Guerre et Paix (trad. Paskévitch)/Partie 1/Chapitre 2

Traduction par Irène Paskévitch.
Hachette (1p. 124-224).
Partie 1


CHAPITRE II

I

L’armée russe occupait, en octobre 1805, un certain nombre de villes et de villages de l’archiduché d’Autriche. On y voyait arriver chaque jour de nouveaux régiments, dont le séjour pesait lourdement sur le pays et sur ses habitants. Ces forces, toujours croissantes, se concentraient autour de la forteresse de Braunau, quartier général du commandant en chef Koutouzow.

C’était le 11 octobre, et un régiment d’infanterie, fraîchement arrivé, s’était arrêté à un demi-mille de la ville. Il n’avait rien emprunté dans son aspect à la localité étrangère qui lui servait de cadre. Malgré les vergers, les murs en pierre, les toits en tuile qui l’entouraient et les montagnes qui se dessinaient à l’horizon, il était bien toujours le type d’un régiment russe, se préparant dans son pays pour l’inspection de son chef.

L’ordre du jour qui annonçait l’inspection lui était parvenu la veille, à la dernière étape ; mais comme la rédaction présentait quelque obscurité, le chef du régiment avait été obligé d’assembler le conseil des chefs de bataillon, pour décider de la tenue exigée en cette occasion. Devait-on se mettre en tenue de campagne ou en grande tenue ? On opina pour la dernière alternative ; mieux valait montrer trop de zèle que trop peu. Les soldats se mirent à l’œuvre : malgré les trente verstes qu’ils venaient de parcourir, pas un ne ferma l’œil de la nuit, tout fut raccommodé et nettoyé.

Les aides de camp et les chefs de compagnie comptaient leurs soldats, formaient les rangs, et, quand le jour fut venu, leurs regards charmés purent s’arrêter sur une masse compacte de 2 000 hommes bien serrés et bien alignés, à la place de la foule débraillée de la veille. Chacun était à son poste et savait ce qu’il avait à faire : pas un bouton, pas une petite courroie ne manquait, tout reluisait et étincelait au soleil.

Tout était donc en ordre, et le général en chef pouvait sans crainte passer en revue chacun des soldats, car sa chemise était blanche, et son havresac contenait le nombre d’objets réglementaire. Un seul détail laissait à désirer : c’était la chaussure, qui s’en allait en lambeaux ; le régiment avait, il est vrai, fourni ses mille verstes, et les intendances du pays faisaient la sourde oreille aux constantes réclamations du chef de régiment pour en obtenir la matière première nécessaire à la confection des bottes. Ce chef était un gros général d’un âge avancé, d’un tempérament sanguin, avec des épaules carrées, des sourcils et des favoris grisonnants. Son uniforme neuf et brillant laissait voir toutefois quelques traces inévitables d’un séjour prolongé dans le porte-manteau ; ses lourdes épaulettes lui élevaient les épaules jusqu’au ciel ; il se promenait devant le front en se dandinant, le corps légèrement incliné en avant, avec l’air satisfait d’un homme qui vient d’accomplir un acte solennel. Il était fier de son régiment, auquel son âme appartenait tout entière ; sa démarche trahissait peut-être bien encore d’autres préoccupations, car, en dehors de ses soucis militaires, les intérêts du bien-être général, et le beau sexe en particulier, occupaient une large place dans son cœur.

« Eh bien, mon cher Michel Dmitriévitch, » dit-il en s’adressant à un chef de bataillon qui s’avançait en souriant d’un air également heureux… « Rude besogne cette nuit… hein ? Pas mal ficelé notre régiment !… Il n’est pas des derniers… hein ? » Le commandant eut l’air de goûter cette plaisanterie de son chef et se mit à rire.

« Certainement… On ne nous aurait pas renvoyés du Champ de Mars.

— Qu’y a-t-il ? » s’écria le général, qui venait d’apercevoir deux cavaliers, un aide de camp et un cosaque, arrivant par la grand’route qui menait à la ville et sur laquelle de distance en distance étaient échelonnés des fantassins en vedette. Le premier, qui était envoyé du quartier général pour expliquer l’ordre du jour de la veille, annonça que la volonté du général en chef était que le régiment se présentât devant lui en tenue de campagne et sans préparatifs d’aucune sorte. Un membre du conseil de guerre (Hofkriegsrath) était arrivé la veille de Vienne pour engager Koutouzow à rejoindre au plus vite l’armée de l’archiduc Ferdinand et de Mack ; cette proposition n’était pas du goût du général en chef, qui y faisait une vive opposition, et, comme preuve à l’appui, il tenait à faire constater par l’Autrichien lui-même en quel triste état se trouvaient les troupes russes après leur longue marche.

L’aide de camp, qui ignorait ces détails, se borna à dire que le général en chef serait très mécontent s’il ne trouvait pas le régiment en tenue de campagne. À ces mots, le pauvre général baissa la tête, haussa silencieusement les épaules et se tordit les mains de désespoir :

« Nous voilà bien ! Quand je vous le disais, Michel Dmitriévitch… tenue de campagne, donc en capotes, ajouta-t-il en s’adressant avec humeur au commandant de bataillon… — Ah ! mon Dieu ! Messieurs les chefs de bataillon, s’écria-t-il d’une voix habituée au commandement et il avança d’un pas… Messieurs les sergents-majors !… Son Excellence sera-t-elle bientôt ici ? demanda-t-il avec une respectueuse déférence à l’aide de camp.

— Dans une heure, je pense.

— Aurons-nous seulement le temps de changer de tenue ?

— Je l’ignore, mon général… » Et le chef de régiment s’approcha des rangs et donna ses ordres. Les commandants de bataillon se mirent à courir, les sergents-majors à s’agiter, et en une seconde les carrés, jusqu’alors immobiles et silencieux, se rompirent et se dispersèrent. Ce ne fut plus que le bourdonnement confus d’une foule en mouvement : les soldats se précipitaient dans tous les sens, chargeaient leurs havresacs sur leurs épaules et, élevant leurs capotes en l’air par-dessus leur tête, en enfilaient les manches à la hâte.

« Qu’est-ce que cela ? Qu’est-ce que c’est que cela ? s’écria le général. — Commandant de la troisième compagnie !

— De la troisième compagnie !… Le général demande le commandant de la troisième compagnie ! répétèrent plusieurs voix, et l’aide de camp se précipita à la recherche du retardataire. L’excès de zèle et l’effarement de chacun avaient si bien troublé toutes les têtes, que l’on avait fini par crier : La compagnie demande le général ! lorsque ces appels réitérés parvinrent enfin aux oreilles de l’absent, un homme d’un certain âge ; il était incapable de courir, mais il franchissait pourtant au petit trot, sur la pointe de ses pieds mal équilibrés, la distance qui le séparait de son chef. On voyait bien vite que le vieux capitaine était inquiet comme un écolier qui prévoit une question à laquelle il ne saura pas répondre. Sur son nez empourpré pointaient des taches dues à l’intempérance ; sa bouche tremblait d’émotion, il soufflait et ralentissait le pas à mesure qu’il avançait et que le commandant l’examinait des pieds à la tête :

« Vous flanquez donc des fourreaux à vos soldats ? Qu’est-ce que cela signifie ! lui dit-il, en montrant du doigt un soldat de la troisième compagnie, dont la capote de drap tranchait sur le reste par sa couleur. Où vous cachiez-vous donc, on attend le général en chef et vous quittez votre poste, hein ? Je vous apprendrai à habiller vos soldats de la sorte le jour d’une revue ! »

Le vieux capitaine ne quittait pas des yeux son chef, et, de plus en plus ahuri, pressait ses deux doigts contre la visière de son shako, comme si ce geste devait le sauver.

« Eh bien, vous ne répondez pas ? Et celui-là que vous avez déguisé en Hongrois, qui est-il ?

— Votre Excellence…

— Eh bien, quoi ? vous aurez beau me répéter sur tous les tons : Votre Excellence, et après ? Savez-vous ce que cela veut dire : Votre Excellence ?

— Votre Excellence, c’est Dologhow, celui qui a été dégradé, balbutia le capitaine.

— Dégradé ? Donc il n’est pas maréchal pour se permettre… il est soldat, et un soldat doit être habillé selon l’ordonnance.

— Votre Excellence elle-même l’a autorisé à s’habiller ainsi pendant la marche.

— Autorisé, autorisé, c’est toujours ainsi avec vous, jeunes gens, répliqua le commandant en se calmant un peu… on vous dit une chose et vous… eh bien, quoi ?… et s’échauffant de nouveau : Habillez vos hommes convenablement, voilà ! »

Et, se retournant vers l’envoyé de Koutouzow, il continua son inspection, satisfait de sa petite scène, et cherchant un prétexte à une nouvelle explosion. Le hausse-col d’un officier lui paraissant suspect, il tança vertement l’officier ; puis, l’alignement du premier rang de la troisième compagnie manquant de rectitude, il s’adressa d’une voix agitée à Dologhow, qui était vêtu d’une capote d’un drap gris bleuâtre :

« Où est ton pied ? où est ton pied ? »

Dologhow retira tout doucement son pied et fixa son regard vif et hardi sur le général.

« Pourquoi cette capote bleue ? À bas ! Sergent-major, qu’on déshabille cet homme…

— Mon devoir, général, lui répliqua Dologhow en l’interrompant, est de remplir les ordres que je reçois, mais je ne suis point forcé de supporter les…

— Pas un mot dans les rangs, pas un !

— Je ne suis pas forcé, reprit Dologhow à haute voix, de supporter les injures… »

Et les regards du chef du régiment et ceux du soldat se croisèrent.

Le général se tut en tiraillant avec colère son écharpe :

« Veuillez changer d’habit, » lui dit-il.

Et il se détourna.


II

« On arrive ! » cria le fantassin placé en vedette, et le général, rouge d’émotion, courut à son cheval et, en saisissant la bride d’une main tremblante, sauta en selle, tira son épée d’un air radieux et résolu, et ouvrit la bouche toute grande, pour donner le signal.

Le régiment ondula un instant pour retomber dans une immobilité complète :

« Silence dans les rangs ! » s’écria le général d’une voix vibrante, dont les inflexions variées offraient un singulier mélange de satisfaction, de sévérité et de déférence…, car les autorités approchaient. Une haute calèche de Vienne à ressorts et à panneaux bleus s’avançait le long d’une large route vicinale, ombragée d’arbres. Des militaires à cheval et une escorte de cosaques l’accompagnaient. L’uniforme blanc du général autrichien, assis à côté de Koutouzow, se détachait vivement sur la teinte sombre des uniformes russes. La calèche s’arrêta, les deux généraux cessèrent de causer, et Koutouzow descendit du marchepied, pesamment et avec effort, sans paraître faire attention à ces deux mille hommes, dont les regards étaient rivés sur lui et sur leur chef. Au commandement donné, le régiment tressaillit comme un seul homme et présenta les armes. La voix du général en chef se fit entendre au milieu d’un silence de mort, puis les cris de : « Vive Votre Excellence ! » retentirent en réponse à son salut, et tout rentra de nouveau dans le silence. Koutouzow, qui s’était arrêté pendant que le régiment s’ébranlait, parcourut les rangs avec le général autrichien. À la façon dont le général en chef avait été reçu et salué par son subordonné, à la façon dont celui-ci le suivait la tête inclinée, épiant ses moindres mouvements, et se redressant au moindre mot, il était évident que ses devoirs lui étaient doux au cœur. Grâce à sa sévérité et à ses bons soins, son régiment était en effet en bien meilleur état que ceux qui étaient dernièrement arrivés à Braunau : en fait de malades et de traînards, il ne comptait que 217 hommes, et tout était en excellent ordre, à l’exception cependant de la chaussure.

Koutouzow s’arrêtait de temps en temps pour adresser quelques paroles bienveillantes aux officiers et aux soldats qu’il avait connus pendant la campagne de Turquie. À la vue de leurs bottes, il hochait tristement la tête, et les indiquait à son compagnon d’un air qui témoignait de sa clairvoyance et lui épargnait la peine de faire des reproches directs. Quand ce geste venait à se répéter, le chef du régiment se précipitait en avant, comme pour saisir au vol les observations attendues. Une vingtaine de personnes, composant la suite, marchaient à quelques pas en arrière, l’oreille tendue, tout en causant et en riant entre elles. Un aide de camp, joli garçon, suivait de près le général en chef : c’était le prince Bolkonsky. À ses côtés venait ce gros et grand Nesvitsky, officier supérieur au visage aimable et souriant, et aux yeux pleins de douceur. Nesvitsky réprimait avec peine un fou rire causé par un de ses camarades, un hussard au teint basané, qui, le regard fixé sur le dos du commandant du régiment, répétait chacun de ses gestes avec un sérieux imperturbable.

Koutouzow passait avec lenteur et nonchalance devant ces milliers d’yeux qui semblaient sortir de leurs orbites pour le mieux voir.

Il s’arrêta tout à coup devant la troisième compagnie ; sa suite, ne prévoyant pas ce brusque arrêt, se trouva rapprochée de lui.

« Ah ! Timokhine ! » s’écria-t-il, en reconnaissant le capitaine au nez rouge.

Timokhine, qui semblait s’être allongé jusqu’aux limites du possible, pendant l’algarade de son général au sujet de Dologhow trouva encore le moyen, à l’apostrophe du général en chef, de se redresser au point que cette tension, si elle s’était prolongée, aurait pu lui devenir fatale. Koutouzow s’en aperçut et se détourna aussitôt pour y mettre un terme, en laissant errer un faible sourire sur sa figure balafrée.

« C’est encore un compagnon d’armes d’Ismaïl, un brave officier !… En es-tu content ?… »

Et il s’adressa au chef de régiment, qui sans se douter qu’un miroir invisible pour lui (le hussard basané) allait le réfléchir de la tête aux pieds, tressaillit et s’avança en disant :

« Très content, Haute Excellence !

— Chacun a ses faiblesses, et il est, je crois, un disciple de Bacchus, » ajouta Koutouzow en s’éloignant.

Terrifié à l’idée d’en avoir la responsabilité, le malheureux commandant garda le silence. Pendant ce temps le hussard basané, dont les yeux avaient été frappés par la personne du capitaine disciple de Bacchus, au nez rouge et à la taille tendue, l’imita si parfaitement, que Nesvitsky éclata de rire. Koutouzow se retourna, mais notre moqueur savait commander à son visage, et, une expression de gravité respectueuse succéda comme par enchantement à ses grimaces.

La troisième compagnie était la dernière. Koutouzow s’arrêta pensif, cherchant évidemment à rappeler ses souvenirs. Le prince André fit un pas, et lui dit tout bas en français :

« Vous m’avez ordonné de vous rappeler Dologhow, celui qui a été dégradé…

— Où est Dologhow ? » demanda-t-il aussitôt.

Revêtu cette fois de la capote grise de soldat, Dologhow ne se fit point attendre ; il sortit des rangs et présenta les armes : c’était décidément un soldat de belle mine, bien tourné, aux cheveux blonds, et aux yeux bleus et clairs.

« Une plainte ? demanda Koutouzow, en fronçant légèrement les sourcils.

— Non, c’est Dologhow, lui dit le prince André.

— Ah ! j’espère que cette leçon t’aura suffisamment corrigé ; fais ton possible pour bien servir ; l’Empereur est clément et je ne t’oublierai pas non plus, si tu le mérites. »

Les yeux bleus et brillants de Dologhow le regardaient aussi hardiment qu’ils avaient regardé le chef du régiment, et leur expression semblait combler cet abîme de convention qui sépare le simple soldat du général en chef.

« Une seule grâce, Excellence, dit-il de sa voix ferme, calme et vibrante… Veuillez m’accorder l’occasion d’effacer ma faute et de faire preuve de mon dévouement à l’empereur et à la Russie. »

Koutouzow se détourna et se dirigea vers sa calèche d’un air maussade. Ces phrases banales, toujours les mêmes, l’ennuyaient et le fatiguaient :

« À quoi bon, pensait-il, y répondre par un même refrain ? à quoi bon ces vieilles et éternelles redites ? »

Le régiment se fractionna en compagnies, et se mit en marche pour aller près de Braunau occuper ses logements, s’y équiper, s’y chausser et s’y reposer.

« Vous ne m’en voulez pas, n’est-ce pas, Prokhore Ignatovitch ?… » dit le chef de régiment en s’adressant au capitaine, après avoir dépassé à cheval la troisième compagnie.

Son visage exprimait la satisfaction sans bornes que lui causait l’inspection si heureusement terminée :

« Le service de l’Empereur, vous savez ?… Et puis on craint de se couvrir de honte devant le régiment : je suis toujours le premier à offrir des excuses… et il lui tendit la main.

— De grâce, général, oserai-je penser que… »

Et tandis que le nez du capitaine s’empourprait de joie, sa bouche, se fendant jusqu’aux oreilles en un large sourire, laissa voir ses dents ébréchées, dont les deux incisives avaient été perdues sans retour à l’assaut d’Ismaïl :

« Dites également à M. Dologhow que je ne l’oublierai pas, qu’il soit tranquille… Comment se conduit-il, à propos ?

— Il est très exact à son devoir, Excellence, mais son caractère…

— Comment, son caractère ?

— Cela lui prend par accès, Excellence ; il y a des jours où il est bon, intelligent, instruit, et puis d’autres moments où c’est une bête féroce. N’a-t-il pas failli, tout dernièrement, assommer un juif en Pologne… vous le savez bien ?…

— Oui, oui, repartit le chef de régiment, mais il est à plaindre… il est malheureux… il a de hautes protections, ainsi vous ferez bien de…

— Parfaitement, Excellence, et le sourire du capitaine disait assez qu’il avait compris l’intention de son supérieur.

— Les épaulettes à la première affaire ! s’écria le général, en jetant ces paroles à Dologhow, au moment où celui-ci passait. Dologhow se retourna en silence, et sourit d’un air railleur.

— Bien, très bien ! continua le chef à haute voix pour se faire entendre des soldats : je donne de l’eau-de-vie à tout le monde et je remercie chacun de vous… Dieu soit loué ! »

Et il s’approcha d’une autre compagnie.

« C’est un brave homme : après tout, on peut servir sous ses ordres, dit le capitaine en s’adressant à son officier subalterne.

— En un mot, « le roi de cœur » ! lui répliqua l’officier subalterne, et il riait en appliquant au général le sobriquet qu’on lui avait donné.

La joyeuse disposition d’humeur des officiers, causée par l’heureuse issue de la revue, avait vite fait son chemin parmi les soldats. Ils marchaient gaiement, tout en causant :

« Qui donc a inventé que Koutouzow était borgne ?

— Ah ! pour cela, oui, il l’est !

— Ah ! pour cela, non, te dis-je : bottes et tournevis, il a tout inspecté !

— Oh ! quelle peur j’ai eue quand il a regardé les miennes et…

— Et l’autre, dis donc, l’Autrichien ? un morceau de craie… quoi ? un vrai sac de farine ! Quelle corvée d’avoir cela à blanchir !

— Voyons, toi qui étais en avant, quand est-ce qu’ils ont dit qu’on se frotterait ? Quand ? On nous a pourtant bien dit que Bonaparte était ici à Braunau.

— Bonaparte ici ? En voilà une farce ! Imbécile qui ne sait pas que le Prussien s’est révolté et que l’Autrichien doit lui marcher dessus… et alors, après qu’il l’aura rossé, il commencera la guerre avec Bonaparte. Va donc conter à d’autres qu’il est ici. Bonaparte à Braunau ! On voit bien que t’es bête ; ouvre donc tes oreilles, blanc-bec !

— Ah ! ces diables de fourriers !… Voilà la cinquième compagnie qui tourne dans le village, et ils auront fait la soupe que nous ne serons pas encore là !

— Voyons, passe-moi une croûte, que diable ?

— Ne t’ai-je pas donné du tabac hier soir… hein, pas vrai ? Eh bien, prends-la, ta croûte… tiens !

— Si au moins on s’arrêtait… mais non… encore cinq verstes à traîner son estomac creux.

— Cela t’irait, dis donc, si les Allemands nous offraient leurs belles calèches : en voiture ce serait chic… hein ?

— Et le peuple d’ici ?… as-tu vu ? ce n’est plus le même ; le Polonais, c’était encore un sujet de l’Empereur ; mais maintenant des Allemands tout le long… rien que cela.

— En avant les chanteurs ! » s’écria le capitaine, et une vingtaine de soldats sortirent des rangs.

Le tambour qui dirigeait les chants se tourna vers eux, fit un geste et entonna la chanson commençant par ces mots : « Voilà la diane, voilà le soleil » et finissant par ceux-ci : « Et de la gloire nous en aurons avec Kamensky notre père. » Composée en Turquie, cette chanson était chantée aujourd’hui en Autriche ; il n’y avait de changé que le nom de Koutouzow, mis récemment à la place de celui de Kamensky. Après avoir crânement enlevé ces dernières paroles, le tambour, un beau soldat, de quarante ans environ, avec des formes nerveuses, examina sévèrement ses camarades en fronçant les sourcils, pendant que ses mains, allant à droite et à gauche, semblaient lancer à terre un objet invisible. S’étant bien assuré que tous le regardaient, il releva doucement ses bras et les tint pendant quelques secondes immobiles au-dessus de sa tête, comme s’il soutenait avec le plus grand soin cet objet précieux et toujours invisible. Tout à coup, le rejetant brusquement, il entonna : « Mon toit, mon cher petit toit » et une vingtaine de voix le répétèrent en chœur. Un autre soldat s’élança en avant et se mit, sans paraître le moins du monde gêné par le poids de son fourniment, à sauter et à danser à reculons devant ses camarades, en remuant ses épaules et en menaçant le vide avec des cuillères qu’il frappait entre elles en guise de castagnettes. Les autres le suivaient en mesure, d’une allure rapide. Un bruit de roues et de chevaux se fit entendre derrière eux : c’était Koutouzow et sa suite qui revenaient en ville. Il fit un signe pour permettre aux soldats de continuer librement leur marche. Au second rang du flanc droit que rasait la haute calèche, la figure de Dologhow, le soldat aux yeux bleus, attirait l’attention : sa démarche cadencée, gracieuse et hardie à la fois, son regard assuré et moqueur, jeté comme un défi à ceux qui le dépassaient, paraissaient les plaindre de ne point faire leur entrée à pied comme lui et sa joyeuse compagnie, le sous-lieutenant de hussards, Gerkow, le même qui s’était amusé à imiter le général commandant le régiment, modéra l’allure de son cheval pour se rapprocher de Dologhow ; bien qu’il eût été, lui aussi, du nombre des viveurs dont ce dernier avait été le chef de file, il s’était pourtant prudemment abstenu jusqu’à ce moment de renouer connaissance avec le disgracié : les quelques mots dits par Koutouzow lui firent changer de tactique, et feignant une véritable joie :

« Comment cela va-t-il, cher ami ? lui dit-il.

— Comme tu vois, » répondit froidement Dologhow.

La chanson toujours vive et légère accompagnait d’une façon étrange la désinvolture comique de Gerkow et les réponses glaciales de son ex-camarade.

« Eh bien, t’arranges-tu avec tes chefs ?

— Mais oui, pas mal ; ce sont de braves gens : tu t’es donc faufilé dans l’état-major ?

— J’y suis attaché, je fais le service. »

Ils se turent tous les deux : « Le faucon est bien lancé et lancé de la main droite, » reprenait la chanson, et, en l’écoutant, on se sentait involontairement plein de confiance et de résolution.

Leur conversation aurait certainement changé de ton sans ce joyeux accompagnement :

« Les Autrichiens sont-ils battus ? Est-ce vrai ? demanda Dologhow.

— On le dit, mais qui diable peut le savoir !

— Tant mieux, répliqua brièvement Dologhow, en suivant la cadence.

— Viens chez nous ce soir, veux-tu ? nous aurons un pharaon !

— Vous avez donc beaucoup d’argent ?

— Viens toujours !

— Impossible. J’ai fait le vœu de ne jouer ni boire jusqu’à ce que j’aie regagné mon grade.

— Eh bien, alors ce sera à la première affaire.

— Eh bien ! alors, on verra !

— Viens tout de même : si tu as besoin de quelque chose, l’état-major t’aidera. »

Dologhow sourit :

« Ne t’occupe pas de moi ; je ne demanderai rien, je prendrai ce dont j’aurai besoin.

— Soit, c’était seulement pour…

— C’est ça, moi aussi c’était seulement pour…

— Adieu !

— Adieu !… »

Et bien haut et bien loin : « Là-bas, là-bas dans la patrie, » continuait la chanson, pendant que Gerkow éperonnait son cheval ; le cheval, couvert d’écume et galopant en mesure au son de la musique, dépassa la compagnie et rejoignit bientôt la haute calèche.

III

À peine rentré chez lui, Koutouzow, accompagné du général autrichien, s’était rendu tout droit dans son cabinet de travail : là il se fit donner par son aide de camp, le prince Bolkonsky, des papiers qui se rapportaient à l’état des troupes, et des lettres qui avaient été reçues la veille, de l’archiduc Ferdinand, commandant l’armée d’avant-garde. Une carte était étalée sur la table, devant laquelle s’assirent Koutouzow et son compagnon, un des membres du Hofkriegsrath (conseil supérieur de la guerre). Tout en recevant les papiers de la main de Bolkonsky, et en lui faisant signe de rester auprès de lui, il continua la conversation en français, en donnant à ses phrases, qu’il énonçait avec lenteur, une certaine élégance de tournure et d’inflexion, qui les rendait agréables à l’oreille ; il semblait s’écouter lui-même avec un plaisir marqué :

« Voici mon unique réponse, général : si l’affaire en question n’avait dépendu que de moi, la volonté de S. M. l’Empereur François aurait été aussitôt accomplie et je me serais joint à l’archiduc. Veuillez croire que personnellement j’aurais déposé avec joie le commandement de cette armée, ainsi que la lourde responsabilité dont je suis chargé, entre les mains d’un de ces généraux, plus éclairés et plus capables que moi, dont l’Autriche fourmille ; mais les circonstances enchaînent souvent nos volontés. »

Le sourire qui accompagnait ces derniers mots justifiait pleinement la visible incrédulité de l’Autrichien. Quant à Koutouzow, assuré de ne pas être contredit en face, et c’était là pour lui le point principal, peu lui importait le reste !

Force fut donc à son interlocuteur de répondre sur le même ton, tandis que le son de sa voix trahissait sa mauvaise humeur et contrastait plaisamment avec les paroles flatteuses, étudiées à l’avance, qu’il laissait échapper avec effort.

« Tout au contraire, Excellence, l’Empereur apprécie hautement ce que vous avez fait pour nos intérêts communs ; nous trouvons seulement que la lenteur de votre marche empêche les braves troupes russes et leurs chefs de cueillir des lauriers, comme ils en ont l’habitude. »

Koutouzow s’inclina, ayant toujours son sourire railleur sur les lèvres.

« Ce n’est pas mon opinion ; je suis convaincu, au contraire, en me fondant sur la lettre dont m’a honoré S. A. I. l’archiduc Ferdinand, que l’armée autrichienne, commandée par un général aussi expérimenté que le général Mack, est en ce moment victorieuse et que vous n’avez plus besoin de notre concours. »

L’Autrichien maîtrisa avec peine une explosion de colère. Cette réponse s’accordait peu, en effet, avec les bruits qui couraient sur une défaite de ses compatriotes, et cette défaite, les circonstances la rendaient d’ailleurs probable ; aussi avait-elle l’air d’une mauvaise plaisanterie, et pourtant le général en chef, calme et souriant, avait le droit d’émettre ces suppositions, car la dernière lettre de Mack lui-même parlait d’une prochaine victoire et faisait l’éloge de l’admirable position de son armée au point de vue stratégique.

« Passe-moi la lettre, dit-il au prince André. Veuillez écouter… »

Et il lut en allemand le passage suivant :

« L’ensemble de nos forces, 70 000 hommes environ, nous permet d’attaquer l’ennemi et de le battre, s’il tentait le passage du Lech. Dans le cas contraire, Ulm étant à nous, nous pouvons ainsi rester maîtres des deux rives du Danube, le traverser au besoin pour lui tomber dessus, couper ses lignes de communication, repasser le fleuve plus bas, et enfin l’empêcher de tourner le gros de ses forces contre nos fidèles alliés. Nous attendrons ainsi vaillamment le moment où l’armée impériale de Russie sera prête à se joindre à nous, pour faire subir à l’ennemi le sort qu’il a mérité. »

En terminant cette longue phraséologie, Koutouzow poussa un soupir et releva les yeux.

« Votre Excellence n’ignore point que le sage doit toujours prévoir le pire, reprit son vis-à-vis, pressé de mettre fin aux railleries pour aborder sérieusement la question ; il jeta malgré lui un coup d’œil sur l’aide de camp.

