Guerre et Paix (trad. Bienstock)/III/07

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 8p. 83-97).


VII

Le 12 novembre, l’armée de Koutouzov, campée près d’Olmütz, se préparait, pour le lendemain, à la revue des deux empereurs, russe et autrichien. La garde qui venait d’arriver de Russie passait la nuit à quinze verstes d’Olmütz, et le lendemain, gagnait le camp d’Olmütz droit à la revue, à dix heures du matin.

Nicolas Rostov avait reçu, ce jour, un billet de Boris qui lui communiquait que le régiment Izmaïlovsky passerait la nuit à quinze verstes d’Olmütz et qu’il l’attendait, pour lui remettre lettres et argent.

Rostov avait besoin d’argent, surtout maintenant, après la campagne, quand les troupes s’arrêtèrent à Olmütz, où les vivandiers et les juifs autrichiens, bien approvisionnés, étalant des tentations de toutes sortes, emplissaient le camp. Chez les officiers du régiment de Pavlograd il y avait des séries de festins et de fêtes à cause des décorations et des récompenses obtenues pour la campagne, et une série de voyages de plaisir à Olmütz chez une Caroline hongroise qui venait d’ouvrir là-bas un restaurant avec un service de femmes. Rostov avait fêté récemment sa promotion de cornette et avait acheté Bédouin, le cheval de Denissov. Il devait beaucoup aux camarades et aux vivandiers. Dès qu’il reçut le billet de Boris, il partit à Olmütz avec un camarade. Il dîna là-bas, but une bouteille de vin et partit seul au camp de la garde, à la recherche de son camarade d’enfance. Rostov n’était pas encore équipé ; il avait un veston de junker usé, orné de la croix militaire, un pantalon à fond de cuir, et un sabre d’officier avec ceinturon. Il montait un cheval du Don, acheté pendant la campagne à un cosaque. Son shako de hussard, bosselé, était posé en arrière et de côté, crânement. En s’approchant du camp du régiment Izmaïlovsky, il pensait à l’étonnement qu’il allait causer à Boris et à tous ses camarades de la garde par son aspect martial de hussard qui a fait déjà des campagnes.

La garde avait fait toute la campagne comme une promenade, en faisant parade de sa belle tenue et de sa discipline. Les marches étaient très courtes, on menait les havresacs sur des charrettes, et à toutes les étapes les autorités autrichiennes offraient aux officiers de bons dîners. Les régiments entraient dans la ville et en sortaient avec la musique, et toutes les marches (ce dont les officiers de la garde étaient fiers), sur l’ordre du grand-duc, se faisaient au pas et les officiers à leur rang.

Boris, pendant tout le trajet, allait et s’arrêtait avec Berg, déjà promu commandant de compagnie. Ayant reçu pendant la campagne le commandement d’une compagnie, Berg, grâce à son exactitude et à sa ponctualité, s’était acquis la confiance des chefs et avait arrangé très avantageusement ses affaires financières. Boris, pendant la campagne, s’était créé beaucoup de relations avec des hommes capables de lui être utiles, et, par une lettre de recommandation que lui avait donnée Pierre, il avait fait connaissance du prince André Bolkonskï par qui il espérait recevoir une nomination à l’état major du généralissime. Berg et Boris, habillés avec soin et élégance, étaient assis dans l’appartement propre qui leur était destiné, ils se reposaient avec délices des dernières marches de la journée ; devant une table ronde ils jouaient aux échecs. Berg tenait entre ses genoux une pipe allumée. Boris, avec sa précision habituelle, de ses mains blanches et fines arrangeait les pièces en pyramide, en attendant le coup de Berg et regardait le visage de son partenaire qui, selon son habitude de ne penser qu’à ce dont il était occupé, était visiblement tout à son jeu.

— Eh bien, comment vous tirerez-vous de ce coup-là ? dit-il.

— Nous essayerons, répondit Berg en touchant un pion et baissant de nouveau la main.

À ce moment la porte s’ouvrit.

— Voilà, enfin ! c’est lui ! cria Rostov. — Ah ! Berg ici ! Eh ! petits enfants, allez coucher, dormir, — cria-t-il répétant les paroles de la vielle bonne, dont il se moquait autrefois avec Boris.

