Guerre et Paix (trad. Paskévitch)/Partie 1/Chapitre 5

Traduction par Irène Paskévitch.
Hachette (1p. 385-462).
Partie 1


CHAPITRE V

I

Après son explication avec sa femme, Pierre s’était mis en route pour Pétersbourg. Arrivé au relais de Torjok, il n’y trouva pas de chevaux, ou peut-être le maître de poste ne voulut-il pas lui en donner ; obligé d’attendre, il s’étendit, sans se déshabiller et sans quitter ses grosses bottes fourrées, sur le grand divan placé devant une table ronde, et se mit à réfléchir.

« Faut-il apporter les malles et préparer un lit ? Votre Excellence veut-elle du thé ?… »

Pierre ne répondit pas : il n’avait rien vu, ni rien entendu, plongé dans les réflexions qui l’absorbaient depuis quelques heures ; peu lui importait, en face des graves questions qui s’agitaient dans son esprit, d’arriver plus ou moins tard à Pétersbourg et de se reposer ici ou ailleurs.

Le maître de poste, sa femme, le domestique, la marchande d’objets brodés d’or et d’argent[1] entraient tour à tour pour lui offrir leurs services. Pierre, sans changer de position, les regardait par-dessus ses lunettes, ne se rendant pas compte de ce qu’ils lui voulaient. Comment ces gens-là pouvaient-ils vivre tranquilles, sans avoir résolu les douloureux problèmes qui n’avaient cessé de le tourmenter depuis ce duel, suivi pour lui d’une si terrible nuit d’insomnie ? Dans l’isolement de son voyage, il ne pouvait s’empêcher d’y revenir constamment, sans parvenir à les résoudre. C’était comme si le principal engrenage de son existence s’était tordu et tournait toujours sans accrocher le cran et sans pouvoir s’arrêter.

Le maître de poste rentra pour lui dire humblement que, si Son Excellence voulait bien attendre deux petites heures, il pourrait lui donner des chevaux de courrier. Il mentait évidemment et n’avait d’autre but que de rançonner le voyageur : « Ce qu’il fait est-il bien ou mal ? se dit Pierre. Pour moi qui en profite, c’est bien ; mais pour le voyageur qui viendra après moi, ce sera mal. Quant à lui, il ne peut faire autrement, car il n’a pas de quoi se mettre sous la dent… Il m’a assuré que l’officier l’avait battu pour cela ?… Si l’officier l’a battu, c’est qu’il était pressé et que cela le retardait… Et moi j’ai tiré sur Dologhow, parce que je me croyais offensé… et Louis XVI a été exécuté parce qu’on le regardait comme criminel… et, un an plus tard, on a exécuté ceux qui l’avaient condamné… Qu’est-ce qui est mal ? qu’est-ce qui est bien ?… Que faut-il aimer ? Que faut-il haïr ?… Pourquoi vivre ! Qu’est-ce que la vie ? Qu’est-ce que la mort ?… Quelle est cette force inconnue qui dirige le tout ?… » Il ne trouvait pas de réponse à ces questions, sauf une seule qui n’en était pas une : « la mort ! car alors ou tu sauras tout, ou tu cesseras de questionner… » Mais c’était effrayant de mourir.

La marchande de cuirs de Torjok lui vantait d’une voix perçante sa marchandise, surtout des pantoufles en peau de chèvre. « J’ai des centaines de roubles dont je ne sais que faire et cette femme en pelisse déchirée me regarde timidement !… Que ferait-elle de cet argent ?… Lui donnerait-il un cheveu de plus de bonheur ou de paix ?… Quelque chose au monde peut-il lui épargner, à elle comme à moi, les atteintes du mal ou de la mort ?… La mort, qui met un terme à tout, qui peut venir aujourd’hui ou demain, rend tout indifférent en comparaison de l’éternité !… » et de nouveau il pressait l’engrenage de ses pensées, qui continuait à tourner toujours à vide au même endroit.

Son domestique lui apporta un livre à moitié coupé, un roman par lettres de Mme de Souza ; il se mit à lire le récit des malheurs et de la lutte vertueuse d’une certaine Amélie de Mansfield. « Et pourquoi a-t-elle lutté contre son séducteur, se demanda-t-il, puisqu’elle l’aimait ? Il est impossible que Dieu ait fait naître dans son âme des désirs contraires à sa volonté. Mon ex-femme n’a pas lutté et peut-être avait-elle raison !… On n’a rien découvert, on n’a rien inventé, et nous savons seulement que nous ne savons rien. C’est là le dernier mot de la sagesse humaine. »

Tout, en lui et au dehors de lui, lui paraissait confus, incertain et répugnant, mais cette impression même de répugnance lui causait une jouissance irritante.

« Puis-je prier Votre Excellence de céder un peu de place à la personne qui me suit, » dit le maître de poste, en entrant dans la chambre avec un autre voyageur, forcé, comme Pierre, de s’arrêter faute de chevaux. C’était un vieillard de petite taille, ridé, jaune, avec des sourcils gris qui retombaient sur ses yeux brillants, d’une couleur indécise.

Pierre retira ses jambes de dessus la table et se leva pour se coucher sur le lit que l’on venait de lui préparer ; il regardait à la dérobée le nouveau venu ; celui-ci se laissa déshabiller, d’un air fatigué, par son domestique et resta en petite veste fourrée couverte de nankin, et avec des bottes de feutre à ses pieds maigres et osseux. Il s’assit sur le canapé et appuya contre le dossier sa tête un peu forte : il avait le front large, les cheveux coupés très court. Le regard sérieux, intelligent et pénétrant, qu’il jeta alors sur Pierre, frappa ce dernier. Il allait lui adresser une question insignifiante, lorsqu’il remarqua que le voyageur avait déjà fermé les yeux, en croisant l’une sur l’autre ses vieilles mains sèches : il portait à l’un de ses doigts un anneau de plomb avec une tête de mort et semblait, ou dormir, ou réfléchir profondément. Son domestique était, comme lui, vieux, ridé et jaune, sans moustaches et sans barbe, et l’on devinait, rien qu’à voir sa peau lisse et parcheminée, que le rasoir n’y avait jamais passé. Il déballa prestement le panier aux provisions, prépara la table de thé, et apporta le samovar. Lorsque tout fut prêt, le voyageur ouvrit les yeux, se rapprocha de la table, versa deux verres de thé, et en donna un au petit vieillard sans barbe. Pierre, embarrassé, sentit qu’il allait être inévitablement obligé de lier conversation avec lui. Le vieux domestique rapporta son verre renversé sur la soucoupe avec le morceau de sucre à moitié grignoté, et demanda à son maître s’il n’avait besoin de rien.

« Passe-moi le livre, » dit-il, et l’ayant reçu, il se plongea dans sa lecture.

Pierre crut s’apercevoir que c’était un ouvrage religieux, et continua à l’examiner, lorsqu’il le vit cesser de lire et reprendre sa première position. Il le considérait toujours, mais le vieux, se retournant de son côté, fixa sur lui un regard ferme et sévère, qui le troubla tout en l’attirant d’une façon irrésistible.


II

« J’ai l’honneur, si je ne me trompe, de parler au comte Besoukhow ? » dit l’inconnu à haute voix et sans se hâter.

Pierre le regarda d’un air interrogateur par-dessus ses lunettes.

« J’ai entendu parler de vous, continua son interlocuteur, du malheur qui vous est arrivé !… » En soulignant le mot« malheur », il semblait dire : « Vous avez beau donner à la chose le nom que vous voudrez, c’est « un malheur » … « Je le regrette infiniment pour vous, monsieur. »

Pierre rougit, posa ses pieds à terre et se pencha, intimidé et souriant, vers le vieillard.

« Des raisons plus graves que la curiosité m’obligent à vous le rappeler, » continua-t-il après un moment de silence, sans détourner ses yeux de Besoukhow, et il se recula un peu sur le canapé, l’invitant par ce mouvement à venir prendre place près de lui.

Bien que Pierre ne fût pas disposé à la causerie, il s’y résigna et alla s’asseoir à ses côtés.

« Vous êtes malheureux, monsieur ; vous êtes jeune, je suis vieux, et j’aurais voulu vous venir en aide dans la mesure de mes forces.

— Ah ! oui, dit Pierre avec un sourire contraint : je vous suis bien reconnaissant… Venez-vous de loin, monsieur ?

— Si, pour une raison ou pour une autre, ma conversation vous était désagréable, dites-le-moi… » Et tout à coup sa voix devint tendre et paternelle.

« Oh ! non, bien au contraire, je suis très heureux de faire votre connaissance… » Et les yeux de Pierre, attirés par la bague, y aperçurent la tête de mort, signe habituel de la franc-maçonnerie.

« Permettez-moi de vous demander si vous êtes franc-maçon ?

— Oui, monsieur, j’appartiens à cet ordre… En mon nom et au sien, je vous tends une main fraternelle.

— Je crains, dit Pierre, en hésitant entre la sympathie que lui inspirait ce vieillard et les plaisanteries dont les francs-maçons étaient ordinairement l’objet, je crains de ne point vous comprendre ; je crains que ma manière de voir sur la Création en général ne soit en complet désaccord avec la vôtre.

— Je connais votre manière de voir… Vous croyez, et la majorité des hommes le pense comme vous, qu’elle est le produit du travail de votre intelligence ? Non, monsieur… Elle est le fruit de l’orgueil, de la paresse et de l’ignorance !… Vous nourrissez une triste erreur, et c’est pour la combattre que j’ai engagé cette conversation.

— Pourquoi ne supposerais-je pas que l’erreur est de votre côté ?

— Je n’oserais pas dire que je connais la vérité, répliqua le franc-maçon, qui étonnait Pierre de plus en plus par la précision et la fermeté de ses paroles. Personne ne parvient seul jusqu’à la vérité ; c’est seulement pierre par pierre, avec le concours des milliers de générations qui se sont succédé depuis Adam jusqu’à nous, que s’élève l’édifice destiné à devenir un jour le temple digne du Grand Dieu.

— Je dois vous avouer que je ne crois point en Dieu, » dit Pierre avec effort, mais il sentait l’obligation de ne rien cacher de sa pensée.

Le franc-maçon le regarda d’un œil profond et avec le sourire d’un bon riche, dont les millions vont rendre heureux le pauvre qui lui confie sa misère :

« Mais vous ne le connaissez pas, monsieur, vous ne pouvez pas le connaître, et vous êtes malheureux, parce que vous ne le connaissez pas.

— Oui, oui, je le sais bien, je suis malheureux, mais qu’y puis-je faire ?

— Vous ne le connaissez pas… Il est ici, il est en moi, il est dans mes paroles, poursuivit le franc-maçon d’une voix sévère, il est en toi jusque dans cette négation blasphématoire que tu viens de prononcer ! »

Il se tut et soupira, en s’efforçant de reprendre son calme.

« S’il n’existait pas, reprit-il à demi-voix, nous n’en causerions pas. De qui as-tu parlé ? Qui as-tu renié ? s’écria-t-il tout à coup avec une exaltation fiévreuse et une puissance dominatrice. Qui donc l’aurait inventé, s’il n’existait pas ? D’où t’est venue, à toi et au monde entier, l’idée d’un être incompréhensible, tout-puissant, et éternel dans tous ses attributs ?… Il existe ! reprit-il après un long silence, que Pierre se garda d’interrompre. Mais le comprendre est impossible !… » et il feuilletait d’une main nerveuse et agitée les pages de son livre. « Si tu doutais de l’existence d’un homme, je t’aurais mené à cet homme, je te l’aurais montré ; mais comment puis-je, moi humble mortel, prouver sa toute-puissance, son éternité, sa miséricorde infinie à celui qui est aveugle, ou qui ferme les yeux exprès pour ne pas le voir, le comprendre, et qui ignore volontairement la corruption et l’indignité de sa propre personne ? Qui es-tu, toi ? Tu te crois sans doute un sage, pour avoir prononcé ce blasphème, ajouta-t-il avec un sourire de mépris, et tu es aussi insensé, aussi ignorant qu’un enfant qui joue avec le mouvement artistement combiné d’une montre. Il n’en comprend pas le but et ne croit pas à celui qui l’a fait. Le connaître est difficile. Nous y travaillons depuis des siècles, depuis Adam jusqu’à nos jours, et toujours l’infini nous en sépare !… Là éclatent notre faiblesse et sa grandeur ! »

Pierre l’écoutait avec émotion sans l’interrompre ; ses yeux brillaient, et il croyait de tout son cœur aux paroles de cet étranger. Se sentait-il vaincu par ses arguments, ou bien subissait-il, comme les enfants, l’influence de sa voix émue, de sa conviction, de sa sincérité, de ce calme, de cette fermeté, de cette conscience de sa destinée, qui perçait dans tout son être et qui le frappait, surtout par contraste avec son atonie morale et son manque absolu d’espoir ? De toute son âme, il désirait avoir la foi et il éprouvait un sentiment presque béat de calme, de régénération et de retour à la vie.

« Ce n’est pas l’esprit qui comprend Dieu, c’est la vie qui le fait comprendre ! »

Pierre, craignant de trouver dans le raisonnement de son interlocuteur un côté faible ou obscur qui aurait ébranlé sa confiance naissante, l’interrompit en lui disant :

« Pourquoi donc l’intelligence humaine ne peut-elle pas s’élever jusqu’à cette connaissance dont vous parlez ?

— La sagesse suprême et la vérité, répondit le franc-maçon avec son sourire doux et paternel, peuvent se comparer à une rosée céleste, dont nous voudrions nous pénétrer. Puis-je alors, moi vase impur, me pénétrer de cette rosée et me faire juge de son essence ? Une purification intérieure peut seule me rendre apte à la recevoir dans une certaine mesure.

— Oui, oui, c’est cela, dit Pierre avec une joyeuse expansion.

— La sagesse suprême a d’autres bases que l’intelligence et les sciences humaines, telles que l’histoire, la physique et la chimie, qui s’écroulent au moindre souffle. La sagesse suprême est Une ; elle n’a qu’une science, la science universelle, la science qui explique la Création et la place que l’homme y occupe. Pour la comprendre, il faut se purifier et régénérer son moi ; il faut donc, avant de savoir, croire et se perfectionner. La lumière divine, qui brille au fond de nos âmes, s’appelle la conscience. Que ta vue spirituelle se reporte sur ton être intérieur, et demande-toi si tu es content de toi-même, et à quel résultat tu es arrivé, n’ayant pour guide que ton intelligence ! Vous êtes jeune, vous êtes riche, vous êtes intelligent, qu’avez-vous fait de tous ces dons, dont vous avez été comblé ? Êtes-vous content de vous-même et de votre existence ?

— Non, je l’ai en horreur !

— Si tu l’as en horreur, change-la, purifie-toi, et, à mesure que tu te transformeras, tu apprendras à connaître la sagesse ! Comment l’avez-vous passée cette existence ? En orgies, en débauches, en dépravations, recevant tout de la société et ne lui donnant rien. Comment avez-vous employé la fortune que vous avez reçue ? Qu’avez-vous fait pour votre prochain ? Avez-vous pensé à vos dizaines de milliers de serfs ? Leur êtes-vous venu en aide moralement ou physiquement ? Non, n’est-ce pas ? Vous avez profité de leur labeur pour mener une existence corrompue ! Voilà ce que vous avez fait. Avez-vous cherché à vous employer utilement pour votre prochain ? Non. Vous avez passé votre vie dans l’oisiveté. Puis, vous vous êtes marié : vous avez accepté la responsabilité de servir de guide à une jeune femme. Qu’avez-vous fait alors ? Au lieu de l’aider à trouver le chemin de la vérité, vous l’avez jetée dans l’abîme du mensonge et du malheur. Un homme vous a offensé, vous l’avez tué, et vous dites que vous ne connaissez pas Dieu, et que vous avez votre existence en horreur ! Comment en serait-il autrement ? »

Après ces paroles, le franc-maçon, que la véhémence de son discours avait visiblement fatigué, s’appuya contre le dossier du canapé et ferma les yeux, presque inanimé. Ses lèvres remuaient sans laisser échapper aucun son. Pierre l’examinait, son cœur débordait, mais il n’osait rompre le silence.

Le franc-maçon eut une petite toux de vieillard, il appela son domestique.

« Les chevaux ? demanda-t-il.

— On vient d’en amener. Vous ne vous reposerez pas un peu ?

— Non, fais atteler. »

« Partira-t-il vraiment sans m’avoir initié à sa pensée et sans m’avoir mis dans la bonne voie ? se disait Pierre, qui s’était levé, et marchait dans la chambre, la tête baissée. Oui, j’ai mené une vie méprisable, mais je ne l’aimais pas, je n’en voulais pas !… Et cet homme connaît la vérité et il peut me l’enseigner ! »

Le voyageur, ayant achevé d’arranger ses paquets, se tourna vers lui et lui dit d’un ton indifférent et poli :

« De quel côté vous dirigez-vous, monsieur ?

— Je vais à Pétersbourg, répondit Pierre avec une certaine hésitation, et je vous remercie ! Je suis tout à fait de votre avis : ne pensez pas que je sois aussi mauvais. J’aurais sincèrement désiré être tel que vous auriez voulu me voir, mais je n’ai jamais été secouru par personne !… Je me reconnais coupable !… Aidez-moi, enseignez-moi, et peut-être qu’un jour… » Un sanglot lui coupa la parole.

Le franc-maçon garda longtemps le silence ; il réfléchissait : « Dieu seul peut vous venir en aide, mais le secours que notre ordre est en mesure de vous donner vous sera accordé. Puisque vous allez à Pétersbourg, remettez ceci au comte Villarsky (il tira un portefeuille, et, sur une grande feuille pliée en quatre, il écrivit quelques mots). Maintenant, encore un conseil : consacrez les premiers temps de votre séjour à l’isolement et à l’étude de vous-même. Ne reprenez pas votre ancienne existence. Bon voyage, monsieur, ajouta-t-il en voyant entrer son domestique, et bonne chance ! »

Le voyageur s’appelait Ossip Alexéiévitch Basdéiew, comme Pierre le vit dans le livre du maître de poste. Basdéiew était un franc-maçon et un martiniste très connu du temps de Novikow. Longtemps après son départ, Pierre continua à marcher sans penser à se coucher, sans penser même à partir, se reportant à son passé corrompu, et se représentant, avec cette exaltation de l’homme qui veut se régénérer, cet avenir de vertu irréprochable, qui lui paraissait si facile à réaliser. Il lui semblait qu’il ne s’était perverti que parce qu’il avait oublié, à son insu, tout ce qu’il y avait de douceur dans le bien. Ses doutes s’étaient dissipés : il croyait fermement à l’union fraternelle de tous les hommes, n’ayant d’autre but que s’entr’aider sur le chemin de la vertu. C’est ainsi qu’il comprenait l’ordre et les principes de la franc-maçonnerie.

III

Arrivé chez lui, Pierre ne fit part à personne de son retour. Il s’enferma et passa ses journées à lire Thomas A. Kempis, qui lui avait été remis, il ne savait par qui, et il n’y voyait qu’une chose, la possibilité, jusque-là inconnue pour lui, d’atteindre à la perfection, et de croire à cet amour fraternel et actif entre les hommes, que lui avait dépeint Basdéiew. Une semaine après son arrivée, le jeune comte polonais Villarsky, qu’il ne connaissait que fort peu, entra chez lui un soir, avec cet air solennel et officiel qu’avait eu le témoin de Dologhow. Il referma la porte, et s’étant bien assuré qu’il n’y avait personne dans la chambre :

« Je suis venu chez vous, lui dit-il, pour vous faire une proposition. Une personne, très haut placée dans notre confrérie, a fait des démarches pour que vous y soyez admis avant le terme et m’a proposé d’être votre parrain. Accomplir la volonté de cette personne est pour moi un devoir sacré. Désirez-vous entrer, sous ma garantie, dans la confrérie des francs-maçons ? »

Le ton froid et sévère de cet homme, qu’il n’avait vu qu’au bal, coquetant, avec un aimable sourire sur les lèvres, dans la société des femmes les plus brillantes, frappa Pierre.

« Oui, je le désire, » répondit-il.

Villarsky inclina la tête :

« Encore une question, comte, à laquelle je vous prie de répondre, non comme un membre futur de notre société, mais en galant homme et en toute sincérité : avez-vous renié vos opinions passées ? Croyez-vous en Dieu ? »

Pierre réfléchit :

« Oui, répondit-il, je crois en Dieu !

— Dans ce cas… » Pierre l’interrompit encore : « Oui, je crois en Dieu !

— Partons alors, ma voiture est à vos ordres. »

Villarsky se tut pendant le trajet. À une question de Pierre, qui lui demandait ce qu’il avait à faire et à répondre, il se borna à lui dire que des frères, plus dignes que lui, l’éprouveraient, et qu’il n’avait qu’à dire la vérité.

Entrés sous la porte cochère d’une grande maison où se trouvait la loge, ils montèrent un escalier obscur et arrivèrent à une antichambre éclairée ; ils s’y débarrassèrent de leurs pelisses pour passer dans une pièce voisine. Un homme, étrangement habillé, parut sur le seuil de la porte. Villarsky s’avança, lui dit quelques mots à l’oreille, en français, et, ouvrant ensuite une petite armoire qui contenait des habillements que Pierre voyait pour la première fois, il en tira un mouchoir, lui banda les yeux, et, comme il le lui nouait derrière la tête, quelques cheveux se trouvèrent pris dans le nœud. L’attirant à lui, il l’embrassa, le prit par la main et l’emmena. Le gros Pierre, mal à l’aise sous ce bandeau qui le tiraillait, les bras ballants, souriant d’un air timide, suivit Villarsky d’un pas mal assuré.

« Quoi qu’il vous arrive, dit ce dernier en s’arrêtant, supportez-le avec courage, si vous êtes décidé à être des nôtres. (Pierre fit un signe affirmatif.) Quand vous entendrez frapper à la porte, vous ôterez votre bandeau. Courage et espoir !… » et il sortit en lui serrant la main.

Resté seul, Pierre se redressa et porta involontairement la main au bandeau pour l’enlever, mais il l’abaissa aussitôt. Les cinq minutes qui s’écoulèrent lui parurent une heure ; ses jambes se dérobaient sous lui, ses mains s’engourdissaient ; il se sentait fatigué et éprouvait les sensations les plus diverses : il avait peur de ce qui l’attendait et peur de manquer de courage ; sa curiosité était éveillée, mais ce qui le rassurait, c’était la certitude d’entrer enfin dans la voie de la régénération et de faire le premier pas dans cette existence active et vertueuse, à laquelle il n’avait cessé de rêver depuis sa rencontre avec le voyageur. Des coups violents se firent entendre. Pierre ôta son bandeau et regarda. La chambre était obscure ; une petite lampe, répandant une faible lumière, qui sortait d’un objet blanc placé sur une table couverte de noir, à côté d’un livre ouvert, brûlait dans un coin. Ce livre était l’Évangile, cet objet blanc était un crâne avec ses dents et ses cavités. Tout en lisant le premier verset de l’évangile de saint Jean : « Au commencement, était le Verbe et le Verbe était en Dieu, » il fit le tour de la table et aperçut un cercueil plein d’ossements : il n’en fut pas surpris, il s’attendait à des choses extraordinaires. Le crâne, le cercueil, l’Évangile ne suffisant pas à son imagination excitée, il en demandait davantage et regardait autour de lui, en répétant ces mots : « Dieu, mort, amitié fraternelle… » paroles vagues, qui symbolisaient pour lui une vie toute nouvelle. La porte s’ouvrit, et un homme de petite taille entra ; la brusque transition de la lumière aux demi-ténèbres de cette chambre le fit s’arrêter un instant, et il avança avec prudence vers la table, sur laquelle il posa ses mains gantées.