— Mille excuses, général… »

Et Koutouzow, l’interrompant, s’adressa au prince André :

« Veux-tu, mon cher, demander à Kozlovsky tous les rapports de nos espions. Voici encore deux lettres du comte Nostitz, une autre de S. A. I. l’archiduc Ferdinand, et de plus ces quelques papiers. Il s’agit de me composer de tout cela, en français et bien proprement, un mémorandum qui résumera toutes les nouvelles reçues dernièrement sur la marche de l’armée autrichienne, pour le présenter à Son Excellence. »

Le prince André baissa la tête en signe d’assentiment. Il avait compris non seulement ce qui lui avait été dit, mais aussi ce qu’on lui avait donné à entendre et, saluant les deux généraux, il sortit lentement.

Il y avait peu de temps que le prince André avait quitté la Russie, et cependant il était bien changé. Cette affectation de nonchalance et d’ennui, qui lui était habituelle, avait complètement disparu de toute sa personne ; il semblait ne plus avoir le loisir de songer à l’impression qu’il produisait sur les autres, étant occupé d’intérêts réels autrement graves. Satisfait de lui-même et de son entourage, il n’en était que plus gai et plus bienveillant. Koutouzow, qu’il avait rejoint en Pologne, l’avait accueilli à bras ouverts, en lui promettant de ne pas l’oublier : aussi l’avait-il distingué de ses autres aides de camp, en l’emmenant à Vienne et en lui confiant des missions plus sérieuses. Il avait même adressé à son ancien camarade, le vieux prince Bolkonsky, les lignes suivantes :

« Votre fils deviendra, je le crois et je l’espère, un officier de mérite, par sa fermeté et le soin qu’il met à accomplir strictement ses devoirs. Je suis heureux de l’avoir auprès de moi. »

Parmi les officiers de l’état-major et parmi ceux de l’armée, le prince André s’était fait, comme jadis à Pétersbourg, deux réputations tout à fait différentes. Les uns, la minorité, reconnaissant en lui une personnalité hors ligne et capable de grandes choses, l’exaltaient, l’écoutaient et l’imitaient : aussi ses rapports avec ceux-là étaient-ils naturels et faciles ; les autres, la majorité, ne l’aimant pas, le traitaient d’orgueilleux, d’homme froid et désagréable : avec ceux-là il avait su se poser de façon à se faire craindre et respecter. En sortant du cabinet, le prince André s’approcha de son camarade Kozlovsky, l’aide de camp de service, qui était assis près d’une fenêtre, un livre à la main :

« Qu’a dit le prince ? demanda ce dernier.

— Il a ordonné de composer un mémorandum explicatif sur notre inaction.

— Pourquoi ? »

Le prince André haussa les épaules.

« A-t-on des nouvelles de Mack ?

— Non.

— Si la nouvelle de sa défaite était vraie, nous l’aurions déjà reçue.

— Probablement… »

Et le prince André se dirigea vers la porte de sortie ; mais au même moment elle s’ouvrit avec violence pour livrer passage à un nouvel arrivant, qui se précipita dans la chambre. C’était un général autrichien de haute taille, avec un bandeau noir autour de la tête, et l’ordre de Marie-Thérèse au cou. Le prince André s’arrêta.

« Le général en chef Koutouzow ? demanda vivement l’inconnu avec un fort accent allemand et, ayant jeté un rapide coup d’œil autour de lui, il marcha droit vers la porte du cabinet.

— Le général en chef est occupé, répondit Kozlovsky, se hâtant de lui barrer le chemin… Qui annoncerai-je ? »

Le général autrichien, étonné de ne pas être connu, regarda avec mépris de haut en bas le petit aide de camp.

« Le général en chef est occupé, » répéta Kozlovsky sans s’émouvoir.

La figure de l’étranger s’assombrit et ses lèvres tremblèrent, pendant qu’il tirait de sa poche un calepin. Ayant à la hâte griffonné quelques lignes, il arracha le feuillet, le lui tendit, s’approcha brusquement de la fenêtre et, se laissant tomber de tout son poids sur un fauteuil, il regarda les deux jeunes gens d’un air maussade, destiné, sans doute, à réprimer leur curiosité. Relevant ensuite la tête, il se redressa avec l’intention évidente de dire quelque chose, puis, faisant un mouvement, il essaya avec une feinte nonchalance de fredonner à mi-voix un refrain qui se perdit en un son inarticulé. La porte du cabinet s’ouvrit, et Koutouzow parut sur le seuil. Le général à la tête bandée, se baissant comme s’il avait à éviter un danger, s’avança au-devant de lui, en faisant quelques enjambées de ses longues jambes maigres.

« Vous voyez le malheureux Mack ! » dit-il d’une voix émue.

Koutouzow conserva pendant quelques secondes une complète impassibilité, puis ses traits se détendirent, les plis de son front s’effacèrent ; il le salua respectueusement et, le laissant passer devant lui, le suivit et referma la porte. Le bruit qui s’était répandu de la défaite des Autrichiens et de la reddition de l’armée sous les murs d’Ulm, se trouvait donc confirmé.

Une demi-heure plus tard, des aides de camp envoyés dans toutes les directions portaient des ordres qui devaient dans un prochain délai tirer l’armée russe de son inaction et la faire marcher à la rencontre de l’ennemi.

Le prince André était un de ces rares officiers d’état-major pour lesquels tout l’intérêt se concentre sur l’ensemble des opérations militaires. La présence de Mack et les détails de son désastre lui avaient fait comprendre que l’armée russe était dans une situation critique, et que la première moitié de la campagne était perdue. Il se représentait le rôle échu aux troupes russes et celui qu’il allait jouer lui-même, et il ne pouvait s’empêcher de ressentir une émotion joyeuse en songeant que l’orgueilleuse Autriche était humiliée et qu’avant une semaine il prendrait part à un engagement inévitable entre les Français et les Russes, le premier qui aurait eu lieu depuis Souvorow. Cependant il craignait que le génie de Bonaparte ne fût plus fort que tout l’héroïsme de ses adversaires, et, d’un autre côté, il ne pouvait admettre que son héros subît un échec.

Surexcité par le travail de sa pensée, le prince André retourna chez lui pour écrire à son père sa lettre quotidienne. Chemin faisant, il rencontra son compagnon de chambre, Nesvitsky, et le moqueur Gerkow, qui riaient tous deux aux éclats.

« Pourquoi es-tu si sombre ? lui demanda Nesvitsky, à la vue de sa figure pâle et de ses yeux animés.

— Il n’y a pas de quoi être gai, » répliqua Bolkonsky.

Au moment où ils s’abordaient ainsi, ils virent paraître au fond du corridor un membre du Hofkriegsrath et le général autrichien Strauch, attaché à l’état-major de Koutouzow avec mission de veiller à la fourniture des vivres destinés à l’armée russe ; ces deux personnages étaient arrivés de la veille. La largeur du corridor permettait aux trois jeunes officiers de ne pas se déranger pour les laisser passer, mais Gerkow, repoussant Nesvitsky, s’écria d’une voix haletante :

« Ils viennent… ils viennent !… de grâce, faites place ! »

Les deux généraux semblaient vouloir éviter toute marque de respect, lorsque Gerkow, sur la figure duquel s’épanouit un large sourire de niaise satisfaction, fit un pas en avant.

« Excellence, dit-il en allemand et en s’adressant à l’Autrichien, j’ai l’honneur de vous offrir mes félicitations… »

Et il inclina la tête, en jetant gauchement l’un après l’autre ses pieds en arrière, comme un enfant qui apprend à danser. Le membre du Hofkriegsrath prit un air sévère, mais, frappé de la franchise de ce gros et bête sourire, il ne put lui refuser un moment d’attention.

« J’ai l’honneur, reprit Gerkow, de vous offrir mes félicitations ; le général Mack est arrivé en bonne santé, sauf un léger coup ici, » ajouta-t-il, en portant d’un air radieux la main à sa tête. Le général fronça les sourcils et se détourna :

« Dieu, quel imbécile ! » s’écria-t-il en continuant son chemin.

Nesvitsky enchanté entoura de ses bras le prince André : celui-ci, dont la pâleur avait encore augmenté, le repoussa durement d’un air fâché et se tourna vers Gerkow. Le sentiment d’irritation causé par la vue de Mack, par les nouvelles qu’il avait apportées, par ses propres réflexions sur la situation de l’armée russe, venait enfin de trouver une issue en face de la plaisanterie déplacée de ce dernier.

« S’il vous est agréable, monsieur, — lui dit-il d’une voix tranchante, tandis que son menton tremblait légèrement, — de poser pour le bouffon, je ne puis certainement pas vous en empêcher, mais je vous avertis que, si vous vous permettez de recommencer vos sottes facéties en ma présence, je vous apprendrai comment il faut se conduire. »

Nesvitsky et Gerkow, stupéfaits de cette sortie, ouvrirent de grands yeux et se regardèrent en silence.

« Mais quoi ? je l’ai félicité, voilà tout, dit Gerkow.

— Je ne plaisante pas, taisez-vous, s’écria Bolkonsky, et, prenant le bras de Nesvitsky, il s’éloigna de Gerkow, qui ne trouvait rien à répondre.

— Voyons, qu’est-ce qui t’arrive ? dit Nesvitsky avec l’intention de le calmer.

— Comment ! ce qui m’arrive ? tu ne comprends donc pas ! Ou bien nous sommes des officiers au service de notre Empereur et de notre patrie, qui se réjouissent des succès et pleurent sur les défaites, ou bien nous sommes des laquais qui n’ont rien à voir dans les affaires de leurs maîtres. Quarante mille hommes massacrés, l’armée de nos alliés détruite… et vous trouvez là le mot pour rire ! s’écria le prince André ému, comme si cette dernière phrase, dite en français, donnait plus de poids à son opinion… C’est bon pour un garçon de rien comme cet individu, dont vous avez fait votre ami, mais pas pour vous, pas pour vous ! Des gamins seuls peuvent s’amuser ainsi !… »

Ayant remarqué que Gerkow pouvait l’entendre, il attendit pour voir s’il répliquerait, mais le lieutenant tourna sur ses talons et sortit du corridor.

IV

Le régiment de hussards de Pavlograd campait à deux milles de Braunau. L’escadron dans lequel Nicolas Rostow était « junker » était logé dans le village de Saltzeneck, dont la plus belle maison avait été réservée au chef d’escadron, capitaine Denissow, connu dans toute la division de cavalerie sous le nom de « Vaska Denissow ».

Depuis que le « junker » Rostow avait rejoint son régiment en Pologne, il avait toujours partagé le logement du chef d’escadron. Ce jour-là même, le 8 octobre, pendant qu’au quartier général tout était sens dessus dessous, à cause de la défaite de Mack, l’escadron continuait tout doucement sa vie de bivouac. Denissow, qui avait joué et perdu toute la nuit, n’était pas encore rentré au moment où Rostow, en uniforme de junker, revenait à cheval, de bon matin, de la distribution de fourrage ; s’arrêtant au perron, il rejeta vivement sa jambe en arrière avec, un mouvement plein de jeunesse, et, restant une seconde le pied sur l’étrier, comme s’il se séparait à regret de sa monture, il sauta à terre et appela le planton qui se précipitait déjà pour tenir son cheval :

« Ah ! Bonedareneko, promène-le, veux-tu, dit-il en s’adressant au hussard avec cette affabilité familière et gaie habituelle aux bonnes natures lorsqu’elles se sentent heureuses.

— Entendu, Votre Excellence, répondit le Petit-Russien en secouant la tête avec bonne humeur.

— Fais attention, promène-le bien. »

Un autre hussard s’était également élancé vers le cheval, mais Bonedareneko avait aussitôt saisi le bridon ; on voyait que le « junker » payait bien et qu’il était avantageux de le servir.

Rostow caressa doucement sa bête et s’arrêta sur le perron pour la regarder.

« Bravo, quel cheval cela fera ! » se dit-il en lui-même, et, relevant son sabre, il monta rapidement les quelques marches en faisant sonner ses éperons.

L’Allemand propriétaire de la maison se montra, en camisole de laine et en bonnet de coton, à la porte de l’étable, où il remuait le fumier avec une fourche.

Sa figure s’éclaira d’un bon sourire à la vue de Rostow.

« Bonjour, bonjour, lui dit-il, en rendant son salut au jeune homme avec un plaisir évident.

— Déjà à l’ouvrage, lui dit Rostow, souriant à son tour, hourra pour l’Autriche, hourra pour les Russes, hourra pour l’empereur Alexandre ! » ajouta-t-il en répétant les exclamations favorites de l’Allemand.

Celui-ci s’avança en riant, jeta en l’air son bonnet de coton et s’écria :

« Hourra pour toute la terre ! »

Rostow répéta son hourra, et cependant il n’y avait aucun motif de se réjouir d’une façon aussi extraordinaire, ni pour l’Allemand qui nettoyait son étable, ni pour Rostow qui était allé chercher du foin avec son peloton. Après qu’ils eurent ainsi donné un libre cours à leurs sentiments patriotiques et fraternels, le vieux bonhomme retourna à son ouvrage, et le jeune junker rentra chez lui.

« Où est ton maître ? demanda-t-il à Lavrouchka, le domestique de Denissow, rusé coquin et connu pour tel de tout le régiment.

— Il n’est pas encore rentré depuis hier au soir ; il aura probablement perdu, répondit Lavrouchka, car je le connais bien : quand il gagne, il revient de bonne heure pour s’en vanter ; s’il ne revient pas de toute la nuit, c’est qu’il est en déroute, et alors il est d’une humeur de chien. Faut-il vous servir le café ?

— Oui, donne-le et promptement. »

Dix minutes plus tard, Lavrouchka apportait le café :

« Il vient, il vient ! gare la bombe ! »

Rostow aperçut effectivement Denissow qui rentrait. C’était un petit homme, à la figure enluminée, aux yeux noirs et brillants, aux cheveux noirs et à la moustache en désordre. Son dolman était dégrafé, son large pantalon tenait à peine et son shako froissé descendait sur sa nuque. Sombre et soucieux, il s’approchait la tête basse.

« Lavrouchka ! s’écria-t-il avec colère et en grasseyant, Voyons, idiot, ôte-moi cela.

— Mais puisque je vous l’ôte !

— Ah ! te voilà levé ! dit Denissow, en entrant dans la chambre.

— Il y a beau temps… j’ai déjà été au fourrage et j’ai vu Fräulein Mathilde.

— Ah ! Ah ! Et moi, mon cher, je me suis enfoncé, comme une triple buse… Une mauvaise chance du diable ! Elle a commencé après ton départ… Hé ! du thé ! » cria-t-il d’un air renfrogné.

Puis, grimaçant un sourire qui laissa voir ses dents petites et fortes, il passa ses doigts dans ses cheveux en broussailles.

« C’est le diable qui m’a envoyé chez ce Rat (c’était le surnom donné à l’officier)… Figure-toi… pas une carte, pas une !… »

Et Denissow, laissant tomber le feu de sa pipe, la jeta avec violence sur le plancher, où elle se brisa en mille morceaux. Après avoir réfléchi une demi-seconde en regardant gaiement Rostow de ses yeux noirs et brillants :

« Si au moins il y avait des femmes, passe encore, mais il n’y a rien à faire, excepté boire !… Quand donc se battra-t-on ?… Hé, qui est là ? ajouta-t-il, en entendant derrière la porte un bruit de grosses bottes et d’éperons, accompagné d’une petite toux respectueuse.

— Le maréchal des logis ! » annonça Lavrouchka.

Denissow s’assombrit encore plus.

« Ça va mal, dit-il, en jetant à Rostow sa bourse qui contenait quelques pièces d’or… Compte, je t’en prie, mon ami, ce qui me reste, et cache ma bourse sous mon oreiller. »

Il sortit.

Rostow s’amusa à mettre en piles égales les pièces d’or de différente valeur et à les compter machinalement, pendant que la voix de Denissow se faisait entendre dans la pièce voisine :

« Ah ! Télianine, bonjour ; je me suis enfoncé hier !

— Chez qui ?

— Chez Bykow.

— Chez le Rat, je le sais, » dit une autre voix flûtée.

Et le lieutenant Télianine, petit officier du même escadron, entra au même moment dans la chambre où se trouvait Rostow. Celui-ci, jetant la bourse sous l’oreiller, serra la main moite qui lui était tendue. Télianine avait été renvoyé de la garde peu temps avant la campagne ; sa conduite était maintenant exempte de tout reproche, et cependant il n’était pas aimé. Rostow surtout ne pouvait ni surmonter ni cacher l’antipathie involontaire qu’il lui inspirait.

« Eh bien, jeune cavalier, êtes-vous content de mon petit Corbeau ? » (c’était le nom du cheval vendu à Rostow). Le lieutenant ne regardait jamais en face la personne à laquelle il parlait, et ses yeux allaient sans cesse d’un objet à un autre…

« Je vous ai vu le monter ce matin.

— Mais il n’a rien de particulier, c’est un bon cheval, répondit Rostow, qui savait fort bien que cette bête payée sept cents roubles n’en valait pas la moitié… Il boite un peu de la jambe gauche de devant.

— C’est le sabot qui se sera fendu : ce n’est rien, je vous apprendrai à y mettre un rivet.

— Oui, apprenez-le-moi.

— Oh ! c’est bien facile, ce n’est pas un secret ; quant au cheval, vous m’en remercierez.

— Je vais le faire amener, » dit aussitôt Rostow pour se débarrasser de Télianine.

Et il sortit.

Denissow, assis par terre dans la pièce d’entrée, les jambes croisées, la pipe à la bouche, écoutait le rapport du maréchal des logis. À la vue de Rostow, il fit une grimace, en lui indiquant du doigt par-dessus son épaule, avec une expression de dégoût, la chambre où était Télianine :

« Je n’aime pas ce garçon-là, » dit-il sans s’inquiéter de la présence de son subordonné.

Rostow haussa les épaules comme pour dire :

« Moi non plus, mais qu’y faire ? »

Et, ayant donné ses ordres, il retourna auprès de l’officier, qui était nonchalamment occupé à frotter ses petites mains blanches :

« Et dire qu’il existe des figures aussi antipathiques ! » pensa Rostow.

« Eh bien, avez-vous fait amener le cheval ? demanda Télianine, en se levant et en jetant autour de lui un regard indifférent.

— Oui, à l’instant.

— C’est bien… je n’étais entré que pour demander à Denissow s’il avait reçu l’ordre du jour d’hier ; l’avez-vous reçu, Denissow ?

— Non, pas encore ; où allez-vous ?

— Mais je vais aller montrer à ce jeune homme comment on ferre un cheval. »

Ils entrèrent dans l’écurie, et, sa besogne faite, le lieutenant retourna chez lui.

Denissow, assis à une table sur laquelle on avait posé une bouteille d’eau-de-vie et un saucisson, était en train d’écrire. Sa plume criait et crachait sur le papier. Quand Rostow entra, il le regarda d’un air sombre :

« C’est à elle que j’écris… »

Et, s’accoudant sur la table sans lâcher sa plume, comme s’il saisissait avec joie l’occasion de dire tout haut ce qu’il voulait mettre par écrit, il lui détailla le contenu de son épître :

« Vois-tu, mon ami, on ne vit pas, on dort quand on n’a pas un amour dans le cœur. Nous sommes les enfants de la poussière, mais, lorsqu’on aime, on devient Dieu, on devient pur comme au premier jour de la création !… Qui va là ? Envoie-le au diable, je n’ai pas le temps ! »

Mais Lavrouchka s’approcha de lui sans se déconcerter :

« Ce n’est personne, c’est le maréchal des logis à qui vous avez dit de venir chercher l’argent. »

Denissow fit un geste d’impatience aussitôt réprimé :

« Mauvaise affaire, grommela-t-il… Dis donc, Rostow, combien y a-t-il dans ma bourse ?

— Sept pièces neuves et trois vieilles.

— Ah ! mauvaise affaire ! Que fais-tu là planté comme une borne ? Va chercher le maréchal des logis !

— Denissow, je t’en prie, s’écria Rostow en rougissant, prends de mon argent, tu sais que j’en ai.

— Je n’aime pas à emprunter aux amis. Non, je n’aime pas cela.

— Si tu ne me traites pas en camarade, tu m’offenseras sérieusement ; j’en ai, je t’assure, répéta Rostow.

— Mais non, je te le répète… »

Denissow s’approcha du lit pour retirer sa bourse de dessous l’oreiller :

« Où l’as-tu cachée ?

— Sous le dernier oreiller.

— Elle n’y est pas !… »

Et Denissow jeta les deux oreillers par terre.

« C’est vraiment inouï !

— Tu l’auras fait tomber, attends, dit Rostow, en secouant les oreillers à son tour et en rejetant également de côté la couverture… Pas de bourse !… Aurais-je donc oublié ? Mais non, puisque j’ai même pensé que tu la gardais sous ta tête comme un trésor. Je l’ai bien mise là pourtant ; où est-elle donc ? ajouta-t-il en se tournant vers Lavrouchka.

— Elle doit être là où vous l’avez laissée, car je ne suis pas entré !

— Et je te dis qu’elle n’y est pas.

— C’est toujours la même histoire… vous oubliez toujours où vous mettez les choses… regardez dans vos poches.

— Mais non, te dis-je, puisque j’ai pensé au trésor… je me rappelle très bien que je l’ai mise là. »

Lavrouchka défit entièrement le lit, regarda partout, fureta dans tous les coins, et s’arrêta au beau milieu de la chambre, en étendant les bras avec stupéfaction. Denissow, qui avait suivi tous ses mouvements en silence, se tourna à ce geste vers Rostow :

« Voyons, Rostow, cesse de plaisanter ! »

Rostow, en sentant peser sur lui le regard de son ami, releva les yeux et les baissa aussitôt. Son visage devint pourpre et la respiration lui manqua.

« Il n’y a eu ici que le lieutenant et vous deux, donc elle doit y être ! dit Lavrouchka.

— Eh bien, alors, poupée du diable, remue-toi… cherche, s’écria Denissow devenu cramoisi, et le menaçant du poing : il, faut qu’elle se trouve, sans cela je te cravacherai… je vous cravacherai tous !… »

Rostow boutonna sa veste, agrafa son ceinturon et prit sa casquette.

« Trouve-la, te dis-je, continuait Denissow en secouant son domestique et en le poussant violemment contre la muraille.

— Laisse-le, Denissow, je sais qui l’a prise… »

Et Rostow se dirigea vers la porte, les yeux toujours baissés. Denissow, ayant subitement compris son allusion, s’arrêta et lui saisit la main :

« Quelle bêtise ! s’écria-t-il si fortement que les veines de son cou et de son front se tendirent comme des cordes. Tu deviens fou, je crois… la bourse est ici, j’écorcherai vif ce misérable et elle se retrouvera.

— Je sais qui l’a prise, répéta Rostow d’une voix étranglée.

— Et moi, je te défends… » s’écria Denissow.

Mais Rostow s’arracha avec colère à son étreinte.

« Tu ne comprends donc pas, lui dit-il, en le regardant droit et ferme dans les yeux, tu ne comprends donc pas ce que tu me dis ? Il n’y avait que moi ici ; donc, si ce n’est pas l’autre, c’est… et il se précipita hors de la chambre sans achever sa phrase.

— Ah ! que le diable t’emporte, toi et tout le reste ! »

Ce furent les dernières paroles qui arrivèrent aux oreilles de Rostow ; peu d’instants après il entrait dans le logement de Télianine.

« Mon maître n’est pas à la maison, lui dit le domestique, il est allé à l’état-major… Est-il arrivé quelque chose ? ajouta-t-il, en remarquant la figure bouleversée du junker.

— Non, rien !

— Vous l’avez manqué de peu. »

Sans rentrer chez lui, Rostow monta à cheval et se rendit à l’état-major, qui était établi à trois verstes de Saltzeneck ; il y avait là un petit « traktir » où se réunissaient les officiers. Arrivé devant la porte, il y vit attaché le cheval de Télianine ; le jeune officier était attablé dans la chambre du fond devant un plat de saucisses et une bouteille de vin.

« Ah ! vous voilà aussi, jeune adolescent, dit-il en souriant et en élevant ses sourcils.

— Oui, » dit Rostow avec effort, et il s’assit à une table voisine, à côté de deux Allemands et d’un officier russe.

Tous gardaient le silence, on n’entendait que le cliquetis des couteaux. Ayant fini de déjeuner, le lieutenant tira de sa poche une longue bourse, en fit glisser les coulants de ses petits doigts blancs et recourbés à la poulaine, y prit une pièce d’or et la tendit au garçon.

« Dépêchez-vous, dit-il.

— Permettez-moi d’examiner cette bourse, » murmura Rostow en s’approchant.

Télianine, dont les yeux, comme d’habitude, ne se fixaient nulle part, la lui passa.

« Elle est jolie, n’est-ce pas ? dit-il en pâlissant légèrement… voyez, jeune homme. »

Le regard de Rostow se porta alternativement sur la bourse et sur le lieutenant.

« Tout cela restera à Vienne, si nous y arrivons, car ici, dans ces vilains petits trous, on ne peut guère dépenser son argent, ajouta-t-il avec une gaieté forcée… Rendez-la-moi, je m’en vais. »

Rostow se taisait.

« Eh bien, et vous, vous allez déjeuner ? On mange assez bien ici, mais, voyons, rendez-la-moi donc… »

Et il étendit la main pour prendre la bourse.

Le junker la lâcha et le lieutenant la glissa doucement dans la poche de son pantalon ; il releva ses sourcils avec négligence et sa bouche s’entr’ouvrit comme pour dire : « Oui, c’est ma bourse ; elle rentre dans ma poche, c’est tout simple, et personne n’a rien à y voir… »

« Eh bien, dit-il, et leurs regards se croisèrent en se lançant des éclairs.

— Venez par ici, et Rostow entraîna Télianine vers la fenêtre… Cet argent est à Denissow, vous l’avez pris ! lui souffla-t-il à l’oreille.

— Quoi ? comment… vous osez ? » Mais dans ces paroles entrecoupées on sentait qu’il n’y avait plus qu’un appel désespéré, une demande de pardon ; les derniers doutes, dont le poids terrible n’avait cessé d’oppresser le cœur de Rostow, se dissipèrent aussitôt.

Il en ressentit une grande joie et en même temps une immense compassion pour ce malheureux.

« Il y a du monde ici, Dieu sait ce que l’on pourrait supposer, murmura Télianine en prenant sa casquette et en se dirigeant vers une autre chambre qui était vide.

— Il faut nous expliquer : je le savais et je puis le prouver, » répliqua Rostow, décidé à aller jusqu’au bout.

Le visage pâle et terrifié du coupable tressaillit ; ses yeux allaient toujours de droite et de gauche, mais sans quitter le plancher et sans oser se porter plus haut. Quelques sons rauques et inarticulés s’échappèrent de sa poitrine.

« Je vous en supplie, comte, ne me perdez pas, voici l’argent, prenez-le… mon père est vieux, ma mère… »

Et il jeta la bourse sur la table.

Rostow s’en empara et marcha vers la porte sans le regarder ; arrivé sur le seuil, il se retourna et revint sur ses pas.

« Mon Dieu, lui dit-il avec angoisse et les yeux humides, comment avez-vous pu faire cela ?

— Comte !… »

Et Télianine s’approcha du junker.

« Ne me touchez pas, s’écria impétueusement Rostow en se reculant ; si vous en avez besoin, eh bien, tenez, prenez-la. » Et, lui jetant la bourse, il disparut en courant.

V

Le soir même, une conversation animée avait lieu, dans le logement de Denissow, entre les officiers de l’escadron.

« Je vous répète que vous devez présenter vos excuses au colonel, disait le capitaine en second, Kirstein ; le capitaine Kirstein avait des cheveux grisonnants, d’énormes moustaches, des traits accentués, un visage ridé ; redevenu deux fois simple soldat pour affaires d’honneur, il avait toujours su reconquérir son rang.

— Je ne permettrai à personne de dire que je mens, s’écria Rostow, le visage enflammé et tremblant d’émotion… Il m’a dit que j’en avais menti, à quoi je lui ai répondu que c’était lui qui en avait menti… Cela en restera là !… On peut me mettre de service tous les jours et me flanquer aux arrêts, mais quant à des excuses, c’est autre chose, car si le colonel juge indigne de lui de me donner satisfaction, alors…

— Mais voyons, écoutez-moi, dit Kirstein en l’interrompant de sa voix de basse, et il lissait avec calme ses longues moustaches. Vous lui avez dit, en présence de plusieurs officiers, qu’un de leurs camarades avait volé ?

— Ce n’est pas ma faute si la conversation a eu lieu devant témoins. J’ai peut-être eu tort, mais je ne suis point un diplomate ; c’est pour cela que je suis entré dans les hussards, persuadé qu’ici toutes ces finesses étaient inutiles, et là-dessus il me lance un démenti à la figure. Eh bien… qu’il me donne satisfaction !

— Tout cela est fort bien, personne ne doute de votre courage, mais là n’est pas la question. Demandez plutôt à Denissow s’il est admissible que vous, un « junker », vous puissiez demander satisfaction au chef de votre régiment ? »

Denissow mordillait sa moustache d’un air sombre, sans prendre part à la discussion ; mais à la question de Kirstein il secoua négativement la tête.

