritablement russe !

« Bravo, petite comtesse, affaire sûre, marche ! s’écria le « petit oncle » à la fin de la danse… Il ne te manque plus qu’un beau garçon pour mari !

— Mais pas du tout, il est tout choisi, dit Nicolas.

— Ah bah ! » reprit le vieux, stupéfait. Natacha répondit d’un signe de tête avec un joyeux sourire : « Et comme il est bien, » ajouta-t-elle. Mais à peine eut-elle prononcé ces mots, qu’un nouvel ordre d’idées et de sensations s’empara d’elle instantanément : « Nicolas a l’air de croire, pensa-t-elle, que mon André n’aurait ni approuvé ni partagé notre gaieté de ce soir, et moi je suis sûre du contraire… Où est-il à présent ? »… Et son joli visage s’assombrit l’espace d’une seconde ; « Inutile de penser à cela ! »… Et, reprenant tout son entrain, elle s’assit à côté du « petit oncle », et le pria avec instance de leur chanter encore un air : il y consentit avec plaisir.

Il chantait comme chante le paysan, pour qui toute l’importance de la chanson est dans les paroles, pour qui le motif est un accessoire qui vient de lui-même sans effort et qui sert uniquement à marquer la cadence. Aussi ce chant presque inconscient, comme celui de l’oiseau, avait-il chez le « petit oncle » un charme et un attrait tout particuliers. Natacha déclara dans son enthousiasme qu’elle jetterait là la harpe et qu’elle étudierait désormais la guitare ; et elle parvint à pincer quelques accords sur celle du « petit oncle ».

Vers les dix heures on annonça l’arrivée d’une « lineïka[6] », d’un droschki et de trois hommes à cheval, envoyés à la recherche des jeunes gens. Le comte et la comtesse s’étaient fort inquiétés, ne sachant ce qu’ils étaient devenus, disait un des valets.

Pétia fut transporté tout endormi et déposé comme un mort dans la « lineïka » ; Nicolas et Natacha montèrent en droschki ; le « petit oncle » prit grand soin de l’envelopper chaudement avec une tendresse toute paternelle ; il les reconduisit à pied jusqu’au pont, qu’il fallait laisser de côté pour traverser la rivière à gué et où ses chasseurs avaient reçu l’ordre de se tenir avec des lanternes.

« Adieu, ma chère nièce, » lui cria encore une fois du milieu de l’obscurité la voix dont le chant résonnait encore aux oreilles de Natacha.

Quelques feux rougeâtres brillaient à l’intérieur des « isbas » du village qu’ils traversèrent, et le vent en rabattait gaiement la fumée.

« Quelle perle que cet oncle ! dit Natacha, dès qu’ils eurent atteint la grande route.

— Oui, répondit Nicolas. Ne sens-tu pas le froid ?

— Non, je suis si bien, si bien, si bien ! » répondit-elle, étonnée elle-même de la joie qu’elle éprouvait. Ils gardèrent longtemps le silence.

Une nuit noire et un brouillard assez épais permettaient à peine de distinguer les chevaux, dont on entendait le piétinement dans la boue.

Que se passait-il dans cette âme d’enfant, si impressionnable, toujours prête à saisir au vol les sensations les plus diverses de la vie ? Comment parvenait-elle à les éprouver toutes à la fois et à les accorder ensemble ? Elle se sentait heureuse, comme elle le disait, et à quelques pas de la maison elle lança tout à coup en l’air, d’une voix joyeuse, le refrain de la chanson, qu’elle avait vainement cherché jusque-là, et qu’elle venait de retrouver.

« C’est bien ça ! lui dit son frère.

— Nicolas, à quoi pensais-tu tout à l’heure ? lui dit-elle en lui faisant une question qu’ils s’adressaient souvent entre eux.

— Moi, j’ai d’abord pensé à Rougaï, chez qui j’ai découvert une certaine ressemblance avec « l’oncle » ; je crois que, s’il avait été homme, il aurait toujours gardé l’« oncle » auprès de lui, aussi bien pour la chasse que pour la musique… N’est-ce pas vrai ? Et toi ?…

— Moi ? attends un peu. Moi, je pensais à notre course : il me semblait qu’au lieu de nous retrouver bientôt à Otradnoë, nous passerions peut-être cette nuit noire dans un château féerique, et puis… Non, c’est tout…

— Je devine, tu as sûrement pensé à « lui » ?

— Non, repartit Natacha… » Et pourtant elle avait pensé à « lui », et à l’impression que le « petit oncle » lui aurait produite : Sais-tu, dit-elle, que je crois que jamais je ne serai aussi heureuse et aussi tranquille que je le suis dans ce moment !

— Bah ! quelle folie !… c’est de l’exagération pure, » lui répondit Nicolas pendant que tout bas il se disait : « Quel trésor que cette Natacha, c’est mon meilleur ami… Quel besoin a-t-elle de se marier, lorsque nous aurions pu passer notre vie ensemble à courir ainsi de droite et de gauche ! »

« Quel cœur que ce Nicolas, se disait Natacha de son côté. Ah ! regarde donc, il y a encore de la lumière au salon, ajouta-t-elle en lui montrant les fenêtres, qui se détachaient brillantes sur le fond brumeux et velouté de la nuit.


VIII

Le vieux comte Rostow avait renoncé à ses fonctions de maréchal de la noblesse du district, parce qu’elles l’entraînaient à de trop fortes dépenses, et cependant l’état de ses finances ne s’améliorait guère. Nicolas et Natacha surprenaient souvent leurs parents causant à voix basse, et d’un air agité, de la vente de leur hôtel à Moscou, ou du bien qu’ils avaient dans les environs. Rentré dans la vie privée, le comte ne donnait plus ni fêtes ni banquets ; aussi la vie à Otradnoë était-elle devenue plus calme que les années précédentes ; pourtant ni la maison ni ses dépendances ne désemplissaient, et il y avait chaque jour une vingtaine de personnes à table. C’étaient des habitués, des amis, des familiers, qui faisaient presque partie de la famille, ou qui du moins semblaient ne pouvoir plus s’en détacher ; entre autres un musicien nommé Dimmler avec sa femme, le maître de danse Ioghel avec sa famille, la vieille demoiselle Bélow, l’instituteur de Pétia, l’ancienne gouvernante des demoiselles, et d’autres encore qui trouvaient tout simple de vivre chez le comte plutôt que chez eux. Aussi, bien qu’il n’y eût plus de grandes réunions, la vie allait son train comme par le passé, et ni le maître ni la maîtresse de la maison n’auraient pu se la représenter autrement. Le train de chasse avait été augmenté par Nicolas ; on nourrissait toujours cinquante chevaux à l’écurie, on tenait toujours quinze cochers, on se faisait toujours des cadeaux de grand prix aux jours de fête, et ces jours-là se terminaient, selon l’antique usage, par un dîner monstre, auquel on invitait tout le voisinage ; le comte jouait comme d’habitude au boston et au whist, en laissant invariablement voir toutes ses cartes à ses amis, qui s’arrogeaient le droit de faire sa partie, et de l’alléger, sans scrupule aucun, de quelques centaines de roubles, qui constituaient le plus clair de leurs revenus.

Le comte marchait à l’aveuglette au milieu du réseau embrouillé de ses embarras pécuniaires, s’efforçant de se les dissimuler, ne parvenant qu’à les accroître, et ne se sentant ni la patience ni le courage nécessaires pour en délier un à un tous les nœuds. Le cœur aimant de la comtesse pressentait la ruine de ses enfants, sans en accuser son mari, trop âgé malheureusement pour se réformer, et cherchait les moyens de remédier à leur désastreuse situation. Il n’en existait, à son point de vue féminin, qu’un seul, le mariage de Nicolas avec une riche héritière ; elle se cramponnait à cette dernière planche de salut ; mais, si son fils refusait le parti qu’elle avait à lui proposer, tout espoir de relever leur fortune serait définitivement perdu. La personne qu’elle avait en vue était la fille de gens parfaitement honorables, que les Rostow connaissaient depuis son enfance, la jeune Julie Karaguine, qui, par suite de la mort de son second frère, était devenue subitement une très riche héritière.