— Mes aïeux, comme tu es changé ! — Boris se leva à la rencontre de Rostov, mais en se levant il n’oublia pas de retenir et de mettre en place les pièces qui tombaient. Il voulut embrasser son ami, mais Nicolas s’écarta de lui.

Avec ce sentiment particulier de la jeunesse qui craint les voies battues et veut, sans imiter les autres, exprimer ses sentiments à sa manière et non comme on le fait souvent, en singeant les hommes âgés, Nicolas voulait faire quelque chose de particulier à cette rencontre avec son ami : il voulait pincer, pousser Boris, faire n’importe quoi, mais pas embrasser comme tout le monde : et Boris, au contraire, tranquillement et amicalement, embrassait trois fois Rostov.

Ils ne s’étaient pas vus depuis six mois, et à cet âge, quand les jeunes gens font leurs premiers pas dans la vie, tous les deux trouvaient l’un chez l’autre de grands changements, des reflets tout à fait nouveaux des milieux où ils avaient fait ces premiers pas. Tous deux, avaient beaucoup changé depuis qu’ils ne s’étaient vus ; tous deux avaient hâte d’exprimer cette transformation qui s’était faite en eux.

— Allons, maudits frotteurs de parquets ! propres, frais, comme au retour d’une promenade, tandis que nous, les malheureux de l’armée… dit Rostov, de sa voix de baryton, nouvelle pour Boris, et avec des manières militaires, en désignant ses pantalons maculés de boue.

La propriétaire allemande, se montra dans la porte, au bruit de la voix forte de Rostov.

— Quoi ! est-elle jolie ! fit-il en clignant des yeux.

— Pourquoi cries-tu tant ! Tu les effrayeras, dit Boris. — Je ne t’attendais pas aujourd’hui, continua-t-il ; c’est hier seulement que je t’ai envoyé un mot par un aide de camp de Koutouzov, une de mes connaissances, Bolkonskï. Je ne pensais pas qu’il te le transmettrait si vite… Eh bien, toi, comment ? Déjà tâté le feu ? — demanda Boris. Rostov, sans répondre, secoua la croix de Saint-Georges qui était attachée au brandebourg de son uniforme, et, montrant son bras en écharpe, en souriant, il regardait Berg.

— Comme tu vois, dit-il.

— Ma foi oui ! dit en souriant Boris. Et nous aussi nous avons fait une belle campagne. Tu sais sans doute que Son Altesse se trouve toujours auprès de notre régiment, de sorte que nous avons toutes les commodités et tous les avantages. Quelles réceptions il y avait en Pologne ! Quels dîners ! quels bals ! je ne puis te raconter. Et le tzarevitch est très généreux avec tous ses officiers. Et les deux amis se mirent à se raconter, l’un ses orgies de hussard et de la vie de camp, l’autre les avantages et les agréments du service sous le commandement de si grands personnages.

— Oh, la garde ! — dit Rostov. — Eh bien ! envoie chercher du vin.

Boris fronça les sourcils.

— Si tu y tiens absolument, fit-il. Il s’approcha du lit, tira sa bourse sous un oreiller propre, et donna l’ordre d’apporter du vin. Il faut te rendre l’argent et les lettres, ajouta-t-il. — Rostov prit la lettre, jeta l’argent sur le divan et, appuyant ses deux coudes sur la table, se mit à lire. Il lut quelques lignes et regarda Berg avec colère. Ayant rencontré le regard de celui-ci, il cacha son visage derrière la lettre.

— Mais on vous a envoyé pas mal d’argent, dit Berg en regardant la lourde bourse qui s’enfoncait dans le divan. — Voilà, nous autres, comte, nous vivons avec nos appointements. Quant à moi je vous dirai…

— Voilà ce que c’est, mon cher Berg, dit Rostov : quand vous recevrez des lettres de votre famille, que vous rencontrerez un ami à qui vous aurez beaucoup de choses à dire et que j’y serai je m’en irai immédiatement pour ne pas vous gêner. Écoutez, allez-vous-en quelque part, allez… au diable ! — cria-t-il et aussitôt le prenant par l’épaule et le regardant amicalement, en plein visage, évidemment pour adoucir la grossièreté de ses paroles, il ajouta : Vous savez, mon cher, ne vous fâchez pas, je vous parle comme à une vieille connaissance.