« Vous parlez de cette vilenie au colonel devant des officiers ?… Bogdanitch a eu parfaitement raison de vous rappeler à l’ordre.

— Il ne m’a pas rappelé à l’ordre, il a prétendu que je ne disais pas la vérité.

— C’est ça, et vous lui avez répondu des bêtises… vous lui devez donc des excuses.

— Pas le moins du monde.

— Je ne m’attendais pas à cela de vous, reprit gravement le capitaine en second, car vous êtes coupable non seulement envers lui, mais envers tout le régiment. Si au moins vous aviez réfléchi, si vous aviez pris conseil avant d’agir, mais non, vous avez éclaté, et cela devant les officiers. Que restait-il à faire au colonel ? à mettre l’accusé en jugement ; c’était imprimer une tache à son régiment et le couvrir de honte pour un misérable. Ce serait juste selon vous, mais cela nous déplaît à nous, et Bogdanitch est un brave de vous avoir puni. Vous en êtes outré, mais c’est votre faute, vous l’avez cherché, et maintenant qu’on tâche d’étouffer l’affaire, vous continuez à l’ébruiter… et votre amour-propre vous empêche d’offrir vos excuses à un vieux et honorable militaire comme notre colonel. Peu vous importe, n’est-ce pas ? Cela vous est bien égal de déshonorer le régiment ! — et la voix de Kirstein trembla légèrement — à vous qui n’y passerez peut-être qu’une année et qui demain pouvez être nommé aide de camp ? Mais cela ne nous est pas indifférent à nous, que l’on dise qu’il y a des voleurs dans le régiment de Pavlograd ; n’est-ce pas, Denissow ? »

Denissow, silencieux et immobile, lançait de temps en temps un coup d’œil à Rostow.

« Nous autres vieux soldats, qui avons grandi avec le régiment et qui espérons y mourir, son honneur nous tient au cœur, et Bogdanitch le sait bien. C’est mal, c’est mal ; fâchez-vous si vous voulez, je n’ai jamais mâché la vérité à personne.

— Il a raison, que diable, s’écria Denissow… eh bien, Rostow, eh bien !… »

Rostow, rougissant et pâlissant tour à tour, portait ses regards de l’un à l’autre :

« Non, messieurs, non, ne pensez pas… ne me croyez pas capable de… l’honneur du régiment m’est aussi cher… et je le prouverai… et l’honneur du drapeau aussi. Eh bien, oui, j’ai eu tort, complètement tort, que vous faut-il encore ? »

Et ses yeux se mouillèrent de larmes.

« Très bien, comte, s’écria Kirstein en se levant et en lui tapant sur l’épaule avec sa large main.

— Je te le disais bien, dit Denissow, c’est un brave cœur.

— Oui, c’est bien, très bien, comte, répéta le vieux militaire, en honorant le « junker » de son titre, en reconnaissance de son aveu… Allons, allons, faites vos excuses, Excellence.

— Messieurs, je ferai tout ce que vous voudrez… personne ne m’entendra plus prononcer un mot là-dessus ; mais quant à faire mes excuses, cela m’est impossible, je vous le jure : j’aurais l’air d’un petit garçon qui demande pardon. »

Denissow partit d’un éclat de rire.

« Tant pis pour vous ! Bogdanitch est rancunier ; vous payerez cher votre obstination.

— Je vous le jure, ce n’est pas de l’obstination, je ne puis pas vous expliquer ce que j’éprouve… je ne le puis pas.

— Eh bien, comme il vous plaira ! Et où est-il, ce misérable ? où s’est-il caché ? demanda Kirstein, en se tournant vers Denissow.

— Il fait le malade, on le portera malade dans l’ordre du jour de demain.

— Oui, c’est une maladie : impossible de comprendre cela autrement.

— Maladie ou non, je lui conseille de ne pas me tomber sous la main, je le tuerais, » s’écria Denissow avec fureur.

En ce moment Gerkow entra.

« Toi ! dirent les officiers.

— En marche, messieurs ! Mack s’est rendu prisonnier avec toute son armée.

— Quel canard !

— Je l’ai vu, vu de mes propres yeux.

— Comment, tu as vu Mack vivant, en chair et en os ?

— En marche ! en marche ! vite une bouteille pour la nouvelle qu’il apporte ! Comment es-tu tombé ici ?

— On m’a de nouveau renvoyé au régiment à cause de ce diable de Mack. Le général autrichien s’est plaint de ce que je l’avais félicité de l’arrivée de son supérieur. Qu’as-tu donc, Rostow, on dirait que tu sors du bain ?

— Ah ! mon cher, c’est un tel gâchis ici depuis deux jours ! »

L’aide de camp du régiment entra et confirma les paroles de Gerkow.

Le régiment devait se mettre en marche le lendemain :

« En marche, messieurs ! Dieu merci, plus d’inaction ! »


VI

Koutouzow s’était replié sur Vienne, en détruisant derrière lui les ponts sur l’Inn, à Braunau, et sur la Traun, à Lintz. Pendant la journée du 23 octobre, les troupes passaient la rivière Enns. Les fourgons de bagages, l’artillerie, les colonnes de troupes traversaient la ville en défilant des deux côtés du pont. Il faisait un temps d’automne doux et pluvieux. Le vaste horizon qui se déroulait à la vue, des hauteurs où étaient placées les batteries russes pour la défense du pont, tantôt se dérobait derrière un rideau de pluie fine et légère qui rayait l’atmosphère de lignes obliques, tantôt s’élargissait lorsqu’un rayon de soleil illuminait au loin tous les objets, en leur prêtant l’éclat du vernis. La petite ville avec ses blanches maisonnettes aux toits rouges, sa cathédrale et son pont, des deux côtés duquel se déversait en masses serrées l’armée russe, était située au pied des collines. Au tournant du Danube, à l’embouchure de l’Enns, on apercevait des barques, une île, un château avec son parc, entourés des eaux réunies des deux fleuves, et, sur la rive gauche et rocheuse du Danube, s’étendaient dans le lointain mystérieux des montagnes verdoyantes, aux défilés bleuâtres, couvertes d’une forêt de pins à l’aspect sauvage et impénétrable, derrière laquelle s’élançaient les tours d’un couvent, et bien loin, sur la hauteur, on entrevoyait les patrouilles ennemies. En avant de la batterie, le général commandant l’arrière-garde, accompagné d’un officier de l’état-major, examinait le terrain à l’aide d’une longue-vue ; à quelques pas de lui, assis sur l’affût d’un canon, Nesvitsky, envoyé à l’arrière-garde par le général en chef, faisait à ses camarades les honneurs de ses petits pâtés arrosés de véritable Doppel-Kummel[1]. Le cosaque qui le suivait lui présentait le flacon et la cantine, pendant que les officiers l’entouraient gaiement, les uns à genoux, les autres assis à la turque sur l’herbe mouillée.

« Pas bête ce prince autrichien qui s’est construit ici un château ! Quel charmant endroit ! Eh bien, messieurs, vous ne mangez plus !

— Mille remerciements, prince, répondit l’un d’eux, qui trouvait un plaisir extrême à causer avec un aussi gros bonnet de l’état-major…

— Le site est ravissant : nous avons côtoyé le parc et aperçu deux cerfs, et quel beau château !

— Voyez, prince, dit un autre qui, se faisant scrupule d’avaler encore un petit pâté, détourna son intérêt sur le paysage : voyez, nos fantassins s’y sont déjà introduits ; tenez, là-bas derrière le village, sur cette petite prairie, il y en a trois qui traînent quelque chose. Ils l’auront bien vite nettoyé, ce château ! ajouta-t-il avec un sourire d’approbation.

— Oui, oui, dit Nesvitsky, en introduisant un petit pâté dans sa grande et belle bouche aux lèvres humides. Quant à moi, j’aurais désiré pénétrer là dedans, continua-t-il en indiquant les hautes tours du couvent situé sur la montagne, et ses yeux brillèrent en se fermant à demi.

— Ne serait-ce pas charmant, avouez-le, messieurs ?… Pour effrayer ces nonnettes, j’aurais, ma foi, donné cinq ans de ma vie… des Italiennes, dit-on, et il y en a de jolies.

— D’autant plus qu’elles s’ennuient à mourir, » ajouta un officier plus hardi que les autres.

Pendant ce temps, l’officier de l’état-major indiquait quelque chose au général, qui l’examinait avec sa longue-vue.

« C’est ça, c’est ça ! répondit le général d’un ton de mauvaise humeur, en abaissant sa lorgnette et en haussant les épaules… Ils vont tirer sur les nôtres !… Comme ils traînent ! »

À l’œil nu, on distinguait de l’autre côté une batterie ennemie, de laquelle s’échappait une légère fumée d’un blanc de lait, puis on entendit un bruit sourd et l’on vit nos troupes hâter le pas au passage de la rivière. Nesvitsky se leva en s’éventant, et s’approcha du général, le sourire sur les lèvres.

« Votre Excellence ne voudrait-elle pas manger un morceau ?

— Cela ne va pas, dit le général sans répondre à son invitation, les nôtres sont en retard.

— Faut-il y courir, Excellence ?

— Oui, allez-y, je vous prie… »

Et le général lui répéta l’ordre qui avait déjà été donné :

« Vous direz aux hussards de passer les derniers, de brûler le pont, comme je l’ai ordonné, et de s’assurer si les matières inflammables sont bien placées.

— Très bien, répondit Nesvitsky ; — alors il fit signe au cosaque de lui amener son cheval et de ranger sa cantine, et hissa légèrement son gros corps en selle. — Ma parole, j’irai voir, en passant, les nonnettes, dit-il aux officiers, en lançant son cheval sur le sentier sinueux qui se déroulait au flanc de la montagne.

— Voyons, capitaine, dit le général, en s’adressant à l’artilleur, tirez, le hasard dirigera vos coups… amusez-vous un peu !

— Les servants à leurs pièces ! commanda l’officier, et, un instant après, les artilleurs quittèrent gaiement leurs feux de bivouac pour courir aux canons et les charger.

« N° 1 !… »

Et le N° 1 s’élança crânement dans l’espace !

Un son métallique et assourdissant retentit : la grenade, en sifflant, vola par-dessus les têtes des nôtres et alla tomber bien en avant de l’ennemi ; un léger nuage de fumée indiqua l’endroit de la chute et de l’explosion. Officiers et soldats s’étaient réveillés à ce bruit, et tous suivirent avec intérêt la marche de nos troupes au bas de la montagne, et celle de l’ennemi qui avançait. Tout se voyait distinctement. Le son répercuté de ce coup solitaire et les rayons brillants du soleil, déchirant son voile de nuages, se fondirent en une seule et même impression d’entrain et de vie.


VII

Deux boulets ennemis avaient passé par-dessus le pont, et sur le pont il y avait foule. Tout au milieu, appuyé contre la balustrade, se tenait le prince Nesvitsky, riant et regardant son cosaque qui tenait les deux chevaux un peu en arrière de lui. À peine faisait-il un pas en avant, que les soldats et les chariots le repoussaient contre le parapet, et il se remettait à sourire.

« Eh ! là-bas, camarade, disait le cosaque à un soldat qui conduisait un fourgon, et refoulait l’infanterie massée autour de ses roues… Eh ! là-bas, attends donc, laisse passer le général ! »

Mais le soldat du train, sans faire la moindre attention au titre de général, criait contre les hommes qui lui barraient la route :

« Eh ! pays, tire à gauche, gare !… »

Mais les« pays », épaule contre épaule, leurs baïonnettes s’entrechoquant, continuaient à marcher en masse compacte. En regardant au-dessous de lui, le prince Nesvitsky pouvait apercevoir les petites vagues, rapides et clapotantes de l’Enns, qui, courant l’une sur l’autre, se confondaient, blanches d’écume, en se brisant sous l’arche du pont. En regardant autour de lui, il voyait se succéder des vagues vivantes de soldats semblables à celles d’en bas, des vagues de shakos recouverts de leurs fourreaux, de sacs, de fusils aux longues baïonnettes, de visages aux pommettes saillantes, aux joues creuses, à l’expression insouciante et fatiguée, et de pieds en mouvement foulant les planches boueuses du pont. Parfois, un officier en manteau se frayait un passage à travers ces ondes uniformes, comme un jet de la blanche écume qui courait sur les eaux de l’Enns. Parfois les ondes de l’infanterie entraînaient avec elles un hussard à pied, un domestique militaire, un habitant de la ville, comme de légers morceaux de bois emportés par le courant ; parfois encore, un fourgon d’officier ou de compagnie, recouvert de cuir de haut en bas, voguait majestueusement, soutenu par la vague humaine comme une poutre descendant la rivière.

« Voilà !… c’est comme une digue rompue ! dit le cosaque, sans pouvoir avancer.

— Dites donc, y en a-t-il encore beaucoup à passer ?

— Un million moins un, répondit un loustic de belle humeur, clignant de l’œil et en le frôlant de sa capote déchirée. Après lui venait un vieux soldat, à l’air sombre, qui disait à son camarade :

« À présent qu’il (l’ennemi) va chauffer le pont, on ne pensera plus à se gratter !… »

Et les soldats passaient, et à leur suite venait un fourgon avec un domestique militaire qui fouillait sous la bâche en criant :

« Où diable a-t-on fourré le tournevis ?… »

Et celui-là aussi passait son chemin. Puis venaient des soldats en gaieté, qui avaient quelques gouttes d’eau-de-vie sur la conscience :

« Comme il lui a bien appliqué sa crosse droit dans les dents, le cher homme ! disait en ricanant l’un d’eux qui gesticulait, la capote relevée…

— C’est bien fait pour ce doux jambon ! » répondit l’autre en riant.

Et ils passèrent, en sorte que Nesvitsky ne sut jamais qui avait reçu le coup de crosse, ni à qui s’adressait l’épithète de« doux jambon ».

« Qu’est-ce qu’ils ont à se dépêcher ? Parce qu’il a tiré un coup à poudre, ils s’imaginent qu’ils vont tous tomber, grommelait un sous-officier…

— Quand le boulet a sifflé à mes oreilles, alors, sais-tu, vieux père, j’en ai perdu la respiration… Quelle frayeur, vrai Dieu ! disait un jeune soldat, dont la grande bouche se fendait jusqu’aux oreilles pour mieux rire, comme s’il se vantait d’avoir eu peur…

Et celui-là passait aussi. Après lui venait un chariot qui ne ressemblait en rien aux précédents. C’était un attelage à l’allemande, à deux chevaux, conduit par un homme du pays et traînant une montagne de choses entassées. Une belle vache pie était attachée derrière ; sur des édredons empilés se tenaient assises une mère allaitant son enfant, une vieille femme et une jeune et belle fille aux joues rouges. Ces émigrants avaient sans doute obtenu un laissez-passer spécial. Les deux jeunes femmes, pendant que la voiture marchait à pas lents, avaient attiré l’attention des soldats, qui ne leur ménageaient pas les quolibets :

« Oh ! cette grande saucisse qui déménage aussi !…

— Vends-moi la petite mère, disait un autre à l’Allemand, qui, la tête inclinée, terrifié et farouche, allongeait le pas.

— S’est-elle attifée ? Quelles diablesses !… Cela t’irait, Fédotow, d’être logé chez elles ? Nous en avons vu, camarade !

— Où allez-vous ? » demanda un officier d’infanterie qui mangeait une pomme.

Et il regarda en souriant la jeune fille. L’Allemand fit signe qu’il ne comprenait pas :

« La veux-tu ? prends-la, continua l’officier en passant la pomme à la belle fille, qui l’accepta en souriant. Tous, y compris Nesvitsky, suivaient des yeux les femmes qui s’éloignaient. Après elles, recommencèrent le même défilé de soldats, les mêmes conversations, et puis tout s’arrêta de nouveau, à cause d’un cheval du fourgon de la compagnie, qui, comme il arrive souvent à la descente d’un pont, s’était empêtré dans ses traits :

« Eh bien, qu’est-ce qu’on attend ?… Quel désordre !… Ne poussez donc pas !… Au diable l’impatient ! Ce sera bien pis quand il brûlera le pont… et l’officier qu’on écrase ! » s’écrièrent des soldats dans la foule, en se regardant les uns les autres et en se pressant vers la sortie.

Tout à coup Nesvitsky entendit un bruit tout nouveau pour lui ; quelque chose s’approchait rapidement, quelque chose de grand, qui tomba dans l’eau avec fracas :

« Tiens, jusqu’où ça a volé ! dit gravement un soldat en se retournant au bruit.

— Eh bien, quoi, c’est un encouragement pour nous faire marcher plus vite, » ajouta un autre avec une certaine inquiétude.

Nesvitsky comprit qu’il s’agissait d’une bombe.

« Hé, cosaque, le cheval ! dit-il, et faites place, vous autres, faites place ! »

Ce ne fut pas sans efforts qu’il atteignit sa monture et qu’il avança en lançant des vociférations à droite et à gauche. Les soldats se serrèrent pour lui faire place, mais ils furent aussitôt refoulés contre lui par les plus éloignés, et sa jambe fut prise comme dans un étau.

« Nesvitsky, Nesvitsky, tu es un animal !… »

Nesvitsky, se retournant au son d’une voix enrouée, vit quinze pas derrière lui, séparé par cette houle vivante de l’infanterie en marche, Vaska Denissow, les cheveux ébouriffés, la casquette sur la nuque et le dolman fièrement rejeté sur l’épaule.

« Dis donc à ces diables de nous laisser passer, lui cria Denissow avec colère et en brandissant, de sa petite main aussi rouge que sa figure, son sabre qu’il avait laissé dans le fourreau.

— Ah ! ah ! Vaska, répondit joyeusement Nesvitsky… que fais-tu là ?

— L’escadron ne peut pas passer, continua-t-il en éperonnant son beau cheval noir, un Arabe pur sang, dont les oreilles frémissaient à la piqûre accidentelle des baïonnettes, et qui, blanc d’écume, martelant de ses fers les planches du pont, en aurait franchi le garde-fou si son cavalier l’eût laissé faire. — Mais, que diable… quels moutons !… de vrais moutons… arrière !… faites place !… Eh ! là-bas du fourgon… attends… ou je vous sabre tous !… »

Alors il tira son sabre, et exécuta un moulinet. Les soldats effrayés se serrèrent, et Denissow put rejoindre Nesvitsky. »

« Tu n’es donc pas gris aujourd’hui ? lui demanda ce dernier.

— Est-ce qu’on me donne le temps de boire ; toute la journée on traîne le régiment de droite et de gauche… S’il faut se battre, eh bien, qu’on se batte ; sans cela, le diable sait ce qu’on fait !

— Tu es d’une élégance ! » dit Nesvitsky, en regardant son dolman et la housse de son cheval.

Denissow sourit, tira de sa sabretache un mouchoir d’où s’échappait une odeur parfumée, et le mit sous le nez de son ami.

« Impossible autrement, car on se battra peut-être !… Rasé, parfumé, les dents brossées !… »

L’imposante figure de Nesvitsky suivi de son cosaque, et la persévérance de Denissow à tenir son sabre à la main produisirent leur effet.

Ils parvinrent à traverser le pont, et ce fut à leur tour d’arrêter l’infanterie. Nesvitsky, ayant trouvé le colonel, lui transmit l’ordre dont il était porteur et retourna sur ses pas.

La route une fois balayée, Denissow se campa à l’entrée du pont : retenant négligemment son étalon qui frappait du pied avec impatience, il regardait défiler son escadron, les officiers en avant, sur quatre hommes de front. L’escadron s’y développa pour gagner la rive opposée. Les fantassins, arrêtés et massés dans la boue, examinaient les hussards fiers et élégants, de cet air ironique et malveillant particulier aux soldats de différentes armes lorsqu’ils se rencontrent.

« Des enfants bien mis, tout prêts pour la Podnovinsky[2] ! On n’en tire rien !… Tout pour la montre !

— Eh ! l’infanterie, ne fais pas de poussière ! dit plaisamment un hussard dont le cheval venait d’éclabousser un fantassin.

— Si on t’avait fait marcher deux étapes le sac sur le dos, tes brandebourgs ne seraient pas si neufs !… Ce n’est pas un homme, c’est un oiseau à cheval !… »

Et le fantassin s’essuya la figure avec sa manche.

« C’est ça, Likine… si tu étais à cheval, tu ferais une jolie figure ! disait un caporal à un pauvre petit troupier qui pliait sous le poids de son fourniment.

— Mets-toi un bâton entre les jambes et tu seras à cheval, » repartit le hussard.


VIII

Le reste de l’infanterie traversait en se hâtant ; les fourgons avaient déjà passé, la presse était moindre et le dernier bataillon venait d’arriver sur le pont. Seuls de l’autre côté, les hussards de l’escadron de Denissow ne pouvaient encore apercevoir l’ennemi, qui néanmoins était parfaitement visible des hauteurs opposées, car leur horizon se trouvait limité, à une demi-verste de distance, par une colline. Une petite lande déserte, sur laquelle s’agitaient nos patrouilles de cosaques, s’étendait au premier plan.

Tout à coup, sur la montée de la route, se montrèrent juste en face, de l’artillerie et des capotes bleues : c’étaient les Français ! Les officiers et les soldats de l’escadron de Denissow, tout en essayant de parler de choses indifférentes et de regarder de côté et d’autre, ne cessaient de penser à ce qui se préparait là-bas sur la montagne, et de regarder involontairement les taches noires qui se dessinaient à l’horizon ; ils savaient que ces taches noires, c’était l’ennemi.

Le temps s’était éclairci dans l’après-midi ; un soleil radieux descendait vers le couchant, au-dessus du Danube et des sombres montagnes qui l’environnent ; l’air était calme, le son des clairons et les cris de l’ennemi le traversaient par intervalles. Les Français avaient cessé leur feu ; sur un espace de trois cents sagènes environ, il n’y avait plus que quelques patrouilles. On éprouvait le sentiment de cette distance indéfinissable, menaçante et insondable, qui sépare deux armées ennemies en présence. Qu’y a-t-il à un pas au delà de cette limite, qui évoque la pensée de l’autre limite, celle qui sépare les morts des vivants ?… L’inconnu des souffrances, la mort ? Qu’y a-t-il là, au delà de ce champ, de cet arbre, de ce toit éclairés par le soleil ? On l’ignore, et l’on voudrait le savoir… On a peur de franchir cette ligne, et cependant on voudrait la dépasser, car on comprend que tôt ou tard on y sera obligé, et qu’on saura alors ce qu’il y a là-bas, aussi fatalement que l’on connaîtra ce qui se trouve de l’autre côté de la vie… On se sent exubérant de forces, de santé, de gaieté, d’animation, et ceux qui vous entourent sont aussi en train, et aussi vaillants que vous-même !…

Telles sont les sensations, sinon les pensées de tout homme en face de l’ennemi, et elles ajoutent un éclat particulier, une vivacité et une netteté de perception inexprimables à tout ce qui se déroule pendant ces courts instants.

Une légère fumée s’éleva sur une éminence, et un boulet vola en sifflant au-dessus de l’escadron de hussards. Les officiers, qui s’étaient groupés, retournèrent à leur poste ; les hommes alignèrent leurs chevaux. Le silence se fit dans les rangs ; tous les regards se portèrent de l’ennemi sur le chef d’escadron, dans l’attente du commandement. Un second et un troisième projectile passèrent en l’air : il était évident qu’on tirait sur eux, mais les boulets, dont on entendait distinctement le sifflement régulier, allaient se perdre derrière l’escadron. Les hussards ne se détournaient pas, mais, à ce bruit répété, tous les cavaliers se soulevaient comme un seul homme et retombaient sur leurs étriers. Chaque soldat, sans tourner la tête, regardait de côté son camarade, comme pour saisir au passage l’impression qu’il éprouvait. Depuis Denissow jusqu’au trompette, chaque figure avait un léger tressaillement de lèvres et de menton, qui indiquait un sentiment intérieur de lutte et d’excitation. Le maréchal des logis, avec sa figure renfrognée, examinait ses hommes comme s’il les menaçait d’une punition. Le « junker » Mironow s’inclinait à chaque boulet ; Rostow, placé au flanc gauche sur son brillant Corbeau, avait l’air heureux et satisfait d’un écolier assuré de se distinguer dans l’examen qu’il subit devant un nombreux public. Il regardait gaiement, sans crainte, les camarades, comme pour les prendre à témoin de son calme devant le feu de l’ennemi, et cependant sur ses traits se dessinait aussi ce pli involontaire creusé par une impression nouvelle et sérieuse.

« Qui est-ce qui salue là-bas ? Eh ! junker Mironow, ce n’est pas bien, regardez-moi, » criait Denissow qui, ne pouvant rester en place, faisait le manège devant l’escadron.

Il n’y avait rien de changé dans la petite personne de Denissow, avec son nez en l’air et sa chevelure noire ; il tenait de sa petite main musculeuse aux doigts courts la poignée de son sabre nu : c’était sa personne de tous les jours, ou de tous les soirs, après deux bouteilles vidées ! Il était seulement plus rouge que d’habitude, et rejetant en arrière sa tête crépue, comme font les oiseaux lorsqu’ils boivent, éperonnant sans pitié son brave Bédouin, il se porta au galop sur le flanc gauche, et donna d’une voix enrouée l’ordre d’examiner les pistolets. Il se retourna alors vers Kirstein, qui venait à lui sur une lourde jument d’allure pacifique.

« Eh quoi ! dit ce dernier, sérieux comme toujours, mais dont les yeux brillaient… Eh quoi ! on n’en viendra pas aux mains, tu verras, nous nous retirerons.

— Le diable sait ce qu’ils font, grommela Denissow… Ah ! Rostow, s’écria-t-il, en voyant la joyeuse figure du junker, te voilà à la fête ! »

Rostow se sentait complètement heureux. À ce moment, un général se montra sur le pont ; Denissow s’élança vers lui :

« Excellence, permettez-nous d’attaquer, je les culbuterai.

— Il s’agit bien d’attaquer, répondit le général, en fronçant le sourcil, comme pour chasser une mouche importune… Pourquoi êtes-vous ici ? Les éclaireurs se replient ! Ramenez l’escadron ! »

Le premier et le deuxième escadron repassèrent le pont, sortirent du cercle des projectiles et se dirigèrent vers la montagne sans avoir perdu un seul homme. Les derniers cosaques abandonnèrent l’autre rive.

Le colonel Karl Bogdanitch Schoubert s’approcha de l’escadron de Denissow et continua à marcher au pas, presque à côté de Rostow, sans s’occuper de son inférieur, qu’il revoyait pour la première fois depuis leur altercation au sujet de Télianine. Rostow, à son rang, se sentait au pouvoir de cet homme envers lequel il se reconnaissait coupable ; il ne quittait pas des yeux son dos athlétique, son cou rouge et sa nuque blonde. Il lui semblait que Bogdanitch affectait de ne pas le voir, que son but était d’éprouver son courage, et il se redressait de toute sa hauteur, en regardant gaiement autour de lui. Il pensait encore que Bogdanitch faisait exprès de ne point s’éloigner, pour faire parade de son sang-froid, ou bien, que pour se venger il lancerait, à cause de lui, l’escadron dans une attaque désespérée, ou bien encore qu’après l’attaque il viendrait à sa rencontre et lui donnerait généreusement, à lui blessé, une poignée de main en signe de réconciliation.

Gerkow, dont les hautes et larges épaules étaient bien connues des hussards de Pavlograd, s’approcha du colonel. Gerkow, qui était envoyé par l’état-major, n’était pas resté au régiment ; il se disait à lui-même qu’il n’était pas assez bête pour cela, lorsque, sans rien faire, il pouvait, en se faisant attacher à un état-major quelconque, recevoir des récompenses. Aussi parvint-il à se faire nommer officier d’ordonnance du prince Bagration. Il venait, de la part du commandant de l’arrière-garde, apporter un ordre à son ancien chef.

« Colonel, dit-il d’un air sombre et grave, en s’adressant à l’ennemi de Rostow, — et il lança un coup d’œil à ses camarades, — on vous ordonne de vous arrêter et de brûler le pont. »

— Qui ? On vous ordonne ? demanda le colonel d’un air grognon.

— Ah ! ça, je n’en sais rien : qui ? on vous ordonne ? répondit le cornette, sans se départir de son sérieux… Le prince m’a simplement envoyé vous dire de ramener les hussards et de brûler le pont. »

Un officier d’état-major se présenta au même moment, porteur du même ordre, et fut suivi de près par le gros Nesvitsky, qui arrivait au galop de son cheval cosaque.

« Comment, colonel, je vous avais dit de brûler le pont !… Il y a donc eu malentendu… tout le monde là-bas perd la tête, on n’y comprend rien. »

Le colonel, sans se presser, fit faire halte à son régiment et s’adressant à Nesvitsky :

« Vous ne m’avez parlé que des matières inflammables ; quant à brûler le pont, vous ne m’en avez rien dit.

