Guerre et Paix (trad. Bienstock)/II/21

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 7p. 425-439).


XXI

Le vent se calmait, les nuages noirs, bas au-dessus du champ de bataille, se confondaient à l’horizon avec la fumée de la poudre. Dans l’obscurité, en deux endroits, se montraient, d’autant plus claires, les lueurs de l’incendie. La canonnade s’affaiblissait, mais le craquement des fusils derrière et à droite éclatait encore souvent et plus près. Dès que Touchine, avec ses canons, en traversant et écrasant les blessés, sortit du feu et descendit dans le ravin, il rencontra les chefs et les aides de camp parmi lesquels l’officier d’état-major et Jerkov envoyé deux fois et qui, pas une seule fois, n’était parvenu jusqu’à la batterie de Touchine. Tous, en s’interrompant l’un l’autre donnaient et transmettaient les ordres sur la direction à prendre, et lui faisaient des reproches et des observations. Touchine ne donnait aucun ordre, et en silence, ayant peur de parler parce qu’à chaque mot, sans savoir pourquoi, il était prêt à pleurer, en arrière il chevauchait sa rosse d’artillerie. Bien qu’on eût donné l’ordre de laisser les blessés, beaucoup d’entre eux se traînaient derrière les troupes et demandaient qu’on les mit sur le canon. Ce même brave officier d’infanterie qui, avant la bataille, sortait de la hutte de Touchine, gisait avec une balle dans le ventre, sur l’affût de Matvévna. Auprès de la montagne, un junker des hussards, pâle, soutenant une de ses mains dans l’autre, s’approcha de Touchine et lui demanda la permission de s’asseoir.

— Capitaine, au nom de Dieu, je suis touché, au bras, — demandait-il timidement — Au nom de Dieu, je ne puis plus aller, au nom de Dieu ! Il était évident que ce junker avait demandé souvent déjà, la permission de s’asseoir et partout avait subi un refus. Il demandait d’une voix indécise et timide : — Donnez l’ordre de m’asseoir, au nom de Dieu !

— Asseyez-le, asseyez-le, — dit Touchine. — Pose ta capote, toi, l’oncle, — fit-il à son soldat favori. — Et l’officier blessé, où est-il ?

— On l’a ôté, il est mort, — répondit quelqu’un.

— Asseyez-le. Asseyez-vous, mon cher, asseyez-vous. Mets ta capote, Antonov.

Le junker était Rostov. D’une main il soutenait l’autre.

Il était pâle, un tremblement fiévreux agitait sa mâchoire inférieure. On le plaça sur Matvévna, ce même canon d’où l’on avait retiré l’officier mort. Sur la capote qu’on avait posée il y avait du sang où se salissaient le pantalon et le bras de Rostov.

— Quoi, mon cher, vous êtes blessé ? — dit Touchine en s’approchant du canon où était assis Rostov.

— Non, je suis contusionné !

— Pourquoi donc du sang sur l’affût ?

— C’est l’officier, Votre Noblesse, qui a mis ce sang, — répondit un artilleur en essuyant le sang avec la manche de sa capote, comme s’il s’excusait pour la malpropreté du canon.

À peine, avec l’aide de l’infanterie, avait-on amené les canons dans la montagne, et atteint le village Gunthersdorf, qu’on s’arrêta. Il faisait déjà si sombre qu’à dix pas on ne pouvait distinguer les uniformes des soldats. La fusillade commençait à se calmer. Tout à coup, à droite, résonnèrent de nouveau les cris et la fusillade. Des coups brillaient dans l’obscurité. C’était la dernière attaque des Français à qui répondaient les soldats enfermés dans les maisons du village. De nouveau tous se précipitèrent au village, mais les canons de Touchine ne pouvaient se mouvoir et les artilleurs, Touchine et le Junker se regardaient en silence, s’abandonnant au sort. L’échange de coups se calmait ; dans la rue latérale parurent des soldats qui causaient avec animation — Pétrov ! tu vis ? — demandait l’un.

— On les a arrangés, mon frère. Maintenant ils n’y reviendront plus, — disait un autre. — On ne voit rien. — Comment ont-ils tiré sur les leurs ? — On n’y voit pas plus que dans un four. — Y a-t-il à boire ?

Les Français étaient repoussés une dernière fois. De nouveau, dans l’obscurité la plus complète, les canons de Touchine, encadrés par l’infanterie houleuse, s’avançaient quelque part.

Dans l’obscurité, — comme un fleuve invisible et sombre coulant toujours dans la même direction, — c’étaient les chuchotements, les conversations, les sons des sabots et des roues. Dans la clameur générale, à travers tous les autres sons, les plus clairs de tous étaient les gémissements des blessés. Ils semblaient remplir toutes les ténèbres qui entouraient les troupes ; les gémissements, les ténèbres de cette nuit se confondaient.