— Ah ! que dites-vous, comte, je comprends bien, dit Berg de sa voix gutturale, en se levant.

— Allez chez les maîtres de la maison, ils vous ont invité, ajouta Boris.

Berg prit un veston des plus propres, sans la moindre tache ni poussière, devant le miroir il releva ses mèches sur les tempes, comme les portait Alexandre Pavlovitch, et, se convainquant par le regard de Rostov que son veston faisait son effet, avec un sourire agréable il sortit de la chambre.

— Ah ! quel animal je suis ! prononça Rostov en lisant la lettre.

— Quoi ?

— Quel cochon je suis ! pas une seule fois je ne leur ai écrit et je les ai effrayés… quel cochon ! — répétait-il en rougissant. Eh bien, envoie donc Gavrilo chercher du vin ! Eh bien, nous allons boire ! dit-il.

Dans la lettre des parents, était introduite une lettre de recommandation pour le prince Bagration : la vieille comtesse, selon les conseils d’Anna Mikhaïlovna, l’avait reçue par ses connaissances et l’envoyait à son fils en lui demandant de la remettre à destination et d’en profiter.

— En voilà des bêtises ! j’en ai bien besoin, dit Rostov en jetant la lettre sous la table.

— Pourquoi l’as-tu jetée ? demanda Boris.

— Une lettre de recommandation, que diable, je n’en ai pas besoin.

— Comment, tu te moques de cette lettre, — dit Boris qui avait ramassé la lettre et la lisait ; cette lettre t’est très nécessaire.

— Non pas du tout, et je ne veux être aide de camp de personne.

— Pourquoi ?

— C’est une fonction de valet.

— Comme je vois, tu es toujours le même rêveur, dit Boris en hochant la tête.

— Et toi, toujours le même diplomate. Mais il ne s’agit pas de cela… Eh bien ! Comment vas-tu ? — demanda Rostov…

— Moi, comme tu vois. Jusqu’ici tout va bien, mais j’avoue que je désirerais beaucoup être nommé aide de camp et ne pas rester dans les rangs.

— Pourquoi !

— Parce qu’une fois engagé dans la carrière militaire il faut tâcher, autant que possible, de la faire brillante !

— Ah ! voilà ! dit Rostov songeant à autre chose. Il regardait fixement, interrogativement dans les yeux de son ami, y cherchant visiblement et en vain la solution d’une question.

Le vieux Gavrilo apporta du vin.

— Ne faudrait-il pas maintenant envoyer chercher Alphonse Karlitch ? dit Boris ; il boira avec toi, moi je ne puis pas.

— Va, va le chercher. Eh bien, que fait ici le Teuton ? prononça Rostov avec un sourire de mépris.

— C’est un homme très brave, très honnête et très agréable, dit Boris. De nouveau Rostov regarda fixement Boris dans les yeux et soupira. Berg revint, et devant la bouteille de vin la conversation des trois officiers s’anima. Les officiers de la garde racontèrent à Rostov leur campagne, les fêtes qu’on leur avait offertes en Russie, en Pologne et à l’étranger. Ils racontaient les paroles et gestes de leur commandant en chef, le grand duc ; des anecdotes sur sa bonté et son emportement. Berg, comme à son habitude, se taisait quand la conversation ne le touchait pas personnellement, mais à propos des anecdotes et de l’importance du grand-duc il raconta avec plaisir comment, en Galicie, il avait eu la chance de parler au grand-duc quand celui-ci inspectait les régiments et se fâchait pour l’irrégularité des mouvements. Avec un sourire agréable, Berg raconta comment le grand-duc très irrité s’était approché de lui et avait crié : « Arnaoutes » (expression favorite du grand-duc héritier quand il était emporté) puis avait appelé le chef de la compagnie. « Le croiriez-vous, comte, Je n’avais nullement peur, je savais avoir raison. Moi, vous savez, comte, je puis dire sans me vanter que je connais par cœur les ordres du jour et les règlements ; je les connais comme le Pater noster. C’est pourquoi, comte, dans ma compagnie il n’y avait pas d’irrégularité. Voilà, alors ma conscience était tranquille. Je comparus devant lui (Berg se leva, composa son visage, la main à la visière. En effet il était difficile de trouver dans un visage plus de respect et de contentement de soi-même). Il me réprimanda, m’écuma, comme on dit, m’écuma, m’écuma pas pour la vie, mais pour la mort ; il invoqua et les Arnaoutes, et les diables et la Sibérie, dit Berg en souriant finement. « Je savais que j’avais raison, c’est pourquoi je me suis tu, n’est-ce pas comte ? » — « Quoi ! es-tu muet ? — cria-t-il. — Je me taisais toujours. Et que pensez-vous, comte ? Le lendemain, dans l’ordre du jour, il n’y avait rien. Voilà ce que c’est que de ne pas perdre la tête. Oui, c’est ça, comte » conclut Berg en allumant sa pipe et lançant des ronds de fumée.