Ce petit homme portait un tablier de cuir blanc, qui descendait de sa poitrine jusque sur ses pieds, et sur lequel s’étalaient, autour de son cou, une sorte de collier et une haute fraise entourant sa figure allongée par le bas.

« Pourquoi êtes-vous venu ici ? demanda le nouveau venu, en se tournant du côté de Pierre. Pourquoi vous, incrédule à la vérité, aveugle à la lumière, pourquoi êtes-vous venu ici, et que voulez-vous de nous ? Est-ce la sagesse, la vertu et le progrès que vous cherchez ? »

Au moment où la porte s’était ouverte, Pierre avait éprouvé la même terreur religieuse qu’il ressentait dans son enfance pendant la confession, lorsqu’il se trouvait tête-à-tête avec un homme qui, dans les conditions habituelles de la vie, lui aurait été complètement étranger, et qui devenait son proche, de par le sentiment de la fraternité humaine. Pierre, ému, s’approcha du second Expert (ainsi s’appelait dans l’ordre maçonnique le frère chargé de préparer le récipiendaire qui demandait l’initiation), et il reconnut un de ses amis, nommé Smolianinow. Cela lui fut désagréable ; il aurait préféré ne voir dans le nouveau venu qu’un frère, qu’un instructeur bienveillant et inconnu. Il fut si longtemps sans répondre que l’Expert renouvela sa question.

« Oui ; je… je… veux me régénérer.

— C’est bien, » dit Smolianinow, et il continua : « Avez-vous une idée des moyens qui sont à notre disposition pour vous aider à atteindre votre but ?

— Je… j’espère… être guidé… secouru…, répondit Pierre d’une voix tremblante qui l’empêchait de s’exprimer nettement.

— Comment comprenez-vous la franc-maçonnerie ?

— Je pense que la franc-maçonnerie est la fraternité et l’égalité parmi les hommes avec un but vertueux.

— C’est bien, dit l’Expert satisfait de sa réponse. Avez-vous cherché le moyen d’y arriver par la religion ?

— Non, l’ayant jugée contraire à la vérité, dit-il si bas que l’Expert eut peine à entendre sa réponse et la lui fit répéter ; j’étais un athée, reprit-il.

— Vous cherchez la vérité pour vous soumettre aux lois de la vie ; par conséquent, vous cherchez la sagesse et la vertu ?

— Oui. »

L’Expert croisa ses mains gantées sur sa poitrine et poursuivit :

« Mon devoir est de vous initier au but principal de notre ordre ; s’il est conforme à celui que vous désirez atteindre, vous en deviendrez un membre utile. La base sur laquelle il repose et de laquelle aucune force humaine ne peut le renverser, c’est la conservation et la transmission à la postérité de mystères importants qui sont parvenus jusqu’à nous à travers les siècles les plus reculés, à partir même du premier homme, et d’où dépend le sort de l’humanité ; mais personne ne peut les connaître et en profiter, avant de s’être préparé, par une longue et constante purification, à en pénétrer le sens. Notre second but est de soutenir nos frères, de les aider à améliorer leur cœur, à se purifier, à s’instruire avec les moyens découverts par les sages et légués par la tradition et à se préparer à se rendre dignes de cette initiation. En épurant et en corrigeant nos frères, nous nous employons à épurer et à corriger l’humanité tout entière, en les lui offrant comme exemples d’honnêteté et de vertu, et en employant toutes nos forces à lutter contre le mal qui règne dans le monde. Réfléchissez à ce que je viens de vous dire !… » et il quitta la chambre.

« Lutter contre le mal qui règne dans le monde !… » se dit Pierre, et il vit se dérouler à ses yeux cette sphère d’action si nouvelle pour lui. Il se voyait exhortant des hommes égarés, comme il l’était lui-même deux semaines auparavant, des hommes corrompus et malheureux, qu’il aidait en parole et en action, des oppresseurs auxquels il arrachait leurs victimes. Des trois buts énumérés par l’Expert, le dernier — la régénération du genre humain — était celui qui le séduisait le plus ; les mystères importants ne faisaient qu’éveiller sa curiosité et ne lui paraissaient pas essentiels. Le second, la purification de soi-même, l’intéressait peu, car il éprouvait déjà la jouissance intime de se sentir complètement corrigé de ses vices passés et tout prêt pour le bien.

Une demi-heure après, l’Expert rentra pour initier le récipiendaire aux sept vertus dont les sept marches du temple de Salomon sont le symbole, et que chaque franc-maçon devait s’appliquer à développer en soi. Les sept vertus étaient : 1° la discrétion, ne pas trahir les secrets de l’ordre ; 2° l’obéissance aux supérieurs de l’ordre ; 3° les bonnes mœurs ; 4° l’amour de l’humanité ; 5° le courage ; 6° la générosité ; 7° l’amour de la mort.

« Pour vous conformer au septième article, pensez souvent à la mort, afin que pour vous elle perde ses terreurs, elle cesse d’être l’ennemie, et qu’elle devienne au contraire l’amie qui délivre de cette vie de misères l’âme accablée par les travaux de la vertu, pour la conduire dans le lieu des récompenses et de la paix. »

« Oui, ce doit être ainsi, se dit Pierre, quand il fut de nouveau laissé à ses réflexions solitaires ; mais je suis si faible, que j’aime encore mon existence, dont je saisis peu à peu et à présent seulement le véritable but. » Quant aux cinq autres vertus, qu’il comptait sur ses doigts, il les sentait en lui : le courage, la générosité, les bonnes mœurs, l’amour de l’humanité, et surtout l’obéissance, qui ne lui paraissait pas une vertu, mais un allégement et un bonheur, car rien ne pouvait lui être plus doux que de se décharger de sa volonté et de se soumettre à celle des guides qui connaissaient la vérité.

L’Expert reparut pour la troisième fois, et lui demanda si sa décision était inébranlable et s’il se soumettrait à tout ce qui serait exigé de lui :

« Je suis prêt à tout, répondit Pierre.

— Je dois encore vous déclarer que notre ordre ne se borne pas aux paroles pour répandre ses vérités, mais qu’il emploie d’autres moyens, plus forts peut-être que la parole, sur celui qui cherche la sagesse et la vertu. Le décor de cette « chambre des réflexions » doit, si votre cœur est sincère, vous en dire plus que des discours, et vous aurez maintes fois l’occasion, en avançant plus loin, de voir de semblables symboles. Notre ordre, comme les sociétés de l’antiquité, répand son enseignement au moyen d’hiéroglyphes, qui sont la désignation d’une chose abstraite et qui contiennent en eux les propriétés mêmes de l’objet qu’ils symbolisent. »

Pierre savait parfaitement ce qu’était un hiéroglyphe, mais pressentant l’approche des épreuves, il écoutait en silence.

« Si vous êtes définitivement décidé, je vais procéder à l’initiation : en témoignage de votre générosité, vous allez me remettre tout ce que vous avez de précieux.

— Mais je n’ai rien sur moi, dit Pierre, qui croyait qu’on lui demandait tout ce qu’il possédait.

— Ce que vous avez sur vous : montre, argent, bagues… »

Pierre tira à la hâte sa montre, sa bourse, et eut beaucoup de peine à retirer sa bague de mariage, qui serrait son gros doigt.

« En signe d’obéissance, je vous prie de vous déshabiller. »

Pierre ôta son frac, son gilet, sa botte gauche ; le franc-maçon lui ouvrit sa chemise du côté gauche de la poitrine, et releva son pantalon, également du côté gauche, plus haut que le genou. Pierre se disposait à répéter la même cérémonie du côté droit, pour en épargner la peine à l’Expert, lorsque celui-ci l’arrêta et lui tendit une pantoufle pour mettre à son pied gauche. Honteux, confus, embarrassé comme un enfant de sa maladresse, il attendait, les bras pendants, les pieds écartés, les instructions qui devaient suivre :

« Enfin, en signe de sincérité, faites-moi l’aveu de votre principal défaut ?

— Mon défaut principal ? Mais j’en ai tant !

— Le défaut qui vous entraînait le plus souvent à hésiter sur le chemin de la vertu ? »

Pierre cherchait :

« Est-ce le vin, la gourmandise, l’oisiveté, la paresse, la colère, la haine, les femmes ? » Il les repassait tous, sans savoir auquel accorder la préférence.

« Les femmes ! » dit-il d’une voix à peine distincte.

Le frère ne répondit pas, et resta quelque temps silencieux ; puis, s’approchant de la table, il y prit le bandeau et l’attacha sur les yeux de Pierre :

« Pour la dernière fois, je vous conjure de rentrer en vous-même ; mettez un frein à vos passions, cherchez le bonheur, non pas en elles, mais dans votre cœur, car la source est en nous… »

Et Pierre sentait déjà poindre en lui cette source vivifiante, qui remplissait son âme de joie et d’attendrissement.


IV

Son parrain Villarsky, qu’il reconnut à la voix, reparut. À ses questions réitérées sur la fermeté de sa décision, il répondit :

« Oui, oui, je consens !… » et, la figure rayonnante, il suivit son conducteur en avançant sa large et forte poitrine, entièrement découverte, sur laquelle Villarsky tenait un glaive nu, et en marchant à pas inégaux et timides, le pied gauche chaussé de la pantoufle maçonnique. Ils traversèrent ainsi des corridors, tournant tantôt à droite, tantôt à gauche, et arrivèrent enfin aux portes de la loge. Villarsky toussa ; on répondit par le bruit du maillet, et la porte s’ouvrit devant eux. Une voix de basse lui demanda (ses yeux étant toujours bandés) qui il était, d’où il venait et où il était né ; puis on l’emmena plus loin, en lui parlant tout le temps, par allégories, des difficultés de son voyage, de l’amitié sainte, du grand Architecte de l’Univers et du courage nécessaire dans les dangers et les travaux. Il remarqua qu’on lui donnait différentes appellations, telles que « Celui qui cherche », « Celui qui souffre », « Celui qui demande », et à chacune d’elles les glaives et les maillots résonnaient, d’une manière différente. Pendant qu’on le menait ainsi, il y eut un moment de confusion parmi ses guides ; il les entendit se disputer à voix basse, et l’un d’eux insistait pour qu’on le fît passer sur un certain tapis. On posa ensuite sa main droite sur un objet qu’il ne pouvait voir, et de sa main gauche on lui fit appliquer du même côté un compas sur le sein, en l’obligeant à répéter, après un autre, le serment d’obéissance aux lois de l’ordre. Puis on éteignit les bougies, on alluma de l’esprit-de-vin, ainsi que Pierre le devina à l’odeur, et on lui annonça qu’on allait lui donner la petite lumière. On lui enleva le bandeau, et il aperçut devant lui, comme dans un rêve, faiblement éclairés par la flamme bleuâtre, quelques hommes, portant un tablier pareil à celui de son compagnon, debout devant lui et dirigeant sur sa poitrine des glaives tirés de leurs fourreaux. L’un d’eux avait une chemise ensanglantée. Pierre à cette vue se pencha en avant, comme s’il désirait être transpercé, mais les glaives se relevèrent, et on lui remit le bandeau : « Maintenant on va te donner la grande lumière, » dit une voix… On ralluma les bougies, on lui ôta le bandeau, et un chœur de plus de dix voix entonna : Sic transit gloria mundi !

Après s’être remis de sa première impression, Pierre vit autour d’une grande table, couverte de noir, douze frères, habillés comme les précédents ; il en connaissait quelques-uns pour les avoir rencontrés dans le monde. Celui qui présidait était un jeune homme inconnu, portant au cou une croix différente de celle des autres ; à sa droite, l’abbé italien que nous avons vu à la soirée de Mlle Schérer ; un haut dignitaire de Pétersbourg, et un Suisse, qui avait été gouverneur chez les Kouraguine, en faisaient partie. Tous écoutaient dans un silence solennel le Vénérable, qui tenait en main le maillet. Sur la paroi du mur brillait une étoile flamboyante ; l’un des bouts de la table était couvert d’un petit tapis représentant divers attributs, et à l’autre bout s’élevait une sorte d’autel sur lequel étaient l’Évangile et un crâne. Autour de la table étaient placés sept grands chandeliers, comme ceux qu’on voit dans les églises. Pierre fut conduit par deux frères devant l’autel. On lui plaça les pieds en équerre, et on lui intima l’ordre de s’étendre tout de son long, comme s’il déposait sa personne au pied du temple.

« Qu’on lui donne la truelle ! dit un des frères.

— C’est inutile ! » répliqua un autre.

Pierre, ahuri, regarda autour de lui de ses yeux de myope et se demanda avec une certaine hésitation où il était, si l’on ne se moquait pas de lui, et si plus tard il n’aurait pas honte de ce souvenir ; mais son doute ne tarda pas à se dissiper devant les figures sérieuses de ceux qui l’entouraient. Il se dit qu’il ne pouvait plus reculer, et se pénétrant de nouveau d’un esprit de soumission, humble et attendri, il se jeta par terre devant les portes du temple. Au bout de quelques instants, on lui ordonna de se lever, on lui passa un tablier de cuir blanc, pareil à ceux des autres frères, et on lui remit une truelle et trois paires de gants. Le Vénérable lui expliqua alors qu’il devait garder immaculée la blancheur de ce tablier, représentant la force et la pureté ; la truelle était pour lui servir à déraciner de son cœur les vices et à ramener au bien avec charité le cœur du prochain ; il devait conserver la première paire de gants sans en connaître la signification et porter la seconde dans leurs réunions ; la troisième était pour une main de femme : « Elle est destinée, cher frère, à être offerte par vous à la Clandestine, que vous respecterez par-dessus toutes les autres. Ce don sera un gage pour elle de la pureté de votre cœur ; veillez seulement, cher frère, à ce qu’ils ne gantent pas des mains indignes… » Au moment où le Vénérable prononça ces paroles, Pierre crut remarquer qu’il se troublait, et lui-même, regardant autour de lui d’un air inquiet, rougit jusqu’aux larmes, comme rougissent les enfants.

Il s’ensuivit un silence contraint que rompit à l’instant un des frères. Ce frère amena Pierre devant le tapis et lui lut dans un cahier l’explication des différents symboles qui y étaient figurés : le soleil, la lune, le maillet, le plomb, la truelle, le cube de pierre de taille, la colonne, les trois fenêtres, etc. On lui indiqua ensuite sa place, on lui expliqua les signes maçonniques, on lui donna le mot de passe, et on lui permit enfin de s’asseoir. Le Vénérable fit la lecture des statuts. Elle fut très longue, et les sentiments dont Pierre était agité l’empêchèrent de l’écouter avec suite : il ne se rappela que le dernier paragraphe :

« Nous connaissons dans nos temples d’autres degrés que ceux qui séparent la vertu du vice. Crains de faire une différence qui puisse détruire cette égalité. Vole au secours de ton frère, quel qu’il soit ; ramène celui qui s’égare, relève celui qui tombe : ne nourris jamais aucun sentiment de haine ou d’inimitié contre lui. Sois bienveillant, affable ; allume dans tous les cœurs le feu de la vertu, partage ton bonheur avec le prochain, et que l’envie ne vienne jamais troubler cette pure jouissance. Pardonne à ton ennemi et ne te venge de lui qu’en lui rendant le bien pour le mal. En remplissant ces lois suprêmes, tu retrouveras les traces de ta grandeur ancienne et perdue. »

À ces mots, il se leva et embrassa Pierre, qui, les yeux pleins de larmes de joie, ne savait que répondre aux félicitations de tous, aussi bien de ceux qu’il n’avait jamais vus jusque-là que de ceux qui renouvelaient connaissance avec lui ; mais il ne faisait aucune différence entre ses anciens amis et ses nouveaux frères, et n’avait d’autre désir que de se joindre à eux dans l’accomplissement de leur grande œuvre.

Le Vénérable frappa du maillet, tous s’assirent, et, après leur avoir adressé une exhortation à l’humilité, il leur proposa d’accomplir la dernière cérémonie. Le haut dignitaire qui portait le titre de frère trésorier fit le tour de l’assemblée. Pierre aurait voulu s’inscrire sur cette liste pour tout ce qu’il possédait, mais la crainte d’être accusé d’ostentation l’arrêta, et il s’inscrivit pour la même somme que les autres.

La séance terminée, il rentra chez lui, et il lui sembla qu’il revenait, complètement transformé, d’un lointain voyage de plusieurs années, et qu’il n’avait plus rien de commun avec sa vie et ses habitudes passées.


V

Le lendemain de sa réception, Pierre employa la matinée à lire le livre qu’on lui avait remis et à tâcher de se pénétrer de la signification du carré, dont un côté représentait la divinité, le second le monde moral, le troisième le monde physique, le quatrième l’union des deux. De temps en temps il s’arrachait à la lecture et aux carrés pour se tracer un nouveau plan d’existence, car on lui avait dit, à cette réunion, que le bruit de son duel était parvenu aux oreilles de l’Empereur, et qu’il ferait bien de s’éloigner de Pétersbourg. Il comptait donc aller vivre dans ses terres du Midi et s’y occuper de ses paysans. Tout à coup, il vit entrer chez lui le prince Basile.

« Mon cher ami, qu’as-tu fait à Moscou ? Que veut dire cette brouille avec Hélène ? Tu es dans l’erreur la plus complète : je sais tout, et je puis t’assurer qu’elle est innocente devant toi, comme le Christ devant les Juifs. Pourquoi donc, ajouta-t-il en empêchant Pierre de parler, pourquoi ne pas t’être adressé directement à moi, comme à un ami ? Mon Dieu, je le comprends, tu t’es conduit en homme qui tient à son honneur ; tu t’es peut-être trop hâté, mais nous en causerons plus tard. Songe à la position délicate dans laquelle tu nous as placés, elle et moi, vis-à-vis de la société, et vis-à-vis de la cour, ajouta-t-il en baissant la voix. Elle est à Moscou et toi ici ; dis-toi bien, mon cher, que ce ne peut être qu’un malentendu ; j’aime à croire que c’est là ton avis. Écris-lui une lettre, elle te rejoindra, tout s’expliquera ; si tu ne le fais pas, mon cher, il est à craindre que tu ne t’en repentes…, » et le prince Basile le regarda d’une façon significative : « Je sais de source certaine que l’impératrice mère prend un vif intérêt à toute cette histoire ; elle a toujours été très bienveillante pour Hélène. »

Pierre, qui avait essayé plus d’une fois d’interrompre ce torrent de paroles, ne savait comment s’y prendre pour répondre à son beau-père par un refus catégorique ; il se troublait, rougissait, se levait, se rasseyait, se rappelait les exhortations maçonniques à la charité, et se voyait pourtant contraint à être désagréable et à dire le contraire de ce qu’on attendait de lui. Habitué à se soumettre à ce ton assuré de laisser aller, il craignait de ne savoir y résister et sentait que tout son avenir dépendait du mot qu’il prononcerait. Suivrait-il l’ancienne voie, ou bien prendrait-il résolument le nouveau chemin, plein d’attraits, qui lui avait été tracé, et sur lequel il était sûr de trouver le renouvellement de tout son être ?

« Eh bien, mon ami, reprit d’un ton léger le prince Basile, réponds-moi : « Oui, je vais lui écrire, » et nous tuerons le veau gras. »

Mais il n’avait pas achevé sa phrase, que Pierre, la colère peinte sur son visage, qui dans ce moment rappelait celui de son père, lui répondit d’une voix étranglée, sans le regarder :

« Prince, je ne vous ai pas appelé, éloignez-vous !… et il s’élança pour lui ouvrir la porte. Éloignez-vous, répéta-t-il à son beau-père, dont le visage avait pris une expression terrifiée.

— Qu’as-tu ? Tu es malade ?

— Éloignez-vous ! vous dis-je, » lui cria-t-il encore une fois d’une voix tremblante, et le prince Basile fut obligé de sortir, sans avoir reçu la réponse qu’il demandait.

Une semaine plus tard, Pierre, après avoir fait ses adieux à ses nouveaux amis et leur avoir laissé une somme considérable pour être distribuée en aumônes, partit pour ses terres, en emportant avec lui de nombreuses lettres de recommandation pour les membres de l’ordre à Kiew et à Odessa, et la promesse qu’ils lui écriraient et le guideraient dans sa nouvelle voie.


VI

Malgré la sévérité de l’Empereur pour les duels, l’affaire de Pierre et de Dologhow fut étouffée ; ni les deux adversaires, ni leurs témoins, ne furent poursuivis ; mais l’histoire elle-même, confirmée d’ailleurs par la séparation des deux époux, se répéta bientôt de bouche en bouche. Pierre, que l’on avait reçu avec une bienveillante condescendance lorsqu’il n’était qu’un bâtard, qu’on avait comblé d’attentions et de flatteries lorsqu’il était devenu le premier parti de la Russie, avait beaucoup perdu de son prestige aux yeux de la société après son mariage ; car ce mariage enlevait tout espoir aux mères qui avaient des filles à marier, d’autant plus qu’il n’avait jamais ni cherché ni réussi à s’insinuer dans les bonnes grâces de la coterie du high life. Aussi n’accusait-on que lui, et le traitait-on à tout propos d’imbécile, de jaloux et de monomane furieux, en tout semblable à son père. Après son départ, Hélène, de retour à Pétersbourg, fut reçue par toutes ses connaissances avec la bienveillance respectueuse qui était due à son malheur. Si le nom de son mari venait à être prononcé par hasard, elle prenait une expression de dignité, que, grâce à son tact inné, elle s’était appropriée, sans en comprendre la valeur ; sa figure disait qu’elle supportait avec résignation son isolement, et que son mari était la croix que Dieu lui avait envoyée. Quant au prince Basile, il exprimait son opinion plus franchement, et ne manquait jamais, à l’occasion, de dire, en portant le doigt à son front :

« C’est un cerveau fêlé, je l’avais toujours dit.