La comtesse écrivit directement à Mme Karaguine, pour lui demander si cette union lui convenait, et en reçut une réponse des plus favorables : Mme Karaguine invitait même Nicolas à venir les voir à Moscou, afin que Julie pût se décider en toute liberté.

Nicolas avait plus d’une fois entendu sa mère exprimer devant lui, avec des larmes dans les yeux, son vif désir de le voir marier ; le sort de ses deux filles étant désormais assuré, l’accomplissement de ce dernier désir adoucirait les quelques jours qui lui restaient à vivre, disait-elle, en faisant de constantes allusions à une charmante jeune fille qu’elle lui destinait.

Un jour enfin elle lui parla sans détour des vertus de Julie et lui conseilla, aux approches de Noël, d’aller passer quelque temps à Moscou. Nicolas, qui avait deviné sans peine pourquoi elle le lui conseillait, amena un jour sa mère à s’en expliquer franchement avec lui ; elle ne lui cacha pas qu’elle espérait voir leur fortune relevée et redorée par son mariage avec sa chère Julie.

« Ainsi donc, maman, si j’aimais une jeune fille sans dot, vous auriez exigé le sacrifice de mon amour et de mon honneur, pour me faire faire un mariage d’argent ?

— Oh non, tu ne m’as pas compris, lui répondit-elle, ne sachant comment justifier son désir. Je ne cherche que ton bonheur ! » Et, sentant que ce n’était pas là son seul et véritable motif et qu’elle faisait fausse route, elle fondit en larmes.

« Ne pleurez pas, maman, dites-moi simplement que vous le désirez, et vous savez bien que je donnerais ma vie pour que vous ayez la paix, et que je sacrifierais tout, jusqu’à mon sentiment. »

Mais la comtesse ne l’entendait point ainsi ; elle ne demandait pas de sacrifice, elle se serait plutôt sacrifiée elle-même, si la chose avait été possible :

« N’en parlons plus, tu ne m’as pas comprise ! dit-elle en essuyant ses larmes.

— Comment a-t-elle pu me proposer ce mariage ? pensait Nicolas. Elle croit donc que je n’aime pas Sonia, parce que Sonia est pauvre, et cependant je serais mille fois plus heureux avec elle qu’avec une poupée comme Julie ! »

Il resta à la campagne ; sa mère ne revint plus sur ce sujet mais, voyant, non sans douleur et sans irritation, l’intimité croissante qui s’établissait entre son fils et Sonia, elle ne pouvait s’empêcher de tourmenter Sonia à tout propos, et de lui dire « vous » et « ma chère ». Parfois elle se reprochait ces continuels coups d’épingle, elle en voulait à sa pauvre petite nièce de les recevoir avec une douceur et une humilité sans égales, de lui témoigner en toute occasion un dévouement plein de reconnaissance, et d’aimer Nicolas d’un amour si fidèle et si désintéressé, qu’on ne pouvait s’empêcher de l’admirer.

On reçut à cette époque une lettre du prince André, datée de Rome ; c’était la quatrième depuis son départ ; il aurait été depuis longtemps en route pour la Russie, disait-il, si les chaleurs, qui avaient rouvert sa blessure, ne l’obligeaient à remettre son retour aux premiers jours de janvier. Natacha, bien qu’elle fût éprise de son fiancé, et que cet amour même eût calmé ses rêveries, ne s’en laissait pas moins aller à toutes les impressions joyeuses de la vie ; mais, vers la fin du quatrième mois après leur séparation, elle tomba dans une profonde mélancolie, et s’y abandonna tout entière. Elle pleurait sur son malheureux sort, elle pleurait sur le temps qui s’écoulait ainsi sans profit pour elle, tandis qu’elle sentait dans son cœur un invincible besoin d’aimer et de se faire aimer.

Le congé de Nicolas allait expirer, et l’approche de son départ ajoutait encore à la tristesse de ce morne intérieur.

IX

Noël était venu, et, sauf la messe en grande pompe et les cérémonies religieuses, avec les ennuyeux cortèges de félicitations des voisins et de la domesticité, sauf les robes neuves qui faisaient leur apparition à cette occasion, rien n’était survenu ce jour-là de plus particulier, de plus extraordinaire, qu’un froid de vingt degrés, par un temps calme, un soleil éblouissant, et une nuit étoilée et scintillante.

Après le dîner du troisième jour des fêtes, lorsque chacun fut rentré dans son coin, l’ennui s’installa en maître dans toute la maison. Nicolas, revenu d’une tournée de visites dans le voisinage, dormait d’un profond sommeil dans le grand salon. Le vieux comte suivait son exemple dans son cabinet. Sonia, assise à une table ronde du petit salon, copiait un dessin. La comtesse faisait une patience, et Nastacia Ivanovna, le vieux bouffon à figure chagrine, assis à une fenêtre entre deux vieilles femmes, ne soufflait mot. Natacha, qui venait d’entrer, se pencha un moment au-dessus du travail de Sonia, et, s’approchant de sa mère, s’arrêta devant elle en silence :

« Pourquoi erres-tu comme une âme en peine ? Que veux-tu ?

— Je le veux lui, lui,… ici,… tout de suite ! » répliqua Natacha, les yeux brillants, et d’une voix saccadée.

Le regard de sa mère plongea dans le sien.

« Ne me regardez pas ainsi, je vous en supplie, je vais pleurer !

— Assieds-toi là.

— Maman, il me le faut, lui ! Pourquoi dois-je ainsi périr d’ennui… » Sa voix se brisa, les larmes jaillirent de ses yeux, et, quittant brusquement le salon, elle se dirigea vers la chambre des filles de service, où une vieille femme de chambre en sermonnait une jeune, qui arrivait toute haletante du dehors.

« Il y a temps pour tout, grommelait la vieille, tu t’es amusée assez longtemps !

— Laisse-la tranquille, Kondratievna, dit Natacha. Va, Mavroucha, va ! »

Poursuivant sa tournée, Natacha arriva dans le vestibule. Un vieux domestique et deux jeunes laquais y jouaient aux cartes ; son entrée interrompit leur jeu et ils se levèrent : « Et ceux-ci, que vais-je en faire ? » se dit-elle.

« Nikita, va, je t’en prie… où pourrais-je bien l’envoyer ?… Ah ! va me chercher un coq quelque part, et toi, Micha, apporte-moi de l’avoine.

— Un peu d’avoine ? demanda gaiement Micha.

— Va, va donc vite ! dit le vieux.

— Et toi, Fédor, donne-moi un morceau de craie ! »

Arrivée ensuite à l’office, elle fit préparer le samovar, bien que ce ne fût pas encore l’heure du thé ; elle avait envie d’exercer son pouvoir sur le sommelier Foka, l’homme le plus morose, le plus grincheux de tous leurs serviteurs. Il n’en crut pas ses oreilles et s’empressa de lui demander si c’était bien sérieux :

« Ah not’ demoiselle ! » murmura Foka en faisant semblant de se fâcher.

Personne ne donnait autant de commissions aux domestiques, personne ne les envoyait de tous côtés, comme Natacha. Dès qu’elle en apercevait un, elle s’ingéniait à lui trouver de la besogne : c’était plus fort qu’elle. On aurait dit qu’elle essayait sur eux sa puissance, qu’elle tenait à voir si l’un d’eux ne s’aviserait pas un beau jour de se révolter contre sa tyrannie, et pourtant c’étaient ses ordres qu’ils exécutaient toujours avec le plus d’empressement : « Et maintenant que ferai-je ? Où aller ? » se dit-elle en enfilant le long corridor, où le bouffon venait à sa rencontre : « Nastacia Ivanovna qu’est-ce que je mettrai au monde ?

— Toi ? des puces, des cigales et des grillons, c’est sûr !

— Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu, se dit Natacha, toujours la même chose, toujours le même ennui, où me fourrer ? » Sautant lestement de marche en marche, elle monta au second et entra chez Ioghel. Deux gouvernantes y étaient en train de causer avec M. et Mme Ioghel ; le dessert, composé d’un plat de quatre mendiants, était posé sur la table, et l’on discutait vivement sur la cherté de l’existence à Moscou et à Odessa. Natacha s’assit un instant, écouta d’un air pensif et se leva : « L’île de Madagascar !… Ma-da-gas-car ! » murmura-t-elle en scandant chaque syllabe, et elle sortit sans répondre à Mme Schoss, qui était fort intriguée de sa mystérieuse exclamation. Rencontrant Pétia et son menin, fort occupés tous deux du feu d’artifice qu’on devait tirer à la tombée de la nuit :

« Pétia ! lui cria-t-elle, porte-moi jusqu’au bas !… » Et elle sauta sur le dos de Pétia, en lui enlaçant le cou de ses deux mains, et ils arrivèrent ainsi, l’un portant l’autre, en gambadant et en galopant jusqu’à l’escalier.

« Assez, merci… Madagascar ! » répéta-t-elle, et, sautant brusquement à terre, elle descendit les degrés en courant.

Après avoir exploré son royaume, fait acte de pouvoir, après s’être convaincue que ses sujets étaient obéissants et qu’il n’y avait que de l’ennui à en tirer, Natacha rentra dans la grande salle, prit une guitare et alla s’asseoir dans le coin le plus sombre, en effleurant de ses doigts les basses cordes, et en cherchant l’accompagnement d’un air d’opéra que le prince André et elle avaient entendu ensemble un soir à Pétersbourg. Les quelques accords, incertains et confus, qu’elle ébauchait timidement du bout de ses doigts auraient sans doute frappé l’oreille la moins exercée par leur manque d’harmonie et de sens musical, tandis que, grâce à la vivacité de son imagination, ils réveillèrent en elle une longue série de souvenirs. Adossée au mur et à moitié cachée par une petite armoire, les yeux fixés sur un filet de lumière qui venait de l’office, en glissant sous la porte, elle écoutait avec délices, et évoquait le passé.

Sonia traversa la salle, un verre à la main. Natacha lui jeta un coup d’œil et le reporta aussitôt sur la fente de la porte ; il lui sembla qu’elle s’était déjà trouvée dans cette même situation, entourée de ces mêmes détails, et regardant Sonia passer un verre à la main : « Oui, oui, c’était bien ainsi ! » pensa-t-elle.

« Sonia, qu’est-ce que cela ? ajouta-t-elle en faisant quelques notes.

— Comment, tu es là ! dit Sonia en tressaillant et en s’approchant pour écouter… Je ne sais pas, est-ce la Tempête ? demanda-t-elle en hésitant, avec la certitude de se tromper.

— Oui, c’est bien ainsi, pensa Natacha, elle a tressailli alors et elle s’est approchée doucement en souriant et alors aussi j’ai pensé, comme je le pense à présent… qu’il y a en elle ce quelque chose qui me manque… Non, reprit-elle tout haut, tu n’y es pas, c’est le chœur dans le Porteur d’eau ; écoute !… et elle en fredonna le motif… Où allais-tu ?

— Changer l’eau du verre, je vais achever le dessin.

— Tu es toujours occupée, toi, et moi, jamais ! Où est Nicolas ?

— Il dort, je crois.

— Va le réveiller, Sonia. Dis-lui qu’il vienne chanter ! »

Sonia la quitta, et Natacha se prit de nouveau à songer, et à se demander comment tout cela avait pu se passer. N’ayant pu résoudre ce grave problème, elle retomba dans ses souvenirs : elle le revit, « lui », et sentit ses regards passionnés fixés sur elle : « Qu’il revienne au plus tôt ! J’ai si grand’peur qu’il ne tarde encore !… Et puis, il n’y a pas à dire, je vieillis, et je ne serai plus ce que je suis à présent… Qui sait ? Peut-être arrivera-t-il aujourd’hui ? Peut-être est-il déjà arrivé ? Peut-être est-il là, au salon ?… Ne serait-il pas par hasard ici depuis hier, et ne l’aurais-je pas oublié ?… » Elle se leva, déposa sa guitare, et passa dans la pièce voisine. Tout le monde était réuni autour de la table de thé, les professeurs, les gouvernantes, les invités ; les domestiques servaient les uns et les autres… mais le prince André n’y était point !

« Ah ! la voilà, dit le vieux comte, viens t’asseoir ici ! » Mais Natacha s’arrêta près de sa mère, sans répondre à l’invitation de son père ; ses yeux cherchaient quelqu’un.

« Maman… donnez-le-moi, donnez-le-moi plus vite, plus vite, » murmura-t-elle en retenant avec peine un sanglot. Elle s’assit et écouta la conversation : « Mon Dieu, se dit-elle, toujours les mêmes personnes, et toujours la même chose… Papa aussi tient sa tasse comme d’habitude, et souffle dessus comme hier, comme il soufflera demain… » Elle éprouva une sourde irritation contre eux tous, et elle leur en voulait de ce qu’il n’y avait rien de changé.

Après le thé, Nicolas, Sonia et Natacha se blottirent dans leur coin favori de la grande salle : c’était là qu’ils causaient entre eux à cœur ouvert.


X

« T’arrive-t-il quelquefois, dit Natacha à son frère, de sentir qu’on n’a plus rien devant soi, qu’on a déjà reçu toute sa part de bonheur, et d’être, non pas ennuyé, mais profondément triste ?

— Certainement ! Il m’est arrivé bien souvent de voir des amis et des camarades gais et en train, de l’être moi-même comme tous les autres, et de me trouver tout à coup envahi par une tristesse et un dégoût invincibles de la vie, au point de me demander si ce ne serait pas pour chacun de nous l’heure de mourir. Je me souviens, par exemple, qu’un jour, au régiment, la musique jouait, et j’étais plongé dans une telle mélancolie, que je n’ai pas même songé à aller parader à la promenade !

— Comme je te comprends ! Et moi, je me souviens, reprit Natacha, qu’une fois, étant toute petite, on m’avait punie pour avoir mangé des prunes, je crois… j’étais innocente, et vous autres vous dansiez… on m’avait laissée seule dans la chambre d’étude… je pleurais, je pleurais de chagrin et sur moi, et sur vous tous qui me faisiez tant de peine !

— Oui, je me rappelle même que je suis allé te consoler, et que je ne savais comment m’y prendre… nous étions très ridicules alors !… Je possédais un petit bonhomme à grelots, dont je t’ai fait cadeau à cette occasion.

— Te rappelles-tu aussi, poursuivit Natacha, bien avant cela, lorsque nous étions hauts comme la main, notre oncle nous a appelés dans son cabinet, il y faisait sombre, et tout à coup nous y avons vu…

— Un nègre ! acheva Nicolas avec un joyeux sourire. Certainement, je le vois comme s’il était là, et j’en suis encore à me demander si c’était un songe, une réalité ou un conte bleu inventé à plaisir.

— Il avait des dents blanches et nous regardait de ses yeux noirs.

— Vous le rappelez-vous, Sonia ?

— Oui, oui, mais bien vaguement.

— Papa et maman m’ont pourtant toujours assuré qu’il n’y a jamais eu de nègre chez nous… Et les œufs, te rappelles-tu les œufs que nous roulions à Pâques, et le jour où deux petites vieilles grimaçantes sont sorties du parquet, et se sont mises à tourner autour de la table ?

— Oui, oui, et papa qui, avec sa fourrure sur le dos, tirait des coups de fusil sur le perron… tu ne l’as pas oublié non plus ?… » Et ainsi défilaient l’un après l’autre devant eux, non pas les mélancoliques souvenirs de la vieillesse, mais ces doux et innocents tableaux de la première enfance, qui se perdent dans un vague lointain plein de poésie et flottent entre la réalité et le songe.

Sonia rappela aussi comme elle avait eu peur de Nicolas, à cause des brandebourgs de sa jaquette, et que sa bonne lui avait assuré que sa robe en serait un jour garnie de haut en bas :

« C’est alors qu’on m’a raconté que tu étais venue au monde sous un chou, dit Natacha… Je n’osais pas dire que c’était faux, mais cela me préoccupait beaucoup ! »

Une porte s’ouvrit à ce moment, et une femme, s’écria, en passant sa tête par l’entre-bâillement :

« Mademoiselle, mademoiselle, on a apporté le coq !