— Comment, mon petit père, je ne vous en ai rien dit ? repartit Nesvitsky en ôtant sa casquette et en passant sa main dans ses cheveux trempés de sueur… puisque je vous ai parlé des matières inflammables ?

— D’abord, je ne suis pas votre petit père, monsieur l’officier d’état-major, et vous ne m’avez pas dit de brûler le pont. Je connais le service, et j’ai pour habitude d’exécuter ponctuellement les ordres que je reçois ; vous avez dit : on brûlera le pont ; je ne pouvais donc pas deviner, sans le secours du Saint-Esprit, qui le brûlerait !

— C’est toujours ainsi, dit Nesvitsky avec un geste d’impatience… — Que fais-tu, toi, ici ? continua-t-il en s’adressant à Gerkow.

— Mais je suis aussi venu pour cela !… Te voilà mouillé comme une éponge ; veux-tu que je te presse ?

— Vous m’avez dit, monsieur l’officier de l’état-major… continua le colonel d’un ton offensé.

— Dépêchez-vous, colonel, s’écria l’officier en l’interrompant… ; sans cela l’ennemi va nous mitrailler. »

Le colonel les regarda tour à tour en silence et fronça le sourcil.

« Je brûlerai le pont, » dit-il d’un ton solennel, comme pour bien constater qu’il ferait son devoir en dépit de toutes les difficultés qu’on lui suscitait.

Ayant donné, de ses longues jambes maigres, un double coup d’éperon à son cheval, comme si l’animal était coupable, il s’avança pour commander au deuxième escadron de Denissow de retourner au pont.

« C’est bien cela, se dit Rostow, il veut m’éprouver !… »

Son cœur se serra, le sang lui afflua aux tempes :

« Eh bien, qu’il regarde, il verra si je suis un poltron ! »

La contraction, causée par le sifflement des boulets, reparut de nouveau sur les visages animés des hommes de l’escadron. Rostow ne quittait pas des yeux son ennemi le colonel, et cherchait à lire sur sa figure la confirmation de ses soupçons ; mais le colonel ne le regarda pas une seule fois et continua à examiner les rangs avec une sévérité solennelle.

Son commandement se fit entendre.

« Vite, vite ! » crièrent quelques voix autour de lui.

Les sabres s’accrochaient aux brides, les éperons s’entrechoquaient, et les hussards quittèrent leurs montures, ne sachant eux-mêmes ce qu’ils allaient faire. Quelques-uns se signaient. Rostow ne regardait plus son chef, il n’en avait plus le temps. Il craignait de rester en arrière, sa main tremblait en jetant la bride de son cheval au soldat chargé de le garder, et il entendait les battements de son cœur. Denissow, penché en arrière, passa devant lui en disant quelques mots. Rostow ne voyait rien que les hussards qui couraient en s’embarrassant dans leurs éperons et en faisant sonner leurs sabres.

« Un brancard ! » s’écria une voix derrière lui, sans que Rostow se rendît compte de la demande.

Il courait toujours pour garder l’avance, mais à l’entrée du pont il trébucha et tomba sur les mains dans la boue gluante et tassée. Ses camarades le dépassèrent.

« Des deux côtés, capitaine ! » s’écria le colonel, qui était resté à cheval non loin du pont et dont la figure était joyeuse et triomphante.

Rostow se releva en essuyant ses mains au cuir de son pantalon, et, regardant son ennemi, s’élança en avant, pensant que, plus loin il irait, mieux cela vaudrait, mais Bogdanitch le rappela sans le reconnaître :

« Qui court là-bas au milieu du pont ? Eh ! junker, arrière, s’écria-t-il en colère, et, s’adressant à Denissow qui, par fanfaronnade, s’était avancé à cheval sur le pont :

— Pourquoi vous risquer ainsi, capitaine ? Descendez de cheval ! »

Denissow, se retournant sur sa selle, murmura :

« Hein ! celui-là trouve toujours à redire à tout. »

Pendant ce temps, Nesvitsky, Gerkow et l’officier d’état-major, placés hors de portée du tir de l’ennemi, observaient tantôt ce petit groupe d’hommes en vestes à brandebourgs, d’un vert foncé, en shakos jaunes, en pantalons gros bleu, qui s’agitaient près du pont, et tantôt, de l’autre côté, les capotes bleues qui s’avançaient, suivies de chevaux, qu’on reconnaissait facilement pour les chevaux de l’artillerie.

Brûleront-ils ou ne brûleront-ils pas le pont ? Qui arrivera les premiers, eux, ou les Français qui les mitraillent ? Chacun, dans cette masse énorme de troupes réunies sur un même point, s’adressait involontairement cette question, en présence des péripéties de cette scène éclairée par le soleil couchant.

« Oh ! dit Nesvitsky, ils seront frottés, les hussards ! ils sont maintenant à portée des canons !

— Il a pris trop de monde avec lui, dit l’officier d’état-major.

— C’est vrai, reprit Nesvitsky. Deux braves auraient fait l’affaire.

— Oh ! Excellence, Excellence, » dit Gerkow, sans quitter des yeux les hussards.

Il avait toujours cet air naïf et railleur qui faisait qu’on se demandait s’il était réellement sérieux…

« Quelle idée ! Envoyer deux braves, mais alors qui nous donnerait le Vladimir, avec la rosette à la boutonnière ?… Eh bien qu’on les frotte, mais au moins l’escadron sera présenté et chacun peut espérer une décoration : notre colonel sait ce qu’il fait.

— Voilà la mitraille ! » dit l’officier, en désignant du doigt les pièces ennemies qu’on enlevait des avant-trains.

Un panache de fumée s’éleva, puis un second et un troisième presque en même temps, et, au moment où le bruit du premier coup traversait l’espace, le quatrième fut visible.

« Oh ! » s’écria Nesvitsky comme frappé par une douleur aiguë.

Et il saisit la main de l’officier :

« Voyez, il en est tombé, il en est tombé un !…

— Deux, il me semble ?

— Si j’étais souverain, je ne ferais jamais la guerre, » dit Nesvitsky en se détournant.

Les canons français se rechargeaient vivement, et de nouveau la fumée se montra sur plusieurs points. L’infanterie, en capotes bleues courut vers le pont, que couvrit, en crépitant sur ses planches, une pluie de mitraille. Mais cette fois, Nesvitsky ne voyait plus rien. Une épaisse fumée s’élevait en rideau, les hussards avaient réussi à mettre le feu, et les batteries françaises tiraient, non plus pour les en empêcher, mais parce que les canons étaient chargés et qu’il n’y avait plus sur qui tirer.

Les Français avaient eu le temps d’envoyer trois décharges avant que les hussards fussent retournés à leurs chevaux ; deux de ces décharges, mal dirigées, avaient passé par-dessus les têtes ; mais la dernière, tombée au milieu d’un groupe de soldats, en avait abattu trois.

Rostow, préoccupé de ses rapports avec Bogdanitch, s’était arrêté au milieu du pont, ne sachant plus que faire. Il n’y avait là personne à pourfendre. Pourfendre, voilà comment il s’était toujours figuré une bataille, et comme il ne s’était pas muni de paille enflammée, à l’exemple de ses camarades, il ne pouvait coopérer à l’incendie. Il restait donc là, indécis, quand retentit sur le pont comme une grêle de noix, et près de lui un hussard tomba sur le parapet en gémissant. Rostow courut à lui ; on appela les brancardiers, et quelques hommes saisirent le blessé et le soulevèrent.

« Oh ! laissez-moi, au nom du Christ ! » s’écria le soldat.

Mais on continua à le soulever et à l’emporter. Rostow se détourna, son regard plongea dans le lointain : on aurait dit qu’il cherchait à y découvrir quelque chose ; puis il se reporta sur le Danube, sur le ciel, sur le soleil. Comme le ciel lui parut bleu, calme et profond ! Comme le soleil descendait brillant et glorieux ! Comme les eaux du Danube scintillent au loin doucement agitées !… Là-bas dans le fond, ces montagnes bleuâtres aux défilés mystérieux, ce couvent, ces forêts de pins cachées derrière un brouillard transparent… Là était la paix, là était le bonheur !

« Ah ! si j’avais pu y vivre, je n’aurais rien désiré de plus, pensait Rostow… rien ! Je sens en moi tant d’éléments de bonheur, en moi et en ce beau soleil… tandis qu’ici… des cris de souffrance… la peur… la confusion… la hâte… on crie de nouveau, tous reculent et me voilà courant avec eux… et la voilà, la voilà, la mort, au-dessus de moi !… Une seconde encore, et peut-être ne verrai-je plus jamais ni ce soleil, ni ces eaux, ni ces montagnes !… »

Le soleil se voila. On portait d’autres brancards devant Rostow : la crainte de la mort et du brancard, l’amour du soleil et de la vie, tout se confondit en un sentiment de souffrance et d’angoisse :

« Mon Dieu, que Celui qui est là-haut me garde, me pardonne et me protège ! » murmura Rostow.

Les hussards reprirent leurs chevaux, les voix devinrent plus assurées, et les brancards disparurent.

« Eh bien, mon cher, tu l’as sentie, la poudre ? lui cria à l’oreille Vaska Denissow.

— Tout est fini ! mais moi, je suis un poltron, un poltron ! pensa Rostow en se remettant en selle.

— Est-ce que c’était de la mitraille ? demanda-t-il à Denissow.

— Parbleu, je crois bien, et encore de quel calibre ! nous avons fièrement travaillé ! Il y faisait chaud ; l’attaque, c’est autre chose, mais ici on tirait sur nous comme à la cible… »

Et Denissow se rapprocha du groupe où se trouvaient Nesvitsky et ses compagnons.

« Je crois qu’on n’aura rien remarqué », se disait Rostow, et c’était vrai, car chacun se rendait compte, par expérience, de la sensation qu’il avait éprouvée à ce premier baptême du feu.

« Ma foi, quel beau rapport il y aura !… Et l’on me fera peut-être sous-lieutenant ! dit Gerkow.

— Annoncez au prince que j’ai mis le feu au pont, dit le colonel d’un air triomphant.

— S’il me questionne sur les pertes ?…

— Bah ! insignifiantes, répondit-il de sa voix de basse, deux hussards blessés et un tué raide mort, » ajouta-t-il, sans chercher à réprimer un sourire de satisfaction ; il scandait même avec bonheur cette heureuse expression de « raide mort ».

Les trente-cinq mille hommes de l’armée de Koutouzow, poursuivis par une armée de cent mille Français, avec Bonaparte à leur tête, ne rencontraient qu’hostilité dans le pays. Ils n’avaient plus confiance dans leurs alliés, ils manquaient d’approvisionnements ; et, forcés à l’action en dehors de toutes les conditions prévues d’une guerre, ils se repliaient avec précipitation. Ils descendaient le Danube, s’arrêtant pour faire face à l’ennemi, s’en débarrassant par des engagements d’arrière-garde et ne s’engageant qu’autant qu’il était nécessaire pour opérer leur retraite sans perdre leurs bagages. Quelques rencontres avaient eu lieu à Lambach, à Amstetten, à Melck, et, malgré le courage et la fermeté des Russes, auxquels leurs adversaires rendaient justice, le résultat n’en était pas moins une retraite, une vraie retraite. Les Autrichiens, échappés à la reddition d’Ulm et réunis à Koutouzow à Braunau, s’en étaient de nouveau séparés, l’abandonnant à ses forces épuisées. Défendre Vienne n’était plus possible, car, en dépit du plan de campagne offensive, si savamment élaboré selon les règles de la nouvelle science stratégique, et remis à Koutouzow par le conseil de guerre autrichien, la seule chance qu’il eût de ne pas perdre son armée comme Mack, c’était d’opérer sa jonction avec les troupes qui arrivaient de Russie.

Le 28 octobre, Koutouzow passa sur la rive gauche du Danube et s’y arrêta pour la première fois, mettant le fleuve entre lui et le gros des forces ennemies. Le 30, il attaqua Mortier, qui se trouvait également sur la rive gauche, et le battit. Les premiers trophées de cette affaire furent deux canons, un drapeau et deux généraux, et, pour la première fois depuis une retraite de quinze jours, les Russes s’arrêtèrent, bousculèrent les Français, et restèrent maîtres du champ de bataille. Malgré l’épuisement des troupes, mal vêtues, affaiblies d’un tiers par la perte des traînards, des malades, des morts et des blessés, abandonnés sur le terrain et confiés par une lettre de Koutouzow à l’humanité de l’ennemi, malgré la quantité de blessés que les hôpitaux et les maisons converties en ambulances ne pouvaient contenir, malgré toutes ces circonstances aggravantes, cet arrêt à Krems et cette victoire remportée sur Mortier avaient fortement relevé le moral des troupes.

Les nouvelles les plus favorables, mais aussi les plus fausses, circulaient entre l’armée et l’état-major : on annonçait la prochaine arrivée de nouvelles colonnes russes, une victoire des Autrichiens et enfin la retraite précipitée de Bonaparte.

Le prince André s’était trouvé pendant ce dernier combat à côté du général autrichien Schmidt, qui avait été tué ; lui-même avait eu son cheval blessé sous lui et la main égratignée par une balle. Afin de lui témoigner sa bienveillance, le général en chef l’avait envoyé porter la nouvelle de cette victoire à Brünn, où résidait la cour d’Autriche depuis qu’elle s’était enfuie de Vienne, menacée par l’armée française. Dans la nuit du combat, excité mais non fatigué, car, malgré sa frêle apparence, il supportait mieux la fatigue physique qu’un homme plus robuste, il monta à cheval, pour aller présenter le rapport de Doktourow à Koutouzow, et fut aussitôt expédié en courrier, ce qui était l’indice assuré d’une promotion prochaine.

La nuit était sombre et étoilée, la route se dessinait en noir sur la neige tombée la veille pendant la bataille. Le prince André, emporté par sa charrette de poste, passait en revue tous les sentiments qui l’agitaient, l’impression du combat, l’heureux effet que produirait la nouvelle de la victoire, les adieux du commandant en chef et de ses camarades. Il éprouvait la jouissance intime de l’homme qui, après une longue attente, voit enfin luire les premiers rayons du bonheur désiré. Dès qu’il fermait les yeux, la fusillade et le grondement du canon résonnaient à son oreille, se confondant avec le bruit des roues et les incidents de la bataille. Tantôt il voyait fuir les Russes, tantôt il se voyait tué lui-même ; alors il se réveillait en sursaut ; heureux de sentir se dissiper ce mauvais rêve ; puis il s’assoupissait de nouveau en rêvant au sang-froid qu’il avait déployé. Une matinée ensoleillée succéda à cette nuit sombre ; la neige fondait, les chevaux galopaient, et de chaque côté du chemin se déroulaient des forêts, des champs et des villages.

À l’un des relais il rejoignit un convoi de blessés : l’officier qui le conduisait, étendu sur la première charrette, criait et injuriait un soldat. Des blessés sales, pâles et enveloppés de linges ensanglantés, entassés dans de grands chariots, étaient secoués sur la route pierreuse ; les uns causaient, les autres mangeaient du pain, et les plus malades regardaient, avec un intérêt tranquille et naïf, le courrier qui les dépassait au galop.

Le prince André fit arrêter sa charrette et demanda aux soldats quand ils avaient été blessés :

« Avant-hier sur le Danube, répondit l’un d’eux, et le prince André, tirant sa bourse, leur donna trois pièces d’or.

— Pour tous ! dit-il en s’adressant à l’officier qui approchait : Guérissez-vous, mes enfants, il y aura encore de la besogne.

— Quelle nouvelle y a-t-il, monsieur l’aide de camp ? demanda l’officier, visiblement satisfait de trouver à qui parler.

— Bonne nouvelle !… En avant ! » cria-t-il au cocher.

Il faisait nuit lorsque le prince André entra à Brünn et se vit entouré de hautes maisons, de magasins éclairés, de lanternes allumées, de beaux équipages roulant sur le pavé, en un mot de toute cette atmosphère animée de grande ville, si attrayante pour un militaire qui arrive du camp. Malgré sa course rapide et sa nuit d’insomnie, il se sentait encore plus excité que la veille. Comme il approchait du palais, ses yeux brillaient d’un éclat fiévreux, et ses pensées se succédaient avec une netteté magique. Tous les détails de la bataille étaient sortis du vague et se condensaient dans sa pensée en un rapport concis, tel qu’il devait le présenter à l’empereur François. Il entendait les questions qu’on lui adresserait et les réponses qu’il y ferait. Il était convaincu qu’on allait l’introduire tout de suite auprès de l’Empereur ; mais, à l’entrée principale du palais, un fonctionnaire civil l’arrêta, et, l’ayant reconnu pour un courrier, le conduisit à une autre entrée :

« Dans le corridor à droite, Euer Hochgeboren. (Votre Haute Naissance) ; vous y trouverez l’aide de camp de service, qui vous introduira auprès du ministre. »

L’aide de camp de service pria le prince André de l’attendre, et alla l’annoncer au ministre de la guerre. Il revint bientôt, et, s’inclinant avec une politesse marquée, il fit passer le prince André devant lui ; après lui avoir fait traverser le corridor, il l’introduisit dans le cabinet où travaillait le ministre. L’officier autrichien semblait, par son excessive politesse, vouloir élever une barrière qui le mît à l’abri de toute familiarité de la part de l’aide de camp russe. Plus le prince André se rapprochait du haut fonctionnaire, plus s’affaiblissait en lui le sentiment de joyeuse satisfaction qu’il avait éprouvé quelques instants avant, et plus il ressentait vivement comme l’impression d’une offense reçue ; et cette impression, malgré lui, se transformait peu à peu en un dédain inconscient. Son esprit attentif lui présenta aussitôt tous les motifs qui lui donnaient le droit de mépriser l’aide de camp et le ministre : « Une victoire gagnée leur paraîtra chose facile, à eux qui n’ont pas senti la poudre, voilà ce qu’il pensait, » et il entra dans le cabinet avec une lenteur affectée. Cette irritation sourde s’augmenta à la vue du dignitaire, qui, tenant penchée sur sa table, entre deux bougies, sa tête chauve et encadrée de cheveux gris, lisait, prenait des notes, et semblait ignorer sa présence.

« Prenez cela, dit-il à son aide de camp, » en lui tendant quelques papiers et sans accorder la moindre attention au prince André.

« Ou bien, se disait le prince, de toutes les affaires qui l’occupent, la marche de l’armée de Koutouzow est ce qui l’intéresse le moins ; ou bien il cherche à me le faire accroire. »

Après avoir soigneusement et minutieusement rangé ses papiers, le ministre releva la tête et montra une figure intelligente, pleine de caractère et de fermeté ; mais, en s’adressant au prince André, il prit aussitôt cette expression de convention, niaisement souriante et affectée à la fois, habituelle à l’homme qui reçoit journellement un grand nombre de pétitionnaires.

« De la part du général en chef Koutouzow !… De bonnes nouvelles, j’espère ?… Un engagement avec Mortier !… Une victoire !… il était temps ! »

Le ministre se mit à lire la dépêche qui lui était adressée :

« Ah ! mon Dieu, Schmidt, quel malheur ! quel malheur ! dit-il en allemand, et, après l’avoir parcourue, il la posa sur la table, d’un air soucieux. Ah ! quel malheur ! Vous dites que l’affaire a été décisive ? Pourtant Mortier n’a pas été fait prisonnier !… »

Puis, après un moment de silence :

« Je suis bien satisfait de vos bonnes nouvelles, quoique ce soit les payer un peu cher, par la mort de Schmidt ! Sa Majesté désirera sûrement vous voir, mais pas à présent. Je vous remercie, allez vous reposer et trouvez-vous demain sur le passage de Sa Majesté après la parade ; du reste je vous ferai prévenir. Au revoir !… Sa Majesté désirera sûrement vous voir elle-même, » répéta-t-il en le congédiant.

Lorsque le prince André eut quitté le palais, il lui sembla qu’il avait laissé derrière lui, entre les mains d’un ministre indifférent et de son aide de camp obséquieux, toute l’émotion et tout le bonheur que lui avait causés la victoire. La disposition de son esprit n’était plus la même, et la bataille ne se présentait plus à lui que comme un lointain, bien lointain souvenir.


IX

Le prince André descendit à Brünn chez une de ses connaissances russes, le diplomate Bilibine.

« Ah ! cher prince, rien ne pouvait m’être plus agréable, lui dit son hôte en allant à sa rencontre… Franz, portez les effets du prince dans ma chambre à coucher, ajouta-t-il en s’adressant au domestique qui conduisait Bolkonsky… Vous êtes le messager d’une victoire, c’est parfait ; quant à moi, je suis malade, comme vous le voyez. »

Après avoir fait sa toilette, le prince André rejoignit le diplomate dans un élégant cabinet, où il se mit à table devant le dîner qu’on venait de lui préparer, pendant que son hôte s’asseyait au coin de la cheminée.

Le prince André retrouvait avec plaisir, dans ce milieu, les éléments d’élégance et de confort auxquels il était habitué depuis son enfance, et qui lui avaient si souvent manqué dans ces derniers temps. Il lui était agréable, après la réception autrichienne, de pouvoir parler, non pas en russe, car ils causaient en français, mais avec un Russe, qui partageait, il fallait le supposer, l’aversion très vive qu’inspiraient généralement alors les Autrichiens.

Bilibine avait trente-cinq ans environ ; il était garçon, et appartenait au même cercle de société que le prince André. Après s’être connus à Pétersbourg, ils s’étaient retrouvés et rapprochés, pendant le séjour qu’André avait fait à Vienne à la suite de son général. Ils avaient tous deux les qualités requises pour parcourir, chacun dans sa spécialité, une rapide et brillante carrière. Bilibine, quoique jeune, n’était plus un jeune diplomate, car, depuis l’âge de seize ans, il était dans la carrière. Arrivé à Vienne, après avoir passé par Paris et Copenhague, il y occupait une position importante. Le chancelier et notre ambassadeur en Autriche faisaient cas de sa capacité, et l’appréciaient. Il ne ressemblait en rien à ces diplomates dont les qualités sont négatives, dont toute la science consiste à ne pas se compromettre et à parler français : il était de ceux qui aiment le travail, et, malgré une certaine paresse native, il lui arrivait souvent de passer la nuit à son bureau. L’objet de son travail lui était indifférent : ce qui l’intéressait, ce n’était pas le pourquoi, mais le comment, et il trouvait un plaisir tout particulier à composer, d’une façon ingénieuse, élégante et habile, n’importe quels mémorandums, rapports ou circulaires. Outre les services qu’il rendait la plume à la main, on lui reconnaissait encore le talent de savoir se conduire et de parler à propos dans les hautes sphères.

Bilibine n’aimait la causerie que lorsqu’elle lui offrait l’occasion de dire quelque chose de remarquable et de la parsemer de ces traits brillants et originaux, de ces phrases fines et acérées, qui, préparées à l’avance dans son laboratoire intime, étaient si faciles à retenir, qu’elles restaient gravées même dans les cervelles les plus dures ; c’est, ainsi que les mots de Bilibine se colportaient dans les salons de Vienne et influaient parfois sur les événements.

Son visage jaune, maigre et fatigué était creusé de plis ; chacun de ces plis était si soigneusement lavé, qu’il rappelait l’aspect du bout des doigts lorsqu’ils ont fait un long séjour dans l’eau ; le jeu de sa physionomie consistait dans le mouvement perpétuel de ces plis. Tantôt c’était son front qui se ridait, tantôt ses sourcils qui s’élevaient ou s’abaissaient tour à tour, ou bien ses joues qui se fronçaient. Un regard toujours gai et franc partait de ses petits yeux enfoncés.

« Eh bien, racontez-moi vos exploits ! »

Bolkonsky lui narra aussitôt, sans se mettre en avant, les détails de l’affaire et la réception du ministre : « Ils m’ont reçu, moi et ma nouvelle, comme un chien dans un jeu de quilles. »

Bilibine sourit, et ses rides se détendirent.

« Cependant, mon cher, dit-il en regardant ses ongles à distance, et en plissant sa peau sous l’œil gauche, malgré la haute estime que je professe pour les armées russo-orthodoxes, il me semble que cette victoire n’est pas des plus victorieuses. »

Il continuait à parler français, ne prononçant en russe que certains mots qu’il voulait souligner d’une façon dédaigneuse :

« Comment ! vous avez écrasé de tout votre poids le malheureux Mortier, qui n’avait qu’une division, et ce Mortier vous échappe !… Où est donc votre victoire ?

— Sans nous vanter, vous avouerez pourtant que cela vaut mieux qu’Ulm ?…

— Pourquoi n’avoir pas fait prisonnier un maréchal, un seul maréchal ?

— Parce que les événements n’arrivent pas selon notre volonté et ne se règlent pas d’avance comme une parade ! Nous avions espéré le tourner vers les sept heures du matin, et nous n’y sommes arrivés qu’à cinq heures du soir.

— Pourquoi n’y êtes-vous pas arrivés à sept heures ? Il fallait y arriver.

— Pourquoi n’avez-vous pas soufflé à Bonaparte, par voie diplomatique, qu’il ferait bien d’abandonner Gênes ? reprit le prince André du même ton de raillerie.

— Oh ! je sais bien, repartit Bilibine… vous vous dites qu’il est très facile de faire prisonniers des maréchaux au coin de son feu ; c’est vrai, et pourtant, pourquoi ne l’avez-vous pas fait ? Ne vous étonnez donc pas que, à l’exemple du ministre de la guerre, notre auguste Empereur et le roi Franz ne vous soient pas bien reconnaissants de cette victoire ; et moi-même, infime secrétaire de l’ambassade de Russie, je n’éprouve pas un besoin irrésistible de témoigner mon enthousiasme, en donnant un thaler à mon Franz, avec la permission d’aller se promener avec sa « Liebchen » au Prater… J’oublie qu’il n’y a pas de Prater ici. » Il regarda le prince André et déplissa subitement son front.

« Alors, mon cher, c’est à mon tour de vous demander pourquoi ? Je ne le comprends pas, je l’avoue ; peut-être y a-t-il là-dessous quelques finesses diplomatiques qui dépassent ma faible intelligence ? Le fait est que je n’y comprends rien : Mack perd une armée entière, l’archiduc Ferdinand et l’archiduc Charles s’abstiennent de donner signe de vie et commettent faute sur faute. Koutouzow seul gagne franchement une bataille, rompt le charme français, et le ministre de la guerre ne désire même pas connaître les détails de la victoire.

— C’est là le nœud de la question ! Voyez-vous, mon cher, hourra pour le czar, pour la Russie, pour la foi ! Tout cela est bel et bon ; mais que nous importent, je veux dire qu’importent à la cour d’Autriche toutes vos victoires ! Apportez-nous une bonne petite nouvelle du succès d’un archiduc Charles ou d’un archiduc Ferdinand, l’un vaut l’autre, comme vous le savez ; mettons, si vous voulez, un succès remporté sur une compagnie des pompiers de Bonaparte, ce serait autre chose, et on l’aurait proclamé à son de trompe ; mais ceci ne peut que nous déplaire. Comment ! l’archiduc Charles ne fait rien, l’archiduc Ferdinand se couvre de honte, vous abandonnez Vienne sans défense aucune, tout comme si vous nous disiez : Dieu est avec nous ! mais que le bon Dieu vous bénisse, vous et votre capitale… Vous faites tuer Schmidt, un général que nous aimons tous, et vous vous félicitez de la victoire ? On ne saurait rien inventer de plus irritant que cela ! C’est comme un fait exprès, comme un fait exprès ! Et puis, que vous remportiez effectivement un brillant succès, que l’archiduc Charles même en ait un de son côté, cela changerait-il quelque chose à la marche générale des affaires ? Maintenant il est trop tard : Vienne est occupée par les troupes françaises !

— Comment, occupée ? Vienne est occupée ?

— Non seulement occupée, mais Bonaparte est à Schœnbrünn, et notre aimable comte Wrbna s’y rend pour prendre ses ordres. »

À cause de sa fatigue, des différentes impressions de son voyage et de sa réception par le ministre, à cause surtout de l’influence du dîner, Bolkonsky commençait à sentir confusément qu’il ne saisissait pas bien toute la gravité de ces nouvelles.

« Le comte Lichtenfeld, que j’ai vu ce matin, continua Bilibine, m’a montré une lettre pleine de détails sur une revue des Français à Vienne, sur le prince Murat et tout son tremblement. Vous voyez donc bien que votre victoire n’a rien de bien réjouissant et qu’on ne saurait vous recevoir en sauveur !

— Je vous assure que, pour ma part, j’y suis très indifférent, reprit le prince André, qui commençait à se rendre compte du peu de valeur de l’engagement de Krems, en comparaison d’un événement aussi important que l’occupation d’une capitale : « Comment ? Vienne est occupée ? Comment, et la fameuse tête de pont, et le prince Auersperg, qui était chargé de la défense de Vienne ?