— Pardon, répliquait Mlle Schérer, je l’avais dit avant les autres, dit devant témoins (et elle insistait sur la priorité de son jugement)… — Ce malheureux jeune homme, ajoutait-elle, est perverti par les idées corrompues du siècle. Je m’en étais bien aperçue à son retour de l’étranger, quand il posait chez moi pour le petit Marat… vous en souvient-il ? Eh bien, voilà le beau résultat ! Je n’ai jamais désiré ce mariage, j’ai prédit tout ce qui est arrivé. »

Anna Pavlovna continuait comme par le passé à donner des soirées, qu’elle avait le don d’organiser avec un art tout particulier, et où se réunissaient, suivant son expression, « la crème de la véritable bonne société » et « la fine fleur de l’essence intellectuelle de Pétersbourg ». Ses soirées brillaient encore d’un autre attrait : elle avait le talent d’offrir chaque fois à ce cercle choisi une personnalité nouvelle et intéressante. Nulle part ailleurs on ne pouvait étudier avec autant de précision que chez elle le thermomètre politique, dont les degrés étaient marqués par l’atmosphère conservatrice de la société qui faisait partie de la cour.

Telle était la soirée qu’elle donnait à la fin de l’année 1806, après la réception des tristes nouvelles de la défaite de l’armée prussienne par Napoléon à Iéna et à Auerstædt, après la reddition de la majeure partie des forteresses de la Prusse, et lorsque nos troupes, franchissant la frontière, allaient commencer une seconde campagne. « La crème de la véritable bonne société » se composait de la malheureuse Hélène abandonnée, de Mortemart, du séduisant prince Hippolyte, arrivé tout dernièrement de Vienne, de deux diplomates, de « la Tante », d’un jeune homme, connu dans ce salon sous la dénomination « d’un homme de beaucoup de mérite », d’une toute récente demoiselle d’honneur avec sa mère, et de quelques autres personnes moins en vue.

La primeur de cette soirée était cette fois le prince Boris Droubetzkoï, qui venait d’être envoyé en courrier de l’armée prussienne, et qui était attaché comme aide de camp à un personnage haut placé.

Le thermomètre politique disait, ce jour-là : « Les souverains de l’Europe et leurs généraux auront beau s’incliner devant Napoléon pour me causer à moi, et à nous en général, tous les ennuis et toutes les humiliations imaginables, notre opinion sur son compte ne changera jamais. Nous ne cesserons d’exprimer nettement notre manière de voir sur ce sujet, et nous dirons simplement, et une fois pour toutes, au roi de Prusse et aux autres : « Tant pis pour vous. Tu l’as voulu, Georges Dandin ! »

Lorsque Boris, le lion de la soirée, entra dans le salon, tous les invités y étaient réunis ; la conversation, conduite par Anna Pavlovna, roulait sur nos relations diplomatiques avec l’Autriche et sur l’espoir d’une alliance avec elle.

Boris, dont l’extérieur était devenu plus mâle, portait un élégant uniforme d’aide de camp ; il entra d’un air dégagé et, après avoir salué « la Tante », se rapprocha du cercle principal.

Anna Pavlovna lui donna sa main sèche à baiser, le présenta aux personnes qui lui étaient inconnues, en les lui nommant au fur et à mesure :

« Le prince Hippolyte Kouraguine, — charmant jeune homme. — Monsieur Krouq, chargé d’affaires de Copenhague, — un esprit profond. — Monsieur Schittrow, — un homme de beaucoup de mérite. »

Boris était parvenu, grâce aux soins de sa mère, à ses propres goûts et à son empire sur lui-même, à se créer une situation très enviable : une mission importante en Prusse lui avait été confiée, il en revenait en courrier. Il s’était complètement initié à cette discipline non écrite qui, pour la première fois, l’avait frappé à Olmütz, et qui, permettant au lieutenant d’avoir le pas sur le général, n’exigeait, pour réussir, ni efforts, ni travail, ni courage, ni persévérance, et ne demandait seulement que de l’esprit de conduite avec les dispensateurs des récompenses. Il s’étonnait souvent d’avoir avancé si vite, et de voir que si peu de gens comprenaient combien ce chemin était facile à suivre. À la suite de cette découverte, sa vie, ses rapports avec ses anciennes connaissances, ses plans pour l’avenir, tout avait été changé. Malgré son peu de fortune, il employait ses derniers roubles à être mieux habillé que les autres, et pour ne pas se montrer en uniforme râpé, pour ne pas se promener par les rues dans une vilaine voiture, il était capable de se refuser bien des choses ! Il ne recherchait que les personnes placées au-dessus de lui et qui pouvaient lui être utiles ; il aimait Pétersbourg et méprisait Moscou. Le souvenir de la famille Rostow, de son amour d’enfant pour Natacha, lui était désagréable, et, depuis son retour de l’armée, il n’avait pas mis les pieds chez eux. Invité à la soirée d’Anna Pavlovna, ce qu’il considérait comme un pas en avant dans sa carrière, il comprit aussitôt son rôle. Laissant à la maîtresse de maison le soin de faire ressortir tout ce qu’il apportait d’intéressant, il se bornait à observer les gens et à méditer sur les avantages qu’il y aurait à se rapprocher de chacun et sur les moyens d’y parvenir. Il s’assit à la place indiquée auprès de la belle Hélène, et écouta la conversation générale.

« Vienne trouve les bases du traité proposé tellement inadmissibles, qu’on ne saurait y souscrire, même à la suite des succès les plus brillants, et elle met en doute les moyens qui pourraient nous les procurer. C’est mot à mot la phrase du cabinet de Vienne, disait le chargé d’affaires de Danemark.

— Le « doute » est flatteur ! ajoutait avec un fin sourire l’homme « à l’esprit profond ».

— Il faut distinguer entre le cabinet de Vienne et l’Empereur d’Autriche, dit Mortemart. L’Empereur d’Autriche n’a jamais pu songer à pareille chose, et ce n’est que le cabinet qui le dit.

— Eh ! mon cher vicomte, reprit Anna Pavlovna, l’Urope (prononçant on ne sait trop pourquoi « Urope », elle croyait sans doute faire preuve par là d’une finesse de haut goût, en causant avec un Français), l’Urope ne sera jamais notre alliée sincère[2]… » Et elle entama l’éloge du courage héroïque et de la fermeté du roi de Prusse, pour ménager à Boris son entrée en scène.

Ce dernier attendait patiemment son tour, en écoutant les réflexions de chacun, et en jetant de temps à autre un regard sur sa belle voisine, qui répondait parfois par un sourire à ce jeune et bel aide de camp.

Anna Pavlovna s’adressa tout naturellement à lui, et le pria de leur décrire sa course à Glogau et la situation de l’armée prussienne. Boris, sans se presser, raconta, en un français très pur et très correct, quelques épisodes intéressants sur nos troupes et sur la cour, tout en évitant avec soin d’exprimer son opinion personnelle sur les faits dont il parlait. Il accapara pendant quelque temps l’attention générale, et Anna Pavlovna voyait avec fierté que ses invités appréciaient à sa juste valeur le régal qu’elle leur avait offert. Hélène se montrait plus intéressée que personne par le récit de Boris, et, témoignant une grande sollicitude pour la position de l’armée prussienne, elle lui adressa, quelques questions au sujet de son voyage.

« Il faut absolument que vous veniez me voir, lui dit-elle avec son éternel sourire, et d’un ton qui pouvait laisser supposer que certaines combinaisons, qu’il ignorait, rendaient sa visite indispensable. Mardi, entre huit et neuf heures. Vous me ferez plaisir. »

Boris s’empressa de promettre ; il allait continuer sa causerie avec elle, lorsque Anna Pavlovna l’appela, sous prétexte que « sa Tante » désirait lui parler.

« Vous connaissez son mari, n’est-ce pas ? demanda « la Tante », en fermant les yeux, et en indiquant Hélène d’un geste mélancolique. Ah ! quelle malheureuse et ravissante femme ! Ne parlez pas de lui devant elle, je vous en supplie, c’est trop pénible pour son cœur ! »


VII

Pendant leur aparté, le prince Hippolyte s’était emparé du dé de la conversation.

Étendu à son aise dans un large fauteuil, il se redressa vivement et lança ces mots : « Le roi de Prusse ! » après quoi, se mettant à rire, il retomba dans le silence. Tous se tournèrent vers lui, et Hippolyte, continuant à rire et se renfonçant dans son fauteuil, répéta :

« Le roi de Prusse ! »

Anna Pavlovna, voyant qu’il ne se décidait pas à en dire plus long, attaqua Napoléon avec violence, et raconta, à l’appui de sa sortie, comment ce brigand de Bonaparte avait volé à Potsdam l’épée de Frédéric le Grand !

« C’est l’épée de Frédéric le Grand, que je… » dit-elle ; à ce moment, Hippolyte l’interrompit en répétant : « Le roi de Prusse !… » et se tut. Mlle Schérer fit une grimace, et Mortemart, l’ami d’Hippolyte, lui dit brusquement :

« Voyons, à qui en avez-vous avec votre roi de Prusse ?

— Oh ! ce n’est rien, je voulais simplement dire que nous avons tort de faire la guerre pour le roi de Prusse ! » Il mitonnait cette petite plaisanterie, qu’il avait entendue à Vienne, et cherchait à la placer depuis le commencement de la soirée.

Boris sourit prudemment, de façon qu’on pût supposer à volonté, ou qu’il raillait, ou qu’il approuvait.

« Il est très mauvais, votre jeu de mots, très spirituel, mais très injuste, dit Anna Pavlovna, en le menaçant du doigt. Nous ne faisons pas la guerre pour le roi de Prusse, sachez-le bien, mais pour les bons principes. Ah ! le méchant prince Hippolyte ! »

La conversation continua à rouler sur la politique, et s’anima sensiblement, lorsqu’il fut question des récompenses accordées par l’Empereur.

« N. N. n’a-t-il pas reçu l’année dernière une tabatière avec le portrait, dit l’homme « à l’esprit profond » ? Pourquoi S. S. ne pourrait-il pas en recevoir autant ?

— Je vous demande pardon, une tabatière avec le portrait de l’Empereur est une récompense, mais point une distinction ; c’est plutôt un cadeau, fit observer le diplomate.

— Il y a des précédents, je vous citerai Schwarzenberg.

— C’est impossible, dit un troisième.

— Je suis prêt à parier : le grand-cordon, c’est différent. »

Au moment où l’on se quitta, Hélène, qui n’avait pas ouvert la bouche de la soirée, réitéra à Boris sa prière, ou plutôt son ordre significatif et bienveillant, de ne point oublier le prochain mardi.

« Il le faut absolument, » dit-elle en souriant, et en regardant Anna Pavlovna, qui, d’un triste sourire, appuya l’invitation.

Hélène avait découvert, dans son intérêt subit pour l’armée prussienne, une raison péremptoire pour recevoir Boris, et elle semblait laisser entendre qu’elle la lui dirait à sa première visite.

Boris se rendit au jour indiqué dans le brillant salon d’Hélène, où il y avait déjà beaucoup de monde, et il allait en sortir sans avoir eu d’explication catégorique, lorsque la comtesse, qui jusque-là ne lui avait adressé que quelques mots, au moment où il lui baisait la main en se retirant, lui dit tout à coup à l’oreille, et cette fois sans sourire :

« Venez dîner demain… le soir… Il faut que vous veniez… venez !… »

Et voilà comment Boris devint l’intime de la comtesse pendant son premier séjour à Pétersbourg.


VIII

La guerre se rallumait et se rapprochait de plus en plus des frontières russes. On n’entendait de tous côtés que des anathèmes contre Bonaparte, l’ennemi du genre humain. Dans les villages, où arrivaient à tout moment du théâtre de la guerre les nouvelles les plus invraisemblables et les plus contradictoires, on rassemblait les recrues et les soldats.

À Lissy-Gory, l’existence de chacun avait grandement changé depuis l’année précédente.

Le vieux prince avait été nommé l’un des huit chefs de la milice désignés pour toute la Russie. Malgré son état de faiblesse, aggravé par l’incertitude dans laquelle il était resté pendant plusieurs mois sur le sort de son fils, il crut de son devoir d’accepter ce poste que lui avait confié l’Empereur lui-même, et cette activité toute nouvelle lui rendait ses anciennes forces. Il passait tout son temps en courses dans les trois gouvernements qui étaient de son ressort. Rigoureux dans l’accomplissement de ses devoirs, il était d’une sévérité presque cruelle avec ses subordonnés, et descendait jusqu’aux moindres détails. Sa fille ne prenait plus de leçons de mathématiques ; mais tous les matins, accompagnée de la nourrice qui portait le petit prince Nicolas (comme l’appelait le grand-père), elle venait le voir dans son cabinet. L’enfant occupait, avec sa nourrice et la vieille bonne Savichnia, les appartements de sa mère ; c’est là que la princesse Marie, lui servant de mère, passait la plus grande partie de sa journée. Mlle Bourrienne semblait aussi s’être passionnément attachée au petit garçon, et la princesse Marie s’en reposait parfois sur elle pour soigner et pour amuser leur petit ange.

On avait fait élever dans l’église de Lissy-Gory une chapelle sur la tombe de la princesse, et, sur cette tombe, un ange en marbre blanc déployait ses ailes. On aurait dit vraiment que l’ange, dont la lèvre supérieure était un peu relevée, se préparait à sourire ; aussi le prince André et sa sœur furent frappés de sa ressemblance avec la défunte, et, chose étrange que le prince se garda de faire remarquer à sa sœur, l’artiste lui avait involontairement donné cette même expression de doux reproche qu’il avait lue sur les traits de sa femme, glacés par la mort : « Ah ! qu’avez-vous fait de moi ?… »

Bientôt après son retour, le prince André reçut de son père en toute propriété la terre de Bogoutcharovo, située à quarante verstes de Lissy-Gory ; aussi, fuyant les souvenirs pénibles et cherchant la solitude, il profita de cette générosité du vieux prince, dont il supportait avec peine le caractère difficile, pour s’y construire un pied-à-terre, afin d’y passer la plus grande partie de son temps.

Il s’était fermement décidé, après la bataille d’Austerlitz, à abandonner la carrière militaire, ce qui l’obligea, à la reprise de la guerre, pour ne point reprendre du service actif, de s’employer sous les ordres de son père, en l’aidant à la formation des milices. Le père et le fils semblaient avoir changé de rôle : le premier, excité par son activité, ne présageait à cette campagne qu’une heureuse issue, tandis que le fils la déplorait au fond de son cœur et voyait tout en noir.

Le 26 février de l’année 1807, le vieux prince partit pour une inspection et son fils resta à Lissy-Gory, comme il faisait d’habitude durant ses absences. Le cocher qui l’avait mené à la ville voisine en rapporta des lettres et des papiers pour le prince André.

Le valet de chambre, ne l’ayant pas trouvé chez lui, passa dans l’appartement de la princesse Marie sans l’y rencontrer ; l’enfant, malade depuis quatre jours, lui donnait des inquiétudes, et il était auprès de lui.

« Pétroucha vous demande, Votre Excellence, il a apporté des papiers, dit une fille de service au prince André, qui, assis sur un tabouret très bas, versait d’une main tremblante et comptait avec un soin extrême les gouttes qu’il laissait tomber dans un verre à pied, à moitié plein d’eau.

— Qu’est-ce ? » dit-il brusquement, et ce mouvement involontaire lui fit verser quelques gouttes de trop. Jetant le contenu du verre, il recommença son opération.

À part le berceau, il n’y avait dans la chambre que deux fauteuils et quelques petits meubles d’enfant ; les rideaux étaient tirés devant les fenêtres ; sur la table brûlait une bougie, qu’un grand cahier de musique, placé en écran, empêchait d’éclairer trop vivement le petit malade.

« Mon ami, dit à son frère la princesse Marie debout à côté du lit, attends un peu, cela vaudra mieux.

— Laisse-moi donc tranquille, tu ne sais ce que tu dis… tu n’as fait qu’attendre, et voilà ce qui en est résulté, dit-il tout bas avec aigreur.

— Mon ami, attends, je t’en prie, il s’est endormi. »

Le prince André se leva et s’arrêta indécis, la potion à la main.

« Vaudrait-il vraiment mieux attendre ? dit-il.

— Fais comme tu voudras, André, mais je crois que cela vaudrait mieux, » répondit sa sœur, un peu embarrassée de la légère concession que lui faisait son frère.

C’était la seconde nuit qu’ils veillaient l’enfant, malade d’une forte fièvre. Leur confiance dans le médecin habituel de la maison étant fort limitée, ils en avaient envoyé chercher un autre à la ville voisine et essayaient, en l’attendant, différents remèdes. Fatigués, énervés et inquiets, leurs préoccupations se trahissaient par une irritation involontaire.

« Pétroucha vous attend, » reprit la fille de chambre.

Il sortit pour recevoir les instructions verbales que son père lui faisait transmettre, et rentra avec des lettres et des papiers.

« Eh bien ?

— C’est toujours la même chose, mais prends patience : Carl Ivanitch assure que le sommeil est un signe de guérison. »

Le prince André s’approcha de l’enfant et constata qu’il avait la peau brûlante.

« Vous n’avez pas le sens commun, vous et votre Carl Ivanitch ! » Et, prenant la potion préparée, il se pencha au-dessus du berceau, pendant que la princesse Marie le retenait en le suppliant :

« Laisse-moi, dit le prince avec impatience… Eh bien, soit, donne-la-lui, toi ! »

La princesse Marie lui prit le verre des mains et, appelant la vieille bonne à son aide, essaya de faire boire l’enfant, qui se débattit en criant et en s’étranglant. Le prince André, se prenant la tête entre les mains, alla s’asseoir sur un canapé dans la pièce voisine.

Il décacheta machinalement la lettre de son père, qui, de sa grosse écriture allongée, lui écrivait ce qui suit sur une feuille de papier bleu :

« Si l’heureuse nouvelle que je viens de recevoir à l’instant même, par courrier, n’est pas une blague éhontée, on m’assure que Bennigsen a remporté une victoire sur Bonaparte à Eylau. Pétersbourg est dans la joie, et il pleut des récompenses pour l’armée. C’est un Allemand, mais je l’en félicite néanmoins. Je ne comprends pas ce que fait le nommé Hendrikow à Kortchew : ni les vivres, ni les renforts ne sont arrivés jusqu’à présent. Pars, pars à la minute, et dis-lui que je lui ferai couper la tête si je ne reçois pas le tout dans le courant de la semaine. On a reçu une lettre de Pétia du champ de bataille de Preussisch-Eylau ; il a pris part au combat… tout est vrai ! Quand ceux que cela ne regarde pas ne s’en mêlent pas, un Allemand même peut battre Napoléon. On le dit en fuite et très entamé. Ainsi donc, va de suite à Kortchew et exécute mes ordres ! »

La seconde lettre qu’il décacheta était une interminable épître de Bilibine : il la mit de côté pour la lire plus tard :

« Aller à Kortchew ?… ce n’est pas certes maintenant que j’irai !… Je ne puis abandonner mon enfant malade !… »

Il jeta un coup d’œil dans l’autre chambre, et vit sa sœur encore debout à côté du lit de l’enfant qu’elle berçait.

« Quelle est donc cette autre nouvelle désagréable que Bilibine me donne ? Ah ! oui, la victoire,… maintenant que j’ai quitté l’armée !… Oui, oui, il se moque toujours de moi… tant mieux, si cela l’amuse… » Et, sans en comprendre la moitié, il se mit à lire la lettre de Bilibine, pour cesser de penser à ce qui le tourmentait et le préoccupait si exclusivement.


IX

Bilibine, attaché au quartier général en qualité de diplomate, lui écrivait en français une longue lettre pleine de saillies à la française, mais dépeignant la campagne avec une franchise et une hardiesse toutes patriotiques, et ne reculant pas devant un jugement, fût-il même railleur, sur nos faits et gestes. En la lisant, on s’apercevait bien vite que, ennuyé de la discrétion de rigueur imposée aux diplomates, il était heureux de pouvoir épancher toute sa bile dans le sein d’un correspondant aussi sûr que le prince André. Cette lettre, déjà ancienne, était datée d’avant la bataille de Preussisch-Eylau :

« Depuis nos grands succès d’Austerlitz, vous le savez, mon cher prince, je ne quitte plus les quartiers généraux. Décidément j’ai pris goût à la guerre, et bien m’en a pris. Ce que j’ai vu ces trois mois est incroyable.

« Je commence ab ovo. L’« ennemi du genre humain », comme vous savez, s’attaque aux Prussiens. Les Prussiens sont nos fidèles alliés, qui ne nous ont trompés que trois fois depuis trois ans. Nous prenons fait et cause pour eux. Mais il se trouve que l’« ennemi du genre humain » ne fait nulle attention à nos beaux discours, et, avec sa manière impolie et sauvage, se jette sur les Prussiens, sans leur donner le temps de finir la parade commencée, en deux tours de main les rosse à plate couture et va s’installer au palais de Potsdam.

« J’ai le plus vif désir, écrit le roi de Prusse à Bonaparte, que Votre Majesté soit accueillie et traitée dans mon palais d’une manière qui lui soit agréable, et c’est avec empressement que j’ai pris à cet effet toutes les mesures que les circonstances me permettaient. Puissé-je avoir réussi ! » Les généraux prussiens se piquent de politesse envers les Français et mettent bas les armes aux premières sommations.

« Le chef de la garnison de Glogau, avec dix mille hommes, demande au roi de Prusse ce qu’il doit faire s’il est sommé de se rendre ?… Tout cela est positif !

« Bref, espérant en imposer seulement par notre attitude militaire, il se trouve que nous voilà en guerre pour tout de bon, et, qui plus est, en guerre sur nos frontières avec et pour le roi de Prusse. Tout est au grand complet, il ne nous manque qu’une petite chose : c’est le général en chef. Comme il s’est trouvé que les succès d’Austerlitz auraient pu être plus décisifs si le général en chef eût été moins jeune, on fait la revue des octogénaires, et, entre Prosorofsky et Kamensky, on donne la préférence au dernier. Le général nous arrive en kibik, à la manière de Souvarow, et est accueilli avec des acclamations de joie et de triomphe.