— Oui, c’est bon, — dit Rostov en souriant. Mais Boris, remarquant que Rostov avait l’intention de se moquer de Berg, détourna habilement la conversation. Il demanda à Rostov de lui raconter où et comment il avait reçu sa blessure. C’était agréable pour Rostov. Il commença à raconter, s’animant de plus en plus pendant le récit. Il leur narra son affaire de Schœngraben, tout à fait comme racontent ordinairement les acteurs d’une bataille, c’est-à-dire comme ils voudraient que c’eût été, comme ils l’ont entendu des autres narrateurs, de la façon la plus jolie au point de vue narratif, mais pas du tout conforme à la réalité. Rostov était un jeune homme très franc, pour rien au monde il n’aurait menti consciemment. Il commença son récit avec l’intention de raconter tout, tel que c’était, mais involontairement, inévitablement il tournait à l’invention. S’il eût raconté la vérité à ses auditeurs qui, comme lui-même, avaient déjà entendu plusieurs fois le récit de cette attaque et s’étaient fait une idée nette de ce qu’elle était, et attendaient de lui absolument le même récit, alors, ou c’est lui qu’ils n’auraient pas cru, ou, le pire, ils auraient pensé que Rostov était coupable s’il ne lui était pas arrivé ce qui arrive ordinairement aux narrateurs d’attaques de cavalerie. Il ne pouvait leur raconter tout simplement que tous étaient allés au trot, qu’il était tombé de cheval, qu’il s’était démis le bras, s’était enfui de toutes ses forces et s’était sauvé des Français dans une forêt. En outre, pour tout raconter selon la vérité, pour ne raconter que ce qui était, il fallait faire un effort sur soi. Raconter la vérité c’est très difficile et les jeunes gens en sont rarement capables. Ils attendaient que Rostov racontât comment tout enflammé, comme une tempête il se jetait sur le carré, comment il s’élancait en pourfendant à droite et à gauche, comment son épée arrachait la chair, et comment, à bout de fatigue, il tombait, etc. Et il racontait tout cela.

Au milieu de son récit, à ces paroles : « Tu ne peux t’imaginer quel sentiment étrange de fureur on éprouve pendant l’attaque, » le prince André Bolkonskï, que Boris attendait, entra dans la chambre. Le prince André qui aimait le rôle de protecteur des jeunes gens, était flatté qu’on recherchât sa protection et se montrait bien disposé envers Boris qui avait su lui plaire la veille, et il désirait lui être utile. Envoyé avec des papiers de Koutouzov chez le grand-duc héritier, il venait chez lui, espérant le trouver seul.