— Inutile, Polïa, renvoie-le, » dit Natacha.

Dimmler, qui était entré sur ces entrefaites, s’approcha de la harpe reléguée dans un coin, et, en l’ôtant du fourreau, lui fit rendre un son discordant.

« Édouard Karlovitch, jouez-nous mon Nocturne favori, celui de M. Field, » lui cria la comtesse, de l’autre pièce.

Dimmler prit un accord, et se tournant de leur côté :

« Comme vous voilà tranquilles, jeunesse !

— Oui, nous philosophons, » répondit Natacha, et ils continuèrent à causer de leurs rêves.

Dimmler avait à peine commencé le Nocturne, que Natacha se leva, traversa la chambre à pas de loup, prit la bougie qui brûlait sur la table, l’emporta dans le salon voisin, et revint occuper sa place sur le canapé. Il faisait nuit noire dans la salle, dans leur coin surtout, mais les rayons argentés de la lune, pénétrant par les grandes fenêtres, se jouaient sur le parquet.

« Sais-tu, dit Natacha tout bas, pendant que Dimmler, après avoir exécuté le morceau demandé, laissait errer ses doigts au hasard sur les cordes, ne sachant à laquelle de ses réminiscences musicales s’arrêter ; sais-tu, Nicolas, que lorsqu’on remonte de souvenir en souvenir, on va si loin, si loin, qu’on en arrive à se rappeler ce qui a précédé notre propre venue en ce monde, et…

— Mais c’est de la métempsycose, dit Sonia, qui n’avait pas oublié ses leçons d’autrefois. Les Égyptiens croyaient que nos âmes avaient habité des corps d’animaux, et qu’elles y retournaient après notre mort.

— Je n’en crois rien, reprit Natacha tout bas, bien que la musique eût cessé depuis un moment ; mais je sais pour sûr que nous avons été des anges là-bas, quelque part, et même peut-être ici, et que c’est pour cela que nous avons gardé le souvenir d’une vie antérieure.

— Peut-on se joindre à vous ? demanda Dimmler, en s’approchant de leur groupe.

— Si nous avons été des anges, comment sommes-nous tombés plus bas ?

— Comment, plus bas ? Mais qui te dit que c’est plus bas ?… qui peut savoir ce que j’ai été ? reprit Natacha avec conviction. L’âme étant immortelle, si ma destinée est de vivre éternellement dans l’avenir, je dois avoir vécu dans le passé, et j’ai donc aussi une éternité derrière moi.

— Oui, mais il est difficile de se la représenter, cette éternité, objecta Dimmler, dont le sourire moqueur avait complètement disparu.

— Pourquoi difficile ? demanda Natacha. Après le jour d’aujourd’hui vient le jour de demain, et puis le surlendemain, et toujours ainsi : hier a été, demain sera, et…

— Natacha, c’est à ton tour maintenant, chante-moi quelque chose, lui dit sa mère… Que faites-vous là dans un coin, comme des conspirateurs ?

— J’en ai si peu envie, maman ! » Cependant elle se leva, et Nicolas se mit au piano. Se plaçant selon son habitude au milieu de la salle, à l’endroit le plus favorable pour la résonance, Natacha chanta la romance favorite de sa mère.

Quoiqu’elle eût déclaré ne pas se sentir bien disposée, de longtemps elle n’avait chanté, et de longtemps encore elle ne chanta comme ce soir-là. Le vieux comte, qui causait dans son cabinet avec Mitenka, se hâta de lui donner ses dernières instructions dès qu’il entendit la première note, comme un écolier pressé de finir sa tâche pour retourner à ses jeux ; mais comme il n’y parvenait pas, il se tut et écouta, pendant que Mitenka, debout devant lui, écoutait en silence et d’un air satisfait. Nicolas ne quittait pas sa sœur des yeux, et respirait avec elle aux mêmes pauses. Sonia, subissant le charme de cette voix idéale, songeait à l’immense différence qu’il y avait entre elle et son amie, et se disait que jamais elle n’exercerait une pareille fascination. La vieille comtesse avait interrompu sa patience, un doux et triste sourire voltigeait sur ses lèvres, ses yeux étaient humides de larmes, et elle branlait la tête au souvenir de sa propre jeunesse, à la pensée de l’avenir de sa fille, et à cette union d’un caractère si étrange et si inquiétant.

Dimmler, assis à côté d’elle, les yeux à moitié fermés, prêtait l’oreille avec ravissement :

« C’est véritablement un talent européen, lui disait-il ; elle n’a rien à apprendre… tant de force, de douceur, de moelleux !…

— Ah ! combien j’ai peur pour elle ! » répondit la comtesse, car son cœur de mère lui faisait deviner en Natacha une surabondance de sève qui nuirait à son bonheur. Elle chantait encore, que Pétia se précipita tout triomphant dans la salle, pour annoncer l’arrivée d’une troupe de masques.

« Imbécile ! » s’écria Natacha, en s’arrêtant court ; et, se jetant sur une chaise, elle se mit à sangloter si fort, qu’il lui fallut quelques minutes pour se remettre : « Ce n’est rien, maman, rien, je vous assure, ajouta-t-elle, en essayant de sourire ; — Pétia m’a effrayée, voilà tout !… » Et ses larmes coulaient de plus belle.

Toute la domesticité s’était costumée : les uns en ours, en Turcs, en cabaretiers, en dames ; les autres en monstres fantastiques. Apportant avec eux le froid du dehors, ils n’osèrent d’abord franchir le seuil du vestibule, mais, prenant peu à peu courage, se poussant mutuellement, et se cachant les uns derrière les autres, ils pénétrèrent tous bientôt dans la grande salle. Là leur timidité dégela enfin, ils se laissèrent aller à la plus franche gaieté, et les chants, les danses, les jeux de toutes sortes s’organisèrent à l’envi. La comtesse, après avoir examiné et reconnu tous les masques, rentra au salon, en leur laissant son mari, dont la figure réjouie les encourageait à s’amuser. La jeunesse s’était éclipsée.

Mais au bout d’une demi-heure on vit paraître une vieille marquise, avec des mouches, qui n’était autre que Nicolas ; une Turque, Pétia ; un paillasse, Dimmler ; un hussard Natacha ; et un Tcherkesse, Sonia, toutes deux avec des sourcils et des moustaches charbonnés au bouchon.

Après avoir été reçus avec une surprise bien jouée, et reconnus plus ou moins vite, les jeunes gens, fiers de leurs déguisements, décidèrent à l’unanimité qu’il fallait aller les montrer à des étrangers.

Nicolas, qui brûlait du désir de faire faire aux siens une longue promenade en troïka[7], leur proposa, vu l’excellent état du chemin, d’aller chez le « petit oncle », avec une dizaine de masques.

« Vous dérangerez le vieux, et voilà tout ! leur dit la comtesse, car il n’aura même pas la place pour vous recevoir. Si vous voulez faire une course, allez plutôt chez les Mélukow. »

Mme Mélukow était une veuve du voisinage, dont la maison, pleine d’enfants de tout âge, de gouverneurs et de gouvernantes, était située à quatre verses d’Otradnoë.

« C’est fort bien imaginé, ma chère, dit le comte enchanté ; je vais aussi me costumer et me joindre à eux ; je saurai bien réveiller Pachette. »

Mais la comtesse n’entendait pas de cette oreille-là : c’était de la folie ! Cela n’avait pas le sens commun d’exposer son pied malade au froid ; le comte céda, et Mme Schoss s’offrit pour accompagner les jeunes filles. Le costume de Sonia était le mieux réussi, ses sourcils et sa moustache lui seyaient à merveille, sa jolie figure ressortait à plaisir, et ses habits d’homme lui donnaient un aplomb et un entrain inusités. Une voix secrète lui disait que cette soirée déciderait de son sort. Quelques instants après, quatre traîneaux attelés en troïka, avec grelots et clochettes, et dont les patins grinçaient et criaient sur la neige durcie, défilèrent un à un devant le perron.