« Le 4 arrive le premier courrier de Pétersbourg, On apporte les malles dans le cabinet du maréchal, qui aime à faire tout par lui-même. On m’appelle pour aider à faire le triage des lettres et prendre celles qui nous sont destinées. Le maréchal nous regarde faire et attend les paquets qui lui sont adressés. Nous cherchons… il n’y en a point. Le maréchal devient impatient, se met lui-même à la besogne, et trouve des lettres de l’Empereur pour le comte T., pour le prince V. et autres. Alors le voilà qui se met dans une de ses colères bleues. Il jette feu et flamme contre tout le monde, s’empare des lettres, les décachète et lit celles que l’Empereur adresse à d’autres : « Ah ! c’est ainsi qu’on se conduit envers moi ! Point de confiance ! Ah ! on a mission de me surveiller ! sortez ! » et il écrit le fameux ordre du jour au général Bennigsen[3] :

« Je suis blessé, je ne puis monter à cheval, et par conséquent je ne puis commander l’armée. Vous avez amené votre corps d’armée défait à Poultousk, où il est exposé sans bois et sans fourrage ; il faut y remédier, selon votre rapport au comte Bouxhevden : il faut vous replier vers nos frontières, vous exécuterez ce mouvement aujourd’hui même. »

« Par suite de toutes mes courses, écrit-il à l’Empereur, la selle m’a occasionné une écorchure, qui m’empêche de monter à cheval et de commander une armée aussi importante. J’en ai remis le commandement à l’ancien en grade, au comte Bouxhevden, en lui renvoyant tout le service et tout ce qui s’y rapporte, lui donnant le conseil, s’il manquait de pain, de se retirer dans l’intérieur de la Prusse, car il n’en reste plus que pour un jour ; quelques régiments n’en ont pas du tout, d’après la déclaration des divisionnaires, Ostermann et Sedmoretzki ; les paysans n’en ont point ; quant à moi, j’attendrai ma guérison à l’hôpital d’Ostrolenko. En portant à l’auguste connaissance de Votre Majesté la date de ce rapport, j’ai l’honneur d’ajouter que, si l’armée bivouaque ici encore quinze jours, il ne restera pas un seul homme valide au printemps. »

« Permettez à un vieillard de se retirer à la campagne, chez lui, emportant le douloureux regret de n’avoir pu remplir les grandes et glorieuses fonctions auxquelles il avait été appelé. J’attendrai l’auguste autorisation ici à l’hôpital, afin de ne pas jouer le rôle d’un écrivain, au lieu de celui de commandant. Ma retraite de l’armée ne causera pas plus de bruit que celle d’un aveugle. Il y en a mille comme moi en Russie. »

« Le maréchal se fâche contre l’Empereur, et nous punit tous ; n’est-ce pas que c’est logique ?

« Voilà le premier acte. Aux suivants, l’intérêt et le ridicule vont s’accroissant comme de raison. Après le départ du maréchal, il se trouve que nous sommes en vue de l’ennemi, et qu’il faut livrer bataille. Bouxhevden est général en chef par droit d’ancienneté, mais le général Bennigsen n’est pas de cet avis ; d’autant plus qu’il est, lui, avec son corps en vue de l’ennemi, et qu’il veut profiter de l’occasion d’une bataille, « auf eigene Hand, » comme disent les Allemands. Il la donne. C’est la bataille de Poultousk, qui est censée avoir été une grande victoire, mais qui, à mon avis, n’en est pas une le moins du monde. Nous autres pékins, nous avons, comme vous savez, la très vilaine habitude de décider du gain ou de la perte d’une bataille. Celui qui s’est retiré après la bataille l’a perdue, voilà ce que nous disons, et à ce titre nous avons perdu la bataille de Poultousk. Bref, nous nous retirons après la bataille, mais nous envoyons un courrier à Pétersbourg, qui porte les nouvelles d’une victoire, et le général ne cède pas le commandement en chef à Bouxhevden, espérant recevoir de Pétersbourg, en reconnaissance de sa victoire, le titre de général en chef. Pendant cet interrègne, nous commençons un plan de manœuvres excessivement intéressant et original. Notre but n’est pas, comme il le devrait être, d’éviter l’ennemi ou de l’attaquer, mais uniquement d’éviter le général Bouxhevden, qui, par droit d’ancienneté, serait notre chef. Nous tendons vers ce but avec tant d’énergie, que, même en passant une rivière qui n’est pas guéable, nous brûlons les ponts pour nous séparer de notre ennemi, or notre ennemi pour le moment n’est pas Bonaparte, mais Bouxhevden. Le général Bouxhevden a failli être attaqué et pris par des forces ennemies supérieures, à cause d’une de nos belles manœuvres qui nous sauvaient de lui. Bouxhevden nous poursuit… nous filons. À peine passe-t-il de notre côté de la rivière, que nous repassons de l’autre. À la fin, notre ennemi Bouxhevden nous attrape et s’attaque à nous. Les deux généraux se fâchent. Il y a même une provocation en duel de la part de Bouxhevden et une attaque d’épilepsie de la part de Bennigsen. Mais, au moment critique, le courrier, qui porte la nouvelle de notre victoire de Poultousk, nous apporte de Pétersbourg notre nomination de général en chef, et le premier ennemi, Bouxhevden, étant enfoncé, nous pouvons penser au second, à Bonaparte. Mais voilà-t-il pas qu’à ce moment se lève devant nous un troisième ennemi : c’est l’orthodoxe qui demande à grands cris du pain, de la viande, des « soukharyi », du foin, — que sais-je ? Les magasins sont vides, les chemins impraticables.

« L’orthodoxe se met à la maraude, et d’une manière dont la dernière campagne ne peut vous donner la moindre idée. La moitié des régiments forme des troupes libres, qui parcourent la contrée, en mettant tout à feu et à sang. Les habitants sont ruinés de fond en comble, les hôpitaux regorgent de malades, et la disette est partout. Deux fois le quartier général a été attaqué par des troupes de maraudeurs, et le général en chef a été obligé lui-même de demander un bataillon pour les chasser. Dans une de ces attaques, on m’a emporté ma malle vide et ma robe de chambre. L’Empereur veut donner le droit à tous les chefs de division de fusiller les maraudeurs, mais je crains fort que cela n’oblige une moitié de l’armée de fusiller l’autre[4]. »

Le prince André avait commencé cette lecture avec distraction ; mais gagné peu à peu par l’intérêt qu’il y trouvait, tout en n’accordant du reste qu’une valeur relative au récit de Bilibine, arrivé à cette dernière phrase, il froissa la lettre et la jeta de côté, dépité de sentir que cette vie, si éloignée de lui à présent, pouvait encore lui causer de l’émotion. Il ferma les yeux, se passa la main sur le front comme pour en chasser toute trace, et prêta l’oreille à ce qui se faisait dans la chambre de l’enfant. Il lui sembla entendre un bruit étrange. Craignant qu’il ne se fût produit une aggravation dans l’état du petit malade pendant qu’il lisait, il s’approcha de la porte sur la pointe du pied. En entrant, il crut voir, à la figure bouleversée de la bonne, qu’elle cachait quelque chose et que la princesse Marie n’était plus là !

« Mon ami ! » dit sa sœur derrière lui. Comme il arrive souvent à la suite d’une insomnie prolongée ou de violentes inquiétudes, une terreur involontaire s’empara de lui : il crut entendre dans ces mots comme un appel désespéré, comme l’annonce de la mort de son enfant, que tout, du reste, semblait rendre probable.

« Tout est fini ! » pensa-t-il, et une sueur froide inonda son front ! S’approchant du berceau avec la conviction qu’il le trouverait vide, que la vieille bonne cachait l’enfant mort, il en tira les rideaux, et ses yeux, effarés par la peur, ne purent rien distinguer. Enfin il l’aperçut. Le petit garçon, les joues rouges, couché en travers du berceau, la tête plus bas que l’oreiller, tétait en rêve ; sa respiration était douce et égale.

Tout joyeux et tout rassuré, il se pencha, et appliquant ses lèvres sur la peau de l’enfant, ainsi qu’il l’avait vu faire à sa sœur, pour se rendre compte du degré de chaleur, il sentit la moite humidité de son petit front et de ses petits cheveux tout mouillés, et il reconnut à cette abondante transpiration que non seulement il n’était pas mort, mais que cette crise salutaire amènerait une prompte guérison. Il aurait voulu saisir, et serrer contre sa poitrine ce petit être faible ; il ne l’osa pas, mais ses yeux attendris suivaient le contour de sa petite tête, de ses petites mains, de ses petits pieds, qui se dessinaient sous la couverture. Un frôlement de robe se fit entendre, et une ombre apparut à côté de lui. C’était la princesse Marie, qui, soulevant le rideau, le laissa retomber derrière elle. Son frère, écoutant toujours la respiration de l’enfant, ne se retourna pas, mais lui tendit la main, qu’elle serra fortement :

« Il est en transpiration…

— J’allais te le dire, » répondit sa sœur.

L’enfant remua dans son sommeil, sourit, et frotta son petit front contre l’oreiller.

Le prince André regarda sa sœur, dont les yeux lumineux brillaient de larmes de joie dans la pénombre de la draperie. Elle attira son frère vers elle au-dessus du berceau pour l’embrasser ; ayant involontairement accroché un peu le rideau, ils furent pris de la crainte de réveiller le petit malade, et restèrent ainsi quelques instants dans cette demi-obscurité, séparés tous les trois du monde entier. Le prince André fut le premier à se retirer, et retrouvant avec peine son chemin au travers des plis du rideau, il se dit en soupirant : « Oui, c’est tout ce qui me reste ! »

X

Pierre emportait avec lui de Pétersbourg des instructions complètes, écrites par ses nouveaux frères, pour le guider dans les différentes mesures qu’il méditait de prendre au sujet de ses paysans.

Arrivé à Kiew, il y réunit les intendants de toutes les terres qu’il possédait dans ce gouvernement, et leur fit part de ses intentions et de ses désirs. Il leur déclara qu’il allait incontinent prendre ses dispositions pour libérer ses paysans du servage. En attendant, il fallait leur venir en aide et ne pas les surcharger de travail ; les femmes et les enfants devaient en être exemptés ; les punitions devaient se borner à des réprimandes, et dans chaque bien il fallait organiser des hôpitaux, des asiles et des écoles. Quelques-uns des intendants (et il y en avait qui savaient à peine lire) l’écoutèrent avec terreur, en prêtant à ses paroles une portée qui leur était toute personnelle : il était mécontent de leur gestion et savait qu’ils le volaient. D’autres, après le premier moment d’effroi, s’amusèrent du bégaiement embarrassé de leur maître, et de ses idées, si étranges et si nouvelles pour eux. Le troisième groupe l’écouta par devoir et sans déplaisir. Le quatrième, composé des plus intelligents, l’intendant général en tête, y découvrirent tout de suite comment il fallait se comporter avec lui, pour en arriver à leurs fins. Aussi les intentions philanthropiques de Pierre rencontrèrent-elles chez eux une grande sympathie : « Mais, ajoutèrent-ils, il est de première nécessité de s’occuper des biens mêmes, vu le mauvais état de vos affaires. »

Malgré l’immense fortune du comte Besoukhow, son fils se trouvait en effet beaucoup plus riche avant d’en avoir hérité, avec les 10 000 roubles de pension que lui faisait son père, qu’avec les 500 000 roubles de rente qu’on lui supposait. Son budget était, en gros, à peu près le suivant : On avait à payer à la banque foncière 80 000 roubles pour l’engagement des terres ; 30 000 pour l’entretien de la maison de campagne près de Moscou, la maison de Moscou et la rente à la princesse Catherine et à ses sœurs ; 15 000 en pensions et en fondations de charité ; 150 000 à la comtesse ; 70 000 en intérêts de dettes ; 10 000 environ dépensés pendant les deux dernières années pour la construction d’une église, et les 100 000 qui lui restaient s’en allaient, il ne savait comment, si bien que, tous les ans, il était obligé d’emprunter, sans compter les incendies, la disette, la nécessité de rebâtir fabriques et maisons ; aussi Pierre, dès son premier pas, se vit forcé de s’occuper lui-même de ses affaires, et il n’avait pour cela ni le goût, ni la capacité voulue.

Tous les jours il y consacrait quelques heures, sans qu’elles avançassent d’une ligne. Il sentait qu’elles continuaient à aller leur train habituel, sans que son travail eût la moindre influence sur leur marche accoutumée. De son côté, l’intendant en chef les lui présentait sous le plus triste aspect, lui démontrant la nécessité de payer ses dettes et d’entreprendre de nouveaux travaux avec la corvée, ce à quoi Pierre résistait, exigeant de son côté qu’on prît au plus tôt les mesures nécessaires pour hâter la libération de ses paysans ; et comme il était impossible d’exécuter ces mesures avant d’avoir remboursé les dettes, elles étaient forcément renvoyées aux calendes grecques.

L’intendant ne se risquait pas à le lui dire franchement, et lui proposait, pour en arriver là, de vendre de beaux bois qu’il possédait dans le gouvernement de Kostroma, de belles et bonnes terres fertilisées par une rivière, et une propriété qu’il avait en Crimée. Mais toutes ces opérations se compliquaient d’une procédure si embrouillée, telle que levée d’hypothèques, entrée en possession, autorisation de vente, etc., que Pierre s’égarait dans ce dédale et se bornait à répéter : « Oui, oui, faites-le. »

Il manquait du sens pratique qui lui aurait facilité le travail, aussi ne l’aimait-il pas, et se bornait-il à paraître s’y intéresser devant son intendant, qui feignait d’y trouver un grand avantage pour le propriétaire, tout en se plaignant du temps que cela lui prenait.

Pierre rencontra à Kiew quelques connaissances, et les inconnus affluèrent également pour faire un accueil hospitalier à ce millionnaire, qui était le plus grand propriétaire de leur gouvernement. Les tentations qui s’ensuivirent furent si grandes, qu’il ne put y résister. Des jours, des semaines, des mois s’écoulèrent, avec le même accompagnement de déjeuners, de dîners, de bals, que durant son existence pétersbourgeoise, et, au lieu de cette nouvelle vie qu’il avait rêvée, il continua l’ancienne, seulement dans un autre milieu.

Il ne pouvait se dissimuler à lui-même que, des trois obligations imposées aux francs-maçons, il ne remplissait pas celle qui devait l’amener à être un exemple de pureté morale, et que des sept vertus à pratiquer, les bonnes mœurs et l’amour de la mort ne trouvaient en lui aucun écho. Il se consolait en se disant qu’il accomplissait l’autre mission, — la régénération de l’humanité, — et qu’il possédait d’autres vertus, — l’amour du prochain et la générosité.

Au printemps de l’année 1807, il se décida à retourner à Pétersbourg, et à faire, en y retournant, la visite de ses propriétés, afin de se rendre compte de visu des parties déjà réalisées de son programme, et de la situation où vivait le peuple que Dieu lui avait confié, et qu’il avait l’intention de combler de bienfaits.

L’intendant en chef, aux yeux de qui les entreprises du jeune comte étaient de l’extravagance pure, aussi désavantageuses pour lui que pour le propriétaire et pour les paysans mêmes, lui fit des concessions. Tout en lui représentant que l’émancipation était chose impossible, il fit toutefois commencer dans tous les biens des bâtisses énormes, pour asiles, écoles et hôpitaux. Partout il fit préparer des réceptions pompeuses et solennelles, assuré à part lui qu’elles déplairaient à Pierre ; mais il pensait que ces processions, d’un caractère religieux et patriarcal, avec le pain et le sel, et les images en tête, étaient justement ce qui agirait le plus fortement sur l’imagination de son seigneur, et contribueraient à entretenir ses illusions.

Le printemps du Midi, le voyage dans une bonne calèche de Vienne, son tête-à-tête avec lui-même, lui causèrent de véritables jouissances. Ces biens, qu’il visitait pour la première fois, étaient plus beaux l’un que l’autre. Le paysan lui parut heureux, prospère, et touché de ses bienfaits. Les réceptions qu’on lui faisait partout l’embarrassaient sans doute un peu, mais, au fond du cœur, il en éprouvait une douce émotion. Dans un des villages, une députation lui offrit, avec le pain et le sel, l’image de saint Pierre et saint Paul, en lui demandant l’autorisation d’ajouter à l’église, aux frais de la commune, une chapelle en l’honneur de son patron saint Pierre. Dans un autre endroit, les femmes, avec leurs nourrissons sur les bras, le remercièrent de les avoir délivrées des travaux fatigants. Dans un troisième, le prêtre, la croix à la main, lui présenta les enfants auxquels, grâce à sa générosité, il donnait les premiers éléments de l’instruction. Partout il voyait s’élever et s’achever, sur le plan qu’il en avait donné, les hôpitaux, les écoles et les asiles, à la veille de s’ouvrir. Partout il révisait les comptes des intendants des biens, où les corvées étaient diminuées de moitié, et recevait, pour cette nouvelle preuve de bonté, les remerciements de ses paysans, vêtus de leurs caftans de drap gros bleu.

Seulement, Pierre ignorait que le village qui lui avait offert le pain et le sel, et qui désirait construire une chapelle, était un bourg très commerçant et que la chapelle était commencée depuis longtemps par les richards de l’endroit, ceux-là mêmes qui s’étaient présentés à lui, tandis que les neuf dixièmes des paysans étaient ruinés. Il ignorait aussi qu’à la suite de son ordre de ne pas envoyer les nourrices au travail de la corvée, ces mêmes nourrices étaient assujetties à un travail bien autrement pénible dans leurs propres champs. Il ignorait encore que le prêtre qui l’avait reçu la croix à la main pesait lourdement sur les paysans, prélevant de trop fortes dîmes en nature, et que les élèves qui l’entouraient lui étaient confiés à contre-cœur, et rachetés le plus souvent par les parents, au prix d’une forte rançon. Il ignorait que ces nouveaux bâtiments en pierre, élevés d’après ses plans, étaient construits par ses paysans, dont ils augmentaient par le fait la corvée, diminuée seulement sur le papier. Il ignorait enfin que là où l’intendant portait dans le livre les redevances comme moindres d’un tiers, ce tiers était compensé par une augmentation de corvées. Aussi Pierre, enchanté des résultats de son inspection, se sentait réchauffé d’une nouvelle ardeur philanthropique, et écrivait des lettres pleines d’exaltation au frère instructeur, ainsi qu’il appelait le Vénérable.

« Comme c’est facile d’être bon ! comme ça demande peu d’efforts, pensait Pierre, et combien peu nous y songeons ! »

Il était heureux de la reconnaissance qu’on lui témoignait, mais cette reconnaissance même le rendit tout honteux à l’idée de tout le bien qu’il aurait encore pu faire.

L’intendant en chef, bête mais rusé, avait parfaitement compris le jeune comte, intelligent mais naïf, et le jouait de toutes les façons. Il profita de l’effet produit par les réceptions qu’il avait habilement commandées à l’avance, pour y trouver de nouveaux arguments contre l’émancipation des paysans, et lui assurer que ces derniers étaient parfaitement heureux.

Pierre lui donnait raison dans le fond de son cœur : il ne pouvait se représenter des gens plus contents, et compatissait au sort qui les attendait lorsqu’ils seraient libres ; malgré tout, par un sentiment de justice, il ne voulait en démordre à aucun prix.

L’intendant promit de faire tous ses efforts pour exécuter la volonté du comte, bien convaincu à l’avance que son maître ne serait jamais en état de réviser ses actes, de s’assurer s’il avait fait son possible pour vendre assez de forêts et de biens, afin de dégager le reste, qu’il ne ferait pas de questions et ne saurait jamais que les bâtisses élevées dans une intention philanthropique restaient sans usage, et que les paysans continuaient à payer en argent et en travail la même redevance que partout ailleurs, c’est-à-dire tout ce qu’ils pouvaient humainement payer.

XI

À son retour du Midi, Pierre, qui se trouvait dans la plus heureuse disposition d’esprit imaginable, mit à exécution son projet d’aller faire une visite à son ami Bolkonsky, qu’il n’avait pas vu depuis deux ans.

Bogoutcharovo était situé au milieu d’une plaine zébrée de champs et de forêts, dont quelques parties étaient abattues, et qui n’offrait à l’œil rien de bien pittoresque. La maison et ses dépendances s’élevaient au bout du village, dont les isbas[5] s’alignaient le long de la grand’route, au delà d’un étang creusé et empli d’eau si nouvellement, que l’herbe n’avait pas encore eu le temps de verdir sur ses bords, et au milieu d’un tout jeune bois, que dépassaient quelques pins de haute taille.

Les dépendances se composaient d’une grange, d’une écurie et d’un bain ; la maison se composait de deux ailes et d’un grand corps de logis en pierre, avec une façade demi-circulaire encore inachevée ; elle était encadrée par les contours d’un jardin. Les palissades et les portes cochères étaient solides et neuves ; on voyait sous un hangar deux pompes à incendie et un tonneau peint en vert. Les chemins, tracés en ligne droite, étaient coupés par des ponts à balustrades solidement construits. Tout portait l’empreinte de la bonne tenue et de l’ordre. À la question : « Où est le prince ? » les gens de service répondirent en indiquant une maisonnette toute neuve, sur le bord même de l’étang. Le vieux menin du prince André, Antoine, aida Pierre à descendre de calèche, et le fit entrer dans une petite antichambre, fraîchement décorée.

Il fut frappé de la simplicité de cette demeure, qui contrastait avec les brillantes conditions d’existence qui entouraient son ami, lors de leur dernière entrevue. Il entra avec précipitation dans la pièce suivante, qui exhalait l’odeur du sapin et qui n’était même pas encore blanchie. Antoine passa devant lui, et courut, sur la pointe du pied, frapper à la porte d’en face.

« Qu’y a-t-il ? demanda une voix dure et désagréable.

— Une visite ! répondit Antoine.

— Prie-la d’attendre. » Et l’on entendit comme le bruit d’une chaise qu’on reculait. Pierre s’avança vivement, et se heurta sur le pas de la porte contre le prince André. Relevant ses lunettes et l’embrassant, il put l’examiner de près :

« Voilà une surprise !… j’en suis charmé, » dit le prince ; mais Pierre gardait le silence, sans quitter des yeux son ami, dont le changement de physionomie l’avait frappé. Malgré la bienveillance de son accueil, le sourire de ses lèvres, et ses efforts pour donner à ses yeux un joyeux éclat, ses yeux restaient mornes et éteints. Maigri, pâli, vieilli, tout témoignait chez lui, depuis son regard jusqu’aux plis de son front, de la concentration de son esprit sur une seule pensée. Cette expression inaccoutumée du visage du prince troublait et gênait Pierre au delà de toute expression.

Comme il arrive toujours après une longue séparation, la conversation, composée de questions et de réponses faites à bâtons rompus, effleurait à peine les sujets les plus intimes, ceux-là mêmes qu’ils savaient devoir exiger une longue causerie. Enfin elle devint peu à peu plus régulière, et les phrases sans suite cédèrent la place aux histoires sur le passé et aux projets pour l’avenir. Il fut question du voyage de Pierre, de ses occupations, de la guerre, et l’expression préoccupée et abattue du prince André s’accentua encore davantage, pendant qu’il écoutait Pierre, et que celui-ci lui parlait, avec une animation fébrile, de son passé et de son avenir. Il semblait que le prince André, alors même qu’il l’aurait voulu, n’aurait pu y prendre intérêt, et Pierre commençait à sentir qu’il n’était pas convenable de se laisser aller, en sa présence, à tous les rêves de bonheur et de bienfaisance qu’il caressait dans son imagination. Il n’osait, par crainte du ridicule, exposer les nouvelles théories maçonniques, que son dernier voyage avait réveillées chez lui dans toute leur force ; et pourtant il brûlait du désir de prouver à son ami qu’il n’était plus le même homme qu’il avait connu à Pétersbourg, mais un autre Pierre, meilleur et régénéré.

« Je ne puis vous dire par où j’ai passé dans ces derniers temps ; je ne me reconnais plus moi-même.

