Guerre et Paix (trad. Bienstock)/II/16

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 7p. 383-387).


XVI

Après avoir parcouru toute la ligne des troupes, depuis le flanc droit jusqu’au flanc gauche, le prince André monta à cette batterie d’où, au dire de l’officier, l’on voyait tout le champ. Là il descendit de cheval, s’arrêta près de l’un des quatre canons enlevés de leurs avant-trains qui était au bout. Devant le canon marchait une sentinelle d’artillerie qui voulait saluer l’officier, mais sur un signe de celui-ci, elle continua sa marche monotone, régulière.

Derrière les canons se trouvaient les avant-trains et derrière encore, les chevaux et les bûchers des artilleurs. À gauche, non loin du dernier canon, était une petite hutte récemment construite d’où l’on entendait les voix animées des officiers.

En effet, de la batterie, la vue s’ouvrait sur la disposition de presque toutes les troupes russes et de la plupart des troupes ennemies. Juste en face de la batterie, le village Schœngraben se montrait à l’horizon, sur les collines. Plus à gauche et à droite, on pouvait distinguer, en trois endroits, parmi la fumée de leurs bûchers, des masses de troupes françaises dont la plupart se trouvaient évidemment dans le village même et derrière la montagne. Plus à gauche du village, se montrait dans la fumée quelque chose de semblable à une batterie, mais à l’œil nu on ne pouvait bien distinguer. Notre flanc droit était échelonné sur une hauteur assez raide qui dominait la position des Français. Notre infanterie était disposée sur cette hauteur et l’extrémité même était occupée par les dragons. Au centre, à la batterie de Touchine d’où le prince André examinait les positions, la descente était plus douce et menait droit au ruisseau qui nous séparait de Schœngraben. À gauche, nos troupes se trouvaient proches de la forêt où l’on remarquait les bûchers de notre infanterie qui coupait du bois. La ligne française était plus large que la nôtre et il était clair que les Français pouvaient facilement nous entourer des deux côtés. Derrière notre position, un précipice abrupt et profond rendait difficile le recul de l’artillerie et de la cavalerie. Le prince André, appuyé sur le canon, avait tiré son portefeuille et traçait pour lui-même le plan de la disposition des troupes. À deux endroits, il fit une note au crayon dans l’intention de la communiquer à Bagration. Il pensait : 1o masser toute l’artillerie au centre ; 2o, faire tourner la cavalerie de l’autre côté des ravins. Le prince André, qui se trouvait toujours près du général en chef, suivait le mouvement des masses, les dispositions générales et s’occupait de la description historique des combats. Aussi, malgré lui, ne calculait-il qu’en traits généraux la marche des opérations futures. Il envisageait les grandes hypothèses de la façon suivante : « Si l’ennemi commence l’attaque au flanc droit. — se disait-il, — les régiments des grenadiers de Kiev et des chasseurs de Podolie devront défendre leurs positions jusqu’à ce que les réserves du centre viennent à eux. Dans ce cas, les dragons pourront se jeter sur le flanc et le repousser. Si l’attaque a lieu au centre, nous plaçons sur cette hauteur la batterie centrale et, sous sa couverture, nous replions le flanc gauche et reculons par échelons jusqu’aux ravins. » Tout le temps qu’il était à la batterie, sur le canon, il entendait les voix des officiers qui parlaient dans la hutte, mais, comme il arrive souvent, il ne comprenait pas un seul mot de ce qu’ils disaient. Tout à coup, de la hutte, le son d’une voix le frappa par tant de sincérité que, malgré lui, il se mit à écouter.

— Non, mon cher, — disait une voix agréable, et qui semblait déjà connue au prince André, — je dis que s’il était possible de savoir ce qu’il y aura après la mort, alors aucun de nous n’aurait peur de la mort. Oui, c’est comme ça, mon cher.

Une autre voix plus jeune l’interrompit.

— Mais peur ou non, ça viendra quand même.

— Et malgré tout on a peur ! Eh ! vous, les savants, — dit une troisième voix forte en interrompant les deux premiers. — C’est ça, vous autres, les artilleurs, vous êtes très savants parce que vous pouvez amener avec vous l’eau-de-vie, les hors-d’œuvre, tout. Et le possesseur de la voix puissante, évidemment un officier d’infanterie, se mit à rire.

— Quand même on a peur — continuait la première voix connue. — On a peur de l’incertain, voilà. On a beau dire que l’âme ira au ciel… Nous savons donc qu’il n’y a pas de ciel mais une atmosphère…

De nouveau, la voix puissante interrompait l’artilleur.

— Eh bien, régalez-nous donc de votre eau-de-vie aromatique, Touchine.

— « Ah ! c’est le même capitaine qui était sans bottes chez le vivandier », pensa le prince André, en reconnaissant avec plaisir la voix agréable qui philosophait.

— De l’eau-de-vie, ça va, — dit Touchine. — Et quand même comprendre la vie future… Il n’acheva pas. À ce moment, un sifflement de plus en plus rapproché, de plus en plus rapide, de plus en plus clair, glissa dans l’air et un obus, comme s’il n’avait pas dit tout ce qu’il fallait, avec une force extraordinaire s’enfonçait dans le sol, non loin de la hutte et faisait voler la terre autour de lui. Le sol trembla sous ce coup formidable. Au même instant, le petit Touchine, la pipe de côté, s’élançait de la hutte avant tous. Son visage bon, intelligent, était un peu pâle. Derrière lui, sortit le possesseur de la voix puissante, un fringant officier d’infanterie. Il courut vers sa compagnie en se boutonnant en route.