Un moment après l’émotion gagna la foule qui s’avançait. Quelqu’un passa sur un cheval blanc avec une suite et, en passant, prononça quelque chose.

— Qu’a-t-il dit ? Où aller maintenant ? Faut-il s’arrêter ? A-t-il remercié ? Les questions avides pleuvaient de tous côtés et toute la masse mouvante commençait à se presser elle-même (évidemment ceux qui étaient devant s’arrêtaient) ; le bruit circulait qu’on avait donné l’ordre de s’arrêter. Tous s’arrêtèrent en marche au milieu de la route boueuse.

Les feux s’allumaient, la conversation devenait perceptible. Le capitaine Touchine, ayant donné l’ordre à sa compagnie, envoya un des soldats chercher l’ambulance ou un médecin pour le junker et s’assit près du bûcher fait par les soldats au milieu de la route. Rostov se traîna aussi vers le feu. Le tremblement fiévreux du mal, du froid, de l’humidité, agitait tout son corps. Le sommeil le gagnait invinciblement, mais la douleur de sa main endolorie, qu’il ne savait où mettre, l’empêchait de dormir. Tantôt il fermait les yeux, tantôt il regardait le feu qui lui semblait rouge et chaud, tantôt la figure voûtée, faible de Touchine assis à la turque près de lui.

Les grands yeux bons et intelligents de Touchine étaient fixés sur lui avec compassion et pitié. Il voyait que de toute son âme Touchine voulait lui venir en aide mais ne pouvait rien. De tous côtés bruissaient les pas et les conversations des passants à pied et à cheval et de l’infanterie qui s’installait aux alentours.

Les sons des voix, des pas, des sabots des chevaux piétinant dans la boue, les craquements proches et lointains des bois se confondaient en un murmure flottant.

Maintenant, ce n’était plus comme auparavant le fleuve invisible coulant dans les ténèbres, mais c’était comme la mer sombre se calmant et tremblant après la tempête. Rostov regardait et écoutait sans rien comprendre tout ce qui se passait devant lui et autour de lui. Un soldat d’infanterie s’approcha du bûcher, s’accroupit sur la pointe des pieds, passa ses mains dans la flamme et détourna le visage.

— Vous permettez, Votre Noblesse ? — dit-il en s’adressant interrogativement à Touchine. — Voilà je me suis écarté de ma compagnie, Votre Noblesse, et je ne sais pas même où elle est. C’est un malheur !

Avec le soldat, un officier d’infanterie à la joue bandée s’approcha du bûcher et, s’adressant à Touchine, il lui demanda d’ordonner de repousser un peu les canons pour laisser passer les chariots. Derrière le commandant de la compagnie, deux soldats accouraient au bûcher. Ils s’injuriaient et se battaient désespérément en tirant sur un soulier.

— C’est ça, raconte, c’est toi qui l’as ramassé ! Voilà, coquin ! — criait l’un d’eux d’une voix rauque. Après s’approchait un soldat maigre, pâle, ayant au cou un bandage ensanglanté ; d’une voix irritée il demandait de l’eau aux artilleurs.

— Quoi, mourir comme un chien ? — disait-il.

Touchine ordonna d’apporter de l’eau. Ensuite accourut un soldat très gai qui demandait du feu pour les fantassins.

— Du feu brûlant pour l’infanterie ! Soyez heureux, pays. Mais pour le feu, nous le rendrons avec usure, — dit-il en emportant quelque part, dans l’obscurité, le tison rouge. Après celui-ci, quatre soldats portant quelque chose de lourd sur une capote passèrent devant le bûcher. L’un d’eux trébucha.

— Ah diable, ils ont mis du bois sur la route ! murmura l’un.

— Il est mort, pourquoi diable le porter ? dit l’un d’eux.

— Allez ! Et ils disparurent dans l’obscurité avec leur fardeau.

— Quoi ? vous avez mal ? — demanda Touchine en chuchotant à Rostov.

— J’ai mal.

— Votre Noblesse, allez chez le général. Il est ici dans l’izba, — dit un canonnier en s’approchant de Touchine.

— Tout de suite, mon cher.

Touchine se leva, et, en se rajustant, s’éloigna du bûcher…

Non loin du bûcher des artilleurs, dans l’izba aménagée pour lui, le prince Bagration était assis devant un souper et causait avec quelques chefs réunis près de lui. Il y avait là le petit vieillard aux yeux à demi-fermés, qui rongeait avidement un os de mouton ; un général comptant vingt-deux ans de service, irréprochable, rouge de l’eau-de-vie et du dîner ; l’officier d’état-major à la bague ; Jerkov qui, inquiet, regardait autour de lui, et le prince André, pâle, les lèvres serrées, les yeux brillants de fièvre.