— Oui, tu es bien changé en beaucoup de choses, dit le prince André.

— Et vous ? quels sont vos projets ?

— Mes projets ? dit-il ironiquement, mes projets ? répéta-t-il, comme si ce mot l’étonnait ; — tu le vois, je bâtis, et je compte habiter ici tout à fait l’année prochaine.

— Ce n’est pas ça, je vous demandais… dit Pierre.

— Mais à quoi bon parler de moi ? ajouta le prince en l’interrompant. Conte-moi ton voyage… Qu’as-tu vu ? qu’as-tu fait dans tes biens ? »

Pierre entama son récit, en dissimulant le plus possible la part qu’il avait prise aux améliorations introduites dans l’administration de ses terres. Tout en l’écoutant sans grand intérêt, le prince achevait parfois le tableau tracé par Pierre, en le raillant un peu de son enthousiasme à propos des vieilleries usées et ressassées qu’il prenait pour des nouveautés.

Se sentant mal à l’aise dans la société du prince André, Pierre finit par laisser tomber la conversation :

« Écoute, mon cher, reprit ce dernier, — qui éprouvait, on le voyait bien, la même contrainte, — je suis ici en camp volant, comme tu le vois, je n’y suis venu que pour jeter un coup d’œil, et je m’en retourne ce soir à Lissy-Gory, viens avec moi : je te ferai faire connaissance avec ma sœur… Au fait, ne la connais-tu pas ? poursuivit-il pour dire quelque chose à cet ami, avec lequel il ne se sentait plus en communion d’idées. Nous partirons après dîner… et maintenant allons voir ma nouvelle installation. »

Ils sortirent et ne parlèrent plus que de politique et d’objets en l’air, comme des personnes peu intimes. Le prince André ne montra quelque intérêt qu’en faisant à Pierre les honneurs de ses nouvelles constructions, mais là même, en se promenant avec lui sur les échafaudages, il s’arrêta brusquement au milieu de ses explications, et lui dit :

« Allons dîner, tout cela n’est guère intéressant. »

Pendant le repas, le hasard amena sur le tapis le mariage de Besoukhow :

« J’en ai été fort étonné, » lui dit son ami.

Pierre se troubla, rougit et ajouta avec précipitation :

« Je vous raconterai un jour comment tout cela est arrivé. Mais c’est fini, et pour toujours !

— Pour toujours ? Le toujours n’existe jamais.

— Mais vous savez néanmoins comment l’affaire s’est terminée ? Vous avez entendu parler du duel ?

— Oui, j’ai su que tu avais encore dû en passer par là !

— Je remercie Dieu du moins d’une chose, c’est de n’avoir pas tué cet homme, dit Pierre.

— Pourquoi donc ? Tuer un chien enragé, c’est même très bien.

— Oui, mais tuer un homme, ce n’est pas bien, c’est injuste…

— Pourquoi injuste ? Il ne nous est pas donné de savoir ce qui est juste ou injuste ! L’humanité s’est toujours trompée et se trompera toujours sur ce sujet.

— L’injuste, c’est le mal qu’on peut faire au prochain, dit Pierre, voyant avec plaisir que son ami reprenait intérêt à la conversation, et qu’il arriverait à découvrir ce qui l’avait changé à ce point envers lui.

— Qui donc t’a expliqué ce qui est le mal pour ton prochain ?

— Mais, dit Pierre, ne savons-nous pas ce qu’est le mal pour nous-mêmes ?

— Oui, nous le savons ; mais ce qui sera le mal pour moi ne le sera peut-être pas pour un autre, répondit avec vivacité le prince André. Je ne connais que deux maux bien réels, le remords et la maladie ; il n’y a de bien que l’absence de ces maux : vivre pour soi et les éviter tous deux, voilà toute ma science.

— Et l’amour du prochain, et le dévouement ? s’écria Pierre. Non, je ne suis point de votre avis ! Vivre et éviter le mal pour n’avoir pas à s’en repentir, c’est trop peu ; j’ai vécu ainsi, et mon existence a été perdue sans utilité, et ce n’est que maintenant que je vis…, que je tâche de vivre pour les autres, que j’en comprends tout le bonheur. Non, mille fois non, je ne suis pas de votre avis, et vous-même, vous ne pensez pas ce que vous dites.

Le prince André, les yeux fixés sur lui, l’écoutait avec un sourire railleur :

« Tu vas faire la connaissance de ma sœur, la princesse Marie, et vous vous conviendrez parfaitement, j’en suis sûr. Après tout, tu as peut-être raison pour toi, et chacun vit à sa façon. Tu dis avoir perdu ton existence en vivant ainsi, et n’avoir compris le bonheur qu’en vivant pour les autres ; eh bien, moi, c’est le contraire, j’ai vécu pour la gloire, et qu’est-ce que la gloire, si ce n’est aussi l’amour du prochain, le désir de lui être utile et de mériter ses louanges ? J’ai donc vécu pour les autres, et mon existence est perdue, perdue sans retour ; depuis que je vis pour moi, je suis plus calme !

— Mais comment est-il possible de vivre pour soi seul ? demanda Pierre en s’échauffant. Et votre fils, votre sœur, votre père ?

— Ils font partie de mon moi, ce ne sont pas les autres, et les autres c’est le prochain, comme la princesse Marie et toi vous l’appelez, le prochain, cette grande source d’iniquité et de mal ! Le prochain, sais-tu, ce sont tes paysans de Kiew que tu rêves de combler de bienfaits.

— Vous voulez sans doute plaisanter ? s’écria Pierre, excité par cette apostrophe. Quelle erreur, quelle injustice peut-il y avoir dans mon désir, si faiblement réalisé encore, de leur faire du bien ? Quel mal y a-t-il à instruire ces pauvres gens, ces paysans, qui sont nos frères après tout, et qui naissent et meurent en ne connaissant de Dieu et de la vérité que des pratiques extérieures et des prières sans aucun sens pour eux ? Quel mal y a-t-il à leur apprendre, à croire à une vie future, où ils auront la consolation de trouver des compensations et des récompenses ? Quel mal et quelle erreur y a-t-il à les empêcher de mourir sans secours, sans soins, lorsqu’il est si facile de leur donner ce qui leur est matériellement nécessaire, un hôpital, un médecin, un asile ? N’est-ce pas un bienfait palpable, certain, que les quelques moments de repos que je puis accorder au paysan, à la femme avec enfants, nuit et jour accablés de soucis ? Je l’ai fait… sur une très petite échelle, il est vrai, mais enfin je l’ai fait, et vous ne me persuaderez pas que j’aie eu tort et que vous n’êtes pas de mon avis. J’ai, du reste, acquis une autre conviction, c’est que la jouissance que procure le bien que l’on fait est le seul bonheur de la vie.

— Oui, sans doute, si tu poses la question de cette façon, c’est tout autre chose, reprit le prince André. Je bâtis une maison, je plante un jardin, et toi, tu construis des hôpitaux ; l’un et l’autre peuvent être considérés comme un passe-temps. Mais laissons à Celui qui sait tout le droit de juger le bien et le mal. Je vois que tu veux continuer la discussion ? Eh bien, allons… »

Et ils sortirent sur le perron, qui faisait office de terrasse.

« Tu parles d’écoles, d’enseignement, etc., etc., c’est-à-dire, ajouta-t-il en lui indiquant un paysan qui passait en les saluant, que tu veux le tirer de sa bestialité, lui donner des besoins moraux, lorsque, à mon sens, le bonheur animal est le seul bonheur possible pour lui… et tu veux l’en priver ! Il me fait envie, et tu veux le rendre moi, sans lui donner les moyens dont je dispose ? Tu veux alléger son travail, lorsqu’à mon avis le travail physique lui est aussi indispensable que le travail intellectuel l’est pour nous ? Toi, tu ne peux pas t’empêcher de réfléchir… ; moi, je me couche à trois heures du matin et je ne puis dormir : il me vient une foule de pensées, je me tourne, je me retourne, je pense et je repense : c’est une nécessité pour moi, comme pour lui de labourer et de faucher ; sinon, il ira boire au cabaret et tombera malade. Huit jours de ce travail physique me tueraient !… De même, il mourrait si, se gorgeant du soir au matin, il menait pendant huit jours ma vie physiquement oisive !… À quoi songes-tu encore ? Ah oui, les hôpitaux et les médecins ! Il a un coup de sang, il meurt : tu le saignes, tu le guéris, et il vit estropié pendant dix ans à la charge des siens. Il eût été bien plus simple pour lui de le laisser mourir, car il y a toujours assez de ceux qui naissent. C’est tout différent, pour sûr, si tu le considères comme un travailleur de moins, et c’est là, te l’avouerai-je, ma manière d’envisager la question, mais toi, tu le guéris par amour fraternel, et il n’en a nul besoin. Encore une illusion de croire que la médecine a jamais guéri quelqu’un ! Quant à tuer, elle y excelle ! » ajouta-t-il avec une amertume mal déguisée.

Il était évident, à la façon nette et précise dont le prince André énonçait ses opinions, qu’il y avait pensé plus d’une fois ; il parlait avec plaisir et avec feu, comme un homme qui aurait été longtemps sevré de cette satisfaction. Son regard s’animait à mesure que ses jugements devenaient plus désespérés.

« Ah ! c’est horrible ! horrible ! dit Pierre. Je ne comprends pas comment vous pouvez vivre avec des convictions pareilles. J’ai eu, j’en conviens, de ces crises de désespoir, à Moscou, en voyage, mais dans ces cas-là je ne vis pas, je descends si bas, si bas, que tout m’est odieux, à commencer par moi-même… ; je ne mange, ni ne me lave…

— Comment, ne pas se laver ? Fi donc, c’est sale ; il faut au contraire se rendre la vie aussi agréable que possible. Si je vis, ce n’est pas ma faute, et je tâche de végéter ainsi jusqu’à la mort… sans gêner personne.

— Mais pourquoi avez-vous de pareilles pensées ? Vous voulez donc rester à ne rien faire, à ne rien entreprendre ?…

— On dirait vraiment que la vie vous laisse en paix ! J’aurais été charmé de ne rien faire, mais voilà que la noblesse de l’endroit me fait l’honneur de m’élire pour son maréchal, honneur dont je me suis débarrassé non sans difficulté. Ils ne comprenaient pas que je manquais de cette platitude bonasse et minutieuse qui leur est nécessaire et qu’ils auraient désiré trouver en moi… Je suis en train de m’arranger ici un coin où je puisse vivre tranquille… Arrive la milice, dont il faut, bon gré mal gré, que je m’occupe.

— Pourquoi ne servez-vous plus ?

— Comment, après Austerlitz ? dit le prince André d’un air sombre. Non, je me suis juré de ne plus servir dans l’armée active, et je tiendrai parole, quand même Bonaparte serait là, dans le gouvernement de Smolensk. Il menacerait Lissy-Gory même, que je ne rentrerais pas dans les rangs ! Quant à la milice, comme mon père est aujourd’hui commandant en chef du 3e arrondissement, je n’avais d’autre moyen de me délivrer du service actif que de servir sous ses ordres.

— Vous voyez bien cependant que vous servez ?

— Oui, je sers !

— Mais alors pourquoi servez-vous ?

— Pourquoi ? c’est bien simple : mon père est l’un des hommes les plus remarquables de son siècle. Il se fait vieux, et, sans être précisément dur, il a trop d’activité de caractère. L’habitude qu’il a d’un pouvoir illimité le rend terrible, à présent surtout qu’il le tient, en qualité de général en chef, de l’empereur lui-même. Il y a quinze jours, si j’avais tardé de deux heures, il aurait fait pendre un misérable employé à Youknow. Personne, excepté moi, n’ayant d’empire sur lui, je suis obligé de servir, pour l’empêcher de commettre des actes qui, plus tard, le condamneraient à des remords éternels.

— Vous voyez bien !

— Oui, mais ce n’est pas comme vous l’entendez. Je ne souhaitais et ne souhaite aucun bien à ce scélérat d’employé, qui a volé des bottes aux miliciens ; j’aurais été même enchanté de le voir pendre, mais c’est mon père qui me faisait de la peine, et mon père ou moi, c’est la même chose ! »

Les yeux du prince André s’animaient de plus en plus d’un éclat fiévreux, à mesure qu’il cherchait à prouver à Pierre qu’il ne se préoccupait jamais du bien à faire à son prochain :

« Tu veux donner la liberté à tes paysans ? c’est une bonne chose ; mais, crois-moi, elle ne profitera, ni à toi, qui, je suppose, n’as jamais, ni battu, ni exilé personne, ni à tes paysans, qui ne s’en trouvent pas plus mal pour être battus et envoyés en Sibérie, car là-bas leurs plaies ont tout le temps de se cicatriser… ils y recommencent la même vie animale que par le passé, et ils se retrouvent exactement aussi heureux. Mais sais-tu pour qui je la désirerais ? Pour ceux dont le moral se dégrade par l’abus qu’ils font de leur pouvoir, en infligeant des punitions arbitraires, et qui, voués par là au remords, finissent par l’étouffer en eux-mêmes et par s’endurcir peu à peu. Tu n’as peut-être jamais vu, comme moi, de bonnes natures, élevées dans les traditions de ce pouvoir sans frein, devenir, avec les années, irritables, cruelles, incapables de se dominer et accroissant ainsi chaque jour la somme de leur malheur. Voilà ceux que je plains, et pour lesquels la liberté des paysans serait un bienfait ! Oui, c’est la dignité de l’homme que je pleure, la paix de la conscience, la pureté des sentiments, mais quant aux dos et aux fronts des autres, ils n’en resteront pas moins des dos et des fronts, qu’on les batte ou qu’on les rase ! »

À l’emportement que le prince André mettait dans cette discussion, Pierre devinait involontairement que ces pensées lui étaient suggérées par le caractère de son père.

« Non, mille fois non, dit-il, je ne serai jamais de votre avis ! »

XII

Ils se mirent en route dans la soirée pour Lissy-Gory ; le prince André rompait parfois le silence par quelques mots qui témoignaient de la bonne disposition de son humeur ; mais il avait beau lui montrer ses champs et lui expliquer les perfectionnements agronomiques qu’il y avait introduits, Pierre, absorbé dans ses réflexions, ne répondait que par monosyllabes. Il se disait que son ami était malheureux, qu’il était dans l’erreur, qu’il ne connaissait pas la vraie lumière, qu’il était de son devoir à lui de l’aider, de l’éclairer et de le relever. Mais il sentait aussi qu’à sa première parole le prince André renverserait d’un mot toutes ses théories ; il avait peur de commencer, peur surtout d’exposer à sa satire l’arche sainte de ses croyances.

« Qu’est-ce qui vous fait penser ainsi ? dit-il tout à coup, en baissant la tête, comme un taureau qui s’apprête à donner un coup de corne. Vous n’en avez pas le droit !

— De penser quoi ? demande le prince André étonné.

— De penser ainsi à la vie, à la destinée de l’homme. C’étaient aussi mes idées, et savez-vous ce qui m’a sauvé ? La franc-maçonnerie ! Ne souriez pas : elle n’est pas, comme je le pensais et comme je le croyais, une secte religieuse qui se borne à de vaines cérémonies, mais elle est l’unique expression de ce qu’il y a de meilleur, d’éternel dans l’humanité… » Et il lui expliqua que la franc-maçonnerie, comme il la comprenait, était la doctrine chrétienne, affranchie des entraves sociales et religieuses, et la simple mise en action de l’égalité, de la fraternité, de la charité.

« Notre sainte association est la seule qui comprenne le vrai but de la vie, tout le reste est un mirage ; en dehors d’elle, tout est mensonge et iniquité, si bien qu’en dehors d’elle il ne reste plus à un homme bon et intelligent qu’à végéter, comme vous le faites, en se gardant seulement de faire du tort à son prochain. Mais si une fois vous admettez nos principes fondamentaux, si vous entrez dans notre ordre, si, vous y abandonnant, vous vous laissez diriger par lui, vous sentirez aussitôt, comme je l’ai senti moi-même, que vous êtes un anneau de cette chaîne invisible et éternelle, dont le premier chaînon est caché dans les cieux. »

Le prince André regardait devant lui et écoutait sans mot dire, se faisant parfois répéter ce que le bruit des roues l’avait empêché d’entendre. L’éclat de ses yeux, son silence même faisaient espérer à Pierre que ses paroles n’avaient pas été vaines, et qu’elles ne seraient pas reçues avec ironie.

Ils arrivèrent ainsi à une rivière débordée qu’il fallait traverser en bac ; ils descendirent de la voiture, pendant qu’on la plaçait sur le bac avec les chevaux.

Le prince André, appuyé à la balustrade, regardait silencieusement cette masse d’eau qui scintillait au soleil couchant :

« Eh bien, qu’en pensez-vous ? pourquoi ne répondez-vous pas ?

— Ce que je pense ? mais je t’écoute ! Tout cela est fort bien ! Tu me dis : entre dans notre ordre et nous t’enseignerons le but de la vie, la destination de l’homme et les lois qui régissent le monde. Mais qui êtes-vous donc ? des hommes ! D’où vient alors que vous sachiez tout et d’où vient que je ne voie pas ce que vous voyez ? Pour vous, la vertu et la vérité doivent régner sur la terre, et moi, je ne m’en aperçois pas !

— Croyez-vous à la vie future ? lui demanda Pierre, en l’interrompant.

— À la vie future ? murmura le prince André. Pierre, trouvant une négation dans cette réponse de son ami, et connaissant de longue date son athéisme, poursuivit :

— Vous me dites que vous ne pouvez voir le règne de la vertu et de la vérité sur cette terre ? je ne le vois pas non plus et on ne peut pas le voir, si on considère notre vie comme la fin de tout. Sur cette terre, il n’y a ni vérité, ni vertu… tout est mensonge ; mais dans la création universelle, c’est la vérité qui gouverne. Sans doute, nous sommes les enfants de cette terre, mais dans l’éternité nous sommes les enfants de l’univers. Je sens malgré moi que je suis une parcelle de cet harmonieux et immense ensemble. Je sens que, dans cette innombrable myriade d’êtres, qui sont les manifestations de la divinité ou de cette force supérieure, si vous l’aimez mieux, je suis un chaînon, un degré dans l’échelle ascendante. Si je vois clairement devant mes yeux cette échelle qui monte de la plante jusqu’à l’homme, pourquoi supposerais-je qu’elle s’arrête à moi, sans monter plus haut ? De même que rien ne se perd dans ce monde, de même je ne puis me perdre dans le néant ! Je sais que j’ai été et que je serai ! Je sais qu’à part moi et au-dessus de moi vivent des esprits, et que dans ce monde demeure la vérité !

— Oui, c’est la doctrine de Herder, dit le prince André, mais ce n’est pas elle qui me convaincra ! La vie et la mort, voilà ce qui vous persuade !… Lorsqu’on voit un être qui vous est cher, qui est lié à votre existence, envers lequel on a eu des torts qu’on espérait réparer… (et sa voix trembla)… et que tout à coup cet être souffre, se débat sous l’étreinte de la douleur et cesse d’exister… on se demande pourquoi ! Qu’il n’y ait pas de réponse à cela, c’est impossible, et je crois qu’il y en a une ! Voilà ce qui peut convaincre, voilà ce qui m’a convaincu.

— Mais, dit Pierre, n’ai-je pas dit la même chose ?

— Non, je veux dire que ce ne sont pas les raisonnements qui vous mènent à admettre la nécessité de la vie future, mais lorsqu’on marche à deux dans la vie, et que tout à coup votre compagnon disparaît, là-bas, dans le vide, qu’on s’arrête devant cet abîme, qu’on y regarde… la conviction s’impose, et j’ai regardé !…

— Eh bien, alors ! Vous savez qu’il y a un là-bas, et qu’il y a quelqu’un, c’est-à-dire la vie future et Dieu ! »

Le prince André ne répondit rien. La calèche et les chevaux avaient depuis longtemps passé sur l’autre rive, le soleil était descendu à moitié, et la gelée du soir couvrait de son givre brillant les mares autour de la descente qui menait à la rivière, pendant que Pierre et André, au grand étonnement des domestiques, des cochers et des passeurs, discutaient encore sur le bac :

« S’il y a un Dieu, il y a une vie future, donc la vérité et la vertu existent ; le bonheur suprême de l’homme doit consister dans ses efforts pour les atteindre. Il faut vivre, aimer et croire que nous ne vivons pas maintenant seulement sur ce lambeau de terre, mais que nous avons vécu et vivons éternellement dans cet infini… »

Et Pierre indiquait le ciel.

Le prince André, toujours appuyé contre la balustrade, l’écoutait, pendant que son regard errait sur la surface assombrie de l’eau, à peine éclairée par les derniers rayons empourprés du soleil qui allaient s’éteignant peu à peu. Pierre se tut. Tout était calme, et l’on n’entendait plus contre la quille du bateau, arrêté depuis longtemps, qu’un faible clapotis qui semblait murmurer : « C’est la vérité ! crois-y ! » Bolkonsky soupira, ses yeux se tournèrent, doux et tendres, vers la figure émue et exaltée de Pierre, intimidé comme toujours par la supériorité qu’il reconnaissait en son ami.

« Oh ! si c’était ainsi ! dit ce dernier. Mais partons, » ajouta-t-il.

En quittant le bac, il regarda encore une fois le ciel, que lui avait montré Pierre, et, pour la première fois depuis Austerlitz, il retrouva son ciel profond, idéal, celui qui planait au-dessus de sa tête sur le champ de bataille. Un sentiment depuis longtemps endormi, le meilleur de lui-même, se réveilla au fond de son âme : c’était le renouveau de la jeunesse et de l’aspiration au bonheur. Rentré dans les conditions de sa vie habituelle, ce sentiment s’effaça et s’affaiblit peu à peu, mais à partir de cet entretien, et sans qu’il y eût rien de changé à son existence, il sentit poindre au fond de son cœur le germe d’une vie morale toute différente.


XIII

Il faisait déjà sombre lorsqu’ils arrivèrent à l’entrée principale de la maison de Lissy-Gory, et le prince André attira en souriant l’attention de Pierre sur l’agitation qui se manifesta, à leur vue, du côté d’une petite entrée latérale. Une petite vieille courbée sous le poids d’un sac, et un homme de petite taille, à longs cheveux, et habillé de noir, s’enfuirent aussitôt ; deux femmes coururent les rejoindre, et tous les quatre, se retournant effrayés pour examiner la voiture, disparurent par un escalier de service.

« Ce sont les hommes de Dieu[6], que Marie recueille, dit le prince André, ils m’ont pris pour mon père, car il les fait chasser, tandis qu’elle les reçoit. En cela seul elle ose lui désobéir.

— Mais qu’est-ce que « les hommes de Dieu » ? demanda Pierre.

Le prince André n’eut pas le temps de lui répondre. Les domestiques étant sortis à leur rencontre, il les questionna sur l’arrivée probable de son père, qu’on attendait de la ville voisine à tout instant.