— Le prince Auersperg est de notre côté, pour notre défense, et s’en acquitte assez mal, et Vienne est de l’autre côté ; quant au pont, il n’est pas encore pris et ne le sera pas, je l’espère ; il est miné, avec ordre de le faire sauter ; sans cela nous serions déjà dans les montagnes de la Bohême et vous auriez passé, vous et votre armée, un vilain quart d’heure entre deux feux.

— Cela ne veut pourtant pas dire, reprit le prince André, que la campagne soit finie ?

— Et moi, je crois qu’elle l’est. Nos gros bonnets d’ici le pensent également, sans oser le dire. Il arrivera ce que j’ai prédit dès le début. Ce n’est pas votre échauffourée de Diernstein, ce n’est pas la poudre qui tranchera la question, mais ce sont ceux qui l’ont inventée. »

Bilibine venait de répéter un de ses mots ; il reprit au bout d’une seconde, en déplissant son front :

« Toute la question est dans le résultat de l’entrevue de l’empereur Alexandre avec le roi de Prusse à Berlin. Si la Prusse entre dans l’alliance, on force la main à l’Autriche, et il y aura guerre, sinon il n’y a plus qu’à s’entendre sur le lieu de réunion pour poser les préliminaires d’un nouveau Campo-Formio.

— Quel merveilleux génie et quel bonheur il a ! s’écria le prince André, en frappant la table de son poing fermé.

— Bonaparte ? demanda interrogativement Bilibine, en replissant son front, c’était le signe avant-coureur d’un mot : Buonaparte ? continua-t-il en accentuant l’« u » ; mais j’y pense, maintenant qu’il dicte de Schœnbrünn des lois à l’Autriche, il faut lui faire grâce de l’« u » ! Je me décide à cette suppression et je rappellerai désormais Bonaparte, tout court.

— Voyons, sans plaisanterie, croyez-vous que la campagne soit terminée ?

— Voici ce que je crois : l’Autriche, cette fois, a été le dindon de la farce ; elle n’y est pas habituée et elle prendra sa revanche. Elle a été le dindon, premièrement : parce que les provinces sont ruinées (l’orthodoxe, vous le savez, est terrible pour le pillage), l’armée détruite, la capitale prise, et tout cela pour les beaux yeux de Sa Majesté de Sardaigne ; et secondement, ceci, mon cher, entre nous, je sens d’instinct qu’on nous trompe, je flaire des rapports et des projets de paix avec la France, d’une paix secrète conclue séparément.

— C’est impossible, ce serait trop vilain.

— Qui vivra verra, » repartit Bilibine.

Et le prince André se retira dans la chambre qui lui avait été préparée.

Une fois étendu entre des draps bien blancs, la tête sur des oreillers parfumés et moelleux, le prince André sentit malgré lui que la bataille dont il avait apporté la nouvelle passait de plus en plus à l’état de vague souvenir. Il ne pensait plus qu’à l’alliance prussienne, à la trahison de l’Autriche, au nouveau triomphe de Bonaparte, à la revue et à la réception de l’empereur François, pour le lendemain. Il ferma les yeux, et au même instant le bruit de la canonnade, de la fusillade et des roues éclata dans ses oreilles. Il voyait les soldats descendre un à un le long des montagnes, il entendait le tir des Français, il était là avec Schmidt au premier rang, les balles sifflaient gaiement autour de lui, et son cœur tressaillait et s’emplissait d’une folle exubérance de vie, comme il n’en avait jamais ressentie depuis son enfance. Il se réveilla en sursaut :

« Oui, oui, c’était bien cela ! »

Et il se rendormit heureux, avec un sourire d’enfant, du profond sommeil de la jeunesse.


X

Le lendemain, il se réveilla tard, et, rassemblant ses idées, il se rappela tout d’abord qu’il devait se présenter le jour même à l’empereur François ; et toutes les impressions de la veille, l’audience du ministre, la politesse exagérée de l’aide de camp, sa conversation avec Bilibine, traversèrent en foule son cerveau. Ayant endossé, pour se rendre au palais, la grande tenue qu’il n’avait pas portée depuis longtemps, gai et dispos, le bras en écharpe, il entra, en passant, chez son hôte, où se trouvaient déjà quatre jeunes diplomates, entre autres le prince Hippolyte Kouraguine, secrétaire à l’ambassade de Russie, que Bolkonsky connaissait.

Les trois autres, que Bilibine lui nomma, étaient des jeunes gens du monde, élégants, riches, aimant le plaisir, qui formaient ici, comme à Vienne, un cercle à part, dont il était la tête et qu’il appelait « les nôtres ». Ce cercle, composé presque exclusivement de diplomates, avait ses intérêts en dehors de la guerre et de la politique. La vie du grand monde, leurs relations avec quelques femmes et leur service de chancellerie occupaient seuls leurs loisirs. Ces messieurs firent au prince André l’honneur très rare de le recevoir avec empressement, comme un des leurs. Par politesse et comme entrée en matière, ils daignèrent lui adresser quelques questions au sujet de l’armée et de la bataille, pour reprendre ensuite leur conversation vive et légère, pleine de gaies saillies et de critiques sans valeur.

« Et voici le bouquet ! dit l’un d’eux qui racontait la déconvenue d’un collègue : le chancelier lui assure à lui-même que sa nomination à Londres est un avancement, qu’il doit la considérer comme telle : vous représentez-vous sa figure à ces mots ?

— Et moi, messieurs, je vous dénonce Kouraguine, le terrible Don Juan, qui profite du malheur d’autrui. »

Le prince Hippolyte était étalé dans un fauteuil à la Voltaire, les jambes jetées négligemment par-dessus les bras du fauteuil :

« Voyons, parlez-moi de cela, dit-il en riant.

— Oh ! Don Juan ! oh ! serpent ! dirent plusieurs voix.

— Vous ne savez probablement pas, Bolkonsky, reprit Bilibine, que toutes les atrocités commises par l’armée française, j’allais dire par l’armée russe, ne sont rien en comparaison des ravages causés par cet homme parmi nos dames.

— La femme est la compagne de l’homme, » dit le prince Hippolyte, en regardant ses pieds à travers son monocle.

Bilibine et « les nôtres » éclatèrent de rire, et le prince André put constater que cet Hippolyte dont il avait été, il faut l’avouer, presque jaloux, était le plastron de cette société.

« Il faut que je vous fasse les honneurs de Kouraguine, dit Bilibine tout bas ; il est charmant dans ses dissertations politiques ; vous allez voir avec quelle importance… »

Et s’approchant d’Hippolyte, le front plissé, il entama sur les événements du jour une discussion qui attira aussitôt l’attention générale.

« Le cabinet de Berlin ne peut pas exprimer un sentiment d’alliance, commença Hippolyte en regardant son auditoire avec assurance, sans exprimer… comme dans sa dernière note… vous comprenez… vous comprenez… Puis, si S. M. l’Empereur ne déroge pas aux principes, notre alliance… attendez, je n’ai pas fini… »

Et saisissant la main du prince André :

« Je suppose que l’intervention sera plus forte que la non-intervention et… on ne pourra pas imputer à fin de non-recevoir notre dépêche du 28 novembre ; voilà comment tout cela finira… »

Et il lâcha la main du prince André.

« Démosthène, je te reconnais au caillou que tu as caché dans ta bouche d’or[3], » s’écria Bilibine, qui, pour mieux témoigner sa satisfaction, semblait avoir fait descendre sur son front toute sa forêt de cheveux.

Hippolyte, riant plus fort et plus haut que les autres, avait pourtant l’air de souffrir de ce rire forcé qui tordait en tous sens sa figure habituellement apathique.

« Voyons, messieurs, dit Bilibine, Bolkonsky est mon hôte et je tiens, autant qu’il est en mon pouvoir, à le faire jouir de tous les plaisirs de Brünn. Si nous étions à Vienne, ce serait bien plus facile, mais ici, dans ce vilain trou morave, je vous demande votre aide : il faut lui faire les honneurs de Brünn. Chargez-vous du théâtre, je me charge de la société. Quant à vous, Hippolyte, la question du beau sexe vous regarde.

— Il faudra lui montrer la ravissante Amélie, s’écria un « des nôtres », en baisant le bout de ses doigts.

— Oui, il faudra inspirer à ce sanguinaire soldat des sentiments plus humains, ajouta Bilibine.

— Il me sera difficile, messieurs, de profiter de vos aimables dispositions à mon égard, objecta Bolkonsky, en regardant à sa montre, car il est temps que je sorte.

— Où allez-vous donc ?

— Je me rends chez l’Empereur.

— Oh ! oh ! Alors au revoir, Bolkonsky !

— Au revoir, prince ; revenez dîner avec nous, nous nous chargerons de vous.

— Écoutez, lui dit Bilibine, en le reconduisant dans l’antichambre, vous ferez bien, dans votre entrevue avec l’Empereur, de donner des éloges à l’intendance, pour sa manière de distribuer les vivres et de désigner les étapes.

— Quand même je le voudrais, je ne le pourrais pas, répondit Bolkonsky.

— Eh bien ! parlez pour deux, car il a la passion des audiences sans jamais trouver un mot à dire, comme vous le verrez. »


XI

Le prince André, placé sur le passage de l’Empereur, dans le groupe des officiers autrichiens, eut l’honneur d’attirer son regard et de recevoir un salut de sa longue tête. La cérémonie achevée, l’aide de camp de la veille vint poliment transmettre à Bolkonsky le désir de Sa Majesté de lui donner audience. L’empereur François le reçut debout au milieu de son cabinet, et le prince André fut frappé de son embarras : il rougissait à tout propos et semblait ne savoir comment s’exprimer :

« Dites-moi à quel moment a commencé la bataille ? » demanda-t-il avec précipitation.

Le prince André, l’ayant satisfait sur ce point, se vit bientôt obligé de répondre à d’autres demandes tout aussi naïves.

« Comment se porte Koutouzow ? Quand a-t-il quitté Krems ?… » etc…

L’Empereur paraissait n’avoir qu’un but : poser un certain nombre de questions ; quant aux réponses, elles ne l’intéressaient guère.

« À quelle heure la bataille a-t-elle commencé ?

— Je ne saurais préciser à Votre Majesté l’heure à laquelle la bataille s’est engagée sur le front des troupes, car à Diernstein, où je me trouvais, la première attaque a eu lieu à six heures du soir, » reprit vivement Bolkonsky.

Il comptait présenter à l’Empereur une description exacte, qu’il tenait toute prête, de ce qu’il avait vu et appris.

L’Empereur lui coupa la parole, puis lui demanda en souriant :

« Combien de milles ?

— D’où et jusqu’où, sire ?

— De Diernstein à Krems ?

— Trois milles et demi, sire.

— Les Français ont-ils quitté la rive gauche ?

— D’après les derniers rapports de nos espions, les derniers Français ont traversé la rivière la même nuit sur des radeaux.

— Y a-t-il assez de fourrages à Krems ?

— Pas en quantité suffisante. »

L’Empereur l’interrompit de nouveau :

« À quelle heure a été tué le général Schmidt ?

— À sept heures, je crois.

— À sept heures ?… c’est bien triste, bien triste ! »

Là-dessus, l’ayant remercié, il le congédia. Le prince André sortit et se vit aussitôt entouré d’un grand nombre de courtisans ; il n’y avait plus pour lui que phrases flatteuses et regards bienveillants, jusqu’à l’aide de camp, qui lui fit des reproches de ne pas s’être logé au palais et lui offrit même sa maison. Le ministre de la guerre le félicita pour la décoration de l’ordre de Marie-Thérèse de 3e classe que l’Empereur venait de lui conférer ; le chambellan de l’Impératrice l’engagea à passer chez Sa Majesté ; l’archiduchesse désirait également le voir. Il ne savait à qui répondre et cherchait à rassembler ses idées, lorsque l’ambassadeur de Russie, lui touchant l’épaule, l’entraîna dans l’embrasure d’une fenêtre pour causer avec lui.

En dépit des prévisions de Bilibine, la nouvelle qu’il avait apportée avait été reçue avec joie, et un Te Deum avait été commandé. Koutouzow venait d’être nommé grand-croix de Marie-Thérèse, et toute l’armée recevait des récompenses. Grâce aux invitations qui pleuvaient sur lui de tous côtés, le prince André fut obligé de consacrer toute sa matinée à des visites chez les hauts dignitaires autrichiens. Après les avoir terminées, vers cinq heures du soir, il retournait chez Bilibine, et composait, chemin faisant, la lettre qu’il voulait écrire à son père et dans laquelle il lui décrivait sa course à Brünn, lorsque devant le perron il aperçut une britchka plus d’à moitié remplie d’objets emballés, et Franz, le domestique de Bilibine, y introduisant avec effort une nouvelle malle.

Le prince André, qui s’était arrêté en route chez un libraire pour y prendre quelques livres, s’était attardé.

« Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Ah ! Excellence ! s’écria Franz, nous allons plus loin : le scélérat est de nouveau sur nos talons.

— Mais que se passe-t-il donc ? demanda le prince André au moment où Bilibine, dont le visage toujours calme trahissait cependant une certaine émotion, venait à sa rencontre.

— Avouez que c’est charmant cette histoire du pont de Thabor !… Ils l’ont passé sans coup férir ! »

Le prince André écoutait sans comprendre.

« Mais d’où venez-vous donc, pour ignorer ce que savent tous les cochers de fiacre ?

— Je viens de chez l’archiduc, et je n’y ai rien appris.

— Et vous n’avez pas remarqué que chacun fait ses paquets ?

— Je n’ai rien vu ! Mais enfin qu’y a-t-il donc ? reprit-il avec impatience.

— Ce qu’il y a ? Il y a que les Français ont passé le pont défendu par d’Auersperg, qui ne l’a pas fait sauter, que Murat arrive au grand galop sur la route de Brünn et que, sinon aujourd’hui, du moins demain ils seront ici.

— Comment, ici ? mais puisque le pont était miné, pourquoi ne l’avoir pas fait sauter ?

— C’est à vous que je le demande, car personne, pas même Bonaparte, ne le saura jamais ! »

Bolkonsky haussa les épaules :

« Mais si le pont est franchi, l’armée est perdue, elle sera coupée !

— C’est justement là le hic… Écoutez : Les Français occupent Vienne, comme je vous l’ai déjà dit, tout va très bien. Le lendemain, c’est-à-dire hier au soir, messieurs les maréchaux Murat, Lannes et Belliard[4] montent à cheval et vont examiner le pont ; remarquez bien, trois Gascons ! Messieurs, dit l’un d’eux, vous savez que le pont de Thabor est miné et contre-miné, qu’il est défendu par cette fameuse tête de pont que vous savez, et quinze mille hommes de troupes qui ont reçu l’ordre de le faire sauter pour nous barrer le passage. Mais comme il serait plus qu’agréable à notre Empereur et maître, Napoléon, de s’en emparer, allons-y tous trois et emparons-nous-en. « Allons, » répondirent les autres. Et les voilà qui partent, qui prennent le pont, le franchissent, et toute l’armée à leur suite passe le Danube, se dirigeant sur nous, sur vous et sur vos communications.

— Trêve de plaisanteries, repartit le prince André, le sujet est grave et triste. »

Et cependant, malgré l’ennui qu’aurait dû lui causer cette fâcheuse nouvelle, il éprouvait une certaine satisfaction. Depuis qu’il avait appris la situation désespérée de l’armée russe, il se croyait destiné à la tirer de ce péril : c’était pour lui le Toulon qui allait le faire sortir de la foule obscure de ses camarades et lui ouvrir le chemin de la gloire. Tout en écoutant Bilibine, il se voyait déjà arrivant au camp, donnant son avis au conseil de guerre, et proposant un plan qui pourrait seul sauver l’armée ; naturellement on lui en confiait l’exécution.

« Je ne plaisante pas, continua Bilibine, rien de plus vrai, rien de plus triste ! Ces messieurs arrivent seuls sur le pont et agitent leurs mouchoirs blancs, ils assurent qu’il y a un armistice et qu’eux, maréchaux, vont conférer avec le prince Auersperg ; l’officier de garde les laisse entrer dans la tête du pont. Ils lui racontent un tas de gasconnades : que la guerre est finie, que l’empereur François va recevoir Bonaparte, que, quant à eux, ils vont chez le prince Auersperg… et mille autres contes bleus. L’officier envoie chercher Auersperg. Ces messieurs embrassent leurs ennemis, plaisantent avec eux, enfourchent les canons, pendant qu’un bataillon français arrive tout doucement sur le pont et jette à l’eau les sacs de matières inflammables ! Enfin paraît le général-lieutenant, notre cher prince Auersperg von Nautern.

« Cher ennemi, fleur des guerriers, autrichiens, héros des campagnes de Turquie, trêve à notre inimitié, nous pouvons nous tendre la main, l’empereur Napoléon brûle du désir de connaître le prince Auersperg ! »

« En un mot, ces messieurs, qui n’étaient pas Gascons pour rien, lui jettent tant de poudre aux yeux avec leurs belles phrases, et lui, de son côté, se sent tellement honoré de cette intimité soudaine avec des maréchaux de France, si aveuglé par le manteau et les plumes d’autruche de Murat, qu’il n’y voit que du feu, et oublie celui qu’il devait faire sur l’ennemi ! »

Malgré la vivacité de son récit, Bilibine n’oublia pas de s’arrêter pour donner le temps au prince André d’apprécier le mot qu’il venait de lancer.

« Le bataillon français entre dans la tête du pont, encloue les canons, et le pont est à eux ! Mais voilà le plus joli, continua-t-il en laissant au plaisir qu’il trouvait à sa narration le soin de calmer son émotion… Le sergent posté près du canon, au signal duquel on devait mettre le feu à la mine, voyant accourir les Français, était sur le point de tirer, lorsque Lannes lui arrêta le bras. Le sergent, plus fin que son général, s’approcha d’Auersperg et lui dit ceci ou à peu près :

« Prince, on vous trompe et voilà les Français ! »

Murat, craignant de voir l’affaire compromise s’il le laissait continuer, s’adresse de son côté, en vrai Gascon, à d’Auersperg avec une feinte surprise :

« Je ne reconnais pas la discipline autrichienne tant vantée ; comment, vous permettez à un de vos subalternes de vous parler ainsi ! »… Quel trait de génie !…

Le prince Auersperg se pique d’honneur et fait mettre le sergent aux arrêts ! Avouez que c’est charmant, toute cette histoire du pont de Thabor !

« Ce n’est ni bêtise, ni lâcheté… c’est trahison peut-être ! s’écria le prince André, qui se représentait les capotes grises, les blessés, la fumée de la poudre, la canonnade et la gloire qui l’attendait.

— Nullement, cela met la cour dans de trop mauvais draps ; ce n’est ni trahison, ni lâcheté, ni bêtise ; c’est comme à Ulm : c’est… cherchant une pointe… c’est du Mack, nous sommes Mackés, dit-il en terminant, tout fier d’avoir trouvé un mot, un mot tout neuf, un de ces mots qui seraient répétés partout, et son front se déplissa en signe de satisfaction, pendant qu’il regardait ses ongles, le sourire sur les lèvres.

— Où allez-vous ? dit-il au prince André, qui s’était levé.

— Je pars.

— Pour où ?

— Pour l’armée !

— Mais vous pensiez rester encore deux jours ?

— C’est impossible, je pars à l’instant. »

Et le prince André, ayant donné ses ordres, rentra dans sa chambre.

« Écoutez, mon cher, lui dit Bilibine en l’y rejoignant, pourquoi partez-vous ? »

Le prince André l’interrogea du regard, sans lui répondre.

« Mais oui, pourquoi partez-vous ? Je sais bien, vous pensez qu’il est de votre devoir de vous rendre à l’armée, maintenant qu’elle est en danger ; je vous comprends, c’est de l’héroïsme !

— Pas le moins du monde.

— Oui, vous êtes philosophe, mais soyez-le complètement ! Envisagez les choses d’un autre point de vue, et vous verrez que votre devoir est au contraire de vous garder de tout péril. Que ceux qui ne sont bons qu’à cela s’y jettent ; on ne vous a pas donné l’ordre de revenir, et ici on ne vous lâchera pas ! Ainsi donc, vous pouvez rester et nous suivre là où nous entraînera notre malheureux sort. On va à Olmütz, dit-on ; c’est une fort jolie ville : nous pourrons y arriver dans ma calèche fort agréablement.

— Pour Dieu, cessez vos plaisanteries, Bilibine.

— Je vous parle sérieusement et en ami. Jugez-en : pourquoi partez-vous quand vous pouvez rester ici ? De deux choses l’une : ou bien la paix sera conclue avant que vous arriviez à l’armée ; ou bien il y aura une débâcle, et vous partagerez la honte de l’armée de Koutouzow… »

Et Bilibine déplissa son front, convaincu que son dilemme était irréfutable.

« Je ne puis pas en juger, » répondit froidement le prince André.

Et au fond de son cœur il pensait :

« Je pars pour sauver l’armée !

— Mon cher, vous êtes un héros ! » lui cria Bilibine.


XII

Après avoir pris congé du ministre de la guerre, Bolkonsky partit dans la nuit avec l’intention de rejoindre l’armée, qu’il ne savait plus où trouver, et avec la crainte de tomber entre les mains des Français.

À Brünn, la cour faisait ses préparatifs de départ, et le gros des bagages était déjà expédié sur Olmütz.

En arrivant aux environs d’Etzelsdorf, le prince André se trouva tout à coup sur le passage de l’armée russe, qui se retirait en grande hâte et en désordre, et dont les nombreux chariots qui encombraient la route empêchèrent sa voiture d’avancer. Après avoir demandé au chef des cosaques un cheval et un homme, le prince André, fatigué et mourant de faim, dépassa les fourgons pour s’élancer à la recherche du général en chef. Les bruits les plus tristes arrivaient à ses oreilles tout le long du chemin, et la confusion qu’il voyait autour de lui ne semblait que trop les confirmer.

« Cette armée russe que l’or de l’Angleterre a transportée des extrémités de l’univers, nous allons lui faire éprouver le même sort (le sort d’Ulm), » avait dit Bonaparte dans son ordre du jour, à l’ouverture de la campagne ! Ces paroles, subitement revenues à la mémoire du prince André, éveillaient en lui un sentiment d’admiration pour ce grand génie, joint à une impression d’orgueil blessé que traversait l’espoir d’une prochaine revanche :

« Et s’il ne restait plus qu’à mourir ? pensait-il ; eh bien, on saura mourir, et pas plus mal qu’un autre, s’il le faut. »

Il regardait avec dédain ces files innombrables de charrettes, de parcs d’artillerie, s’enchevêtrant, se confondant l’un dans l’autre, et plus loin encore et toujours des charrettes, des chariots de toute forme se dépassant, se heurtant et s’interceptant le passage, en trois ou quatre rangs serrés, sur la large route boueuse. Devant, derrière, aussi loin que l’on pouvait percevoir un son, on entendait de tous côtés le bruit des roues, des charrettes, des affûts, le piétinement des chevaux, les cris des conducteurs pressant leurs attelages, les jurons des soldats, des domestiques et des officiers. Sur les bords du chemin on voyait à chaque pas des chevaux morts, dont quelques-uns étaient déjà écorchés, des charrettes à moitié brisées, des soldats de toute arme sortant en foule des villages voisins, et traînant à leur suite des moutons, des poules, du foin et de grands sacs pleins jusqu’au bord ; aux descentes et aux montées, les groupes devenaient plus compacts, et leurs cris confus se fondaient en une clameur ininterrompue. Quelques soldats enfoncés dans la boue jusqu’aux genoux soutenaient les roues des avant-trains et des fourgons ; les fouets sifflaient dans l’air, les chevaux glissaient, les traits se rompaient et les vociférations semblaient faire éclater les poitrines. Les officiers, surveillant la marche, galopaient en avant et en arrière ; leurs figures harassées trahissaient leur impuissance à rétablir l’ordre, et leurs commandements se noyaient dans le brouhaha de cette houle humaine.

« Voilà la chère armée orthodoxe ! » se dit Bolkonsky, en se rappelant les paroles de Bilibine et en s’approchant d’un fourgon pour s’enquérir du général en chef.

Une voiture de forme étrange, traînée par un cheval, tenant le milieu entre la charrette, la calèche et le cabriolet, et dont les matériaux hétérogènes accusaient une fabrication de circonstance, frappa ses regards à quelques pas de lui ; un soldat la conduisait, et l’on apercevait, sous la capote et le tablier de cuir, une femme tout enveloppée de châles. Au moment de faire sa question, le prince André en fut détourné par les cris désespérés que poussait cette femme. L’officier placé à la tête de la file battait son conducteur parce qu’il essayait de dépasser les autres, et les coups de fouet cinglaient le tablier de la voiture. À la vue du prince André, la femme avança la tête, et, faisant des signes réitérés de la main, elle l’interpella :

« Monsieur l’aide de camp, monsieur l’aide de camp, pitié, de grâce, défendez-moi ! qu’est-ce qui va m’arriver ? Je suis la femme du médecin du 7e chasseurs ; on ne nous laisse pas passer, nous sommes restés en arrière, nous avons perdu les nôtres !

— Arrière, ou je t’aplatirai comme une galette, criait l’officier en colère au soldat, arrière avec ta coquine !

— Monsieur l’aide de camp, défendez-moi, que me veut-on ?

— Laissez passer cette voiture, ne voyez-vous pas qu’il y a une femme dedans ? » dit le prince André, en s’adressant à l’officier.

Celui-ci le regarda sans répondre et, se tournant vers le soldat : « Ah ! oui, que je te laisserai passer… Arrière, animal !

— Laissez-le passer, vous dis-je, reprit le prince André.

— Qui es-tu, toi ? » demanda l’officier hors de lui. Et il appuya sur le « toi ».

« Es-tu le chef ici ? C’est moi qui suis le chef, et pas toi, entends-tu bien ?… Et toi, là-bas, arrière, ou je t’aplatis comme une galette ! continua-t-il en répétant l’expression, qui lui avait plu sans doute.

— Bien arrangé, le petit aide de camp ! » dit une voix dans la foule.

L’officier était arrivé à ce paroxysme de fureur qui enlève aux gens la conscience de leurs actes, et le prince André sentit un moment que son intervention frisait le ridicule, la chose qu’il craignait le plus au monde ; mais, son instinct prenant le dessus, il se laissa à son tour emporter par une colère folle, et il s’approcha de l’officier en levant son fouet et en scandant ces mots :

« Veuillez laisser passer ! »

L’officier fit un geste de mauvaise humeur et se hâta de s’éloigner :

« C’est toujours leur faute à ceux-là de l’état-major, le désordre et tout le bataclan, grommela-t-il ; eh bien, faites comme vous voudrez. »

Le prince André se hâta à son tour et, sans lever les yeux sur la femme du médecin, qui l’appelait son sauveur, repassant dans sa tête les détails de cette scène ridicule, il galopa jusqu’au village, où se trouvait, lui avait-on dit, le général en chef. Arrivé là, il descendit de cheval, dans l’intention de manger un peu, de se reposer un instant et de mettre de l’ordre dans le trouble pénible de ses impressions :

« C’est une troupe de bandits, ce n’est pas une armée, » pensait-il, lorsqu’une voix connue l’appela par son nom.

Il se retourna, et il aperçut à une petite fenêtre Nesvitsky, qui mâchonnait quelque chose et lui faisait de grands gestes.

« Bolkonsky, ne m’entends-tu pas ? Viens vite ! »

Entré dans la maison, il y trouva Nesvitsky et un autre aide de camp, qui déjeunaient ; ils s’empressèrent de lui demander d’un air alarmé s’il apportait quelque nouvelle.

« Où est le général en chef ? demanda Bolkonsky.

— Ici, dans cette maison, répondit l’aide de camp.

— Eh bien, est-ce vrai, la paix et la capitulation ? demanda Nesvitsky.

— C’est à vous de me le dire, je n’en sais rien, car j’ai eu toutes les peines du monde à vous rejoindre.

— Ah ! mon cher, ce qui se passe chez nous est vraiment affreux… je fais mon mea culpa… nous nous sommes moqués de Mack, et notre situation est pire que la sienne ; assieds-toi et déjeune, ajouta Nesvitsky.

— Il vous sera impossible, mon prince, de retrouver à présent votre fourgon et vos effets : quant à votre Pierre, Dieu sait où il est.

— Où est donc le quartier général ?

— Nous couchons à Znaïm.

— Quant à moi, dit Nesvitsky, j’ai chargé sur deux chevaux tout ce dont j’ai besoin et l’on m’a fait d’excellents bâts qui résisteraient même aux chemins des montagnes de la Bohême !… Ça va mal, mon cher… Eh bien, es-tu malade ?… il me semble que tu frissonnes ?

— Je n’ai rien, » répondit le prince André.

Et il se rappela au même instant sa rencontre avec la femme du médecin et l’officier du train.

« Que fait ici le général en chef ?

— Je n’y comprends rien, répondit Nesvitsky.

— Et moi, je ne comprends qu’une chose : c’est que tout ça est déplorable, » dit le prince André.