Natacha fut la première à se mettre au diapason de cette folie de carnaval, qui, après avoir peu à peu gagné chacun de proche en proche, arriva enfin à sa plus bruyante expression, lorsque tous les masques descendirent le perron, et finirent par se grouper dans les différents traîneaux, en riant aux éclats et en s’interpellant les uns les autres.

Deux des troïkas étaient attelées de chevaux de fatigue, la troisième de ceux du comte, dont le cheval de brancard passait pour être un trotteur du haras d’Orlow ; la quatrième, avec son petit timonier noir et ébouriffé, appartenait en toute propriété à Nicolas. Debout dans son costume de vieille marquise, sur lequel il avait jeté son manteau de hussard, serré à la taille par une ceinture, il rassemblait les rênes.

Comme la lune brillait d’un vif éclat, les rayons se reflétaient dans les plaques de cuivre de l’attelage, et scintillaient dans la prunelle des chevaux, dont les yeux se portaient avec inquiétude sur le groupe bruyant qui s’agitait sous le sombre auvent de l’entrée.

Natacha, Sonia, Mme Schoss et deux filles de chambre s’assirent dans le traîneau de Nicolas ; Dimmler, sa femme et Pétia dans celui du comte, le reste des masques dans les deux autres :

« Zakhare ! va en avant ! » cria Nicolas au cocher de la troïka de son père, il voulait se donner le plaisir de le dépasser plus tard. Le traîneau du vieux comte s’ébranla ; ses patins, que la gelée semblait avoir soudés au sol, crièrent, la cloche tinta avec force, les chevaux se serrèrent contre le brancard, et partirent sur la neige brillante et ferme, en la rejetant à droite et à gauche, comme du sucre cristallisé.

Nicolas venait en second : les autres s’élancèrent après lui sur l’étroit chemin, en faisant entendre le même bruit et le même grincement. Pendant qu’ils longeaient le mur extérieur du parc, l’ombre des grands arbres dénudés se couchait en travers de la route, et interceptait par endroits la vive clarté de la lune ; mais à peine l’eurent-ils dépassé, que de tous côté s’étendit à leurs regards la vaste plaine de neige immobile qu’une lumière scintillante diaprait au loin des mille feux et des paillettes sans nombre de ses chatoyants reflets. Tout à coup une ornière imprima une violente secousse au premier traîneau, et fit bondir les suivants, qui s’espacèrent à la file en troublant de leur bruit insolent le calme immuable et souverain qui régnait autour d’eux :

« Des traces de lièvre ! » s’écria Natacha, dont la voix perça comme une flèche l’air immobile et glacé.

« Comme il fait clair, Nicolas ! » dit Sonia, Nicolas se retourna pour examiner cette jolie figure à moustaches et à sourcils noirs, qui, aux rayons de la lune et sous son bonnet de zibeline, lui semblait éloignée et rapprochée à la fois :

« Ce n’est plus Sonia, se dit-il en souriant.

— Qu’avez-vous, Nicolas ?

— Rien ! » lui répondit-il, et il reprit sa première position.

Arrivés sur la grand’route battue et labourée par les fers à crampons des chevaux, et sillonnée de longues traces d’apparence huileuse qui marquaient le passage des traîneaux, l’attelage tira sur les rênes et accéléra sa course. Le cheval de gauche, la tête penchée en dehors, avançait par bonds, tandis que le timonier, remuant les oreilles, paraissait hésiter et se demander si le moment était venu de s’élancer à son tour. Perdu dans le lointain, le traîneau de Zakhare faisait l’effet d’une tache noire qui se détachait sur la blancheur de la neige à mesure qu’il s’éloignait, le tintement de ses clochettes devenait de plus en plus indistinct, et les chants et les cris des masques retentissaient dans la nuit claire et pure.

« Eh là ! mes amis chéris ! » s’écria Nicolas, en ramenant les rênes d’une main et en levant de l’autre son fouet. Le traîneau partit comme un trait : la force du courant d’air qui frappait les visages, et les bonds toujours plus rapides des deux chevaux de volée, donnaient seuls l’idée de la vitesse de la course. Nicolas regarda en arrière les deux autres cochers, qui, criant et encourageant leurs chevaux du fouet et de la voix, faisaient galoper les timoniers, pour n’être pas distancés ; celui de Nicolas, se balançant sous la « douga[8] » du brancard, conservait l’égalité de son allure, tout prêt à doubler le mouvement au moindre signal.

Ils atteignirent bientôt la première troïka, et, après avoir descendu une pente, ils arrivèrent sur une large route de traverse qui longeait une prairie.

« Où sommes-nous ? se demanda Nicolas ; n’est-ce pas la prairie et la colline du bord de la rivière ? Mais non, vraiment, je ne m’y reconnais plus ! C’est du nouveau, de l’inconnu !… Dieu sait où nous sommes !… Enfin n’importe !… » Et, appuyant ses chevaux d’un vigoureux coup de fouet, il continua sa course droit devant lui.

Zakhare retint une seconde son attelage, et tourna son visage couvert de givre vers Nicolas, qui lança sa troïka à fond de train.

« Attention, maître ! » lui cria Zakhare, qui, penché en avant, les bras tendus et faisant claquer sa langue, partit à son tour comme une flèche.

Pendant un moment les deux troïkas volèrent de front, mais bientôt, malgré tous les efforts de Zakhare, Nicolas gagna de l’avance, et le dépassa enfin, rapide comme l’éclair ; un tourbillon de neige fine, soulevé par les pieds de ses chevaux, s’abattit sur la troïka rivale, les patins grincèrent, les femmes poussèrent des cris aigus, et les deux attelages, confondant et enchevêtrant leurs ombres fugitives, luttèrent entre eux de vitesse.

Nicolas, modérant l’ardeur des chevaux, regarda autour de lui ; devant, derrière, partout s’étendait à perte de vue la plaine féerique, parsemée d’étoiles d’argent et toute baignée de lumière : « Zakhare me crie de prendre à gauche… Pourquoi à gauche ? pensa-t-il. On dirait que nous allons chez les Mélukow ?… Pas du tout, nous allons à l’aventure, et à la grâce de Dieu !… Comme tout cela est étrange et charmant à la fois !… » Et il se retourna vers ceux qu’il menait.

« Vois donc sa barbe et ses cils, qui sont tout blancs, » dit tout à coup l’un des deux jolis et fantastiques jeunes gens, aux sourcils arqués et à la fine moustache.

« Celui qui vient de parler, c’est Natacha, je crois, se dit Nicolas, et ce Tcherkesse là-bas, qui est-ce donc ?… je ne le connais pas, mais je l’aime ! »

« N’êtes-vous pas transies ? » Elles lui répondirent par un éclat de rire. Dimmler s’égosillait de son côté ; ce qu’il disait devait être drôle, car on riait aux éclats dans son traîneau.

« De mieux en mieux, se disait à lui-même Nicolas, nous voilà maintenant dans une forêt enchantée… de grandes ombres noires se confondent dans un scintillement de pierreries et glissent sur un pavé de diamants… N’est-ce pas un palais magique que je vois là-bas avec ses larges dalles de marbre blanc et ses toits étincelants ?… Ne viens-je pas d’entendre comme des cris de bêtes fauves se répondant dans le lointain ?… Mais, si c’était tout simplement Mélukovka que j’aperçois ? Ma foi, ce serait tout aussi miraculeux, de les avoir conduits au hasard et d’être arrivé à bon port ! »

C’était bien Mélukovka en effet, car il vit les gens de la maison sortir sur le perron avec des lumières, et s’avancer vers eux, tout joyeux de cette distraction imprévue.

« Qui est là ? cria une voix dans le vestibule.

— Des masques de chez le comte !… Ce sont ses attelages, répondirent les domestiques.


XI

Pélaguéïa Danilovna Mélukow, une forte et maîtresse femme en lunettes et en robe de chambre flottante, était assise dans son salon, au milieu de ses filles, qu’elle tâchait de divertir de son mieux, en fondant avec elles des figures de cire dont elles suivaient ensuite sur le mur les silhouettes indécises, lorsque des pas et des voix se firent entendre dans l’antichambre.