Laissant Pierre dans son appartement, qui était toujours préparé pour le recevoir, le prince André passa dans la chambre de l’enfant et revint ensuite pour mener Pierre chez sa sœur :

« Je ne l’ai pas encore vue, elle se cache avec ses hommes « de Dieu », nous allons les surprendre, elle sera sans doute très confuse, mais tu les verras. C’est curieux, ma parole !

— Qu’est-ce donc ? demanda Pierre.

— Attends, tu vas les voir. »

La princesse Marie se troubla et rougit jusqu’au blanc des yeux, quand elle les vit entrer dans sa petite chambre, où brillaient les images dorées éclairées par les lampes. Il y avait, à côté d’elle, sur le canapé, un jeune garçon en habit de frère convers, avec un nez aussi long que les cheveux, et près d’elle également, dans un fauteuil, une petite vieille toute ratatinée, toute ridée, dont la figure avait une expression d’extrême douceur et d’humilité.

« André, pourquoi ne pas m’avoir prévenue ? dit la princesse Marie d’un ton de reproche, en se mettant devant ses pèlerins, comme une poule qui cache ses poussins.

— Je suis charmée de vous voir, » ajouta-t-elle en se tournant vers Pierre, qui lui baisait la main. Elle l’avait connu enfant ; son affection pour André, ses malheurs et surtout sa bonne et honnête figure la disposaient en sa faveur. Elle le regardait de ses yeux profonds et doux, et semblait lui dire : « Je vous aime bien et, je vous en supplie, ne vous moquez pas des « miens ». Une fois les premiers compliments échangés, elle les engagea à s’asseoir.

« Ah ! voilà Ivanouchka, dit le prince André, en indiquant d’un sourire le jeune néophyte.

— André ! murmura la princesse d’un ton suppliant.

— Il faut que vous sachiez que c’est une femme, dit le prince André.

— André, au nom du ciel ! » reprit sa sœur.

On voyait que les vaines supplications de la princesse Marie et les plaisanteries du prince André au sujet des pèlerins étaient chose habituelle entre eux.

« Mais, ma bonne amie, vous devriez au contraire m’être reconnaissante d’expliquer à Pierre votre intimité avec ce jeune homme.

— Vraiment ! » dit Pierre avec curiosité, mais cependant d’un ton grave, qui acheva de lui gagner le cœur de la princesse Marie.

Leur bienfaitrice se préoccupait bien à tort pour « les siens », car ceux-ci n’éprouvaient aucune gêne. La petite vieille, après avoir renversé sa tasse sur sa soucoupe à côté du morceau de sucre tout grignoté, se tenait immobile et les yeux baissés sur son fauteuil, en jetant à droite et à gauche des regards sournois, et en attendant l’offre d’une nouvelle tasse. Ivanouchka buvait à petites gorgées le thé qui remplissait sa soucoupe, et regardait en dessous les deux jeunes gens, de ses yeux qui exprimaient la ruse féminine.

« Où as-tu été ? à Kiew ? demanda le prince André.

— J’y ai été, mon père, répondit la petite vieille. C’est à Noël que je me suis rendue digne de recevoir, chez les saints, la sainte et céleste communion ; maintenant je viens de Koliasine. Une grande grâce s’y est révélée !

— Et Ivanouchka est avec toi ?

— Non, je suis seule, répondit Ivanouchka, en s’efforçant de prendre une voix de basse. Nous ne nous sommes rencontrées qu’à Youknow avec Pélaguéïouchka… »

Celle-ci, ne se possédant pas du désir de raconter ce qu’elle avait vu, l’interrompit :

« Oui, mon père, une grande grâce s’est révélée à Koliasine !

— Quoi donc ? de nouvelles reliques ? demanda le prince André.

— Voyons, André !… Ne lui raconte rien, Pélaguéïouchka.

— Mais pourquoi donc, ma bonne mère, ne pas le lui raconter ? Je l’aime, il est bon, c’est un élu de Dieu, c’est mon bienfaiteur… Je n’ai pas oublié, vois-tu, qu’il m’a donné dix roubles. Comme j’étais à Kiew, Kirioucha me dit, Kirioucha, vous savez bien, l’innocent, un véritable homme de Dieu, qui marche nu-pieds été et hiver, Kirioucha me dit : « Pourquoi erres-tu en pays étranger ? Va à Koliasine, une image miraculeuse de notre sainte mère la Vierge s’y est montrée. » Alors j’ai dit adieu aux saints, et j’y suis allée !… Et arrivée là, poursuivit la vieille d’un ton monotone, ceux que je rencontrais me disaient : « Nous possédons une grande grâce : l’huile sainte découle de la joue de notre sainte mère la Vierge…

— C’est bon, c’est bon, dit la princesse Marie en rougissant, tu raconteras cela une autre fois.

— Permettez-moi, dit Pierre, de lui adresser une question. Tu l’as vu de tes propres yeux ?

— Certainement, mon père, certainement, j’ai été trouvée digne de cette grâce : le visage était tout resplendissant d’une lumière céleste, et l’huile dégouttait, dégouttait de la joue.

— Mais c’est une supercherie ! objecta Pierre, qui l’avait écoutée avec attention.

— Ah, notre père, que dis-tu là ? s’écria avec terreur Pélaguéïouchka, en se tournant vers la princesse Marie, comme pour l’appeler à son secours.

— C’est ainsi qu’on trompe le peuple, poursuivit-il.

— Seigneur Jésus ! s’écria la pèlerine en se signant. Oh ! ne répète pas cela, mon père. Je connais un « Geanaral » qui ne croyait pas, et qui disait : « Ce sont les moines qui trompent ! » Oui, il l’a dit, et il est devenu aveugle !… Et alors il a rêvé, et il a vu notre sainte Vierge de Petchersk, qui lui a dit : « Crois en moi et je te guérirai ! » … Et alors il a prié, supplié : « Menez-moi, menez-moi à elle ! » … Je te raconte la sainte vérité, car je l’ai vu, lorsqu’on l’a amené aveugle et lorsqu’il s’est jeté devant elle en lui disant : « Guéris-moi et je te donnerai ce que j’ai reçu en cadeau du Tsar. » Je l’ai vu, et j’ai vu l’étoile qui y est incrustée, car elle lui a rendu la vue !… C’est péché de parler ainsi, et Dieu te punira.

— Quoi, quelle étoile ? demanda Pierre.

— C’est sans doute qu’on a promu au grade de général notre sainte mère la Vierge, » dit le prince André en souriant.

Pélaguéïouchka pâlit, en joignant les mains avec désespoir.

« Dieu, Dieu, quel péché, et tu as un fils ! dit-elle en devenant toute rouge, de pâle qu’elle était… Qu’as-tu dit ? Que Dieu te pardonne ! » et elle se signa. « Ah ! que Dieu lui pardonne, » ajouta-t-elle en s’adressant à la princesse Marie, et en rassemblant ses hardes pour s’en aller.

Elle était prête à pleurer, elle avait peur, elle avait honte de profiter des bienfaits d’une maison où on parlait ainsi, et peut-être en même temps regrettait-elle d’être obligée d’y renoncer.

« Quel plaisir avez-vous à les troubler dans leur foi ? dit la princesse Marie. Pourquoi êtes-vous venus ?

— Mais, princesse, c’est une plaisanterie que j’ai faite à Pélaguéïouchka ! Princesse, ma parole, je n’ai pas voulu l’offenser. Ce n’est pas sérieux, je t’assure ! »

Pélaguéïouchka s’arrêta d’un air incrédule, mais la sincérité du repentir qui se lisait sur les traits de Pierre et le regard affectueux du prince André l’apaisèrent peu à peu.


XIV

Remise de son émotion et ramenée à son sujet favori, elle leur parla du père Amphiloche, de sa sainte existence, et comme quoi sa main sentait l’encens ; comment aussi à Kiew, à son dernier pèlerinage, un moine de sa connaissance lui avait donné les clefs des catacombes, et comment elle y avait passé quarante-huit heures avec les saints, ayant un morceau de pain sec pour toute nourriture :

« Je priais devant l’un, puis je disais mes prières devant un autre. Je dormais un petit peu, je baisais un troisième ; et quelle paix, ma mère, quelle paix céleste ! Je n’avais plus envie de remonter sur la terre du bon Dieu. »

Pierre l’écoutait et l’observait attentivement ; le prince André quitta la chambre, et sa sœur, abandonnant à elles-mêmes « les hommes de Dieu », emmena Pierre au salon.

« Vous êtes très bon, lui dit-elle.

— Je n’ai pas voulu l’offenser, croyez-moi ; j’apprécie ses sentiments ! »

La princesse Marie lui répondit par un sourire :

« Je vous connais depuis longtemps, je vous aime comme un frère. Comment avez-vous trouvé André ? Il m’inquiète. Sa santé était meilleure l’hiver dernier, mais au printemps sa blessure s’est rouverte, et le médecin lui conseille de faire une cure à l’étranger. Son moral aussi me tourmente : il ne peut pas, à l’exemple de nous autres femmes, pleurer son chagrin, mais il le porte en dedans de lui-même ; aujourd’hui il est gai, animé, grâce à votre arrivée… c’est si rare ! Tâchez de lui persuader de voyager, il a besoin d’activité, et cette vie monotone le tue… on ne le remarque pas, mais je le vois ! »

À dix heures du soir, les domestiques s’élancèrent sur le perron, au tintement des clochettes de l’attelage qui ramenait le vieux prince. Pierre et André allèrent à sa rencontre.

« Qui est-ce ? demanda le vieux en descendant de voiture. — Ah oui ! très content ! ajouta-t-il en reconnaissant le jeune homme, embrasse-moi… là ! »

Il était de bonne humeur, et le combla de tant de prévenances, que le prince André les trouva, une heure plus tard, engagés dans une vive discussion. Pierre prouvait qu’un jour viendrait où il n’y aurait plus de guerre, tandis que le vieux prince, sans se fâcher, mais en le raillant, soutenait le contraire :

« Pratique une saignée, mets de l’eau à la place du sang, et alors il n’y aura plus de guerre ! Chimères de femme, chimères de femme ! » ajouta-t-il, en tapant affectueusement sur l’épaule de son adversaire, et en s’approchant de la table, où son fils, qui ne voulait pas prendre part à la conversation, examinait les papiers qu’il avait apportés.

« Le maréchal de la noblesse, lui dit-il, le comte Rostow, n’a guère fourni que la moitié de son contingent, et, arrivé une fois en ville, il s’est imaginé de m’inviter à dîner ! Je lui en ai donné un… de dîner ! Regarde ce papier !… Sais-tu qu’il me plaît, ton ami, il me réveille ! Un autre vous raconte des choses intelligentes, et on n’a pas envie de les écouter, tandis que celui-ci me bombarde de balivernes, qui amusent ma vieille tête. Allez, allez souper, je vous rejoindrai peut-être pour me disputer encore… Tu me feras le plaisir d’aimer ma sotte princesse Marie, n’est-ce pas ? »

Pendant ce séjour à Lissy-Gory, Pierre apprécia tout le charme de l’affection qui l’unissait au prince André. Le vieux prince et la princesse Marie, qui le connaissaient à peine quand il y était arrivé, le traitaient déjà en ancien ami. Il se sentait aimé, non seulement de cette dernière, dont il avait gagné le cœur par sa douceur envers ses protégés, mais même du petit bonhomme d’un an, le prince Nicolas, comme l’appelait son grand-père ; l’enfant lui souriait et se laissait porter par lui. Mlle Bourrienne et l’architecte suivaient d’un air radieux ses conversations avec le vieux prince. Celui-ci avait assisté au souper, c’était une faveur marquée pour Pierre, et son amabilité ne se démentit pas un instant, pendant les deux jours que son hôte passa à Lissy-Gory.

Lorsque la famille se réunit après son départ, et que, par une conséquence naturelle de sa visite, on se mit à analyser son caractère, tous, chose bien rare, s’unirent pour en faire l’éloge et pour exprimer la sympathie qu’il leur avait inspirée.


XV

Rostow, de retour après son congé, sentit, pour la première fois, la force des liens qui l’attachaient à Denissow et à son régiment.

À la vue du premier hussard à l’uniforme déboutonné, à la vue de Dementiew le roux, à la vue des piquets de chevaux alezans, et enfin à la vue de Lavrouchka criant joyeusement à son maître : « Le comte est arrivé ! » à l’embrassade de Denissow, ébouriffé, endormi, sortant en hâte de sa hutte, et à l’accolade de ses camarades, Rostow éprouva la même sensation qu’à son arrivée à la maison paternelle, lorsque son père, sa mère, ses sœurs l’avaient étouffé de baisers ; et des larmes de joie, lui montant au gosier, l’empêchèrent de parler.

Après s’être présenté au chef du régiment, en avoir reçu les mêmes fonctions dans le même escadron, après s’être enquis des moindres détails, il trouva dans cet adieu à sa liberté et dans le devoir qu’il remplissait en reprenant sa place dans ce cadre étroit, le même sentiment de quiétude et d’appui moral qu’il aurait eu dans sa propre famille ; car le régiment, au bout du compte, n’était-il pas devenu pour lui un home aussi cher que la maison paternelle ? Il n’y avait pas là ce tohu-bohu du monde, qui l’entraînait parfois à des erreurs regrettables ; il n’y avait pas Sonia, avec laquelle il ne savait jamais s’il fallait ou non s’expliquer ; il n’y avait plus la possibilité de courir dans dix endroits à la fois, ni ces vingt-quatre heures qu’on pouvait tuer de façons diverses, ni cette foule composée en majeure partie d’indifférents, ni ces demandes d’argent, pénibles et embarrassantes, ni la terrible perte au jeu avec Dologhow : ici, tout était clair et précis. Le monde entier était partagé, pour lui, en deux parties inégales : l’une était notre régiment de Pavlograd, l’autre tout le reste, dont il n’avait qu’un médiocre souci. Tout y était connu : on savait qui était le lieutenant, qui était le capitaine, qui était un vaurien, qui était un bon garçon, et ce qui primait tout, c’était « le camarade » ! Le cantinier faisait crédit, on touchait sa paye tous les trois mois. Par suite, rien à choisir, rien à combiner ; tout se bornait à se bien conduire, et à accomplir exactement et scrupuleusement l’ordre reçu.

Replacé sous le joug et les habitudes de la vie militaire, il était aussi heureux que l’est un homme fatigué, de pouvoir se coucher et se reposer. Cette existence lui fut d’autant plus agréable, qu’il s’était juré, après sa perte au jeu (action qu’il se reprochait toujours malgré le pardon de ses parents), de ne plus jouer, et, pour réparer sa faute, de servir d’une façon irréprochable, en bon camarade, et en officier sans reproches, c’est-à-dire de devenir un parfait galant homme, ce qui dans le monde était loin d’être facile, tandis qu’au régiment rien n’était plus aisé. Enfin il s’était promis de rembourser ses parents en cinq ans, de ne toucher que deux mille roubles sur les dix qui lui étaient annuellement alloués, et de laisser le reste à leur disposition.

À la suite de plusieurs retraites, de plusieurs marches en avant et de plusieurs combats à Poultousk, à Preussisch-Eylau, notre armée s’était enfin concentrée à Bartenstein. On attendait l’arrivée de l’Empereur pour commencer la campagne.

Le régiment de Pavlograd, qui avait pris part à celle de 1805, et qui venait seulement de rejoindre l’armée active, après avoir complété ses cadres en Russie, n’avait pas pris part à ces premiers engagements. Dès son arrivée, il fut réuni au détachement de Platow, indépendant du reste de l’armée.

Les hussards avaient eu à plusieurs reprises de légères escarmouches avec l’ennemi, et avaient même fait une fois des prisonniers, en s’emparant des équipages du maréchal Oudinot. Le mois d’avril se passa à bivouaquer près d’un village allemand ruiné et désert.

Le dégel arrivait : il faisait froid et sale, les rivières charriaient, et les chemins, devenus impraticables, arrêtaient la distribution de fourrage pour les chevaux et de vivres pour les hommes. Les soldats se répandaient dans les villages abandonnés, à la recherche de quelques maigres pommes de terre.

Il ne restait plus rien, les habitants étaient en fuite, et ceux qui étaient demeurés en arrière, arrivés au dernier degré de la misère, étaient un objet de pitié pour le soldat, qui, privé de tout, leur donnait encore du sien, plutôt que de leur enlever leur dernière bouchée.

Le régiment avait perdu deux hommes dans les derniers engagements, mais la maladie et la famine l’avaient réduit de moitié. La mortalité était telle dans les hôpitaux, que le soldat, exténué par la fièvre et par l’enflure, résultats de la mauvaise nourriture, préférait continuer son service et traîner dans les rangs ses pieds endoloris, plutôt que d’entrer à l’hôpital. Les premiers jours du printemps, les soldats découvrirent dans la terre une certaine plante semblable à l’asperge, qu’ils appelèrent, on ne sait trop pourquoi, « racine douce », bien qu’elle fût au contraire très amère. On les voyait la chercher de tous les côtés, la déterrer et la manger, malgré la défense qui leur en avait été faite. Une nouvelle maladie, la tuméfaction des pieds, des mains et de la figure, considérée par les médecins comme provenant de l’emploi de cette plante nuisible, fit parmi eux de nombreuses victimes, et cependant l’escadron de Denissow se nourrissait principalement de cette racine. Il y avait quinze jours qu’il ne recevait plus qu’une ration réduite de biscuit, et les pommes de terre qu’on avait envoyées en dernier lieu se trouvaient gelées et germées.

Les chevaux, dont la maigreur était effrayante, ne se nourrissaient que de la paille des toits, et leur poil d’hiver se hérissait en touffes emmêlées.

Malgré toutes ces misères, officiers et soldats continuaient leur même existence. Pâles et la figure gonflée, couverts d’uniformes déchirés, les hussards s’alignaient comme d’habitude, allaient au fourrage, au pansage, nettoyaient leur fourniment, arrachaient la paille des toits, dînaient autour de leur chaudron et se levaient de là affamés, et plaisantant sur leur maigre chère et sur leur faim. À leurs moments de loisir, ils allumaient comme toujours leurs feux, s’y chauffaient tout nus, fumaient, triaient et cuisaient leurs pommes de terre gelées et gâtées, en se racontant des histoires sur les guerres de Potemkine et de Souvorow ou des récits merveilleux sur Alëcha, le panier percé, ou sur Mikolka, le manœuvre.

Les officiers demeuraient par deux et par trois dans des cabanes délabrées. Les anciens s’occupaient de la paille, des pommes de terre (l’argent abondait, quoiqu’on n’eût rien à manger), et la plupart passaient leur temps à jouer aux cartes ou à d’autres jeux plus innocents, tels que les osselets et la svaïka[7]. On causait peu des affaires en général, surtout parce qu’on devinait qu’il n’y avait rien de bon à apprendre.

Rostow logeait avec Denissow, et le premier comprenait que, tout en ne lui parlant jamais de sa famille, c’était à son amour malheureux pour Natacha qu’il devait la recrudescence de son affection, et leur amitié réciproque n’en devenait que plus vive. Denissow exposait le plus rarement possible son ami au danger, et l’accueillait avec une joie expansive, lorsqu’il le voyait revenir sain et sauf. Dans une des reconnaissances où Rostow avait été envoyé pour chercher des vivres, il trouva dans un village voisin un vieux Polonais avec sa fille qui allaitait un enfant. À moitié nus, mourant de faim et de froid, ils n’avaient aucun moyen de s’éloigner. Il les amena au bivouac, les logea chez lui, et les secourut quelque temps jusqu’au rétablissement du vieillard. Un camarade, venant à causer de femmes, assura en riant que Rostow était le plus fin d’eux tous, et qu’il aurait bien dû leur faire faire connaissance avec la jeune et jolie Polonaise qu’il avait sauvée. Vivement blessé de ces propos, il répondit à l’officier par une volée d’injures, et Denissow eut toutes les peines du monde à les empêcher de se battre. Lorsque l’officier fut parti, Denissow, qui ignorait lui-même la nature des relations de son ami avec la Polonaise, lui fit des reproches sur son emportement :

« Mais comment veux-tu que j’agisse autrement ? Je la regarde comme ma sœur et je ne puis te dire à quel point j’ai été blessé… car enfin c’est comme si… »

Denissow lui frappa sur l’épaule et se mit à marcher en long et en large, signe chez lui d’une forte émotion :

« Ah ! quelle diable de race que ces Rostow… » murmura-t-il.

Et Nicolas vit briller des larmes dans les yeux de son ami.

XVI

Au mois d’avril, les troupes reçurent, avec une joie facile à comprendre, la nouvelle de l’arrivée de l’Empereur. Le régiment de Pavlograd étant placé assez loin des avant-postes, en avant de Bartenstein, Rostow fut privé du plaisir de parader à la revue impériale.

Ils bivouaquaient, Denissow et lui, dans une hutte creusée sous terre et recouverte par les soldats, selon l’usage qui venait d’être récemment introduit, de gazon et de branchages. On creusait un fossé d’une archine et demie de large, sur deux de profondeur et trois et demie de longueur. À l’un des bouts étaient pratiquées des marches, c’était l’entrée ; le fossé lui-même formait la chambre, où chez les plus riches, tels que le commandant de l’escadron, une grande planche, occupant tout le fond du côté opposé à la sortie, et posée sur des pieux, représentait la table ; le long du fossé, la terre formait un rebord d’une archine, c’étaient les deux lits et le canapé ; le toit permettait de se tenir debout au milieu, et on pouvait même être assis sur son lit, en se rapprochant un peu de la table. Denissow, aimé de ses soldats, vivait toujours largement : aussi avait-on appliqué sur le fronton de sa hutte une planche avec un carreau brisé et recollé avec du papier. Lorsqu’il faisait très grand froid, on plaçait sur les marches, décorées par Denissow du nom de salon, une plaque de métal couverte de charbons allumés, tirés du foyer des soldats, et il en résultait une si bonne chaleur, que les officiers, réunis chez lui, y restaient simplement en manches de chemise.

Rostow, rentrant un jour de son service, tout mouillé et tout harassé après une nuit de veille, se fit apporter un tas de ces charbons allumés, changea de vêtements, fit sa prière, avala son thé, rangea ses paquets dans le coin qui était à lui, et s’étendit bien réchauffé sur sa couche, les bras passés sous sa tête, pour réfléchir tout à son aise à l’avancement qu’il allait recevoir à propos de la dernière reconnaissance qu’il avait faite.

Il entendit tout à coup dehors la voix irritée de son ami ; s’étant penché vers la fenêtre pour voir à qui il en avait, il reconnut le maréchal des logis Toptchenko :

« Je t’avais pourtant défendu de leur laisser manger cette racine, criait Denissow, et cependant j’en ai vu un qui en emportait.