Quand, en entrant dans la chambre, il aperçut le hussard qui racontait des aventures militaires (sorte de gens que le prince André ne pouvait supporter), il sourit doucement à Boris, fronça les sourcils et cligna des yeux vers Rostov, et, en saluant à peine, d’un air fatigué, il s’assit sur le divan. Il lui était désagréable d’être tombé en mauvaise société. Rostov le comprit et s’enflamma. Mais peu lui importait, c’était un étranger ; mais en regardant Boris, il s’aperçut que lui aussi avait honte d’un hussard. Malgré le ton désagréable, railleur du prince André, malgré le mépris général que Rostov professait pour tous les aides de camp de l’état-major auquel appartenait évidemment le nouveau venu, Rostov se sentit confus, rougit et se tut. Boris demanda quelles étaient les nouvelles à l’état-major et, sans indiscrétion, ce qu’on disait des nouvelles dispositions.

— Probablement une marche en avant, répondit Bolkonskï, qui sans doute ne désirait pas parler davantage devant des étrangers.

Berg profita de l’occasion pour demander, avec une politesse particulière, si l’on donnerait maintenant, comme on en avait parlé, la double solde de fourrage au chef de compagnie. À cela le prince André répondit avec un sourire qu’il ne pouvait juger une si grave question d’État, et Berg sourit joyeusement.

— De ce qui vous concerne, dit encore le prince André à Boris, nous parlerons après, et il regarda Rostov. — Venez chez moi après la revue, nous ferons tout ce qui sera possible. Et, en parcourant du regard la chambre, il s’adressa à Rostov dont il ne daignait pas remarquer la gêne enfantine et invincible qui se transformait en colère.

— Vous narriez, je crois, l’affaire de Schœngraben ? Vous y étiez ?

— J’y étais, — répondit Rostov d’un ton irrité, comme s’il voulait par là blesser l’aide de camp.

Bolkonskï remarqua l’état d’esprit du hussard, et il en fut amusé. Il sourit avec un léger mépris.

— Oui, maintenant il y a beaucoup de récits sur cette affaire !

— Oui, des histoires ! — dit Rostov à voix haute en regardant avec des yeux rageurs, tantôt Boris, tantôt Bolkonskï. — Oui, il y a beaucoup de récits et d’histoires, mais nos récits, les récits de ceux qui étaient au feu ont un certain poids, plus que ceux des gaillards de l’état-major qui reçoivent des récompenses sans rien faire.

— Auxquels vous supposez que j’appartiens ? dit le prince André avec un sourire calme, particulièrement agréable. Un sentiment étrange de colère et en même temps de respect pour le calme de cet homme, s’unissaient en ce moment dans l’âme de Rostov.

— Je ne parle pas de vous, dit-il. Je ne vous connais pas, et j’avoue que je n’ai aucun désir de vous connaître. Je parle en général de ceux de l’état-major.

— Et moi, voici ce que je vous dirai, l’interrompit, avec une autorité tranquille dans le ton, le prince André. — Vous voulez m’offenser et je suis prêt à vous concéder que c’est très facile à faire, si vous n’avez pas assez de respect de vous-même, mais avouez que le lieu et le temps sont bien mal choisis pour cela. Bientôt, nous serons tous à un grand duel plus sérieux et, en outre, Droubetzkoï, qui se dit votre vieil ami, n’est point du tout coupable de ce que ma physionomie ait le malheur de vous déplaire. Cependant, fit-il en se levant, vous savez mon nom et où me trouver ; mais n’oubliez pas que je ne me considère nullement comme votre offensé et que mon conseil d’homme plus âgé c’est de laisser cette affaire sans suite. Alors, à vendredi, après la revue, je vous attendrai, Droubetzkoï. Au revoir, dit le prince André ; et il sortit en les saluant tous deux.

Rostov se rappela ce qu’il fallait répondre, seulement quand le prince André fut parti, et il était surtout fâché de n’avoir pas répondu.

Rostov ordonna immédiatement de préparer son cheval, et en disant sèchement adieu à Boris, il partit chez lui. « Faut-il aller demain au quartier général et provoquer cet aide de camp poseur, ou, en effet, laisser cette affaire sans suite ? » Cette question le tourmentait tout le long du chemin. Tantôt avec colère il pensait avec quel plaisir il verrait l’effroi de cet homme petit, faible et orgueilleux, sous son pistolet ; tantôt, avec étonnement, il sentait que de tous les hommes qu’il connaissait il ne désirait avoir pour ami personne autant que ce petit aide de camp qu’il haïssait si fort.