Des hussards, des sorcières, des paillasses, des ours, étaient en train de frotter leurs figures brûlées par le froid et couvertes de givre, et secouaient la neige attachée à leurs vêtements. Dès qu’ils se furent débarrassés de leurs fourrures, ils firent irruption dans la grande salle, où l’on allumait à la hâte des bougies. Dimmler le paillasse, et Nicolas en vieille marquise, exécutèrent un pas, tandis que les autres, entourés des enfants, qui criaient et sautaient de plaisir, déguisaient leurs voix, en saluant la maîtresse de la maison, et se rangeaient ensuite le long du mur.

« Impossible de reconnaître personne… mais vraiment est-ce Natacha ? Regardez-la donc, ne vous rappelle-t-elle pas quelqu’un ?… Édouard Karlovitch, comme vous voilà beau, et comme vous dansez bien ! Et ce Tcherkesse-là, il est charmant… Tiens, c’est Sonia ! Voilà une bonne et agréable surprise !… Et nous qui étions là à nous morfondre !… Ha, ha, ha ! Quel hussard, un vrai hussard et un vrai gamin, qui plus est !… Je ne puis pas la regarder sans rire… » Et tout le monde criait, riait et parlait à la fois.

Natacha, la favorite des demoiselles Mélukow, disparut aussitôt avec elles, et se fit apporter dans leur appartement particulier des bouchons, des robes de chambre et toutes sortes de vêtements d’homme, que le laquais passait par l’entre-bâillement de la porte aux jeunes filles déshabillées ; elles les saisissaient vivement de leurs bras nus. Dix minutes plus tard, toute la jeunesse de la maison, également méconnaissable, se joignit aux masques.

Pélaguéïa Danilovna, allant et venant à droite et à gauche, les lunettes sur le nez et un sourire discret sur les lèvres, fit ranger les chaises et préparer le souper et les rafraîchissements pour les maîtres et leur nombreuse suite. Elle regardait chacun à tour de rôle dans le blanc des yeux et ne reconnaissait personne dans cette foule bigarrée, ni les Rostow, ni Dimmler, ni ses filles elles-mêmes, ni aucune partie de leurs costumes.

« Et celle-là, qui est-ce ? demanda-t-elle à sa gouvernante, en arrêtant au passage un Tartare de Kazan, qui n’était autre que sa propre fille ! C’est une des Rostow, n’est-ce pas ?… Et vous, monsieur le hussard, de quel régiment êtes-vous ? dit-elle en s’adressant à Natacha… De la « pastila[9] » à cette Turque ! criait-elle au sommelier. Leur religion ne la leur défend pas, n’est-ce pas ? »

À la vue des pas plus ou moins extravagants auxquels se livraient les danseurs sous l’impunité du masque, Pélaguéïa Danilovna ne put s’empêcher plus d’une fois de se cacher le visage dans son mouchoir, et sa puissante personne se laissait violemment secouer par un rire irrésistible, un rire de bonne et vieille matrone, plein de bienveillance et de franche gaieté.

Lorsqu’on en eut fini avec les danses russes et les « horovody[10] », elle rassembla tout son monde, maîtres et domestiques, en un grand rond, leur remit une corde, un anneau et un rouble, et les jeux innocents commencèrent à leur tour.

Une heure plus tard, quand les costumes furent bien fripés et bien chiffonnés, et que le charbon découla sur les figures en transpiration, Pélaguéïa Danilovna put enfin reconnaître chacun, complimenter les demoiselles sur leurs déguisements, et remercier toute la bande joyeuse pour l’amusement qu’elle lui avait procuré ! Le souper des maîtres fut servi dans le salon, et celui des gens dans la grande salle :

« Oh ! se faire dire la bonne aventure dans le bain, là-bas, c’est ça qui est effrayant ! dit une vieille fille qui était à demeure chez les Mélukow.

— Pourquoi donc ? demanda l’aînée des demoiselles.

— Vous ne vous y risquerez pas, c’est sûr, il faut du courage !

— Eh bien, j’irai, dit Sonia.

— Contez-nous ce qui est arrivé à la demoiselle, vous savez ? s’écria la cadette des Mélukow :

— Une demoiselle alla une fois au bain, reprit la vieille fille, en emportant avec elle un coq et deux couverts, comme cela se fait toujours, et elle attendit ;… tout à coup elle entendit un bruit de grelots… quelqu’un arrive, et ce quelqu’un s’arrête, monte, et elle voit entrer un véritable officier, un officier en chair et en os, — on l’aurait cru du moins, — qui s’assied en face d’elle devant le second couvert !

— Ah ! ah ! quelle terreur ! s’écria Natacha, en ouvrant de grands yeux.

— Et il a parlé, il a vraiment parlé ?

— Oui, tout comme s’il était un homme… il se mit à la prier, à la supplier de céder à ses instances… Quant à elle, elle devait résister et faire durer l’entretien jusqu’au premier chant du coq… mais la peur la prit, elle se couvrit la figure de ses mains ! Alors… il se précipita pour la saisir ; heureusement que quelques fillettes, qui étaient aux aguets, accoururent à ses cris.

— Pourquoi les effrayez-vous ainsi ? dit Pélaguéïa Danilovna.

— Maman, mais vous aussi, vous avez voulu vous faire dire la bonne aventure.

— Et dans la grange, comment cela se passe-t-il ? demanda Sonia.

— C’est tout simple : il faut y aller, maintenant par exemple, et écouter… Si vous entendez battre le blé, c’est mal ; si vous entendez tomber le grain, c’est bien.

— Maman, dites-nous ce qui vous est arrivé dans la grange ?

— Il y a de cela si longtemps, dit Pélaguéïa Danilovna en souriant, que je l’ai tout à fait oublié, et puis d’ailleurs aucune de vous n’aura le courage d’y aller.

— Eh bien, moi, j’irai, dit Sonia ; laissez-moi y aller.

— Va, si tu n’as pas peur.

— Vous permettez, madame Schoss ? » dit Sonia à la gouvernante. Que l’on jouât aux petits jeux, ou que l’on causât tranquillement, Nicolas n’avait pas quitté Sonia d’une seconde pendant toute la soirée ; il lui semblait la voir pour la première fois, et l’apprécier à toute sa valeur. Gaie, jolie comme un cœur sous son étrange costume, excitée, ce soir-là, comme elle l’était rarement, elle le fascina tout à fait.

— Quel imbécile j’ai été ! pensait-il, en répondant mentalement à ces yeux brillants, et à ce sourire triomphant, qui creusait sous la moustache du joli masque une petite fossette, entrevue par lui pour la première fois.

— Je n’ai peur de rien ! » reprit-elle. Elle se leva, se fit donner des explications et sur la situation de la grange, et sur ce qu’elle devait y attendre dans le plus profond silence, jeta une fourrure sur ses épaules, s’en enveloppa tout entière et lança un coup d’œil à Nicolas.

Elle sortit par le corridor et l’escalier dérobé, pendant que ce dernier, sous prétexte qu’il était fatigué par la chaleur de l’appartement, disparut de son côté par la grande entrée.

Le froid était toujours le même, et la lune semblait briller d’un éclat encore plus vif. Des myriades d’étoiles scintillaient sur la neige à ses pieds, tandis que leurs sœurs brillaient au loin sur la voûte triste et sombre du firmament, et les yeux s’en détournaient bien vite, pour se reporter sur la terre resplendissante de clarté et revêtue de son manteau d’hermine.

Nicolas descendit en courant le péristyle, tourna l’angle de la maison et passa devant l’entrée latérale, par laquelle devait sortir Sonia. À moitié chemin, des piles de bois, éclairées en plein par la lune, projetaient leur ombre sur le chemin, sur lequel de vieux tilleuls étendaient les lignes noires de leurs branches dénudées, qui se croisaient et s’enchevêtraient sur le blanc sentier de la grange. Les grosses poutres de la maison et son toit couvert de neige paraissaient avoir été taillés dans un bloc de pierre précieuse, dont les facettes s’irisaient à la lumière argentée de la lune. Un tronc d’arbre se fendit tout à coup avec bruit dans le jardin, puis tout retomba dans le silence. La poitrine de Sonia se soulevait d’aise : on aurait dit qu’elle buvait à longs traits, non pas l’air de tous les jours, mais une essence vivifiante de jeunesse et de bonheur éternels.