— Je l’ai défendu, Votre Noblesse, mais on ne m’écoute pas. »

Rostow se recoucha en se disant avec satisfaction : « Ma foi, j’ai fini ma besogne, c’est à lui maintenant de s’occuper de la sienne ! » Lavrouchka, le domestique madré, se joignit à la conversation du dehors ; il prétendait avoir aperçu, en allant à la distribution, des convois de bœufs et de biscuit.

« En selle, le second peloton ! s’écria Denissow en s’éloignant.

— Où vont-ils ? » se demanda Rostow.

Cinq minutes plus tard, son camarade rentra et se jeta, les pieds tout crottés, sur son lit, fuma une pipe d’un air de mauvaise humeur, fouilla dans ses effets, qu’il bouleversa, prit son fouet, son sabre, et disparut.

« Où vas-tu ? » lui cria Rostow ; mais l’autre, grommelant entre ses dents qu’il avait à faire, s’élança au dehors en s’écriant :

« Que Dieu et l’Empereur me jugent ! »

Rostow entendit le bruit des pieds des chevaux dans la boue, et il s’endormit bien à son aise, sans s’inquiéter du départ de Denissow. Réveillé vers le soir, il s’étonna d’apprendre que son ami n’était pas revenu. Le temps était beau : deux officiers et un junker jouaient à la svaïka ; il se joignit à eux. Au beau milieu de la partie, ils virent arriver des charrettes escortées d’une quinzaine de hussards sur leurs chevaux efflanqués. Arrivés au piquet, ils furent entourés par leurs camarades.

« Voilà les vivres ! dit Rostow… et Denissow qui se lamentait !

— Quelle fête pour les soldats ! » ajoutèrent les officiers.

Denissow parut le dernier, accompagné de deux officiers d’infanterie ; ils causaient tous les trois avec vivacité :

« Je vous avertis, capitaine… cria l’un d’eux, maigre, de petite taille, et très irrité.

— Et moi je vous avertis que je ne rends rien !

— Vous en répondrez, capitaine, c’est du pillage… enlever les convois aux siens ! Et nos soldats qui n’ont rien mangé depuis deux jours !

— Et les miens depuis deux semaines !

— C’est du brigandage, vous en répondrez ! répliqua l’officier d’infanterie en haussant la voix.

— Laissez-moi donc tranquille ! s’écria Denissow en s’échauffant tout à coup. Eh bien, oui, c’est moi qui répondrai, et pas vous ! Que me chantez-vous là ?… Prenez garde à vous. Marche !

— C’est bien ! s’écria à son tour le petit officier, sans broncher, ni quitter la place.

— Au diable… marche !… et prenez garde à vous !… et Denissow fit tourner la tête au cheval de son antagoniste.

— Bien, bien, dit celui-ci d’un air menaçant et il prit un trot qui le secouait sur sa selle.

— Un chien, un chien vivant, un vrai chien sur une palissade !… » C’était la raillerie la plus sanglante qu’un cavalier pût adresser à un fantassin à cheval. — Je leur ai enlevé de force leur convoi ! dit-il en riant et en s’approchant de Rostow… Impossible de laisser nos hommes crever de faim ! »

Les charrettes capturées étaient destinées à un régiment d’infanterie, mais, ayant appris par Lavrouchka qu’elles n’étaient pas escortées, Denissow s’en était emparé avec ses hussards. On distribua aussitôt des doubles rations de biscuit, et les autres escadrons en eurent leur part.

Le lendemain, le chef du régiment fit venir Denissow et le regardant à travers ses doigts écartés :

« Voilà, dit-il, comment j’envisage la chose : je ne veux rien en savoir et ne fais aucune enquête, mais je vous conseille de vous rendre à l’état-major, et d’y arranger votre affaire avec la direction des vivres. Faites votre possible pour donner un reçu constatant qu’il vous a été fourni tant ; car autrement ce sera inscrit au compte du régiment d’infanterie, et l’enquête, une fois commencée, peut tourner mal. »

Denissow se rendit immédiatement à l’état-major, tout disposé à suivre ce conseil, mais à son retour il était dans un tel état, que Rostow, qui ne l’avait jamais vu ainsi, en fut terrifié. Il ne pouvait ni parler, ni respirer, et ne répondait aux questions de son ami que par des injures et des menaces lancées d’une voix faible et enrouée…

Rostow l’engagea à se déshabiller, à boire un peu d’eau, et envoya chercher le médecin.

« Comprends-tu cela ?… On veut me juger pour pillage !… Donne-moi de l’eau !… eh bien, qu’on me juge ; mais je punirai toujours les lâches, je le dirai à l’Empereur. Donne-moi de la glace ! »

Le médecin le saigna, et un sang noir remplit toute une assiette. Une fois soulagé, il fut en état de raconter à Rostow ce qui lui était arrivé :

« J’arrive… où est le chef ?… on me l’indique… Il faudra que vous attendiez !… Impossible, mon service me réclame, j’ai fait trente verstes, je n’ai pas le temps d’attendre, annoncez-moi !… Il daigne enfin paraître, ce voleur en chef ; il me fait la leçon : « C’est du brigandage !… — Le brigand, dis-je, n’est pas celui qui s’empare des vivres pour nourrir ses soldats, mais celui qui les fourre dans sa poche ! » Bon, il m’engage alors à signer un reçu chez le commissaire, et m’annonce que l’affaire suivra son cours. J’entre chez le commissaire, il est à table… Qui vois-je ? Voyons, devine !… Qui est-ce qui nous affame ? s’écria Denissow, en frappant la table de son bras malade avec une telle violence que la planche vacilla et que les verres s’entrechoquèrent… Telianine ! « Comment, c’est toi qui arrêtes nos vivres ? Une fois déjà on t’a tapé sur la figure et tu t’en es tiré assez heureusement… » et je lui en ai dit, que c’était un plaisir ! poursuivit-il avec une joie féroce, en montrant ses dents blanches sous ses noires moustaches.

— Voyons, ne crie pas, calme-toi, voilà le sang qui coule de nouveau ; attends que je te bande le bras. »

On le coucha, et il se réveilla dans son état habituel.

Le lendemain, la journée n’était pas encore passée, que l’aide de camp du régiment vint le trouver d’un air sérieux et chagrin pour lui montrer le papier officiel du chef du régiment, et lui adressa des questions au sujet de l’aventure de la veille. Il lui confia également que l’affaire semblait prendre une tournure fâcheuse, qu’une commission militaire était nommée, et que, vu la sévérité déployée habituellement dans les cas de maraude et d’indiscipline, il devrait s’estimer heureux s’il n’était que dégradé.

L’affaire avait été exposée ainsi de la part des plaignants : le major Denissow, après avoir enlevé de force un convoi, s’était présenté sans y être invité, et « pris de vin », devant l’intendant en chef, l’avait appelé voleur, l’avait menacé de le frapper, et, emmené de là, s’était élancé dans les bureaux, y avait battu deux employés, dont l’un avait eu le bras foulé.

Denissow répondit en riant que c’était une histoire faite à plaisir, que ça n’avait aucun sens, qu’il n’avait peur d’aucun jugement, et que, si ces misérables l’attaquaient, il saurait bien leur fermer la bouche, et qu’ils s’en souviendraient.

Nicolas ne fut pas dupe du ton léger avec lequel il parlait de l’affaire, il le connaissait trop bien, pour ne pas deviner ses inquiétudes au sujet d’une affaire qui pouvait lui causer de grands désagréments. Tous les jours on venait l’ennuyer de nouvelles questions, de nouvelles explications, et, le premier mai, il reçut l’ordre de passer son commandement au plus ancien et de se présenter en personne à l’état-major de la division, pour y rendre compte du pillage dont l’accusait l’intendance. La veille, Platow fit une reconnaissance avec deux régiments de cosaques et deux escadrons de hussards. Denissow y fit preuve de son courage habituel, en s’avançant jusque sur les lignes des tirailleurs ennemis. Une balle française l’atteignit à la jambe. En temps ordinaire, il n’aurait fait aucune attention à cette légère blessure et n’aurait pas quitté le régiment, mais cette fois elle lui servit de prétexte pour se débarrasser de sa visite à l’état-major, et se faire envoyer à l’hôpital.


XVII

Au mois de juin eut lieu la bataille de Friedland, à laquelle les hussards de Pavlograd ne prirent aucune part, et qui fut suivie d’un armistice. Rostow, se sentant tout isolé sans son ami, n’en ayant eu aucune nouvelle depuis son départ, et inquiet des suites qu’avait pu avoir sa blessure, profita de la trêve pour se rendre à l’hôpital, situé dans un petit bourg, deux fois saccagé par les troupes russes et françaises. L’aspect en était d’autant plus sombre, que la saison était belle et que les champs réjouissaient la vue, pendant qu’on ne voyait dans ces rues ruinées que des habitants déguenillés, et des soldats ivres ou malades.

Une maison en pierres, dont les vitres étaient à moitié brisées, et entourée des restes d’une palissade, portait le nom d’hôpital. Quelques soldats, dont les membres étaient entourés de linge, pâles et bouffis, assis ou errants, se chauffaient au soleil.

À peine entré, Rostow fut saisi à la gorge par l’odeur de pharmacie et en même temps de décomposition qui y régnait. Il rencontra sur l’escalier un médecin militaire russe, un cigare à la bouche, accompagné d’un chirurgien :

« Je ne puis pas me fendre en deux, disait le premier, je t’attendrai ce soir chez Makar Alexéïévitch. Fais ce que tu pourras ! N’est-ce pas la même chose ?

— Qui demandez-vous, Votre Noblesse ? dit le docteur à Rostow, pourquoi venez-vous ici chercher le typhus, quand vous avez échappé aux balles ?… C’est ici la maison des pestiférés !

— Comment ? demanda Rostow.

— Le typhus est terrible ; qui entre ici est mort. Nous y avons résisté, Makéïew et moi, ajouta-t-il en montrant son collègue : cinq de nos confrères y ont succombé. Une semaine après l’entrée d’un nouveau…, et c’est fini. On nous a adjoint des Prussiens, mais cela leur déplaît, à nos alliés ! »

Rostow lui expliqua qu’il désirait voir le major Denissow :

« Je ne sais pas, je ne le connais pas, et ce n’est pas étonnant ; j’ai trois hôpitaux sur les bras, et quatre cents malades et plus ! C’est encore heureux que les charitables dames allemandes nous envoient deux livres de café et de charpie par mois, sans cela nous n’y résisterions pas… quatre cents, entendez-vous, sans compter les nouveaux à recevoir. »

L’air fatigué et épuisé du chirurgien trahissait son impatience de voir le docteur bavard continuer son chemin.

« Le major Denissow, répéta Nicolas, blessé à Molliten ?

— Ah oui ! je crois qu’il est mort, n’est-ce pas, Makéïew ? dit le docteur avec la plus parfaite indifférence ; mais le chirurgien fut d’un autre avis.

— Est-ce un roux, de haute taille ? » demanda le docteur, et au signalement que lui en donna Rostow, il s’écria avec joie :

« Oui, oui, je me rappelle, il doit être mort. Du reste, je vais regarder sur mes listes. Sont-elles chez toi, Makéïew ?

— Elles sont chez Makar Alexéïévitch. Ayez l’obligeance, dit Makéïew, en s’adressant à Rostow, d’entrer vous-même dans la salle des officiers.

— Je vous engage, mon cher, à ne pas y aller, vous risqueriez d’y laisser votre peau, dit le docteur ; mais Rostow prenant congé de lui, pria le chirurgien de l’y conduire.

— Ne vous en prenez qu’à vous-même s’il vous arrive malheur, » lui cria le médecin du bas de l’escalier.

L’odeur de l’hôpital était si écœurante dans le sombre corridor qu’ils traversaient, que Nicolas se boucha les narines, et s’arrêta même tout étourdi. Une porte s’ouvrit à droite, un squelette en sortit pâle, maigre, nu-pieds, marchant sur des béquilles, et regardant les nouveaux venus avec envie. Notre hussard jeta un coup d’œil dans la salle, et vit des malades et des blessés couchés par terre sur de la paille, ou sur leurs manteaux.

« Peut-on entrer ? demanda-t-il.

— Il n’y a rien à voir, » répliqua le chirurgien ; mais, cette réponse ne faisant qu’aiguillonner sa curiosité, Rostow entra dans les chambres des soldats. L’odeur y était encore plus âcre et plus violente, car c’était là le foyer même de l’infection.

Dans une longue salle, exposée à un soleil ardent, étaient alignés, la tête contre le mur et laissant un passage au milieu, les blessés et les malades, dont la plupart avaient le délire et ne s’inquiétaient guère des survenants. Les autres, relevant la tête en les voyant entrer, tournèrent vers eux leurs figures de cire, sur lesquelles on lisait l’espérance d’un secours providentiel, et une jalousie involontaire à la vue de la bonne mine de Rostow. Celui-ci s’avança jusqu’au milieu de la chambre, et portant au loin, par les portes entr’ouvertes, son regard jusque dans les sections voisines, il n’aperçut partout que le même spectacle sinistre, qu’il considéra en silence. À ses pieds, presque en travers du passage, gisait un malade, un cosaque sans doute, facile à reconnaître à la coupe de ses cheveux ; les jambes et les bras écartés, le visage enflammé, les yeux retournés et n’en laissant plus voir que le blanc, les veines des pieds et des mains gonflées et près d’éclater, il frappait sa tête contre le plancher, et répétait d’une voix rauque toujours le même mot. Rostow se pencha pour mieux entendre :

« À boire, à boire ! » disait ce malheureux.

Regardant autour de lui, il se demanda où il pourrait transporter le mourant et lui donner de l’eau.

« Qui donc les soigne ? » demanda-t-il au chirurgien.

Au même moment, un soldat du train, sortant de l’autre pièce et le prenant pour un des chefs inspecteurs de l’hôpital, fit le salut militaire en passant devant lui :

« Transporte-le ailleurs et donne-lui de l’eau.

— Entendu, Votre Noblesse, répondit le soldat sans bouger.

— On n’en fera rien, » se dit Rostow, et il allait sortir, lorsqu’il se sentit instinctivement attiré vers un coin de la chambre par un regard fixé obstinément sur lui. Un vieux soldat, au teint jauni, à l’expression sombre, à la barbe grise et inculte, semblait vouloir lui demander quelque chose. Il s’approcha de lui et vit qu’une de ses jambes avait été amputée au-dessus du genou. Son voisin, un tout jeune homme, immobile, étendu la tête renversée en arrière, le visage d’une blancheur mate, les yeux fixes sous ses paupières à demi closes, attira l’attention de Rostow. Il frémit : « Mais il me semble, dit-il, que celui-ci est…

— Oui, Votre Noblesse, et nous avons déjà tant supplié ! dit le vieux soldat dont la mâchoire tremblait. Il est mort à l’aube… Ce sont pourtant des hommes et pas des chiens !

— On va l’emporter à l’instant, s’empressa de dire le chirurgien : venez, Votre Noblesse.

— Allons, allons, » dit Rostow avec la même hâte, en baissant les yeux, et, essayant de passer inaperçu sous le feu croisé de ces regards, braqués sur lui avec une expression de reproche et d’envie, il sortit de cet enfer.


XVIII

Après avoir traversé le corridor, ils entrèrent dans la section des officiers, qui était composée de trois pièces communiquant entre elles : il y avait là des lits, sur lesquels les malades étaient couchés ou assis. Quelques-uns d’entre eux se promenaient en robe de chambre. Le premier que remarqua Rostow fut un petit homme maigre avec un bras de moins, en bonnet de coton, une pipe à la bouche, arpentant de long en large la première pièce. Il essaya de se rappeler où il l’avait déjà vu.

« Voilà comme on se retrouve, dit le petit homme. C’est moi, Tonschine, celui qui vous a ramené là-bas à Schöngraben, et vous voyez, ajouta-t-il en montrant sa manche flottante, on m’a enlevé un petit morceau !… Vous cherchez Denissow… c’est mon compagnon !… Venez par ici, » et il l’emmena dans la chambre voisine, où l’on entendait rire aux éclats.

« Comment ont-ils envie de rire ici ? » se demanda Rostow qui ne pouvait ni se débarrasser de l’odeur du mort, ni oublier les regards qui l’avaient suivi à sa sortie.

Denissow, la tête enfouie sous sa couverture, dormait encore, quoiqu’il fût déjà midi :

« Ah ! Rostow ! bonjour, bonjour ! » s’écria-t-il de sa voix habituelle ; mais Rostow remarqua avec peine qu’à travers sa vivacité et son insouciance ordinaire un sentiment étrange d’aigreur perçait sur sa figure et dans ses paroles.

Sa blessure, malgré son peu d’importance, n’était pas encore guérie après un séjour de six semaines à l’hôpital ; son visage était bouffi et pâle comme ceux de ses camarades ; mais ce n’était pas là ce qui avait frappé Rostow : c’était le sourire forcé de son ami, qui semblait ne pas se réjouir de sa visite, et qui ne le questionnait ni sur le régiment, ni sur ce qui s’y passait ; il se bornait à l’écouter lorsque Nicolas en parlait.

Il ne témoignait aucun intérêt à rien : on aurait dit qu’il s’efforçait d’oublier le passé, et qu’il n’avait qu’une seule et constante préoccupation, son affaire avec l’intendance. Quand Rostow lui demanda où elle en était, il tira de dessous son oreiller plusieurs papiers, entre autres celui qu’il avait reçu en dernier lieu de la commission et le brouillon de sa réponse, qui évidemment lui plaisait, car il faisait remarquer à Rostow les réflexions piquantes dont il l’avait émaillée. Ses camarades, qui avaient entouré avec empressement le nouveau venu, porteur de nouvelles du monde extérieur, s’éloignèrent peu à peu, aussitôt que Denissow commença à lire. Leur figure disait assez qu’ils avaient par-dessus la tête de toute cette histoire. Seul son voisin de lit, un gros uhlan qui fumait sa pipe d’un air sombre, et le petit Tonschine, branlant la tête d’un air désapprobateur, continuèrent à l’écouter :

« À mon avis, dit le uhlan en l’interrompant au beau milieu de sa lecture, il n’y a qu’une chose à faire, s’adresser à la clémence de l’Empereur. Il y aura, dit-on, une pluie de récompenses, et il graciera, c’est sûr…

— Moi, demander une grâce à l’Empereur ! s’écria Denissow d’une voix irritée, bien qu’il tâchât seulement de lui rendre son énergie d’autrefois. Pourquoi ? Si j’avais été un brigand, j’aurais pu demander ma grâce, et c’est parce que j’attaque des misérables ?… Qu’on me juge, je n’ai pas peur : j’ai servi honorablement l’Empereur, la patrie, je n’ai pas volé ! Et l’on me dégraderait pour… Allons donc !… Écoute ce que je leur dis plus loin : « Si j’avais volé le gouvernement… »

— C’est bien écrit, assurément cela saute aux yeux, dit Tonschine, mais là n’est pas la question, Vassili Dmitritch, il faut se soumettre… et il ne le veut pas, ajouta-t-il en s’adressant à Rostow ; l’auditeur lui a bien dit que son affaire était mauvaise.

— Eh bien, tant pis, repartit Denissow.

— L’auditeur vous a pourtant préparé une supplique, dit Tonschine ; vous devriez la signer et la remettre à Rostow : il a sûrement des accointances avec l’état-major, et vous ne trouverez pas de meilleure occasion.

— J’ai déclaré que je ne ferais point de bassesse, » répondit Denissow, et il reprit sa lecture.

Rostow partageait l’opinion de Tonschine et des autres officiers ; c’était, il le sentait d’instinct, la seule et véritable voie à suivre ; il aurait été heureux de rendre ce service à son camarade, mais, connaissant sa volonté inébranlable et le juste motif de son emportement, il n’osait l’y engager.

Lorsque cette lecture irritante, qui avait duré plus d’une heure, fut terminée, les groupes se reformèrent autour d’eux, et Rostow, profondément attristé, passa le reste de la journée à causer de choses et d’autres, et à écouter les récits de ces pauvres blessés, tandis que Denissow, sombre et morne, gardait constamment le silence.

S’étant enfin décidé à partir, fort avant dans la soirée, Rostow lui demanda s’il n’avait pas de commissions ?

« Si ! un moment, » répondit-il, et, tirant de dessous son oreiller les mêmes papiers, il s’approcha de la fenêtre, sur l’appui de laquelle il y avait un encrier, et il y trempa une plume :

« Il n’y a pas à dire, un fouet ne peut briser une hache, » dit-il en remettant à Rostow une grande enveloppe.

C’était sa supplique à l’Empereur, dans laquelle, sans parler de ses griefs contre l’intendance, il demandait sa grâce pure et simple :

« Tu la remettras à qui de droit ; on voit bien… » Il n’acheva pas, un sourire douloureux et forcé contracta ses lèvres.


XIX

Revenu au régiment, Rostow, ayant mis le colonel au courant de la situation de Denissow, partit aussitôt pour Tilsitt, avec la supplique de Denissow dans sa poche.

Le 13/25 juin, eut lieu l’entrevue des deux Empereurs, Alexandre et Napoléon. Boris Droubetzkoï obtint d’un haut personnage de faire partie ce jour-là de sa suite.

« Je voudrais voir le grand homme, » avait-il dit en parlant de Napoléon, qu’il avait jusque-là, comme tous les autres, appelé Bonaparte.

« Vous voulez dire Bonaparte ? » répondit le général en souriant.

Boris comprit aussitôt que c’était une manière aimable de le mettre à l’épreuve.

« Mon prince, je parle de l’Empereur Napoléon… »

Et le général lui tapa amicalement sur l’épaule.

« Tu iras loin, » lui dit-il, et il le prit avec lui.

Ce fut ainsi que Boris fit partie des élus qui assistèrent à l’entrevue sur les bords du Niémen. Il vit les tentes et les radeaux ornés des chiffres des deux souverains. Napoléon, sur la rive opposée, passant devant le front de sa garde, l’Empereur Alexandre, pensif, attendant dans un cabaret l’arrivée de son futur allié. Il vit les deux souverains monter en bateau et Napoléon, abordant le premier le radeau, s’avancer rapidement vers Alexandre, lui tendre la main, et disparaître avec lui sous la tente. Depuis son entrée dans les hautes sphères, Boris avait pris l’habitude d’observer attentivement tout ce qu’il voyait autour de lui et d’en tenir note ; il s’informa donc du nom des personnages de la suite de Napoléon, s’inquiéta de leurs uniformes, écouta les propos des dignitaires importants, regarda à sa montre pour savoir au juste l’heure à laquelle les Empereurs s’étaient retirés sous la tente, et ne manqua pas d’en faire autant à leur sortie. L’entretien dura une heure cinquante-trois minutes, et il le nota aussitôt parmi les autres faits historiques qui avaient leur importance. La suite de l’Empereur Alexandre n’étant pas très nombreuse, il devenait dès lors très important de se trouver à Tilsitt à cette occasion, et Boris ne tarda pas à s’en apercevoir. Sa position se raffermit, on s’habitua à lui, il fit dorénavant partie de ce milieu choisi, et il fut chargé deux fois d’une mission pour l’Empereur. Ce dernier le connaissait, et l’entourage, ne le considérant plus comme un nouveau venu, aurait été même étonné de ne plus le voir.