Et il se rendit chez Koutouzow ; il remarqua, en passant, sa voiture et les chevaux de sa suite harassés, éreintés, entourés de cosaques et de gens de service, qui causaient à haute voix entre eux. Koutouzow lui-même était dans la chaumière avec Bagration et Weirother (c’était le nom du général autrichien qui remplaçait le défunt Schmidt). Dans le vestibule, le petit Koslovsky, la figure fatiguée par les veilles, assis sur ses talons, dictait des ordres à un secrétaire, qui les griffonnait à la hâte sur un tonneau renversé. Koslovsky jeta un coup d’œil à l’arrivant, sans se donner le temps de le saluer :

« À la ligne… as-tu écrit ?… Le régiment des grenadiers de Kiew, le régiment de…

— Impossible de vous suivre, Votre Haute Noblesse, » répliqua le secrétaire d’un ton de mauvaise humeur.

Au même moment, on entendait à travers la porte la voix animée et mécontente du général en chef, à laquelle répondait une autre voix complètement inconnue. Le bruit de cette conversation, l’inattention de Koslovsky, le manque de respect de l’écrivain à bout de forces, cette étrange installation autour d’un tonneau dans le voisinage du commandant en chef, les rires bruyants des cosaques sous les fenêtres, tous ces détails firent pressentir au prince André qu’il avait dû se passer quelque chose de grave et de malheureux.

Il adressa aussitôt une kyrielle de questions à l’aide de camp.

« À l’instant, mon prince, répondit celui-ci. Bagration est chargé de la disposition des troupes.

— Et la capitulation ?

— Il n’y en a pas, on se prépare à une bataille. »

Au moment où le prince André se dirigeait vers la porte de la pièce voisine, Koutouzow, avec son nez aquilin, et sa figure rebondie, parut sur le seuil. Le prince André se trouvait juste en face de lui, mais le général en chef le regardait sans le reconnaître ; à l’expression vague de son œil unique on voyait que les soucis et les préoccupations l’absorbaient au point de l’isoler du monde extérieur.

« Est-ce fini ? demanda-t-il à Koslovsky.

— À l’instant, Votre Excellence. »

Bagration avait suivi le général en chef : petit de taille, sec, encore jeune, sa figure, d’un type oriental, attirait l’attention par son expression de calme et de fermeté.

« Excellence !… »

Et le prince André tendit une enveloppe à Koutouzow.

« Ah ! de Vienne, c’est bien… »

Il sortit de la chambre avec Bagration et ils s’arrêtèrent tous deux sur le perron.

« Ainsi donc, adieu, prince, dit-il à Bagration. Que le Sauveur te garde, je te bénis pour cette grande entreprise ! »

Il s’attendrit, et ses yeux s’humectèrent de larmes ; l’attirant à lui de son bras gauche, il fit de la main droite sur son front le signe de la croix, geste qui lui était familier, et lui tendit sa joue à baiser, mais Bagration l’embrassa au cou :

« Que Dieu soit avec toi ! »

Et il monta en calèche.

« Viens avec moi, dit-il à Bolkonsky.

— Votre Excellence, j’aurais désiré me rendre utile ici… Si vous vouliez me permettre de rester sous les ordres du prince Bagration ?

— Assieds-toi, reprit Koutouzow en voyant l’indécision de Bolkonsky. J’ai moi-même besoin de bons officiers.

— Si demain la dixième partie de son détachement nous revient, il faudra en remercier Dieu ! » ajouta-t-il comme se parlant à lui-même.

Le regard du prince André se fixa involontairement pour une seconde sur l’œil absent et la cicatrice à la tempe de Koutouzow, double souvenir d’une balle turque :

« Oui, se dit-il, il a le droit de parler avec calme de la perte de tant d’hommes.

— C’est pour cela, continua-t-il tout haut, que je vous supplie de m’envoyer là-bas. »

Koutouzow ne répondit rien : plongé dans ses réflexions, il semblait avoir oublié ce qu’il venait de dire. Doucement bercé sur les coussins de sa calèche, il tourna un instant après vers le prince André une figure calme, sur laquelle on aurait vainement cherché la moindre trace d’émotion, et, tout en raillant finement, il se fit raconter par Bolkonsky son entrevue avec l’empereur, les on-dit de la cour sur l’engagement de Krems, et le questionna même au sujet de quelques dames que tous deux connaissaient.


XIII

Le 1er novembre, Koutouzow avait reçu d’un de ses espions un rapport d’après lequel il jugeait son armée dans une position presque sans issue. Les Français, après le passage du pont, disait le rapport, marchaient en forces considérables pour intercepter sa jonction avec les troupes venant de Russie. Si Koutouzow se décidait à rester à Krems, les cent cinquante mille hommes de Napoléon couperaient ses communications, en entourant ses quarante mille soldats fatigués et épuisés, et il se trouverait dans la position de Mack à Ulm ; s’il abandonnait la grande voie de ses communications avec la Russie, il devrait se jeter, en défendant sa retraite pas à pas, dans les montagnes inconnues et dépourvues de routes de la Bohême, et perdre par suite tout espoir de se réunir à Bouksevden. Si enfin il se décidait à se replier de Krems sur Olmütz, pour rejoindre ses nouvelles forces, il risquait d’être devancé par les Français, et forcé d’accepter la bataille, pendant sa marche et avec tout son train de bagages derrière lui, contre un ennemi trois fois plus nombreux, qui le cernerait de deux côtés. Il choisit cependant cette dernière alternative.

Les Français s’avançaient à marches forcées vers Znaïm, sur la ligne de retraite de Koutouzow, mais toutefois à 100 verstes devant lui. Se laisser devancer par eux, c’était pour les Russes la honte d’Ulm et la perte complète de l’armée ; il n’y avait d’autre chance de la sauver, que d’atteindre ce point avant l’armée française ; mais la réussite devenait impossible avec une masse de quarante mille hommes. Le chemin que l’ennemi avait à parcourir de Vienne à Znaïm était meilleur et plus direct que celui de Koutouzow de Krems à Znaïm.

À la réception de cette nouvelle, il avait expédié, à travers les montagnes, Bagration et son avant-garde de quatre mille hommes sur la route de Vienne à Znaïm. Bagration avait ordre d’opérer cette marche sans s’arrêter, de se placer de façon à avoir Vienne devant lui, Znaïm derrière, et si, grâce à sa bonne étoile, il réussissait à arriver le premier, de retenir l’ennemi autant qu’il le pourrait, pendant que Koutouzow, avec tout son train de campagne, s’écoulerait vers Znaïm.

Après avoir réussi à franchir 45 verstes de montagnes sans chemins frayés, par une nuit orageuse, et avec des soldats affamés et mal chaussés, Bagration, ayant perdu en traînards le tiers de ses hommes, déboucha à Hollabrünn sur la route de Vienne à Znaïm, quelques heures avant les Français. Afin de donner à Koutouzow les vingt-quatre heures indispensables pour atteindre son but, ses quatre mille hommes, épuisés de fatigue, devaient arrêter l’ennemi à Hollabrünn et sauver ainsi l’armée, ce qui était en réalité impossible. Mais la fortune capricieuse rendit l’impossible possible. Le succès de la ruse qui avait livré aux Français, sans coup férir, le pont de Vienne, inspira à Murat la pensée d’en tenter une du même genre avec Koutouzow. Rencontrant le faible détachement de Bagration, il s’imagina avoir devant lui l’armée tout entière. Sûr de l’écraser dès qu’il aurait reçu les renforts qu’il attendait, il lui proposa un armistice de trois jours, pendant lequel chacun d’eux conserverait ses positions respectives. Pour être plus sûr de l’obtenir, il confirma que les préliminaires de la paix étaient en discussion, et que par conséquent il était inutile de verser le sang. Le général autrichien Nostitz, placé aux avant-postes, le crut sur parole et, en se repliant, démasqua Bagration. Un autre parlementaire porta dans le camp russe les mêmes assurances mensongères. Bagration répondit qu’il ne pouvait ni accepter, ni refuser l’armistice, et qu’il devait avant tout en référer au général en chef, auquel il allait envoyer son aide de camp. Cette proposition était le salut de l’armée ; aussi Koutouzow dépêcha-t-il immédiatement à l’ennemi l’aide de camp Wintzengerode, chargé non seulement d’accepter l’armistice, mais aussi de poser les conditions d’une capitulation. Il expédia en même temps d’autres ordres en arrière, pour presser la marche de l’armée, que l’ennemi ignorait encore parce qu’elle s’opérait derrière les faibles troupes de Bagration, restées immobiles devant des forces huit fois plus considérables. Les prévisions de Koutouzow se réalisèrent. Ses propositions ne l’engageaient à rien et lui faisaient gagner un temps précieux ; car la faute de Murat ne pouvait tarder à être découverte. Aussitôt que Bonaparte, établi à Schœnbrünn, à 25 verstes de Hollabrünn, reçut le rapport de Murat contenant les projets d’armistice et de capitulation, il comprit qu’on l’avait joué et lui écrivit la lettre suivante :


Au prince Murat.
« Schœnbrünn, 25 brumaire (16 novembre), an 1805, huit heures du matin.

« Il m’est impossible de trouver des termes pour vous exprimer mon mécontentement. Vous ne commandez que mon avant-garde, et vous n’avez pas le droit de faire d’armistice sans mon ordre. Vous me faites perdre le fruit d’une campagne. Rompez l’armistice sur-le-champ et marchez à l’ennemi. Vous lui ferez déclarer que le général qui a signé cette capitulation n’avait pas le droit de le faire, qu’il n’y a que l’empereur de Russie qui ait ce droit.

« Toutefois, cependant, que l’empereur de Russie ratifierait ladite convention, je la ratifierai, mais ce n’est qu’une ruse. Marchez, détruisez l’armée russe… vous êtes en position de prendre son bagage et son artillerie.

« L’aide de camp de Russie est un…, les officiers ne sont rien quand ils n’ont pas de pouvoirs ; celui-ci n’en avait point… les Autrichiens se sont laissé jouer sur le pont de Vienne, vous vous laissez jouer par un aide de camp de l’Empereur.

« Napoléon. »

L’aide de camp porteur de cette terrible épître galopait ventre à terre. Napoléon, craignant de laisser échapper sa facile proie, arrivait avec toute sa garde pour livrer bataille, tandis que les quatre mille hommes de Bagration allumaient gaiement leurs feux, se séchaient, se chauffaient pour la première fois depuis trois jours et cuisaient leur gruau, sans qu’aucun d’eux pressentît l’ouragan qui allait fondre sur eux.


XIV

L’aide de camp de Napoléon n’avait pas encore rejoint Murat, lorsque le prince André, ayant obtenu de Koutouzow l’autorisation désirée, arriva à Grounth, à quatre heures du soir, auprès de Bagration. On y était dans l’ignorance de la marche générale des affaires : on y causait de la paix sans y ajouter foi ; on y parlait de la bataille sans la croire prochaine. Bagration reçut l’aide de camp favori de Koutouzow avec une distinction et une bienveillance toutes particulières ; il lui annonça qu’ils étaient à la veille d’en venir aux mains avec l’ennemi, lui laissant le choix, ou d’être attaché à sa personne pendant le combat, ou de surveiller la retraite de l’arrière-garde, ce qui était également fort important.

« Du reste, je ne crois pas à un engagement pour aujourd’hui, » ajouta Bagration, comme s’il voulait tranquilliser le prince André, et intérieurement il se dit :

« Si ce n’est qu’un freluquet de l’état-major, envoyé pour recevoir une décoration, il la recevra aussi bien à l’arrière-garde ; mais s’il veut rester auprès de moi, tant mieux, un brave officier n’est jamais de trop ! »

Le prince André, sans répondre à sa double proposition, demanda au prince s’il voulait lui permettre d’examiner la situation et la dislocation des troupes, pour pouvoir s’orienter, le cas échéant. L’officier de service du détachement, un bel homme, d’une élégance recherchée, portant un solitaire à l’index, parlant mal mais très volontiers le français, se proposa comme guide.

On ne voyait de tous côtés que des officiers trempés jusqu’aux os, à la recherche de quelque chose, et des soldats traînant après eux des portes, des bancs et des palissades.

« Voyez, prince, nous ne parvenons pas à nous débarrasser de ces gens-là, dit l’officier d’état-major, en les désignant du doigt et en indiquant la tente d’une vivandière : les chefs sont trop faibles, ils leur permettent de se rassembler ici… je les ai tous chassés ce matin, et la voilà de nouveau pleine. Permettez, prince, une seconde, que je les chasse encore.

— Allons-y, répondit le prince André, j’y prendrai un morceau de pain et de fromage, car je n’ai pas eu le temps de manger.

— Si vous me l’aviez dit, prince, je vous aurais offert de partager mon pain et mon sel. »

Ils quittèrent leurs chevaux et entrèrent dans la tente ; quelques officiers, à la figure fatiguée et enluminée, étaient occupés à boire et à manger.

« Pour Dieu, messieurs, leur dit l’officier d’état-major d’un ton de reproche accentué, qui prouvait que ce n’était pas la première fois qu’il le leur répétait, vous savez bien que le prince a défendu de quitter son poste et de se réunir ici ; » et s’adressant à un officier d’artillerie de petite taille, maigre et peu soigné, qui s’était levé à leur entrée avec un sourire contraint, et s’était déchaussé pour donner à la vivandière ses bottes à sécher. « Et vous aussi, capitaine Tonschine ! N’avez-vous pas honte ? En votre qualité d’artilleur, vous devriez donner l’exemple, et vous voilà sans bottes ; si on bat la générale, vous serez gentil, nu-pieds. Vous allez me faire le plaisir, messieurs, de retourner à vos postes, tous, » ajouta-t-il d’un ton de commandement.

Le prince André n’avait pu s’empêcher de sourire en regardant Tonschine, qui, debout, silencieux et souriant, levait tour à tour ses pieds déchaussés, et dont les yeux, bons et intelligents, allaient de l’un à l’autre.

« Les soldats disent qu’il est plus commode d’être déchaussé, répondit humblement le capitaine Tonschine, en cherchant à sortir par une plaisanterie de sa fausse position ; mais il se troubla en sentant que sa saillie avait été mal reçue.

— Retournez à vos postes, messieurs, » répéta l’officier d’état-major, qui s’efforçait de garder son sérieux.

Le prince André jeta encore un coup d’œil sur l’artilleur, dont la personnalité comique était un type à part ; il n’avait rien de militaire, et cependant il produisait la meilleure impression.

Une fois sortis du village, après avoir dépassé et rencontré à chaque pas des soldats et des officiers de toute arme, ils virent à leur gauche les retranchements en terre glaise rouge qu’on était encore en train d’élever. Quelques bataillons en chemise, malgré la bise froide qui soufflait, y travaillaient comme des fourmis. Les ayant examinés, ils poursuivirent leur route et, s’en éloignant au galop, ils gravirent la montagne opposée.

Du haut de cette éminence ils aperçurent les Français.

« Là-bas est notre batterie, celle de cet original déchaussé ; allons-y, mon prince, c’est le point le plus élevé, nous verrons mieux.

— Mille grâces, je trouverai mon chemin tout seul, répondit le prince André, pour se débarrasser de son compagnon ; ne vous dérangez pas, je vous en supplie… »

Et ils se séparèrent.

À dix verstes des Français, sur la route de Znaïm, parcourue par le prince André le matin même, régnaient une confusion et un désordre indescriptibles. À Grounth, il avait senti dans l’air une inquiétude et une agitation inusitées ; ici, au contraire, en se rapprochant de l’ennemi, il constatait avec joie la bonne tenue et l’air d’assurance des troupes. Les soldats, vêtus de leurs capotes grises, étaient bien alignés devant le sergent-major et le capitaine, qui comptaient leurs hommes en posant le doigt sur la poitrine de chacun d’eux, et en faisant lever le bras au dernier soldat de chaque petit détachement. Quelques-uns apportaient du bois et des broussailles pour se construire des baraques, riaient et causaient entre eux ; des groupes s’étaient formés autour des feux ; les uns tout habillés, les autres, à moitié nus, séchaient leurs chemises, raccommodaient leurs bottes et leurs capotes, rangés en cercle autour des marmites et des cuisiniers. Dans une des compagnies la soupe était prête, et les soldats impatients suivaient des yeux la vapeur des chaudières, en attendant que le sergent de service eût porté leur soupe à goûter à l’officier, assis sur une poutre devant sa baraque.

Dans une autre compagnie, plus heureuse, car toutes n’avaient pas d’eau-de-vie, les hommes se pressaient autour d’un sergent-major qui avait une figure grêlée et de larges épaules ; il leur en versait tour à tour dans le couvercle de leurs bidons, en inclinant son petit tonneau ; les soldats la portaient pieusement à leurs lèvres, s’en rinçaient la bouche, essuyaient ensuite leurs lèvres sur leurs manches, et, après avoir recouvert leurs bidons, s’éloignaient gais et dispos. Tous étaient si calmes, qu’on n’aurait pu supposer, à les voir, que l’ennemi fût à deux pas. Ils semblaient plutôt se reposer à une tranquille étape dans leur pays, qu’être à la veille d’un engagement où peut-être la moitié d’entre eux resteraient sur le terrain. Le prince André, après avoir passé devant le régiment de chasseurs, atteignit les rangs serrés des grenadiers de Kiew ; tout en conservant leur tournure martiale habituelle, les grenadiers étaient aussi paisiblement occupés que leurs camarades ; il aperçut, non loin de la haute baraque du chef du régiment, un peloton de grenadiers devant lequel un homme nu était couché. Deux soldats le tenaient, deux autres frappaient régulièrement sur son dos avec de minces et flexibles baguettes. Le patient criait d’une façon lamentable ; un gros major marchait devant le détachement et répétait, sans faire la moindre attention à ses cris :

« Il est honteux pour un soldat de voler, le soldat doit être honnête et brave ; s’il a volé son camarade, c’est qu’il n’a pas le sentiment de l’honneur, c’est qu’il est un misérable ! Encore ! encore !… »

Et les coups tombaient, et les cris continuaient.

Un jeune officier qui venait de s’éloigner du coupable, et dont la figure trahissait une compassion involontaire, regarda avec étonnement l’aide de camp qui passait.

Le prince André, une fois arrivé aux avant-postes, les parcourut en détail. La ligne des tirailleurs ennemis et la nôtre, séparées par une grande distance sur le flanc gauche et sur le flanc droit, se rapprochaient au milieu, à l’endroit même que les parlementaires avaient traversé le matin. Elles étaient si rapprochées, que les soldats pouvaient distinguer les traits les uns des autres et se parler. Beaucoup de curieux, mêlés aux soldats, examinaient cet ennemi inconnu et étrange pour eux, et, quoiqu’on leur intimât sans cesse l’ordre de s’éloigner, ils semblaient cloués sur place. Nos soldats s’étaient bien vite lassés de ce spectacle : ils ne regardaient plus les Français, et passaient le temps de leur faction à échanger entre eux des lazzis sur les nouveaux arrivants.

Le prince André s’arrêta pour considérer l’ennemi.

« Vois donc, vois donc, — disait un soldat à son camarade en lui en désignant un autre qui s’était avancé sur la ligne et avait engagé une conversation vive et animée avec un grenadier français, — vois donc comme il en dégoise, le Français ne peut pas le rattraper.

— Qu’en dis-tu, toi, Siderow ?

— Attends, laisse-moi écouter… Diable ! comme il y va, » répondit Siderow, qui passait pour savoir très bien le français.

Ce soldat qu’ils admiraient tant était Dologhow ; son capitaine et lui arrivaient du flanc gauche, où était leur régiment.

Encore, encore, — disait le capitaine en se penchant en avant, et en cherchant à ne pas perdre une seule de ces paroles qui étaient complètement inintelligibles pour lui : — Parlez, parlez plus vite !… que veut-il ? »

Dologhow, entraîné dans une chaude dispute avec le grenadier, ne lui répondit pas. Ils parlaient de la campagne ; le Français, confondant les Autrichiens avec les Russes, soutenait que ces derniers s’étaient rendus et avaient fui à Ulm, tandis que Dologhow cherchait à lui prouver que les Russes avaient battu les Français et ne s’étaient pas rendus :

« Si l’on nous ordonne de vous chasser d’ici, nous vous chasserons, continua-t-il.

— Faites seulement bien attention, répondait le grenadier, qu’on ne vous emmène pas tous avec vos cosaques. »

L’auditoire se mit à rire.

« On vous fera danser comme du temps de Souvorow, reprit Dologhow.

— Qu’est-ce qu’il chante ? demanda un Français.

— Bah, de l’histoire ancienne ! répondit un autre, comprenant qu’il était question des guerres du temps passé.

— L’Empereur va lui en faire voir à votre Souvara comme aux autres…

— Bonaparte ? répliqua Dologhow, qui fut aussitôt interrompu par le Français irrité.

— Il n’y a pas de Bonaparte, il y a l’Empereur, sacré nom !

— Que le diable emporte votre Empereur !… »

Et Dologhow jurant en russe, à la manière des soldats, jeta son fusil sur son épaule et s’éloigna en disant à son capitaine :

« Allons-nous-en, Ivan Loukitch.

— En voilà du français, dirent en riant les soldats ; à ton tour, Siderow !… »

Et Siderow, clignant de l’œil et s’adressant aux Français, leur lança coup sur coup une bordée de mots sans suite, sans signification, tels que « cari, mata tafa, safi, muter casca », en tâchant de donner à sa voix des intonations expressives. Un rire homérique éclata parmi les soldats, un rire si franc, si joyeux, qu’il traversa la ligne et se communiqua aux Français ; on aurait pu croire qu’il n’y avait plus qu’à décharger les fusils et à rentrer chacun chez soi : mais les fusils restèrent chargés, les meurtrières des maisons et des retranchements conservèrent leur aspect menaçant, et les canons enlevés de leurs avant-trains et braqués sur l’ennemi ne sortirent pas de leur sinistre immobilité.


XV

Après avoir parcouru la ligne des troupes jusqu’au flanc gauche, le prince André monta à la batterie d’où, au dire de l’officier d’état-major, on découvrait tout le terrain. Il descendit de cheval et s’arrêta au bout de la batterie, au quatrième et dernier canon. L’artilleur de garde voulut lui présenter les armes, mais, au signe de l’officier, il reprit sa marche monotone et régulière. Derrière les bouches à feu se trouvaient les avant-trains, et plus loin, les chevaux attachés au piquet et les feux du bivouac des artilleurs. À gauche, non loin du dernier canon, s’élevait une petite hutte formée de branchages entrelacés, de l’intérieur de laquelle partaient les voix animées de plusieurs officiers.

On apercevait en effet de cette batterie la presque totalité des troupes russes et la plus grande partie de celles de l’ennemi. Sur une colline, juste en face, se dessinait à l’horizon le village de Schöngraben ; à droite et à gauche, on distinguait, à trois endroits différents, au milieu de la fumée de leurs feux, les troupes françaises, dont le plus grand nombre était massé dans le village et derrière la montagne. À gauche des maisons, à travers les nuages de fumée, on entrevoyait confusément une masse sombre, qui paraissait être une batterie, mais dont, à l’œil nu, on ne pouvait se rendre compte. Notre flanc droit s’étendait sur une hauteur assez élevée, dominant l’ennemi, et occupée par l’infanterie et par les dragons, qu’on apercevait distinctement sur le bord du plateau. Du centre, où se trouvaient en ce moment la batterie de Tonschine et le prince André, partait un chemin en pente douce, qui remontait directement au ruisseau dont le cours nous séparait de Schöngraben. Sur la gauche, nos troupes occupaient tout l’espace jusqu’aux forêts, dont la lisière était éclairée au loin par les feux qu’y avait allumés notre infanterie. Le développement de la ligne de l’ennemi était plus grand que le nôtre, et il était évident qu’il pouvait nous tourner des deux côtés. Un ravin à pic longeait les derrières de nos positions, et rendait difficile la retraite de la cavalerie et de l’artillerie. Le prince André, appuyé contre un canon, marqua à la hâte, sur une feuille arrachée à son calepin, la position de nos troupes, en y indiquant deux endroits qu’il comptait signaler à l’attention de Bagration, pour lui proposer, d’abord de réunir toute l’artillerie au centre, et en second lieu de faire passer l’infanterie de l’autre côté du ravin. Le prince André, qui avait été, depuis le commencement de la campagne, constamment attaché au général en chef, était habitué à se rendre compte des mouvements des masses et des dispositions générales à prendre. Ayant beaucoup étudié les relations historiques des batailles, il ne saisissait, dans l’engagement qui se préparait, que les traits principaux, et pensait involontairement aux conséquences qu’ils exerceraient sur l’ensemble des opérations. « Si l’ennemi dirige l’attaque sur le flanc droit, se disait-il, les régiments de grenadiers de Kiew et de chasseurs de Podolie devront défendre leurs positions jusqu’au moment d’être renforcés par les réserves du centre, et dans ce cas les dragons peuvent les prendre en travers et les culbuter. Si on attaque le centre, qui est d’ailleurs à couvert de la grande batterie, nous concentrons le flanc gauche sur cette hauteur, et nous nous replions, en nous échelonnant jusqu’au ravin. » Pendant qu’il était absorbé dans ses réflexions, il continuait à entendre, sans prêter toutefois la moindre attention à leurs paroles, les voix des officiers qui étaient dans la hutte. Une d’elles cependant le frappa tout à coup par la sincérité de son accent, et malgré lui il se prit à écouter.

« Non, mon ami, disait cette voix sympathique, qu’il croyait connaître, je dis que, s’il était possible de savoir ce qui nous attend après la mort, personne de nous n’en aurait peur ; c’est ainsi, mon ami !

— Qu’on ait peur ou non, reprit une voix plus jeune, cela revient au même, on ne l’évitera pas.

— Oui, mais en attendant on a peur.

— Ah ! vous autres savants, s’écria une troisième voix à l’intonation mâle, vous autres artilleurs, vous n’êtes si sûrs de votre fait que parce que vous traînez toujours à votre suite de l’eau-de-vie et de quoi manger. »

C’était probablement une plaisanterie de fantassin.

« Oui, et pourtant on a peur, reprit la première voix, on a peur de l’inconnu, voilà ! On a beau vous conter que l’âme s’en va au ciel, ne sait-on pas qu’il n’y a pas de ciel, qu’il n’y a qu’une atmosphère ?

— Voyons, Tonschine, faites-nous part de votre absinthe, dit la voix mâle.

— C’est donc le même capitaine qui était sans bottes chez la vivandière, se dit le prince André, en reconnaissant avec plaisir l’organe de celui qui philosophait.

— De l’absinthe, pourquoi pas ? répondit Tonschine. Quant à comprendre la vie future…, » il n’acheva pas sa phrase, car au même moment un sifflement fendit l’air, et un boulet, traversant l’espace avec une rapidité vertigineuse, s’enfonça avec fracas dans la terre, qu’il fit rejaillir autour de lui à deux pas de la hutte, le sol trembla sous le coup. Tonschine s’élança hors de la hutte, la pipe à la bouche, sa bonne et intelligente figure un peu pâle ; il était suivi de l’officier d’infanterie à la grosse voix, qui boutonna son uniforme, chemin faisant, et qui courut à toutes jambes rejoindre sa compagnie.


XVI

Le prince André, arrêté à cheval près de la batterie, parcourait des yeux le vaste horizon pour y découvrir la pièce qui avait lancé le projectile. Il aperçut comme des ondulations dans les masses jusque-là immobiles des Français, et constata la présence de la batterie qu’il avait soupçonnée. Deux cavaliers descendirent au galop la montagne, au pied de laquelle avançait une petite colonne ennemie dans l’intention évidente de renforcer les avant-postes. La fumée du premier coup n’était pas encore dissipée, qu’un second nuage s’éleva, et qu’un second coup partit : la bataille était commencée. Le prince André s’élança à bride abattue dans la direction de Grounth pour y rejoindre le prince Bagration. La canonnade augmentait de violence derrière lui, et l’on y répondait de notre côté. Dans le bas, à l’endroit traversé par les parlementaires, la fusillade s’engageait.

Lemarrois venait de remettre à Murat la lettre fulminante de Napoléon. Murat, honteux de sa déconvenue et désirant se faire pardonner, fit aussitôt marcher ses troupes vers le centre de l’armée russe, pour en tourner en même temps les deux ailes, avec l’espoir d’écraser, avant le soir et avant l’arrivée de l’Empereur, le faible détachement qu’il avait devant lui.

« C’est commencé ! se dit le prince André, dont le cœur battit plus vite ; mais où trouverai-je mon Toulon ? »

En passant au milieu de ces compagnies qui, un quart d’heure avant, mangeaient tranquillement leur soupe, il rencontra partout la même agitation : des soldats saisissaient leurs fusils et s’alignaient en ordre, tandis que leur visage exprimait l’excitation qu’il ressentait lui-même au fond du cœur. Comme lui, ils semblaient dire, avec un mélange de terreur et de joie :

« C’est commencé ! »

À peu de distance des retranchements inachevés, il vit venir à lui, dans le crépuscule d’une brumeuse soirée d’automne, plusieurs militaires à cheval. Le premier, qui marchait en avant, revêtu d’une bourka[5], montait un cheval blanc ; c’était le prince Bagration, qui, reconnaissant le prince André, le salua d’un signe de tête. Celui-ci s’était arrêté pour l’attendre et le mettre au fait de ce qu’il avait vu.