« Tout droit, mademoiselle, tout droit et ne regardez pas en arrière.

— Je n’ai pas peur, » répondit Sonia, dont les petits souliers résonnèrent sur la pierre de l’escalier, et avancèrent en craquant sur le tapis de neige, dans la direction de Nicolas, qu’elle venait d’apercevoir à deux pas devant elle. Elle courut à lui, mais ce n’était pas non plus son Nicolas de tous les jours ! Qu’est-ce qui pouvait l’avoir transformé à ce point ? Était-ce son costume de femme avec ses cheveux ébouriffés, ou ce sourire heureux, qui lui était si peu habituel, et qui dans ce moment rayonnait sur ses traits ?

Mais Sonia est tout autre, toute différente de ce qu’elle est d’ordinaire, et cependant c’est bien la même ! se disait de son côté Nicolas, en regardant sa jolie petite figure éclairée par un rayon de lune. Ses deux bras se glissèrent sous la pelisse qui l’enveloppait, enlacèrent sa taille, l’attirèrent à lui, et il baisa ses lèvres, sur lesquelles il sentit encore l’odeur de bouchon brûlé de sa moustache d’emprunt.

« Sonia ! Nicolas ! » murmurèrent-ils tous deux, et les petites mains de Sonia étreignirent à leur tour le visage de Nicolas ; puis, en entrelaçant leurs doigts, ils coururent jusqu’à la grange, et revinrent sur leurs pas, pour rentrer chacun par la porte qui les avait vus sortir.


XII

Natacha, qui avait tout observé, arrangea les choses de telle façon qu’au retour, elle, Mme Schoss et Dimmler se mirent dans le même traîneau, pendant que Nicolas, Sonia et les filles de service montaient dans un autre.

Nicolas ne songeait plus à faire courir ses chevaux : ses yeux se fixaient involontairement sur Sonia, et cherchaient à découvrir, sous cette moustache noire et ces sourcils arqués, sa Sonia d’autrefois, sa Sonia dont rien ne pourrait plus désormais le séparer ! La lumière féerique et changeante de la lune, le souvenir du baiser sur ces lèvres adorées, l’aspect de la terre brillante qui fuyait sous les pas de leurs chevaux, ce ciel noir semé de clous de diamant, qui s’étendait au-dessus de leurs têtes, cet air de glace qui remplissait ses poumons d’une force inconnue, tout lui faisait croire qu’ils étaient rentrés dans le monde de la magie. « Sonia, n’as-tu pas froid ?

— Non, et toi ? » répondit-elle.

Nicolas arrêta sa troïka à moitié route, et, confiant les rênes à son cocher, courut vers le traîneau de Natacha :

« Écoute, lui dit-il tout bas et en français, je me suis décidé à tout dire à Sonia !

— Tu lui as tout dit ? s’écria Natacha rayonnante de joie.

— Ah ! Natacha, quelle étrange figure te fait cette moustache… Es-tu contente ?

— Comment, contente ?… mais j’en suis ravie… Je n’en disais rien, sais-tu ? mais je t’en voulais beaucoup !… c’est un cœur d’or que le sien. Moi, je suis souvent mauvaise, aussi me faisais-je scrupule à présent d’être heureuse toute seule. Va, va la rejoindre.

— Non, attends un moment ? Dieu, que tu es drôle ainsi ! » répéta-t-il en l’examinant curieusement et en découvrant aussi dans ses traits une expression inusitée, une tendresse émue qui le frappa :

« Natacha, n’y a-t-il pas de la magie là-dedans, hein ?

— Oui, tu as très bien fait, va. »

« Si j’avais vu Natacha telle que je la vois dans ce moment, se disait-il, je lui aurais demandé conseil, et je lui aurais obéi, quoi qu’elle m’eût ordonné… et tout aurait bien marché !… »

« Ainsi donc tu es contente ?… Ai-je bien agi ?

— Oui, mille fois oui ! Je me suis fâchée avec maman l’autre jour à cause de toi. Maman soutenait que Sonia te courait après… et je ne permettrai à personne, non seulement de dire, mais de penser du mal d’elle, car c’est la bonté et la droiture mêmes !

— Eh bien, tant mieux !… » Et Nicolas, sautant à terre, regagna en quelques enjambées son traîneau, où le même petit Tcherkesse de tout à l’heure le reçut en souriant de dessous son capuchon de zibeline… et ce Tcherkesse était Sonia, et Sonia, sans aucun doute, allait devenir sa femme chérie !

Les jeunes filles passèrent, en rentrant, chez la comtesse pour lui rendre compte de leur excursion, et se retirèrent ensuite dans leur chambre. Tout en conservant leurs moustaches, elles se déshabillèrent et bavardèrent longtemps : elles ne tarissaient pas sur leur mutuel bonheur, sur leur avenir, sur l’amitié qui lierait leurs maris :

« Mais quand cela arrivera-t-il ? J’ai si grand’peur qu’il n’en soit rien, dit Natacha, en s’approchant de sa table où étaient posés deux miroirs.

— Eh bien, assieds-toi, Natacha, et regarde dans la glace, tu le verras peut-être. » Natacha s’assit après avoir allumé deux bougies qu’elle plaça de chaque côté. « Je vois bien une paire de moustaches, dit-elle en riant.

— Il ne faut pas rire, mademoiselle, » répliqua Douniacha. Natacha se remit enfin à fixer, sans broncher, ses yeux sur la glace ; elle prit un air recueilli, se tut et resta longtemps à attendre et à se demander ce qu’elle allait voir. Serait-ce un cercueil ou serait-ce le prince André, qui lui apparaîtrait tout à coup sur cette plaque miroitante et confuse ; car ses yeux fatigués ne distinguaient plus qu’avec peine la lumière vacillante des bougies ? Mais, malgré toute sa bonne volonté, elle ne voyait rien : aucune tache ne dessinait soit l’image d’un cercueil, soit celle d’une forme humaine. Elle se leva.

« Pourquoi les autres voient-ils, et moi rien, jamais rien ! Mets-toi à ma place, Sonia ; il le faut pour toi et pour moi aussi… car j’ai si grand’peur, si tu savais ! »

Sonia s’assit et fixa à son tour ses yeux sur la glace.

« Sofia Alexandrovna verra bien certainement, dit Douniacha tout bas, mais vous, vous riez toujours ! »

Sonia entendit cette réflexion et la réponse murmurée par Natacha :

« Oui, elle verra, c’est sûr ! L’année dernière, elle a vu. » Trois minutes s’écoulèrent au milieu du plus profond silence.

« Elle verra, c’est sûr, » répéta Natacha en tremblant.

Sonia fit un mouvement en arrière, se couvrit la figure d’une main, et s’écria :

« Natacha !

— Tu as vu ? qu’as-tu vu ? » Et Natacha se précipita pour soutenir la glace.

Sonia n’avait rien vu, ses yeux commençaient à se troubler et elle allait se lever, lorsque le « c’est sûr » de Natacha l’arrêta ; elle ne voulait point tromper leur attente, mais rien n’est fatigant comme de rester ainsi immobile. Aussi ne put-elle jamais s’expliquer pourquoi elle avait crié, et pourquoi elle s’était caché la figure dans les mains.

« Tu l’as vu, lui ? demanda Natacha.

— Oui, mais attends : je l’ai vu, lui ! » répondit Sonia, ne sachant trop à qui ce lui devait se rapporter, si c’était à Nicolas ou au prince André : « Pourquoi ne pas leur raconter que j’ai vu, cela arrive bien à d’autres, et personne ne pourra me démentir. » — Oui, je l’ai vu, poursuivit-elle.

— Comment l’as-tu vu, couché ou debout ?

— Je l’ai vu, il n’y avait rien d’abord, et tout à coup je l’ai vu couché.

— André couché ? il est donc malade ?… et Natacha arrêta sur Sonia un regard effaré.

— Mais non, pas du tout, il semblait au contraire fort gai, répondit-elle en finissant par croire à ses propres inventions.