Dans une cour de l’izba était le drapeau pris aux Français, et l’auditeur, avec un visage naïf, tapait l’étoffe de drap et hochait la tête d’un air étonné, peut-être parce qu’en effet il était intéressé à la vue du drapeau, ou parce qu’il lui était pénible à lui, qui avait faim, de regarder le repas où manquait son couvert. Le colonel français fait prisonnier par le dragon était dans l’izba voisine. Près de lui, nos officiers se bousculaient pour le voir. Le prince Bagration remerciait les chefs et les interrogeait sur les détails de l’affaire et sur les pertes. Le chef du régiment présenté sous Braunau rapportait au prince qu’aussitôt l’affaire commencée, il reculait dans la forêt, rassemblait ses soldats occupés à couper du bois, et, avec deux bataillons, se jetait baïonnettes en avant et culbutait les Français.

— Quand j’aperçus, Votre Excellence, que le premier bataillon était dérangé, je m’arrêtai et pensai : « Je dépasserai ceux-ci et je rencontrerai l’ennemi par le feu de la bataille ». C’est ce que j’ai fait.

Le commandant du régiment désirait tellement faire cela, il regrettait tant de n’avoir pas réussi à le faire, qu’il lui semblait que c’était arrivé ainsi. Peut-être même était-ce en effet ? Pouvait-on discerner dans ce désordre ce qui était et ce qui n’était pas ?

— Je dois aussi faire observer à Votre Excellence, — continua-t-il en se rappelant la conversation de Dolokhov avec Koutouzov et sa dernière entrevue avec le dégradé, — que le soldat dégradé Dolokhov a, sous mes yeux, fait prisonnier un officier français et s’est particulièrement distingué.

— Ici, précisément, Votre Excellence, j’ai vu l’attaque du régiment de Pavlograd, — intervenait dans la conversation Jerkov, en regardant autour de lui avec inquiétude ; ce jour-là il n’avait pas vu du tout les hussards et n’avait seulement qu’entendu parler d’eux par un officier d’infanterie. — Ils ont écrasé deux carrés, Votre Excellence.

Quelques-uns sourirent aux paroles de Jerkov, croyant comme toujours qu’il plaisantait. Mais en remarquant que son récit tendait aussi à la gloire de nos armes et de cette journée, ils reprirent une expression sérieuse, bien que plusieurs sussent très bien que les dires de Jerkov étaient mensongers. Le prince Bagration s’adressa au vieux colonel.

— Je vous remercie tous, messieurs. Toutes les armes, infanterie, artillerie, cavalerie, ont agi héroïquement. Pourquoi au centre a-t-on abandonné deux canons ? — demanda-t-il en cherchant quelqu’un des yeux. (Le prince Bagration ne parlait pas des canons du flanc gauche, il savait déjà que là-bas, au commencement même de l’action, tous les canons avaient été abandonnés). Il me semble que je vous l’ai demandé, — fit-il à l’officier d’état-major de service.

— L’un était défoncé, — répondit l’officier de service, — et l’autre, je ne puis comprendre, j’étais moi-même là-bas presque tout le temps, j’ai donné les ordres et dès que je suis parti… Il est vrai que l’affaire était chaude, — ajouta-t-il modestement.

Quelqu’un dit que le capitaine Touchine était ici près du village et qu’on venait de l’envoyer chercher.

— Oui, voilà, vous étiez là-bas, — dit le prince Bagration au prince André.

— Oui, nous nous sommes manqués de peu, — fit l’officier de service en souriant aimablement à Bolkonskï.

— Je n’ai pas eu le plaisir de vous voir, — répondit froidement le prince André.

Tous se turent.

Sur le seuil parut Touchine qui se glissait timidement derrière le dos des généraux. En pénétrant dans l’izba étroite, Touchine, confus comme toujours devant ses chefs, ne remarqua pas la hampe du drapeau et trébucha contre elle. Quelques-uns rirent.

— Comment se fait-il qu’un canon ait été abandonné ? — demanda Bagration en fronçant les sourcils, non pas tant contre le capitaine que contre les siens, parmi lesquels on entendait surtout Jerkov. Maintenant, en présence de ses chefs, Touchine se représentait pour la première fois toute l’horreur de son crime et la honte d’avoir, lui vivant, perdu deux canons. Il était si ému jusqu’alors, qu’il n’avait pas eu le temps de penser à cela. Le rire des officiers le troublait encore davantage. Il était devant Bagration, sa lèvre inférieure tremblait ; il prononça à peine :

— Je ne sais pas… Excellence… Il n’y avait pas assez d’hommes, Excellence.

— Vous pouviez prendre des troupes de couverture ?