Il logeait avec un autre aide de camp, le comte Gelinski, un Polonais élevé à Paris, très riche, partisan enthousiaste des Français, et dont la tente devint pendant ces quelques jours à Tilsitt le point de réunion, pour les dîners et les déjeuners, des officiers français de la garde et de l’état-major.

Le 24 juin, le comte Gelinski organisa un souper : un aide de camp de Napoléon y occupait la place d’honneur, et parmi les autres invités on voyait quelques officiers français de la garde, et un tout jeune homme, d’une grande et ancienne famille, qui était page de Napoléon. Ce même jour, Rostow, profitant de l’obscurité pour ne pas être reconnu en habit civil, se rendit tout droit chez Boris.

L’armée, qu’il venait de quitter, n’était point encore au diapason des nouveaux rapports établis au quartier général avec Napoléon et les Français, nos anciens ennemis devenus nos amis ; rapports qui étaient la conséquence naturelle du changement survenu dans la politique des deux pays. Bonaparte y inspirait encore à tous le même sentiment de haine, de mépris et de terreur. Rostow, discutant peu de jours auparavant avec un officier du détachement de Platow, s’était acharné à lui prouver qu’on traiterait Napoléon en criminel, et non en souverain, si on avait la bonne fortune de le faire prisonnier. Une autre fois, causant avec un colonel français blessé, il s’était échauffé au point de lui dire qu’il ne pouvait être question de paix entre un Empereur légitime et un brigand ! Aussi éprouva-t-il un singulier étonnement à la vue des officiers français et de ces uniformes qu’il avait l’habitude de ne rencontrer qu’aux avant-postes. À peine les aperçut-il, que le sentiment naturel à un militaire, l’animosité qu’il ressentait toujours à leur vue, se réveilla en lui. Il s’arrêta sur le seuil du logement de Droubetzkoï, et demanda en russe s’il y était. Boris, au son d’une voix étrangère, sortit à sa rencontre, et ne put s’empêcher de laisser percer un certain déplaisir :

« Ah ! c’est toi ! je suis très content de te voir, dit-il néanmoins, mais pas assez à temps pour que Rostow n’eût pas saisi sa première impression.

— Je viens mal à propos ? dit-il froidement, je viens pour affaire, autrement…

— Mais pas du tout : je suis seulement étonné de te voir ici !… Je suis à vous dans un moment, répondit-il à quelqu’un qui l’appelait de l’autre chambre.

— Ah ! je le vois bien… je viens mal à propos, répéta Nicolas ; mais Boris avait déjà arrêté sa ligne de conduite, et il l’entraîna avec lui. Son regard calme et tranquille semblait s’être voilé et se dérober derrière « les lunettes bleues » du savoir-vivre.

— Tu as tort de le croire. Viens ! » Le couvert était mis, il le présenta à ses invités, et leur expliqua qu’il n’était pas un civil, mais un militaire et son ancien ami. Rostow regardait les Français d’un air maussade et les salua avec raideur.

Gelinski, nullement satisfait de l’apparition de ce Russe, ne lui fit aucun accueil. De son côté, Boris faisait mine de ne point s’apercevoir de la gêne qu’il avait ainsi introduite dans leur cercle, et s’efforçait de ranimer la conversation. Un des hôtes s’adressant, avec une politesse toute française, à Rostow qui gardait un silence opiniâtre, demanda s’il n’était pas venu avec l’intention de voir l’Empereur Napoléon.

« Non, je suis venu pour affaire, » répondit brièvement Rostow.

Sa mauvaise humeur, accrue par le déplaisir évident qu’il causait à son ami, lui fit supposer que tous le regardaient également de travers. Ce n’était du reste que trop vrai : sa présence les gênait, et à cause de lui, la conversation languissait.

« Que font-ils ici ? » se demanda-t-il à lui-même.

« Je sens que je suis de trop, dit-il à Boris, laisse-moi te conter mon affaire, et je m’en vais.

— Mais non, reste ! Si tu es fatigué, va te reposer un peu dans ma chambre. »

Ils entrèrent dans la petite pièce où couchait Boris. Nicolas, sans prendre même la peine de s’asseoir, lui déroula, d’un ton irrité, toute l’affaire de Denissow, et lui demanda carrément s’il pouvait et voulait remettre sa supplique au général, pour être transmise à l’Empereur. Pour la première fois, le regard de Boris lui produisit un effet désagréable : Boris, en effet, les jambes croisées, regardait de côté et d’autre, et ne prêtait qu’une vague attention à son ami ; il l’écoutait comme un général écoute le rapport de son subordonné :

« Oui, j’ai entendu conter beaucoup de choses de ce genre, l’Empereur est très sévère à ce sujet. Il vaudrait mieux, à mon avis, ne pas la faire parvenir jusqu’à Sa Majesté, et l’adresser tout simplement au chef du corps d’armée ; ensuite, je crois que…

— C’est-à-dire que tu ne veux rien faire, dis-le-moi tout net ! s’écria Rostow avec irritation.

— Au contraire, je ferai ce que je pourrai. »

Gelinski appela Boris à travers la porte.

« Vas-y, vas-y… » dit Nicolas, et, refusant de prendre part au souper, il resta dans la petite chambre, qu’il se mit à arpenter dans tous les sens, au bruit animé des voix françaises.

XX

Le jour était mal choisi pour faire des démarches de ce genre. Il était impossible de se présenter chez le général de service, en frac et sans congé, et quand même Boris l’aurait voulu, celui-ci n’aurait pu rien faire le lendemain 27 juin (9 juillet), jour où furent signés les préliminaires de la paix. Les Empereurs échangèrent les grands-cordons de leurs ordres : Alexandre reçut la Légion d’honneur, et Napoléon, le Saint-André. Un grand banquet, auquel les Empereurs devaient assister, fut offert par le bataillon de la garde française au bataillon de Préobrajensky.

Plus Rostow pensait à la façon d’agir de Boris, plus il en était affecté. Il feignit de dormir quand Boris rentra, et le lendemain matin il s’éclipsa de bonne heure, pour aller courir les rues en habit civil et en chapeau rond, et examiner les Français, leurs uniformes et les maisons occupées par les deux souverains. Sur la place, on commençait à disposer les tables destinées au repas, et à pavoiser les façades des maisons de drapeaux russes et français, ornés des chiffres A et N.

« Il est évident que Boris ne veut rien faire, se disait Nicolas, et tout est fini entre nous !… mais je ne m’en irai pas sans avoir tenté l’impossible pour Denissow. Il faut que sa lettre parvienne à l’Empereur… et l’Empereur est là ! » ajoutait-il mentalement en se rapprochant sans le vouloir de la demeure impériale.

Deux chevaux tout sellés attendaient devant la porte : la suite se rassemblait pour escorter Alexandre.

« Je le verrai, mais comment lui remettrai-je moi-même la supplique ? Comment lui dirai-je tout ?… M’arrêterait-on par hasard à cause de mon habit civil ?… Non ! non ! Il comprendra que c’est une injustice, car il comprend tout, lui… Et si l’on m’arrête ?… Après tout, le grand mal… Ah ! on se rassemble… Eh bien, j’irai et je la remettrai : tant pis pour Droubetzkoï, qui m’y oblige !… »

Et avec une décision dont il ne se serait pas cru capable, il se dirigea vers l’entrée.

« Cette fois-ci, je ne laisserai pas échapper l’occasion comme à Austerlitz. Je tomberai à ses pieds, je le prierai, je le supplierai ! » Son cœur battait avec violence à la pensée de le revoir : « Il m’écoutera, me relèvera, me remerciera ! Il me dira : « Je suis heureux de pouvoir faire le bien et réparer les injustices ! »…

Et il passa, sans faire la moindre attention aux regards curieusement dirigés sur lui.

Un large escalier montait du perron au premier étage ; à droite était une porte fermée, et sous la voûte de l’escalier une autre porte, qui conduisait au rez-de-chaussée.

« Qui demandez-vous ? lui dit-on.

— C’est une supplique à remettre à Sa Majesté, répondit Nicolas d’une voix tremblante.

— Veuillez alors passer de son côté. »

À cette invitation faite avec indifférence, Rostow s’effraya de son entreprise ; la pensée de se trouver inopinément face à face avec l’Empereur était si séduisante et si terrible à la fois, qu’il était presque sur le point de s’enfuir, mais le fourrier de la chambre lui ouvrit la porte et le fit entrer chez l’officier de service.

Un homme de taille moyenne, de trente ans environ, en pantalon blanc, en bottes fortes, qui venait de passer une fine chemise de batiste, se faisait boutonner ses bretelles par son valet de chambre :

« Bien faite et la beauté du diable ! » disait-il à quelqu’un dans la pièce voisine. À la vue du jeune homme, il fronça le sourcil et se tut.

« Que désirez-vous ? Une supplique ?…

— Qu’est-ce que c’est ? demanda une voix dans l’autre chambre.

— Encore un pétitionnaire ! répondit celui qui s’habillait.

— Dites-lui d’attendre, remettez-le à plus tard. Il va sortir, il faut l’accompagner.

— Demain, demain, il est trop tard à présent… »

Rostow fit quelques pas vers la porte :

« De qui est la supplique, et qui êtes-vous ?

— Du major Denissow.

— Mais vous, qui êtes-vous ? un officier ?

— Le comte Rostow, lieutenant.

— Quelle hardiesse ! La supplique aurait dû être remise par votre chef. Partez vite, partez vite !… »

Et il reprit sa toilette interrompue.

Rostow sortit ; le perron était envahi par une foule de généraux en grande tenue, devant lesquels il se trouvait forcé de passer.

Et, mourant de peur, rien qu’en songeant qu’il pouvait rencontrer l’Empereur, il craignait de se couvrir de honte, d’être mis aux arrêts devant lui, il comprenait et regrettait toute l’inconvenance de sa conduite, et se glissait les yeux baissés hors de cette brillante réunion, lorsqu’une voix de basse bien connue l’appela par son nom, et une main se posa sur son épaule :

« Que faites-vous donc là, mon cher, et en habit civil encore ? »

C’était un général de cavalerie, ancien divisionnaire de Rostow, qui avait su pendant cette campagne conquérir les bonnes grâces de l’Empereur.

Le jeune homme, effrayé, s’empressa de se justifier, mais, la bonhomie railleuse de son chef l’ayant rassuré, il le prit à part, lui exposa l’affaire d’une voix émue et implora son appui. Le général branla la tête d’un air soucieux :

« C’est triste pour ce brave, dit-il, donne-moi la supplique. »

À peine la lui avait-il remise, qu’un bruit d’éperons résonna sur l’escalier, et le général se rapprocha des autres. C’était la suite qui descendait et qui se mit immédiatement en selle. L’écuyer Heine, le même qui était à Austerlitz, amena le cheval de l’Empereur ; un léger craquement de bottes se fit entendre, et Rostow devina aussitôt quel était celui qui descendait les degrés. Oubliant sa crainte d’être reconnu, il s’avança au milieu de quelques autres curieux, et revit, après un intervalle de deux ans, ces traits, ce regard, cette démarche, cet ensemble séduisant de douceur et de majesté qui lui étaient si chers… Son enthousiasme et son amour se réveillèrent avec une nouvelle force. L’Empereur portait l’uniforme du régiment de Préobrajensky, le pantalon de peau collant, les bottes fortes, et sur la poitrine la plaque d’un ordre étranger (la Légion d’honneur) que Nicolas ne connaissait pas. Tenant son chapeau sous son bras, et mettant ses gants, il s’arrêta au haut des marches du perron, et éclaira tout ce qui l’entourait de son lumineux regard. Il jeta quelques mots en passant à certains privilégiés, et, reconnaissant le général de cavalerie, il lui sourit et l’appela à lui d’un signe de la main.

Toute la suite recula, et Rostow put s’apercevoir qu’une assez longue conversation s’engageait entre eux deux.

L’Empereur fit un pas vers son cheval, la suite et la foule de la rue s’élancèrent en avant, et Alexandre, saisissant le pommeau de la selle, se retourna encore une fois vers le général, et lui dit d’une voix accentuée, comme s’il tenait à être entendu de tous :

« Impossible, général, et c’est impossible parce que la loi est au-dessus de moi ! » Il posa le pied dans l’étrier, le général s’inclina respectueusement. Pendant que l’Empereur s’éloignait au galop, Nicolas, oubliant tout dans son exaltation, courut à sa suite avec la foule.


XXI

Les bataillons de Préobrajensky et de la garde française avec ses hauts bonnets à poils étaient alignés, le premier à droite, le second à gauche.

Au moment où l’Empereur s’avançait vers eux et où ils lui présentaient les armes, un autre groupe de cavaliers, en avant desquels s’avançait un personnage que Rostow devina tout de suite être Napoléon, déboucha de l’autre côté de la place. Il arrivait au galop sur un cheval gris, pur sang arabe, couvert d’une chabraque amarante brodée d’or. Il portait son petit chapeau, le grand cordon de Saint-André et un uniforme bleu foncé entr’ouvert sur un gilet blanc. Dès qu’il fut près de l’Empereur Alexandre, il souleva son chapeau, et l’œil exercé de Rostow remarqua qu’il ne se tenait pas bien en selle. Les bataillons crièrent : « Hourra ! » et « Vive l’Empereur ! » Ayant échangé quelques paroles, les illustres alliés descendirent de cheval et se donnèrent la main. Le sourire de Napoléon était contraint et désagréable, tandis que celui d’Alexandre se distinguait par une bienveillance toute naturelle.

Rostow ne les quitta pas des yeux, malgré les ruades des chevaux de la gendarmerie française, chargée de contenir la foule ; il était stupéfait de voir l’Empereur traiter Napoléon d’égal à égal, et ce dernier en faire autant avec une parfaite aisance.

Les deux souverains, accompagnés de leur suite, s’approchèrent du bataillon de Préobrajensky ; Rostow, qui se trouvait au premier rang d’une foule considérable massée en cet endroit, se trouva si près de son Empereur bien-aimé, qu’il eut peur d’être reconnu.

« Sire, je vous demande la permission de donner la Légion d’honneur au plus brave de vos soldats, » dit une voix nette, en prononçant distinctement chaque syllabe. C’était le petit Bonaparte qui parlait ainsi, en regardant, de bas en haut, droit dans les yeux du Tsar, qui, l’écoutant avec attention, lui sourit en lui faisant un signe affirmatif.

« À celui qui s’est le plus vaillamment conduit dans cette guerre ! ajouta Napoléon avec un calme irritant pour Rostow, et en regardant avec assurance les soldats russes alignés, qui présentaient les armes et fixaient, immobiles, les yeux sur la figure du Tsar :

— Votre Majesté me permettra-t-elle de demander l’avis du colonel ? » dit Alexandre, en faisant quelques pas vers le prince Kozlovsky, commandant du bataillon. Bonaparte ôta avec peine de sa petite main blanche son gant, qui se déchira, et le jeta. Un aide de camp s’élança pour le ramasser.

« À qui la donner ? demanda l’Empereur Alexandre, assez bas et en russe.

— À celui que Votre Majesté choisira. »

L’Empereur fronça le sourcil involontairement et ajouta :

« Il faut pourtant lui répondre. »

Le regard de Kozlovsky parcourut les rangs et glissa sur Rostow.

« Serait-ce à moi par hasard ? » se dit celui-ci.

« Lazarew, » dit le colonel d’un air décidé, et le premier soldat du rang en sortit aussitôt, le visage tressaillant d’émotion, comme il arrive toujours à un appel fait inopinément devant le front.

« Où vas-tu ? ne bouge pas ! » murmurèrent plusieurs voix, et Lazarew, ne sachant où aller, s’arrêta effrayé.

Napoléon tourna imperceptiblement la tête en arrière, et tendit sa petite main potelée comme pour saisir quelque chose. Les personnes de sa suite, devinant à l’instant son désir, s’agitèrent, chuchotèrent, se passèrent de l’une à l’autre un petit objet, et un page, le même que Nicolas avait vu chez Boris, s’élança en avant, et, saluant avec respect, déposa dans cette main tendue une croix à ruban rouge. Napoléon la prit sans la regarder et s’approcha de Lazarew, qui, les yeux écarquillés, continuait obstinément à regarder son Empereur. Jetant un coup d’œil au Tsar pour bien lui prouver que ce qu’il allait faire était une gracieuseté à son intention, Napoléon posa sa main, qui tenait la croix, sur la poitrine du soldat, comme si son attouchement seul devait suffire à rendre à tout jamais ce brave heureux d’avoir été décoré et distingué entre tous. Sa main daigna donc toucher la poitrine du soldat, et la croix qu’il y appliquait fut aussitôt attachée par les officiers empressés des deux suites. Lazarew suivait d’un air sombre les gestes de ce petit homme, et reporta, sans changer de pose, son regard sur son souverain, comme pour lui demander ce qu’il devait faire ; n’en recevant aucun ordre, il resta pendant un certain temps dans son immobilité de statue.

Les Empereurs remontèrent à cheval et s’éloignèrent. Les Préobrajensky rompirent les rangs, se mêlèrent aux grenadiers français et s’assirent autour des tables.

Lazarew occupait la place d’honneur ; militaires et civils, officiers russes et français, tous l’embrassaient, le félicitaient, lui serraient les mains, l’entouraient à l’envi, et le bourdonnement des deux langues, mêlé aux rires et aux chants, s’entendait de tous côtés sur la place. Deux officiers, aux figures échauffées et joyeuses, passèrent devant Rostow :

« Quel régal, mon cher !… et servis avec de l’argenterie !… As-tu vu Lazarew ?

— Je l’ai vu.

— On assure que demain les Préobrajensky traiteront les Français.

— Quel bonheur pour ce Lazarew ! 1 200 francs de pension à vie !

— En voilà un bonnet ! criait un Préobrajensky, en mettant sur sa tête le bonnet à poil d’un grenadier.

— C’est charmant !

— Connais-tu le mot d’ordre ? disait un officier de la garde à un camarade. Avant-hier c’était : « Napoléon, France, bravoure » ; hier c’était « Alexandre, Russie, grandeur » Un jour c’est Napoléon qui le donne, le lendemain c’est l’Empereur, et demain il enverra la croix de Saint-Georges au plus brave soldat de la garde française. On ne peut faire autrement que de lui rendre la pareille. »

Boris, qui, avec son ami Gelinski, était venu pour admirer le banquet, aperçut Rostow appuyé au coin d’une maison :

« Nicolas ! bonjour ; qu’es-tu donc devenu ?… nous ne nous sommes pas vus. Qu’as-tu donc ? ajouta-t-il, en remarquant son air farouche et défait.

— Rien, rien.

— Tu viendras tantôt ?

— Oui, j’irai. »

Rostow resta longtemps adossé contre la muraille, suivant des yeux les héros de la fête, pendant qu’un douloureux travail intérieur s’accomplissait en lui. Des doutes terribles envahissaient son âme, et il ne pouvait leur donner de solution satisfaisante. Il pensait à Denissow, à son indifférence chagrine, à sa soumission inattendue ; il revoyait l’hôpital, sa saleté, ses épouvantables maladies, ces bras et ces jambes qui manquaient, et il croyait encore sentir l’odeur du cadavre. Cette impression fut si vive, qu’il chercha instinctivement autour de lui d’où elle lui montait à la gorge. Il pensait à Bonaparte, à son air satisfait, à Bonaparte empereur, aimé et respecté de son souverain bien-aimé ! Mais alors, pourquoi tous ces membres mutilés ? pourquoi tous ces gens tués ? D’un côté, Lazarew décoré, de l’autre Denissow puni sans espoir de grâce !… Et il s’effrayait lui-même du tour que prenaient ses réflexions.

La faim et le fumet des plats le tirèrent de cette rêverie, et comme, après tout, il fallait manger avant de s’en retourner, il entra dans l’auberge voisine. Un grand nombre d’officiers, arrivés comme lui en habit civil, y étaient réunis, et ce fut à grand’peine qu’il parvint à se faire servir à dîner. Deux camarades de sa division se joignirent à lui : on causa de la paix, et tous, comme du reste la majeure partie de l’armée, en exprimèrent leur mécontentement. Ils assuraient que si on avait tenu bon après Friedland, Napoléon était perdu, parce qu’il n’avait plus ni vivres ni munitions. Nicolas mangeait en silence et buvait encore plus qu’il ne mangeait ; deux bouteilles de vin y avaient déjà passé, et cependant le chaos qui était dans sa tête l’accablait toujours et ne se débrouillait pas ; il avait peur de s’abandonner à ses pensées et ne pouvait parvenir à les écarter. Tout à coup, à la réflexion d’un officier qui disait que la vue des Français était chose humiliante, il s’écria, avec une violence que rien ne justifiait dans ce moment et qui étonna son voisin, qu’il ne lui convenait pas de juger ce qui aurait le mieux valu. Sa figure s’empourpra :

« Comment pouvez-vous censurer les actions de l’Empereur ? poursuivit-il. Quel droit avons-nous de le faire ? Nous ne connaissons ni son but, ni son mobile !

— Mais je n’ai pas dit un mot de l’Empereur, reprit l’officier, ne pouvant attribuer qu’à l’ivresse cette étrange sortie.

— Nous ne sommes pas des bureaucrates diplomates, nous sommes des soldats et rien de plus, continua Rostow exaspéré. On ordonne de mourir et l’on meurt !… et si l’on est puni, eh bien, tant pis, c’est qu’on l’a mérité !… ce n’est pas à nous de juger ! S’il plaît à notre souverain de reconnaître Napoléon comme Empereur, et de conclure avec lui une alliance, c’est qu’il faut que ce soit ainsi ; et si nous nous mettons à tout juger, à tout critiquer, il ne restera bientôt plus rien de sacré pour nous. Nous finirons par dire que Dieu n’existe pas, qu’il n’y a rien ! » ajouta-t-il en frappant du poing sur la table, et ses idées, tout incohérentes qu’elles paraissaient évidemment à ses auditeurs, étaient au contraire la conséquence logique et sensée de ses réflexions.

« Nous n’avons qu’une chose à faire : remplir notre devoir, nous battre et ne jamais penser, voilà tout ! s’écria-t-il en terminant.

— Et boire ! ajouta un des officiers, désirant éviter une querelle.

— Oui, et boire ! répéta avec empressement Nicolas. Eh ! garçon, encore une bouteille ! »


fin du premier volume.

  1. Genre d’industrie spéciale à la ville de Torjok. (Note du trad.)
  2. En français dans le texte. (Note du trad.)
  3. En français dans le texte. (Note du trad.)
  4. En français dans l’original. (Note du trad.)
  5. Maison du paysan russe. (Note du trad.)
  6. Nom d’une secte religieuse. (Note du trad.)
  7. Jeu que l’on joue avec un clou à grosse tête et un anneau. (Note du trad.)