En l’écoutant, le prince Bagration regardait devant lui, et le prince André se demandait avec une curiosité inquiète, en étudiant les traits fortement accusés de cette figure dont les yeux étaient à moitié fermés, vagues et endormis, quelles pensées, quels sentiments se cachaient derrière ce masque impénétrable ?…

« C’est bien, dit-il, en inclinant la tête en signe d’acquiescement et comme si ce qu’il venait d’entendre avait été prévu par lui. Le prince André, encore tout haletant de sa course, parlait avec volubilité, tandis que le prince Bagration accentuait ses mots, à l’orientale, et les laissait tomber lentement de ses lèvres. Il éperonna son cheval, mais sans laisser paraître le moindre signe de précipitation, et se dirigea vers la batterie de Tonschine, accompagné de toute sa suite, composée d’un officier d’état-major, son aide de camp spécial, du prince, de Gerkow, d’une ordonnance, de l’officier de l’état-major de service et d’un fonctionnaire civil, ayant rang d’auditeur, qui par curiosité avait demandé et obtenu la permission d’assister à une bataille. Ce gros et fort pékin, à la figure pleine, secoué par son cheval, assis sur une selle du train des bagages, enveloppé d’un épais manteau de camelot, regardait autour de lui avec un sourire naïf et satisfait, et faisait une étrange figure au milieu des hussards, des cosaques et des aides de camp.

« Et dire qu’il tient à voir une bataille, dit Gerkow à Bolkonsky, en le lui désignant, et il a déjà mal au creux de l’estomac !

— Voyons, épargnez-moi, dit le civil, qui paraissait content de servir de but aux plaisanteries de Gerkow, et cherchait à passer pour plus bête qu’il n’était.

— Très drôle, mon monsieur prince, dit l’officier de service ; — il se rappelait qu’en français le titre du prince était toujours précédé d’un autre mot, mais il ne put parvenir à le trouver. Ils approchaient de la batterie de Tonschine, lorsqu’un boulet tomba à quelques pas d’eux.

— Qu’est-ce qui est tombé ? demanda l’auditeur.

— C’est une galette française, répondit Gerkow.

— Comment, c’est cela qui tue ? reprit le premier. Dieu ! que c’est effrayant ! » continua-t-il tout radieux.

À peine avait-il achevé, qu’un sifflement terrible, épouvantable, se fit entendre. Un cosaque glissa de son cheval et tomba un peu à la droite de l’auditeur. Gerkow et l’officier de service se penchèrent, en tirant leurs chevaux du côté opposé. L’auditeur, arrêté devant le cosaque, le considérait avec curiosité : le cosaque était mort, tandis que le cheval se débattait encore.

Le prince Bagration regarda par-dessus son épaule. Devinant le motif de cette confusion, il se détourna avec tranquillité, en ayant l’air de dire :

« Ce n’est pas la peine de s’occuper de ces bagatelles. »

Il arrêta son cheval et, en bon cavalier qu’il était, se pencha en avant, et dégagea son épée, accrochée à sa bourka. C’était une épée ancienne, différente de celles qu’on portait habituellement, et dont Souvorow lui avait fait cadeau en Italie. Le prince André, se souvenant alors de ce détail, y vit un heureux présage. Arrivé à la batterie placée sur la hauteur, le prince Bagration demanda au canonnier de garde près des caissons :

« Quelle compagnie ?… »

Et il avait plutôt l’air de lui demander :

« N’auriez-vous pas peur, par hasard ? »

Le canonnier le comprit ainsi.

« C’est la compagnie du capitaine Tonschine, Excellence, répondit joyeusement l’artilleur, qui avait les cheveux roux.

— C’est bien, c’est bien, dit Bagration, et il longeait les avant-trains pour arriver au dernier canon, lorsque le coup assourdissant de cette bouche à feu résonna dans l’espace, et, au milieu de la fumée qui l’enveloppait, il vit les servants s’agiter tout autour et la remettre avec effort en place. Le soldat n° 1, de haute taille et de large carrure, qui tenait le refouloir, recula vers la roue ; le soldat n° 2 mettait, d’une main tremblante, la charge dans la bouche du canon. Tonschine, petit et trapu, trébuchant sur l’affût, regardait au loin, en abritant ses yeux de sa main, sans voir le général.

— Ajoutez encore deux lignes, et ce sera bien ! s’écria-t-il d’une voix flûtée, à laquelle il tâchait de donner une inflexion martiale peu en rapport avec sa personne — N° 2, feu !… »

Bagration appela Tonschine, qui s’approcha à l’instant de lui, en portant timidement et gauchement les trois doigts à sa visière, plutôt comme un prêtre qui bénit que comme un militaire qui salue. Au lieu de balayer la plaine, comme elles y étaient destinées, les pièces de la batterie envoyaient des bombes incendiaires dans le village de Schöngraben, devant lequel fourmillaient les masses ennemies.

Personne n’avait indiqué à Tonschine où et avec quoi il devait tirer ; mais, après avoir pris conseil de son sergent-major, Zakartchenko, qu’il tenait en haute estime, ils avaient décidé d’un commun accord qu’ils devaient chercher à incendier le village :

« C’est bien », dit Bagration, qui écouta le rapport de l’officier et examina à son tour le champ de bataille.

Du bas de la hauteur, où se trouvait le régiment de Kiew, montait le grondement prolongé et crépitant d’une fusillade ; plus loin à droite, derrière les dragons, on apercevait une colonne ennemie qui tournait notre flanc ; à gauche, l’horizon était limité par une forêt.

Le prince Bagration ordonna à deux bataillons du centre d’aller renforcer l’aile droite : l’officier d’état-major se permit de faire remarquer au prince que dans ce cas les pièces resteraient à découvert. Le prince le regarda sans rien dire, de ses yeux vagues. La réflexion était juste, il n’y avait rien à y répondre. À ce moment arriva au galop un aide de camp envoyé par le chef du régiment qui se battait sur les bords de la rivière. Il apportait la nouvelle que des masses énormes de Français s’avançaient par la plaine, que le régiment était dispersé et qu’il se repliait pour se joindre aux grenadiers de Kiew. Le prince Bagration fit un signe d’assentiment et d’approbation. Il s’éloigna au pas vers la droite, en envoyant aux dragons l’ordre d’attaquer. Une demi-heure plus tard, le porteur du message revint annoncer que les dragons s’étaient déjà retirés de l’autre côté du ravin pour se mettre à l’abri du terrible feu de l’ennemi, éviter une inutile perte d’hommes et envoyer des tirailleurs sous bois.

« C’est bien », dit de nouveau Bagration en quittant la batterie. On entendait la fusillade dans la forêt ; le flanc gauche étant trop éloigné pour que le général en chef pût y arriver à temps, il y dépêcha Gerkow pour dire au général commandant, celui-là même que nous avons vu à Braunau présenter son régiment à Koutouzow, de se retirer au plus vite derrière le ravin, parce que le flanc droit ne serait pas en état de tenir longtemps contre l’ennemi ; de sorte que Tonschine fut oublié et resta sans bataillons pour couvrir sa batterie.

Le prince André écoutait avec attention les observations échangées entre le prince Bagration et les différents chefs et les ordres qui s’ensuivaient.

Il fut très surpris de voir qu’en réalité le prince Bagration ne donnait aucun ordre, et cherchait tout bonnement à faire croire que ses intentions personnelles étaient en parfait accord avec ce qui était en réalité le simple effet de la force des circonstances, de la volonté de ses subordonnés, et des caprices du hasard. Et cependant, malgré la tournure que les événements prenaient en dehors de ses prévisions, le prince André s’avouait que sa conduite pleine de tact donnait à sa présence une grande valeur. Rien qu’à le voir, ceux qui l’approchaient avec des figures décomposées, sentaient le calme leur revenir ; officiers et soldats le saluaient gaiement et, s’excitant les uns les autres, faisaient montre devant lui de leur courage.


XVII

Le prince Bagration atteignit le point culminant de notre aile droite et redescendit vers la plaine, où continuait le bruit de la fusillade et où l’action se dérobait derrière l’épaisse fumée qui l’enveloppait, lui et sa suite. Ils ne voyaient rien encore distinctement, mais à chaque pas en avant ils sentaient de plus en plus vivement que la vraie bataille était proche. Ils se croisaient avec des blessés ; l’un d’eux, sans shako, la tête ensanglantée, soutenu sous les bras par deux soldats, rendait du sang à flots et râlait : la balle lui était sans doute entrée dans la bouche ou dans le gosier. Un autre, sans fusil, avec un air plus effaré que souffrant, marchait résolument et agitait, sous l’impression encore toute fraîche de la douleur, sa main mutilée d’où le sang coulait à flots sur sa capote. Après avoir traversé la grande route, ils descendirent une pente escarpée sur laquelle gisaient quelques hommes ; un peu plus loin, des soldats valides montaient vers eux en criant et en gesticulant, malgré la présence du général. À quelques pas de là on distinguait déjà dans la fumée les lignes des capotes grises, et un officier, apercevant Bagration, courut aux hommes qui le suivaient en leur ordonnant de retourner sur leurs pas.

Le général en chef s’approcha des rangs d’où partaient à chaque instant des coups secs qui étouffaient le bourdonnement des voix et les cris des commandements ; les figures animées des soldats étaient noires de poudre : les uns enfonçaient la baguette dans le fusil, les autres versaient la poudre dans le bassinet et tiraient les cartouches de leur giberne, les derniers tiraient au hasard, à travers le nuage de fumée épais et immobile dont l’atmosphère était imprégnée ; à des intervalles rapprochés, des sons et des sifflements aigus, d’une nature particulière, chatouillaient désagréablement l’oreille : « Qu’est-ce donc ? se dit le prince André en approchant de cette cohue… Ce ne sont pas des tirailleurs, car ils sont en masse ; ce n’est pas une attaque, puisqu’ils ne bougent pas, et ils ne forment pas non plus le carré ? »

Le chef du régiment, vieux militaire à l’extérieur maigre et débile, dont les grandes paupières recouvraient presque entièrement les yeux, s’approcha du prince Bagration, et le reçut avec un sourire bienveillant, comme on reçoit un hôte qui vous est cher. Il lui expliqua que son régiment, attaqué par la cavalerie française, l’avait repoussée, mais en y perdant plus de la moitié de ses hommes. Il avait militairement qualifié d’attaque ce qui venait de se passer, quand, par le fait, il n’aurait pu lui-même se rendre un compte exact de l’état de ses troupes pendant cette dernière demi-heure, et dire positivement si l’attaque avait été repoussée, ou si son régiment avait été enfoncé. Il n’y avait dans tout cela de certain que la grêle de boulets et de grenades qui décimait ses hommes depuis qu’ils avaient commencé à s’engager au cri de : « Voilà la cavalerie ! » Ce cri avait été le signal de la mêlée, et ils s’étaient mis à tirer, non plus sur la cavalerie, mais bien sur l’infanterie française qui avait paru dans le vallon.

Le prince Bagration approuva de la tête ce rapport, comme s’il contenait tout ce qu’il pouvait désirer et tout ce qu’il avait prévu, et, se tournant vers son aide de camp, il lui ordonna de faire descendre de la montagne les deux bataillons du 6{e chasseurs, qu’il venait d’y voir en passant.

En ce moment le prince André fut frappé du changement qui s’était produit sur la figure du général en chef : elle exprimait une décision ferme et satisfaite d’elle-même, celle d’un homme qui prend son dernier élan pour se jeter à l’eau par une chaude journée d’été. Ce regard vague et endormi, ce masque affecté des profondes combinaisons avaient disparu ; ses yeux d’épervier, ronds et résolus, regardaient devant eux sans se fixer sur rien, avec une certaine exaltation dédaigneuse, tandis que ses mouvements conservaient leur lenteur et leur régularité habituelles.

Le chef de régiment le supplia de se retirer, car l’endroit était périlleux :« Au nom du ciel, Excellence, voyez donc ! » et il montrait les balles qui sifflaient et crépitaient autour d’eux.

Il y avait dans sa parole ce ton de persuasion et de remontrance qu’emploierait un charpentier qui, en voyant son seigneur manier la hache, lui dirait :

« Nous y sommes habitués nous autres, mais vous, vous vous ferez venir des durillons aux mains. »

Quant à lui, il semblait convaincu que ces balles le respecteraient, et ce fut en vain que l’officier d’état-major joignit ses instances aux siennes. Sans leur répondre, le prince Bagration ordonna de cesser la fusillade et de former les rangs pour faire place aux deux bataillons qui s’avançaient. Pendant qu’il parlait, on aurait cru qu’une main invisible relevait vers la gauche un coin du rideau de fumée qui masquait le bas-fond, et tous les yeux se dirigèrent vers la montagne, qui se découvrait peu à peu à leurs yeux, et sur le versant de laquelle descendait la colonne ennemie. On pouvait déjà reconnaître les bonnets à poil des grenadiers, distinguer les officiers des soldats, et voir les plis du drapeau s’enrouler autour de la hampe.

« Comme ils marchent bien ! » dit une voix dans la suite du prince.

La tête de la colonne avait déjà atteint le bas du ravin, et le choc était imminent de ce côté de la descente.

Les restes du régiment qui avait soutenu l’attaque se reformèrent rapidement et s’éloignèrent sur la droite, tandis que, chassant devant eux les traînards, les deux bataillons du 6e chasseurs s’avançaient d’un pas pesant, régulier et cadencé. Sur le flanc gauche, du côté de Bagration, marchait le commandant de la compagnie ; c’était un homme de belle prestance, dont la large figure avait une expression inintelligente et satisfaite, celui-là même qui s’était précipité hors de la hutte de Tonschine. On voyait qu’il n’avait qu’une idée fixe, passer avec désinvolture devant son chef. Se balançant légèrement sur ses pieds musculeux, il se redressait sans le moindre effort et, tenant à la main sa petite épée nue, à lame fine et recourbée, regardant tantôt son chef, tantôt ceux qui le suivaient, sans jamais perdre le pas, il répétait à chaque enjambée, en tournant avec souplesse son corps vigoureux : « Gauche, gauche, gauche !… » Et la muraille vivante marchait en mesure, et chacune de ces figures, sérieuses et dissemblables, alourdie par le poids de son fusil et de son sac, semblait comme lui n’avoir qu’une seule pensée et répéter avec lui : « Gauche, gauche, gauche ! »

Un gros major essoufflé perdait le pas en contournant un buisson de la route ; un traînard, effrayé de sa négligence, courait pour rejoindre sa compagnie.

Un boulet passa par-dessus la tête du prince Bagration et de sa suite, s’abattit au milieu de la colonne en accompagnant les mots de : gauche, gauche, gauche ! de la cadence de son sifflement.

« Serrez les rangs, » s’écria avec crânerie le chef de la compagnie ; les soldats se séparaient à l’endroit où était tombé le boulet, et le vieux sous-officier chevronné, resté en arrière auprès des morts, rejoignit son rang, emboîta vivement le pas en se retournant d’un air soucieux, et le commandement de : gauche, gauche, gauche ! rythmant de nouveau le bruit régulier du pas des soldats, semblait encore sortir de la profondeur de ce silence menaçant.

« Vous l’avez passée en braves, mes enfants, » dit le prince Bagration. Un cri de : « Prêts à servir[6], Excellence ! » éclata par détachement. Un soldat renfrogné regarda son général comme pour lui dire : « Nous le savons aussi bien que vous ! » Un autre, sans se retourner, dans la crainte d’être distrait, ouvrait la bouche toute grande en criant.

On donna l’ordre de s’arrêter et d’ôter les sacs.

Bagration parcourut les rangs qui venaient de défiler devant lui, descendit de cheval, tendit la bride à son cosaque, lui remit sa bourka et étira ses jambes. La tête de la colonne française, officiers en tête, déboucha en ce moment de derrière la montagne.

« En avant, avec l’aide de Dieu ! » s’écria Bagration d’une voix claire et ferme, et, se retournant un instant vers le front de la troupe, il s’avança avec effort sur le terrain inégal, du pas incertain d’un cavalier à pied. Le prince André se sentit entraîné par une force irrésistible et en éprouva un grand bonheur[7].

Les Français étaient à une faible distance, et il pouvait apercevoir distinctement leurs figures, les buffleteries, les épaulettes rouges, et un vieil officier qui, les pieds en dehors et des guêtres aux jambes, gravissait avec peine la montagne. Un coup, un second, un troisième partirent, et les lignes ennemies se couvrirent de fumée : la fusillade recommença. Quelques hommes tombèrent de notre côté, entre autres l’officier qui s’était donné tant de mal pour défiler avec avantage devant ses chefs.

Au premier coup de fusil, Bagration avait crié hourra ! Un hourra prolongé lui répondit sur toute la ligne, et dépassant leurs chefs, se dépassant l’un l’autre, nos soldats s’élancèrent joyeusement à la poursuite des Français, dont les rangs s’étaient rompus.


XVIII

L’attaque du 6e chasseurs avait assuré la retraite du flanc droit. Au centre, l’incendie allumé à Schöngraben par la batterie oubliée de Tonschine arrêtait le mouvement des Français, qui éteignaient le feu propagé par le vent, et nous donnaient ainsi le temps de nous retirer ; la retraite du centre à travers le ravin se faisait avec bruit et précipitation, quoique sans désordre. Mais le flanc gauche, qui avait été attaqué en même temps et cerné par des forces supérieures sous le commandement de Lannes, composé des régiments d’infanterie d’Azow et de Podolie, était débandé. Bagration envoya Gerkow au général commandant le flanc gauche, avec ordre de se replier immédiatement.

Gerkow, les doigts à la hauteur de la visière, s’élança résolument au galop, mais il avait à peine quitté Bagration que son courage le trahit ; saisi d’une terreur folle, il lui fut impossible d’aller à l’encontre du danger ; sans avancer jusqu’à la fusillade, il se mit à chercher le général et les autres chefs là où ils ne pouvaient se trouver ; il en résulta que l’ordre ne fut pas transmis.

Le commandant du flanc gauche était, par ancienneté de grade, le chef du régiment que nous avons vu à Braunau et dans lequel servait Dologhow, tandis que le commandant de l’extrême gauche était le chef du régiment de Pavlograd, dont faisait partie Rostow. Les deux chefs, violemment irrités l’un contre l’autre, ce qui causa un malentendu, perdaient du temps en récriminations injurieuses, pendant qu’au flanc droit on se battait depuis longtemps et que les Français commençaient à opérer leur retraite.

Les régiments de cavalerie et le régiment des chasseurs étaient peu en mesure de prendre part à l’engagement ; du soldat au général, personne ne s’y attendait, et l’on s’occupait paisiblement du chauffage dans l’infanterie, et du fourrage dans la cavalerie.

« Votre chef est mon ancien en grade, disait, rouge de colère, l’Allemand qui commandait les hussards, à l’aide de camp du régiment de chasseurs… Qu’il fasse comme bon lui semble, je ne puis sacrifier mes hommes… Trompettes, sonnez la retraite ! »

L’action cependant devenait chaude ; la canonnade et la fusillade grondaient ; à droite et au centre, les tirailleurs de Lannes franchissaient la digue du moulin et s’alignaient de notre côté à deux portées de fusil. Le général d’infanterie se hissa lourdement sur son cheval et, se redressant de toute sa hauteur, alla rejoindre le colonel de cavalerie. La politesse apparente de leur salut cachait leur animosité réciproque.

« Je ne puis pourtant pas, colonel, laisser la moitié de mon monde dans le bois. Je vous prie… et il appuyait sur ce mot… je vous prie d’occuper les positions et de vous tenir prêt pour l’attaque.

— Et moi, je vous prie de vous mêler de vos affaires ; si vous étiez de la cavalerie…

— Je ne suis pas de la cavalerie, colonel, mais je suis un général russe, si vous ne le savez pas…

— Je le sais très bien, Excellence, reprit le premier, en éperonnant son cheval et en devenant pourpre… Ne vous plairait-il pas de me suivre aux avant-postes ? Vous verriez par vous-même que la position ne vaut rien ; je n’ai pas envie de faire massacrer mon monde pour votre bon plaisir.

— Vous vous oubliez, colonel, ce n’est pas pour mon bon plaisir, et je ne saurais vous permettre de le dire… »

Le général accepta la proposition pour ce tournoi de courage : la poitrine en avant et fronçant le sourcil, il se dirigea avec lui vers la ligne des tirailleurs, comme si leur différend ne pouvait se vider que sous les balles. Arrivés là, ils s’arrêtèrent en silence et quelques balles volèrent par-dessus leurs têtes. Il n’y avait rien de nouveau à y voir, car, de l’endroit même qu’ils avaient quitté, l’impossibilité pour la cavalerie de manœuvrer au milieu des ravins et des broussailles était aussi évidente que le mouvement tournant des Français pour envelopper l’aile gauche. Les deux chefs se regardaient comme deux coqs prêts au combat, chacun attendant en vain un signe de faiblesse de son adversaire. Tous deux subirent cette épreuve avec honneur, et ils l’auraient prolongée indéfiniment par amour-propre, aucun ne voulant abandonner la partie le premier, si, au même instant, une fusillade, accompagnée de cris confus, n’avait éclaté à deux pas en arrière.

Les Français étaient tombés sur les soldats occupés à ramasser du bois : il ne pouvait donc plus être question pour les hussards de se replier avec l’infanterie, car ils étaient coupés de leur chemin de retraite sur la gauche par les avant-postes ennemis, et force leur fut d’attaquer, malgré les difficultés du terrain, pour s’ouvrir un passage.

L’escadron de Rostow, qui n’avait eu que le temps de se mettre en selle, se trouvait juste en face de l’ennemi, et, alors, comme sur le pont de l’Enns, il n’y avait rien entre l’ennemi et eux, rien que cette distance pleine de terreur et d’inconnu, cette distance entre les vivants et les morts que chacun sentait instinctivement, en se demandant avec émotion s’il la franchirait sain et sauf !…

Le colonel arriva sur le front, en répondant de mauvaise humeur aux questions des officiers ; en homme résolu à faire à sa tête, il leur jeta un ordre. Rien n’avait été dit de bien précis, mais une vague rumeur faisait pressentir une attaque, et l’on entendit tout à la fois le commandement : « Alignez-vous ! » et le froissement des sabres tirés du fourreau. Nul ne bougeait : l’indécision des chefs était si apparente, qu’elle ne tarda pas à se communiquer à leurs troupes, infanterie et cavalerie.

« Ah ! si cela pouvait venir plus vite, plus vite, » se disait Rostow, en sentant arriver le moment de l’attaque, cette grande et ineffable jouissance dont ses camarades l’avaient si souvent entretenu.

« En avant avec l’aide de Dieu, mes enfants ! cria la voix de Denissow… Au trot, marche ! »

Les croupes des chevaux ondulèrent, Corbeau tira sur la bride et partit.

Rostow avait à sa droite les premiers rangs de ses hussards et au fond, devant lui, une ligne sombre dont il ne pouvait se rendre compte à distance, mais qui était l’ennemi. On entendait au loin des coups de fusil.

« Au trot accéléré !… »

Et Rostow, suivant l’impulsion de son cheval excité, se sentait gagné par la même ardeur. Un arbre solitaire qui lui avait semblé être au milieu de cette ligne mystérieuse était maintenant dépassé :

« Eh bien, la voilà dépassée, et il n’y a rien de terrible, au contraire tout devient plus gai, plus amusant. Oh ! comme je vais les sabrer ! » murmura-t-il avec joie en serrant la poignée de son sabre.

Un formidable hourra retentit derrière lui…

« Qu’il me tombe seulement sous la main ! »

Et, enlevant Corbeau, il le lança à pleine carrière ; l’ennemi était en vue. Tout à coup un immense coup de fouet cingla l’escadron. Rostow leva la main, prêt à sabrer, mais au même moment il vit s’éloigner Nikitenka, le soldat qui galopait devant lui, et il se sentit, comme dans un rêve, emporté avec une rapidité vertigineuse, sans quitter sa place. Un hussard le dépassa au galop et le regarda d’un air sombre.

« Que m’arrive-t-il ? Je n’avance pas ; je suis donc tombé ? suis-je mort ? »

Questions et réponses se croisaient dans sa tête. Il était seul au milieu des champs ; plus de chevaux emportés, plus de hussards, il ne voyait autour de lui que la terre immobile et le chaume de la plaine. Quelque chose de chaud, du sang, coulait autour de lui :

« Non, je ne suis que blessé ; c’est mon cheval qui est tué ! »

Corbeau essaya de se relever, mais il retomba de tout son poids sur son cavalier ; des flots de sang coulaient de sa tête et il se débattait dans de vains efforts. Rostow, cherchant à se remettre sur ses pieds, retomba à son tour, sa sabretache s’accrocha à la selle :

« Où sont les nôtres ? où sont les Français ?… »

Il n’en savait rien… Il n’y avait personne.

Étant parvenu à se dégager de dessous son cheval, il se releva. Où donc se trouvait à présent cette ligne qui séparait si nettement les deux armées ?

« Ne m’est-il pas arrivé quelque chose de grave ? Cela se passe-t-il toujours ainsi, et que dois-je faire à présent ?… »

Il sentit un poids étrange peser sur son bras gauche engourdi. Son poignet semblait ne plus lui appartenir, et pourtant aucune trace de sang ne se voyait sur sa main :

« Ah ! voilà enfin des hommes, ils vont m’aider, » pensa-t-il avec joie. Le premier de ceux qui accouraient vers lui, hâlé, bronzé, avec un nez crochu, vêtu d’une capote gros bleu, portait un shako de forme étrange ; l’un d’eux prononça quelques mots dans une langue qui n’était pas du russe. D’autres, habillés de même façon, conduisaient un hussard de son régiment.

« C’est, sans doute un prisonnier… Mais va-t-on me prendre aussi ? se dit Rostow, qui n’en croyait pas ses yeux. Sont-ce des Français ? »

Il examinait les survenants, et, malgré sa récente bravoure qui les voulait tous exterminer, ce voisinage le glaçait d’effroi.

« Où vont-ils ?… Est-ce à moi qu’ils en veulent ?… Me tueront-ils ?… Pourquoi ? Moi que tout le monde aime ?… »

Et il se souvint de l’amour de sa mère, de sa famille, de l’affection que chacun avait pour lui, ce qui rendait cette supposition invraisemblable.

Il restait cloué à sa place, sans se rendre compte de sa situation ; le Français au nez crochu, à la figure étrangère, échauffée par la course, et dont il pouvait déjà distinguer la physionomie, arrivait sur lui la baïonnette en avant. Rostow saisit son pistolet, mais, au lieu de le décharger sur son ennemi, il le lui jeta violemment à la tête, et s’enfuit à toutes jambes se cacher dans les buissons.

Les sentiments de lutte et d’excitation qu’il avait si vivement éprouvés sur le pont de l’Enns étaient bien loin de lui : il courait comme un lièvre traqué par les chiens ; l’instinct de conserver son existence jeune et heureuse envahissait tout son être, et lui donnait des ailes ! Sautant par-dessus les fossés, franchissant les sillons avec l’impétuosité de son enfance, il tournait souvent en arrière sa bonne et douce figure pâlie, tandis que le frisson de la peur aiguillonnait sa course.

« Il vaut mieux ne pas regarder, » pensa-t-il ; mais, arrivé aux premières broussailles, il s’arrêta ; les Français étaient distancés, et celui qui le poursuivait ralentissait le pas et semblait appeler ses compagnons :

« Impossible !… Ils ne peuvent pas vouloir me tuer ? » se dit Rostow.

Cependant son bras devenait de plus en plus lourd ; on aurait dit qu’il traînait un poids de deux pouds, il ne pouvait plus avancer. Le Français le visait, il ferma les yeux et se baissa : une, deux balles passèrent en sifflant à ses oreilles ; rassemblant ses dernières forces et soulevant son poignet gauche avec sa main droite, il s’élança dans les buissons. Là était le salut, là étaient les tirailleurs russes !


XIX

L’infanterie, surprise à l’improviste dans le bois, en sortait au pas de course, en groupes débandés. Un soldat effaré laissa tomber ce mot d’une si terrible signification à la guerre :

« Nous sommes coupés ! »

Et ce mot répandit l’épouvante dans toute la masse.

« Cernés ! coupés ! perdus ! » criaient les fuyards.