Touchine ne répondit pas qu’il n’avait pas de troupes de couverture, bien que ce fût la vérité. Il craignait, disant cela, de compromettre un autre chef, et, en silence, les yeux immobiles, il regardait droit dans le visage de Bagration, comme regarde dans les yeux de l’examinateur, l’écolier qui ne sait que répondre.

Le silence fut assez long. Le prince Bagration qui, visiblement, ne désirait pas être sévère, ne savait que dire ; les autres n’osaient se mêler à la conversation. Le prince André regardait Touchine à la dérobée et ses mains s’agitaient nerveusement.

— Excellence, — fit le prince André de sa voix brève, rompant le silence. — Vous avez daigné m’envoyer à la batterie du capitaine Touchine. J’y suis allé et j’ai trouvé les deux tiers des hommes et des chevaux tués, deux canons brisés et aucune couverture.

Le prince Bagration et Touchine regardaient maintenant avec une égale fixité Bolkonskï qui parlait avec retenue et émotion.

— Et si vous me permettez, Excellence, d’exprimer mon opinion, — continua-t-il — je dirai que nous devons en grande partie le succès de cette journée à cette batterie et à la fermeté héroïque du capitaine Touchine et de sa compagnie.

Et sans attendre de réponse, le prince André se levait et s’éloignait de la table.

Le prince Bagration regarda Touchine. On voyait qu’il ne voulait pas mettre en doute le jugement raide de Bolkonskï, et en même temps qu’il lui était impossible de le croire absolument. Il inclina la tête et dit à Touchine qu’il pouvait se retirer.

Le prince André sortit derrière lui.

— Ah merci, mon cher, vous m’avez sauvé ! — lui dit Touchine. Le prince André regarda Touchine et s’éloigna sans rien dire. Le prince André était attristé, peiné. Tout cela était si étrange et si peu semblable à ce qu’il espérait.



« Que sont-ils ? que font-ils ? que leur faut-il ? Quand tout cela finira-t-il ? » pensait Rostov en regardant les ombres qui se mouvaient devant lui. La douleur de son bras devenait de plus en plus aiguë. Il avait grand sommeil ; devant ses yeux dansaient des cercles rouges, et l’impression des voix, de ces visages, et le sentiment de la solitude se confondaient avec la sensation douloureuse. C’étaient eux, ces soldats blessés et non blessés, qui serraient et liaient les veines, brisaient la chair de son bras brisé et l’épaule. Pour se débarrasser d’eux il ferma les yeux.

Il s’oubliait pour un moment, mais dans ce court espace d’oubli, il voyait en rêve une foule d’objets divers : il voyait sa mère et sa longue main blanche, les épaules maigres de Sonia, les yeux et le rire de Natacha, la voix et les moustaches de Denissov et Télianine et toute son histoire avec Bogdanitch. Toute cette histoire c’était la même chose que ce soldat à la voix rude, et toute cette histoire et ce soldat tiraient lourdement et obstinément sa main. Il essayait de s’écarter d’eux, mais ils ne laissaient ni d’une ligne ni pour une seconde son épaule. Il ne souffrirait pas, son épaule ne lui aurait pas fait mal s’ils ne la tiraient pas ; mais il ne pouvait se débarrasser d’eux.

Il ouvrit les yeux et souleva son regard.

Le voile noir de la nuit tombait à la distance d’une archine de la lumière des charbons. Dans cette lumière tourbillonnaient les petites poussières de la neige tombante. Touchine n’était pas de retour. Le médecin ne venait pas. Il était seul ; un soldat seulement était maintenant assis tout nu de l’autre côté et chauffait son corps maigre, jaune.

« Je ne suis plus nécessaire à personne ! » pensait Rostov. « Il n’y a personne pour me secourir, pour me plaindre. Et moi aussi, autrefois, à la maison, j’étais fort, joyeux, aimé. » Il soupira et, involontairement, un gémissement accompagnait son soupir.

— Quelque chose vous fait-il mal ? demanda le soldat en secouant sa chemise sur le feu, et sans attendre la réponse il ajouta en toussotant : Ah mon Dieu ! combien en ont-ils estropié aujourd’hui ? C’est affreux !

Rostov n’écoutait pas les paroles du soldat. Il regardait le petit flocon de neige qui tourbillonnait au-dessus du feu et se rappelait l’hiver russe dans la maison chaude, claire : la pelisse moelleuse, les traîneaux rapides, son corps vigoureux, tout l’amour et le soin de la famille. « Et pourquoi suis-je venu ici ? » pensa-t-il.

Le lendemain les Français ne renouvelaient pas l’attaque, et le reste du détachement de Bagration se joignait à l’armée de Koutouzov.



fin de la deuxième partie du premier volume
de
Guerre et Paix.





FIN DU TOME SEPTIÈME

DES ŒUVRES COMPLÈTES DU Cte LÉON TOLSTOÏ