— Et après, Sonia, après ?

— J’ai vu ensuite quelque chose de vague, de rouge, de bleu…

— Quand reviendra-t-il, Sonia ? Quand le reverrai-je ? Mon Dieu, que j’ai peur pour lui ! Pour moi, j’ai peur de tout !… » Et, sans répondre aux consolations que lui prodiguait Sonia, Natacha se glissa dans son lit, et, longtemps après qu’elle eut éteint la lumière, elle resta immobile et rêveuse, les yeux fixés sur les rayons de la lune qui pénétraient à travers les vitres gelées des fenêtres.


XIII

Quelque temps après les fêtes, Nicolas avoua à sa mère son amour pour Sonia et sa ferme résolution de l’épouser. La comtesse, qui avait l’œil sur eux depuis longtemps, s’attendait à cette confidence ; elle l’écouta en silence jusqu’au bout et lui annonça à son tour qu’il était libre de se marier comme bon lui semblerait, mais que ni elle, ni son père, ne donneraient leur consentement à ce mariage. Nicolas, atterré, sentit pour la première fois que sa mère, malgré l’affection qu’elle lui avait toujours témoignée, était sérieusement fâchée contre lui, et ne reviendrait pas sur sa décision. Elle fit venir son mari, et essaya de lui communiquer avec calme la confidence de son fils, mais la colère prit bientôt le dessus et elle sortit en sanglotant de dépit. Le vieux comte engagea Nicolas avec une certaine hésitation à renoncer à son projet, mais celui-ci lui répondit que sa parole était engagée ; son père, fort troublé par cette déclaration formelle, poussa un long soupir, changea de conversation, et le quitta bientôt après, pour aller retrouver sa femme. Comme il se sentait responsable envers lui du mauvais état de sa fortune, il ne pouvait, au fond, lui en vouloir de refuser un riche parti, et de préférer Sonia sans dot, Sonia qui aurait été la perle des femmes, si, par la faute de Mitenka et de leurs ruineuses habitudes, ils n’avaient dilapidé cette belle fortune.

Un calme de quelques jours suivit cette scène, mais un matin la comtesse appela chez elle Sonia, l’accusa d’ingratitude, et lui reprocha, avec une dureté qu’elle ne lui avait jamais témoignée, de faire des avances à son fils. Sonia, les yeux baissés, écoutait sans mot dire ces injustes paroles, et ne pouvait comprendre ce qu’on exigeait d’elle ; elle qui se sentait prête à tous les sacrifices pour ceux qu’elle regardait comme ses bienfaiteurs : rien ne lui paraissait plus simple que de se dévouer pour eux, mais dans le cas présent elle ne voyait plus comment elle devait agir. Ne pouvant s’empêcher de les aimer tous, d’aimer Nicolas, qui avait besoin d’elle pour être heureux, que lui restait-il donc à faire ? Après cette douloureuse sortie, Rostow essaya d’effrayer sa mère en la menaçant d’épouser Sonia en secret, et finit par la supplier encore une fois de consentir à son bonheur.

Elle lui répondit avec une indifférence glaciale, bien extraordinaire, bien inusitée chez elle, qu’il était majeur, et que, le prince André se mariant aussi sans le consentement de son père, il pouvait suivre cet exemple, mais qu’elle ne recevrait jamais comme sa belle-fille cette petite intrigante.

Indigné de l’expression que venait d’employer sa mère, Nicolas changea de ton, et lui reprocha de vouloir le forcer à vendre son cœur ; il lui déclara que, si elle ne revenait point sur sa résolution, c’était la dernière fois qu’ils se… mais il n’avait pas encore prononcé le mot fatal que sa mère ne pressentait que trop et qui aurait peut-être laissé entre eux un souvenir ineffaçable, quand la porte s’ouvrit et Natacha entra, pâle et sérieuse… elle avait tout entendu.

« Nicolas, tu ne sais ce que tu dis, tais-toi, tais-toi ! s’écria-t-elle avec violence, comme pour l’empêcher de continuer… Et vous, maman, pauvre chère maman, ce n’est pas cela… vous l’avez mal compris ! »

La comtesse, au moment d’une rupture définitive avec son fils chéri, le regardait avec terreur ; mais elle ne pouvait et ne voulait pas céder, entraînée, excitée par l’obstination qu’il mettait à lui résister.

« Nicolas, je t’expliquerai tout plus tard… Et vous, écoutez-moi, petite mère… »

Ses paroles n’avaient évidemment aucun sens, mais elles atteignirent leur but.

La comtesse fondit en larmes, et cacha sa figure sur l’épaule de sa fille, pendant que Nicolas sortait en se prenant avec désespoir la tête entre les mains.

Natacha poursuivit son œuvre de réconciliation, et obtint de sa mère la promesse qu’elle ne tourmenterait plus Sonia. Nicolas, de son côté, donna sa parole qu’il n’agirait point à l’insu de ses parents ; quelques jours plus tard, triste et fâché de se sentir en opposition avec eux, il partit pour rejoindre son régiment, bien résolu à quitter le service et à épouser à son prochain retour Sonia, dont il se croyait passionnément amoureux.

L’intérieur des Rostow redevint sombre, la comtesse tomba malade.

Sonia, affligée de l’absence de son ami, supportait avec peine l’inimitié de sa bienfaitrice, qui se trahissait involontairement à chaque parole. Le comte, plus préoccupé que jamais du piteux état de ses affaires, se vit forcé d’avoir recours aux moyens extrêmes, et de vendre une de ses terres et son hôtel de Moscou ; il aurait fallu pour cela qu’il allât lui-même sur les lieux, mais le mauvais état de santé de sa femme retardait leur départ de jour en jour.

Natacha, qui avait supporté patiemment et presque gaiement pendant les premiers mois d’être séparée de son fiancé, devenait d’heure en heure plus triste et plus nerveuse, en pensant que ces longues semaines, qu’elle aurait si bien su employer à aimer, se perdaient ainsi sans profit pour son cœur. Elle en voulait au prince André de vivre d’une vie prosaïque, de visiter de nouveaux pays, de faire de nouvelles connaissances, tandis qu’elle ne pouvait que penser à lui et rêver ! Plus ses lettres lui témoignaient d’intérêt, plus elles l’irritaient, car elle ne trouvait aucune consolation à lui écrire. Les siennes, dont sa mère corrigeait habituellement les fautes d’orthographe, n’étaient que des compositions sèches et banales. Elle se sentait dans l’impuissance d’énoncer sur la feuille de papier blanc, posée là devant elle, ce qu’elle aurait si bien dit d’un mot, d’un regard ou d’un sourire. Aussi elle ne faisait en écrivant que remplir un ennuyeux devoir, et n’y attachait plus la moindre importance ! Cependant un voyage à Moscou devenait indispensable ; sans parler des ventes à régulariser, il fallait y commander le trousseau, et s’y rencontrer avec le prince André, que l’on attendait de jour en jour. Le vieux prince devait y passer l’hiver, et Natacha assurait à qui voulait l’entendre que son fiancé était bien certainement déjà revenu de l’étranger.

En attendant, la comtesse ne se remettait pas, et il fut décidé que le comte partirait seul avec les jeunes filles, à la fin de janvier.


  1. Une sagène vaut 2 mètres 10 mil. (Note du trad.)
  2. Sorte de petit gobelet en métal pour boire de l’eau-de-vie. (Note du trad.)
  3. 1 archine vaut 71 centimètres. (Note du trad.)
  4. Gens faisant partie de la domesticité. (Note du trad.)
  5. Espère de guitare à trois cordes. (Note du trad.)
  6. Voiture très basse à quatre roues, formée de deux banquettes en long que divise le dossier et sur lesquelles on s’assied dos à dos. Ces voitures peuvent contenir une dizaine de personnes. (Note du trad.)
  7. Attelage russe à trois chevaux. (Note du trad.)
  8. Pièce de bois cintrée, fixée au-dessus du brancard dans les attelages russes. (Note du trad.)
  9. Pâte de fruits. (Note du trad.)
  10. Nom d’une ronde russe. (Note du trad.)