Au premier bruit de la fusillade, aux premiers cris, le commandant du régiment devina qu’il venait de se passer quelque chose d’effroyable. Frappé de la pensée que lui, officier exact, militaire exemplaire depuis tant d’années, pouvait être accusé de négligence et d’incurie par ses chefs, oubliant ses airs d’importance, son rival indiscipliné, oubliant surtout le danger qui l’attendait, il empoigna le pommeau de sa selle, éperonna son cheval et partit au galop rejoindre son régiment, sous une pluie de balles qui heureusement ne l’effleurèrent même pas. Il n’avait qu’un désir : savoir ce qui en était, réparer la faute commise, si elle venait à lui être imputée, et rester pur de tout blâme, lui qui comptait vingt-deux ans de services irréprochables.

Ayant heureusement franchi la ligne ennemie, il tomba de l’autre côté du bois au milieu des fuyards qui se précipitaient à travers champs, sans vouloir écouter les commandements. C’était la minute terrible de cette hésitation morale qui décide du sort d’une bataille. Ces troupes affolées obéiraient-elles à la voix jusque-là si respectée de leur chef, ou continueraient-elles à fuir ? Malgré ses rappels désespérés, malgré sa figure décomposée par la fureur, malgré ses gestes menaçants, les soldats couraient, couraient toujours, et tiraient en l’air sans se retourner. Le sort en était jeté : la balance, dans cette minute d’hésitation, avait penché du côté de la peur.

Le général étouffait à force de crier, la fumée l’aveuglait ; il s’arrêta de désespoir. Tout semblait perdu, lorsque les Français qui nous poursuivaient s’enfuirent tout à coup sans raison apparente et se rejetèrent dans la forêt, où apparurent les tirailleurs russes. C’était la compagnie de Timokhine, qui, ayant seule conservé ses rangs et s’étant retranchée dans le fossé à la lisière de la forêt, attaquait les Français par derrière ; Timokhine, brandissant sa petite épée, s’était élancé sur l’ennemi avec un élan si formidable et une si folle audace, que les Français, saisis à leur tour de terreur, s’enfuirent en jetant leurs fusils. Dologhow, qui courait à côté de lui, en tua un à bout portant, et fut le premier à s’emparer d’un officier, qui se rendit prisonnier. Les fuyards s’arrêtèrent, les bataillons se reformèrent, et l’ennemi, qui avait été sur le point de couper en deux le flanc gauche, fut repoussé. Le chef du régiment se tenait sur le pont avec le major Ekonomow, et assistait au défilé des compagnies qui se repliaient, lorsqu’un soldat, s’approchant de son cheval, saisit son étrier et se serra contre lui ; ce soldat, qui tenait dans ses mains une épée d’officier, portait une capote de drap gros bleu et une giberne française en bandoulière ; la tête bandée, sans shako et sans havresac, il souriait malgré sa pâleur, et ses yeux bleus regardaient fièrement son chef, qui ne put s’empêcher de lui accorder quelque attention, malgré les ordres qu’il était en train de donner au major Ekonomow.

« Excellence, voici deux trophées ! dit Dologhow en montrant l’épée et la giberne. J’ai fait prisonnier un officier, j’ai arrêté une compagnie… (Sa respiration courte et haletante dénotait la fatigue, il parlait par saccades) :… Toute la compagnie peut en témoigner, je vous prie de vous en souvenir, Excellence.

— Bien, bien ! » répondit son chef, sans interrompre sa conversation avec le major.

Et Dologhow, détachant son mouchoir, le tira par la manche, en lui montrant les caillots de sang coagulés dans ses cheveux :

« Blessure de baïonnette, fit-il, j’étais en avant ; rappelez-vous-le, Excellence ! »

Comme on l’a vu plus haut, on avait oublié la batterie de Tonschine ; mais, vers la fin de l’engagement, le prince Bagration, entendant la canonnade continuer au centre, y envoya d’abord l’officier d’état-major de service, puis le prince André, avec ordre à Tonschine de se retirer au plus vite. Les deux bataillons qui devaient défendre la batterie avaient été envoyés, sur un ordre venu on ne sait d’où, prendre part à la bataille, et la batterie continuait à tirer. Les Français, trompés par ce feu énergique, et supposant que le gros des forces était massé de ce côté, essayèrent par deux fois de s’en emparer, et furent repoussés chaque fois par la mitraille que vomissaient ces quatre bouches à feu solitaires et abandonnées sur la hauteur.

Peu de temps après le départ de Bagration, Tonschine était parvenu à rallumer, l’incendie de Schöngraben.

« Vois donc comme ça brûle ! quelle fumée, quelle fumée !… Ils courent, vois donc ! » se disaient les servants, heureux de leur succès.

Toutes les pièces étaient pointées sur le village, et chaque coup était salué de joyeuses exclamations. Le feu, poussé par le vent, se propageait avec rapidité. Les colonnes françaises abandonnèrent Schöngraben, et établirent sur sa droite dix pièces qui répondirent à celles de Tonschine.

La joie enfantine excitée par la vue de l’incendie, et l’heureux résultat de leur tir avaient empêché les artilleurs de remarquer cette batterie. Ils ne s’en aperçurent que lorsque deux projectiles, suivis de plusieurs autres, vinrent tomber au milieu de leurs pièces. Un canonnier eut la jambe enlevée, et deux chevaux furent tués. Leur ardeur n’en fut pas refroidie, mais elle changea de caractère ; les chevaux furent remplacés par ceux de l’affût de réserve, les blessés furent emportés et les quatre pièces tournées vers la batterie ennemie. L’officier camarade de Tonschine avait été tué dès le commencement de l’action, et des quarante hommes qui servaient les pièces, dix-sept eurent le même sort dans l’espace d’une heure. Quant aux survivants, ils continuaient gaiement leur besogne.

Le petit officier aux mouvements gauches et enfantins faisait constamment renouveler sa pipe par son domestique, et s’élançait en avant pour examiner les Français, en s’abritant les yeux de sa main.

« Feu ! enfants, » disait-il, en saisissant lui-même les roues du canon pour le pointer.

Au milieu de la fumée, assourdi par le bruit continuel du tir, dont chaque coup le faisait tressaillir, Tonschine courait d’une pièce à l’autre, sa pipe à la bouche, soit pour les pointer, soit pour compter les charges, soit pour faire changer les attelages. Jetant de sa petite voix, au milieu de ce bruit infernal, des ordres incessants, sa figure s’animait de plus en plus : elle ne se contractait que lorsqu’un homme tombait blessé ou mort, et il s’en détournait pour crier avec colère après les survivants, toujours lents à relever les morts ou les blessés. Les soldats, beaux hommes pour la plupart et, comme il arrive souvent dans une compagnie d’artilleurs, de deux têtes plus grands et plus larges d’épaules que leur chef, l’interrogeaient du regard comme des enfants dans une situation difficile, et l’expression de sa figure se reflétait aussitôt sur leurs mâles visages.

Grâce à ce grondement continu, à ce tapage, à cette activité forcée, Tonschine n’éprouvait pas la moindre crainte : il n’admettait même pas la possibilité d’être blessé ou tué. Il lui semblait que depuis le premier coup tiré sur l’ennemi il s’était passé beaucoup de temps, qu’il était là depuis la veille, et que ce petit carré de terrain qu’il occupait lui était familier et connu. Il n’oubliait rien, prenait avec sang-froid ses dispositions, comme aurait pu le faire à sa place le meilleur des officiers, et pourtant il se trouvait dans un état voisin du délire ou de l’ivresse.

Du milieu du bruit assourdissant de la batterie, de la fumée et des boulets ennemis qui tombaient sur la terre, sur un canon, sur un homme, sur un cheval, du milieu de ses soldats qui se hâtaient, le front ruisselant de sueur, il s’élevait dans sa tête un monde à part et fantastique, plein de fiévreuses jouissances. Dans ce rêve éveillé, les canons ennemis étaient pour lui des pipes énormes par lesquelles un fumeur invisible lui lançait de légers nuages de fumée.

« Tiens, le voilà qui fume, se dit Tonschine à demi-voix, à la vue d’un blanc panache que le vent emportait : attrapons la balle et renvoyons-la !

— Qu’ordonnez-vous, Votre Noblesse ? demanda le canonnier placé à côté de lui, qui avait vaguement entendu ces paroles.

— Rien, vas-y ! vas-y, notre Matvéevna, » répondit-il, en s’adressant au grand canon de fonte ancienne qui était le dernier de la rangée et qui pour lui était la Matvéevna.

Les Français lui faisaient l’effet de fourmis courant autour des pièces ; le bel artilleur, un peu ivrogne, qui était le servant n° 1 du deuxième canon, représentait, dans le monde de ses fantaisies, le personnage de « l’oncle », dont Tonschine suivait les moindres gestes avec un plaisir tout particulier, et le son de la fusillade arrivait jusqu’à lui comme la respiration d’un être vivant, dont il percevait avidement tous les soupirs.

« Le voilà qui respire, se disait-il tout bas, et lui-même se croyait un homme puissant, de haute taille, lançant des deux mains des boulets sur l’ennemi.

— Voyons, Matvéevna, fais ton devoir ! venait-il de dire, en quittant son canon favori, lorsqu’il entendit au-dessus de sa tête une voix inconnue :

— Capitaine Tonschine, capitaine ! »

Il se retourna effrayé : c’était l’officier d’état-major qui l’interpellait :

« Êtes-vous fou ? voilà deux fois qu’on vous a donné l’ordre de vous retirer !

— Moi… je n’ai rien… bégaya-t-il, les deux doigts à la visière de sa casquette.

— Je… »

Mais l’aide de camp n’acheva pas. Un boulet, fendant l’air à ses côtés, lui fit faire le plongeon. Il allait recommencer sa phrase, lorsqu’un nouveau boulet l’arrêta tout court. Il tourna bride, et s’éloigna au galop, en lui criant :

« Retirez-vous ! »

Les artilleurs se mirent à rire. Un second aide de camp arriva aussitôt porteur du même ordre.

C’était le prince André. La première chose qui frappa ses regards, en arrivant sur le plateau, fut un cheval dont le pied écrasé laissait échapper un flot de sang et qui hennissait de douleur à côté de ses compagnons encore attelés. Quelques morts gisaient au milieu des avant-trains.

Des boulets volaient l’un après l’autre par-dessus sa tête, et il sentait un frisson nerveux courir le long de son épine dorsale ; mais la pensée seule qu’il pût avoir peur lui rendait tout son courage. Descendant lentement de son cheval au milieu des pièces, il transmit l’ordre, et sur place. Bien décidé, à part lui, à les faire enlever sous ses yeux, et à les emmener au besoin lui-même sous le feu incessant des Français ; il prêta son aide à Tonschine, en enjambant les corps étendus de tous côtés.

« Il vient de nous arriver une autorité tout à l’heure, mais elle s’est sauvée bien vite : ce n’est pas comme Votre Noblesse, » dit un canonnier au prince André.

Ce dernier n’avait échangé aucune parole avec Tonschine, et, occupés tous les deux, ils semblaient ne pas se voir. Après être parvenus à placer les quatre canons intacts sur leurs avant-trains, ils se mirent en route pour descendre, en abandonnant une pièce enclouée et une licorne.

« Au revoir ! » dit le prince André.

Et il tendit la main au capitaine.

« Au revoir, mon ami, ma bonne petite âme ! »

Et les yeux de Tonschine s’emplirent de larmes, sans qu’il sût pourquoi.


XX

Le vent était tombé ; de sombres nuages qui se confondaient à l’horizon avec la fumée de la poudre restaient suspendus sur le champ de bataille ; la lueur de deux incendies, d’autant plus visible que le soir était venu, se détachait sur ce fond. La canonnade allait s’affaiblissant, mais la fusillade, derrière et à droite, s’entendait à chaque pas plus forte et plus rapprochée. À peine sorti avec ses canons de la zone du feu ennemi, et descendu dans le ravin, Tonschine rencontra une partie de l’état-major, entre autres l’officier porteur de l’ordre de retraite et Gerkow, qui, bien qu’il eût été envoyé deux fois, n’était jamais parvenu jusqu’à lui. Tous, s’interrompant les uns les autres, lui donnaient des ordres et des contre-ordres sur la route qu’il devait suivre, l’accablant de reproches et de critiques.

Quant à lui, monté sur son misérable cheval, il gardait un morne silence, car il sentait qu’à la première parole qu’il aurait prononcée, ses nerfs, en se détendant, auraient trahi son émotion. Bien qu’il lui eût été enjoint d’abandonner les blessés, plusieurs se traînaient, en suppliant qu’on les plaçât sur les canons. L’élégant officier d’infanterie qui, peu d’heures auparavant, s’était élancé hors de la hutte de Tonschine, était maintenant couché sur l’affût de la Matvéevna, avec une balle dans le ventre. Un junker de hussards, pâle et soutenant sa main mutilée, demandait également une petite place.

« Capitaine, dit-il, au nom du ciel, je suis contusionné, je ne peux plus marcher ! »

On voyait qu’il avait dû plus d’une fois faire inutilement la même demande, car sa voix était suppliante et timide :

« Au nom du ciel, ne me refusez pas !

— Placez-le, placez-le ! Mets une capote sous lui, mon petit oncle, dit Tonschine, en s’adressant à son artilleur favori… — Où est l’officier blessé ?

— On l’a enlevé, il est mort, répondit une voix.

— Alors, asseyez-vous, mon ami, asseyez-vous ; étends la capote, Antonow. »

Le junker, qui n’était autre que Rostow, grelottait du frisson de la fièvre ; on le plaça sur la Matvéevna, sur ce même canon d’où l’on venait d’enlever le mort. Le sang dont était couvert le manteau tacha le pantalon et les mains du junker.

« Êtes-vous blessé, mon ami ? lui demanda Tonschine.

— Non, je ne suis que contusionné.

— Pourquoi y a-t-il du sang sur la capote ?

— C’est l’officier, Votre Noblesse, » dit l’artilleur, en l’essuyant avec sa manche, comme pour s’excuser de cette tache sur une de ses pièces.

Les canons, poussés par l’infanterie, furent hissés à grand’peine sur la montagne, et, arrivés enfin au village de Gunthersdorf, ils s’y arrêtèrent. Il y faisait tellement sombre, qu’on ne distinguait plus à dix pas les uniformes des soldats. La fusillade cessait peu à peu. Tout à coup elle reprit tout près, sur la droite, et des éclairs brillèrent dans l’obscurité. C’était une dernière tentative des Français, à laquelle nos soldats répondirent des maisons du village, dont ils sortirent aussitôt. Quant à Tonschine et à ses hommes, ne pouvant plus avancer, ils attendaient leur sort, en se regardant en silence. La fusillade cessa bientôt, et d’une rue détournée débouchèrent des soldats qui causaient bruyamment :

« Nous les avons crânement chauffés, camarades, ils ne s’y frotteront plus !

— Es-tu sain et sauf, Pétrow ?

— On n’y voit goutte, dit un autre… il fait noir comme dans un four… Frères, n’y a-t-il rien à boire ? »

Les Français avaient été définitivement repoussés, et les canons de Tonschine s’éloignèrent en avant dans la profondeur de l’obscurité, entourés de la clameur confuse de l’infanterie.

On aurait dit un sombre et invisible fleuve s’écoulant dans la même direction, dont le grondement était représenté par le murmure sourd des voix, le bruit des fers des chevaux et le grincement des roues. Du milieu de cette confusion s’élevaient, perçants et distincts, les gémissements et les plaintes des blessés, qui semblaient remplir à eux seuls ces ténèbres et se confondre avec elles en une même et sinistre impression. Quelques pas plus loin, une certaine agitation se manifesta dans cette foule mouvante : un cavalier monté sur un cheval blanc et accompagné d’une suite nombreuse venait de passer en jetant quelques mots :

« Qu’a-t-il dit ? Où va-t-on ? S’arrête-t-on ? A-t-il remercié ? »

Tandis que ces questions s’entrecroisaient, cette masse vivante fut tout à coup refoulée dans son élan en avant par la résistance des premiers rangs, qui s’étaient arrêtés : l’ordre venait d’être donné de camper au milieu de cette route boueuse.

Les feux s’allumèrent et les conversations reprirent. Le capitaine Tonschine, après avoir pris ses dispositions, envoya un soldat à la recherche d’une ambulance ou d’un médecin pour le pauvre junker, et s’assit auprès du feu. Rostow se traîna près de lui : le frisson de la fièvre, causée par la souffrance, le froid et l’humidité, secouait tout son corps ; un sommeil invincible s’emparait de lui, mais il ne pouvait s’y abandonner, à cause de la douleur et de l’angoisse que lui faisait éprouver son bras ; tantôt il fermait les yeux, tantôt il regardait le feu, qui lui paraissait d’un rouge ardent, ou la petite personne trapue de Tonschine, qui, assis à la turque, le regardait avec une compassion sympathique de ses yeux intelligents et bons. Il sentait que de toute son âme il lui aurait porté secours, mais qu’il ne le pouvait pas.

De toutes parts on entendait des pas, des voix, le bruit de l’infanterie qui s’installait, des sabots des chevaux qui piétinaient dans la boue, et du bois que l’on fendait au loin.

Ce n’était plus le fleuve invisible qui grondait, c’était une mer houleuse et frissonnante après la tempête. Rostow voyait et entendait, sans comprendre ce qui se passait autour de lui. Un troupier s’approcha du feu, s’accroupit sur ses talons, avança les mains vers la flamme, et, se retournant avec un regard interrogatif vers Tonschine :

« Vous permettez, Votre Noblesse ? J’ai perdu ma compagnie je ne sais où ! »

Un officier d’infanterie qui avait la joue bandée s’adressa à Tonschine, pour le prier de faire avancer les canons qui barraient le chemin à un fourgon ; après lui arrivèrent deux soldats qui s’injuriaient en se disputant une botte :

« Pas vrai que tu l’as ramassée…

— En v’là une blague ! » criait l’un d’eux d’une voix enrouée.

Un autre, le cou entouré de linges sanglants, s’approcha des artilleurs en demandant à boire d’une voix sourde :

« Va-t-il donc falloir mourir comme un chien ? »

Tonschine lui fit donner de l’eau. Puis accourut un loustic qui venait chercher du feu pour les fantassins :

« Du feu, du feu bien brûlant !… Bonne chance, pays, merci pour le feu, nous vous le rendrons avec usure, » criait-il en disparaissant dans la nuit avec son tison enflammé.

Puis quatre soldats passèrent, qui portaient sur un manteau quelque chose de lourd. L’un d’eux trébucha :

« Voilà que ces diables ont laissé du bois sur la route, grommela-t-il…

— Il est mort, pourquoi le porter ? dit un autre, voyons, je vous… »

Et les quatre hommes s’enfoncèrent dans l’ombre avec leur fardeau.

« Vous souffrez ? dit Tonschine tout bas à Rostow.

— Oui, je souffre.

— Votre Noblesse, le général vous demande, dit un canonnier à Tonschine.

— J’y vais, mon ami. »

Il se leva et s’éloigna du feu en boutonnant son uniforme. Le prince Bagration était occupé à dîner dans une chaumière à quelques pas du foyer des artilleurs, et causait avec plusieurs chefs de troupe qu’il avait invités à partager son repas. Parmi eux se trouvaient le petit vieux colonel aux paupières tombantes, qui nettoyait à belles dents un os de mouton, le général aux vingt-deux ans de service irréprochable, à la figure enluminée par le vin et la bonne chère, l’officier d’état-major à la belle bague, Gerkow, qui ne cessait de regarder les convives d’un air inquiet, et le prince André, pâle, les lèvres serrées, les yeux brillants d’un éclat fiévreux.

Dans un coin de la chambre était déposé un drapeau français. L’auditeur en palpait le tissu en branlant la tête : était-ce par curiosité, ou bien la vue de cette table où son couvert n’était pas mis, était-elle pénible à son estomac affamé ?

Dans la chaumière voisine se trouvait un colonel français, fait prisonnier par nos dragons ; et nos officiers se pressaient autour de lui pour l’examiner.

Le prince Bagration remerciait les chefs qui avaient eu un commandement, et se faisait rendre compte des détails de l’affaire et des pertes. Le chef du régiment que nous avons déjà vu à Braunau expliquait au prince comme quoi, dès le commencement de l’action, il avait rassemblé les soldats qui ramassaient du bois, et les avait fait passer derrière les deux bataillons avec lesquels il s’était précipité baïonnette en avant sur l’ennemi, qu’il avait culbuté :

« M’étant aperçu, Excellence, que le premier bataillon pliait, je me suis posté sur la route et me suis dit : Laissons passer ceux-ci, nous recevrons les autres avec un feu de bataillon, c’est ce que j’ai fait ! »

Le chef de régiment aurait tant voulu avoir agi ainsi, qu’il avait fini par croire que c’était réellement arrivé.

« Je dois aussi faire observer à Votre Excellence, continua-t-il en se souvenant de sa conversation avec Koutouzow, que le soldat Dologhow s’est emparé sous mes yeux d’un officier français, et qu’il s’est tout particulièrement distingué.

— C’est à ce moment, Excellence, que j’ai pris part à l’attaque du régiment de Pavlograd, ajouta, avec un regard mal assuré, Gerkow, qui de la journée n’avait aperçu un hussard, et qui ne savait que par ouï-dire ce qui s’était passé. Ils ont enfoncé deux carrés, Excellence ! »

Les paroles de Gerkow firent sourire quelques-uns des officiers présents, qui s’attendaient à une de ses plaisanteries habituelles, mais comme aucune plaisanterie ne suivait ce mensonge qui, après tout, était à l’honneur de nos troupes, ils prirent un air sérieux.

« Je vous remercie tous, messieurs ; toutes les armes, infanterie, cavalerie, artillerie, se sont comportées héroïquement ! Comment se fait-il seulement qu’on ait laissé en arrière deux pièces du centre ? » demanda-t-il en cherchant quelqu’un des yeux.

Le prince Bagration ne s’informait pas de ce qu’étaient devenus les canons du flanc gauche, qui avaient été abandonnés dès le commencement de l’engagement :

« Il me semble cependant que je vous avais donné l’ordre de les faire ramener, ajouta-t-il en s’adressant à l’officier d’état-major de service.

— L’un était encloué, répondit l’officier ; quant à l’autre, je ne puis comprendre… J’étais là tout le temps… j’ai donné des ordres et… il faisait chaud là-bas, c’est vrai, » ajouta-t-il avec modestie. »

Quelqu’un fit observer qu’on avait envoyé chercher le capitaine Tonschine.

« Mais vous y étiez ? dit le prince Bagration s’adressant au prince André.

— Certainement, nous nous sommes manqués de peu, dit l’officier d’état-major en souriant agréablement.

— Je n’ai pas eu le plaisir de vous y voir, » répondit d’un ton rapide et bref le prince André.

Il y eut un moment de silence. Sur le seuil de la porte venait de paraître Tonschine, qui se glissait timidement derrière toutes ces grosses épaulettes ; embarrassé comme toujours à leur vue, il trébucha à la hampe du drapeau, et sa maladresse provoqua des rires étouffés.

« Comment se fait-il qu’on ait laissé deux canons sur la hauteur ? » demanda Bagration en fronçant le sourcil, plutôt du côté des rieurs où se trouvait Gerkow, que du côté du petit capitaine.

Ce fut seulement alors, au milieu de ce grave aréopage, que celui-ci se rendit compte avec terreur de la faute qu’il avait commise en abandonnant, lui vivant, deux canons. Son trouble, les émotions par lesquelles il avait passé, lui avaient fait complètement oublier cet incident ; il restait coi et murmurait :

« Je ne sais pas, Excellence, il n’y avait pas assez d’hommes…

— Vous auriez pu en prendre des bataillons qui vous couvraient. »

Tonschine aurait pu répondre qu’il n’y avait pas de bataillons : c’eût été pourtant la vérité, mais il craignait de compromettre un chef, et restait les yeux fixés sur Bagration, comme un écolier pris en faute.

Le silence se prolongeait, et son juge, désirant évidemment ne pas faire preuve d’une sévérité inutile, ne savait que lui dire. Le prince André regardait Tonschine en dessous, et ses doigts se crispaient nerveusement.

« Excellence, dit-il en rompant le silence de sa voix tranchante, vous m’avez envoyé à la batterie du capitaine, et j’y ai trouvé les deux tiers des hommes et des chevaux morts, deux canons brisés, et pas de bataillons pour les couvrir. »

Le prince Bagration et Tonschine ne le quittaient pas des yeux.

« Et si Votre Excellence me permet de donner mon opinion, c’est surtout à cette batterie et à la fermeté héroïque du capitaine Tonschine et de sa compagnie que nous devons en grande partie le succès de la journée. »

Et sans attendre de réponse il se leva de table. Le prince Bagration regarda Tonschine et, ne voulant pas laisser percer son incrédulité, il inclina la tête en lui disant qu’il pouvait se retirer.

Le prince André le suivit :

« Grand merci, lui dit Tonschine en lui serrant la main, vous m’avez tiré d’un mauvais pas, mon ami. »

Lui jetant un coup d’œil attristé, le prince André s’éloigna sans rien répondre. Il avait un poids sur le cœur… Tout était si étrange, si différent de ce qu’il avait espéré !

« Qui sont-ils ? que font-ils ? quand cela finira-t-il ? » se demandait Rostow en suivant les ombres qui se succédaient autour de lui.

Son bras lui faisait de plus en plus mal, le sommeil l’accablait, des taches rouges dansaient devant ses yeux, et toutes les diverses impressions de ces voix, de ces figures, de sa solitude, se confondaient avec la douleur qu’il éprouvait… Oui, c’étaient bien ces soldats blessés qui l’écrasaient, qui le froissaient, ces autres soldats qui lui retournaient les muscles, qui rôtissaient les chairs de son bras brisé !

Pour se débarrasser d’eux, il ferma les yeux, il s’oublia un instant, et, dans cette courte seconde, il vit défiler devant lui toute une fantasmagorie : sa mère avec sa main blanche, puis Sonia et ses petites épaules maigres, puis les yeux de Natacha qui lui souriaient, puis Denissow, Télianine, Bogdanitch et toute son histoire avec eux, et cette histoire prenait la figure de ce soldat, là-bas, là-bas, celui qui avait une voix aiguë, un nez crochu, qui lui faisait tant de mal et lui tirait le bras.

Il tâchait, mais en vain, de se dérober à la griffe qui torturait son épaule, cette pauvre épaule qui aurait été intacte, s’il ne l’avait pas broyée méchamment.

Il ouvrit les yeux : une étroite bande du voile noir de la nuit s’étendait au-dessus de la lueur des charbons, et dans cette lueur voltigeait la poussière argentée d’une neige fine et légère. Point de médecin, et Tonschine ne revenait pas. Sauf un pauvre petit troupier tout nu, qui de l’autre côté du feu chauffait son corps amaigri, il était tout seul.

« Je ne suis nécessaire à personne ! pensait Rostow, personne ne veut m’aider, ne me plaint, et pourtant, à la maison, jadis j’étais fort, gai, entouré d’affection. Il soupira, et son soupir se perdit dans un gémissement.

— Qu’y a-t-il ?… cela te fait mal ? demanda le petit troupier en secouant sa chemise au-dessus du feu, et il ajouta, sans attendre la réponse : — En a-t-on écharpé de pauvres gens aujourd’hui, c’est effrayant ! »

Rostow ne l’écoutait pas, et suivait des yeux les flocons de neige qui tourbillonnaient dans l’espace ; il songeait à l’hiver de Russie, à la maison chaude, bien éclairée, à sa fourrure moelleuse, à son rapide traîneau, et il s’y voyait plein de vie, entouré de tous les siens :

« Pourquoi donc suis-je venu me fourrer ici ? » se disait-il.

Les Français ne renouvelèrent pas l’attaque le lendemain, et les restes du détachement de Bagration se réunirent à l’armée de Koutouzow.


  1. Eau-de-vie de Riga. (Note du traducteur.)
  2. Nom d’une promenade de Moscou. (Note du traducteur.)
  3. En français dans le texte (Note du traducteur.)
  4. Le traducteur croit devoir relever l’erreur commise par M. Bilibine au sujet du général Belliard, qui n’a jamais été maréchal.
  5. Caban en étoffe de laine. (Note du traducteur.)
  6. Traduction littérale : « Heureux de nous donner de la peine ». Réponse obligatoire des soldats dans l’armée russe aux remerciements de leurs chefs. (Note du traducteur.)
  7. Ici eut lieu l’attaque dont M. Thiers parle en ces termes : « Les Russes se conduisirent vaillamment et, chose rare à la guerre, on vit deux masses d’infanterie marcher l’une contre l’autre sans qu’aucune des deux cédât avant d’être absorbée. » Napoléon à Sainte-Hélène s’exprime ainsi : « Quelques bataillons russes montrèrent de l’intrépidité. » (Note de l’auteur.)

    Voici textuellement les paroles de M. Thiers : « et, ce qui est rare à la guerre, les deux marches d’infanterie marchèrent résolument l’une contre l’autre sans qu’aucune des deux cédât avant d’être abordée. » Puis quelques lignes plus loin : « Les Russes se conduisirent vaillamment. » (Note du traducteur.)