Guerre et Paix (trad. Bienstock)/II/02

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 7p. 246-259).


II

— Il arrive ! — cria en ce moment le fantassin en vedette.

Le commandant du régiment, tout rougissant, courut à son cheval ; d’une main tremblante, il prit les brides, rejeta son corps, s’installa, mit le sabre au clair, et, avec le même visage heureux, résolu, la bouche ouverte de côté, il se prépara à crier. Le régiment ondula comme un oiseau et resta immobile.

— Fixe ! — cria le commandant du régiment, d’une voix vibrante, joyeuse pour lui-même, sévère pour le régiment et déférente envers le chef qui s’approchait.

Par la longue et large route vicinale plantée d’arbres, une grande calèche viennoise bleue s’avancait rapidement avec un bruit de ressorts. Derrière la calèche chevauchaient la suite et la garde de Croates. À côté de Koutouzov était assis un général autrichien en uniforme blanc, tranchant sur les uniformes noirs des Russes. La calèche s’arrêta près du régiment. Koutouzov et le général autrichien parlaient doucement, et Koutouzov sourit un peu quand on abaissa le marchepied de la voiture, comme s’il n’y avait pas là ces deux mille hommes qui, retenant leur souffle, les regardaient, lui et leur commandant.

Le cri du commandant éclata. Le régiment tressaillit de nouveau en présentant les armes. Dans un silence de mort on entendit la voix faible du général en chef. Le régiment hurla : « Vive Votre Excellence !… » et de nouveau tout se tut. D’abord Koutouzov resta debout à la même place pendant que le régiment défila, ensuite à pied, accompagné du général en blanc et de sa suite, il parcourut les rangs.

À la façon dont le commandant du régiment saluait le général en chef, sans le quitter des yeux, à la façon dont il marchait incliné dans les rangs, suivant ses moindres gestes, se dressant à chaque parole et à chaque mouvement du général en chef, il était évident qu’il accomplissait ses devoirs de soumission avec plus de plaisir encore que ses devoirs de chef.

Le régiment, grâce à la sévérité et aux soins du commandant, était en très bon état en comparaison des régiments arrivés en même temps à Braünau. Il n’y avait que deux cent dix-sept retardataires et malades, et tout était soigné, sauf les chaussures.

Koutouzov traversait les rangs, s’arrêtait parfois, disait quelques mots aimables aux officiers de la guerre de Turquie qu’il reconnaissait, et parfois même aux soldats. En regardant les chaussures, plusieurs fois il hocha tristement la tête et les montra au général autrichien, d’un air de ne faire de reproche à personne, tout en ne pouvant pas ne point constater comme elles étaient mauvaises. Chaque fois le commandant du régiment courait en avant, craignant de perdre un mot du général en chef relatif à son régiment.

Derrière Koutouzov, à une distance telle que chaque parole, même prononcée à mi-voix, pouvait être entendue, marchaient vingt hommes de la suite. Ces messieurs causaient entre eux et quelquefois riaient. Un bel aide de camp suivait de près le commandant en chef, c’était le prince Bolkonskï, et à côté de lui son camarade Nesvitzkï, un officier supérieur très grand, très gros, au visage beau, souriant et aux yeux doux. Nesvitzkï, excité par un officier de hussards qui était près de lui, avait peine à contenir son rire. L’officier de hussards, sans sourire, sans changer l’expression de ses yeux fixes, regardait, avec un visage très sérieux, le dos du commandant du régiment et singeait chacun de ses mouvements. Chaque fois que le commandant du régiment tremblait et s’inclinait en avant, l’officier de hussards tremblait et se penchait en avant. Nesvitzkï riait et poussait les autres pour qu’ils regardassent l’amuseur.

Koutouzov marchait lentement, paresseusement devant ces milliers d’yeux qui s’écarquillaient pour voir le chef. En passant devant la troisième compagnie, il s’arrêta tout à coup. La suite, qui ne prévoyait pas cet arrêt, involontairement se trouva rapprochée de lui.

— Ah ! Timokhine ! — fit le commandant en chef en apercevant le capitaine au nez rouge, celui qui avait été réprimandé pour la capote bleue.

Quand le commandant du régiment faisait une observation à Timokhine, celui-ci se dressait tellement, que se dresser davantage semblait impossible ; mais quand le commandant en chef s’adressa à lui, le capitaine se redressa d’une telle façon que visiblement, il ne pourrait tenir longtemps sous un regard prolongé du commandant.

Koutouzov comprit vite cette situation, et comme il ne voulait que du bien au capitaine, il s’empressa de se détourner.

Un sourire imperceptible glissa sur le visage replet et balafré de Koutouzov.

— Un camarade d’armes d’Ismaïl — prononça-t-il, — un brave officier ! Es-tu content de lui ? — demanda Koutouzov au commandant du régiment.

Et celui-ci, reflété comme dans un miroir par l’officier de hussards, tressaillit, s’avança et répondit : — J’en suis très content, Votre Haute Excellence.

— Aucun de nous n’est sans faiblesses, — dit Koutouzov en souriant et en s’éloignant de lui. — Il avait un faible pour Bacchus.

Le commandant du régiment s’effraya comme s’il en était coupable et ne répondit rien. À ce moment l’officier de hussards remarqua le visage du capitaine au nez rouge, au ventre effacé et dirigea si bien son visage et sa pose que Nesvitzkï ne put s’empêcher de rire. Koutouzov se retourna. Mais évidemment, l’officier pouvait commander à son visage comme il le voulait. Au moment où Koutouzov se tourna, l’officier réussit à faire une grimace et à prendre ensuite l’expression la plus sérieuse, respectueuse et innocente.

La troisième compagnie était la dernière, et Koutouzov, devenu pensif, semblait se rappeler quelque chose. Le prince André sortit de l’escorte et à voix basse, prononça en français :

— Vous m’avez ordonné de vous rappeler sur le dégradé Dolokhov, dans ce régiment.

— Où est Dolokhov ? — demanda Koutouzov.

Dolokhov, déjà vêtu de la capote grise des soldats, n’attendit pas d’être appelé. L’élégant soldat, aux yeux bleu-clair, sortit du rang. Il s’approcha du commandant en chef et lui présenta les armes.

— Une plainte ? — demanda Koutouzov, en fronçant légèrement les sourcils.

— C’est Dolokhov, — dit le prince André.

— Ah ! — prononça Koutouzov, — j’espère que cette leçon te corrigera. Sers bien. L’Empereur est gracieux et je ne t’oublierai pas, si tu le mérites.

Les yeux bleu-clair regardèrent le commandant en chef avec la même audace que le commandant du régiment, et semblaient détruire, par leur expression, les distances qui mettaient si loin le commandant en chef du soldat.

— Je ne demande qu’une chose, Votre Haute Excellence, — prononça-t-il de sa voix sonore, ferme — c’est de me donner l’occasion d’effacer ma faute et de prouver mon dévouement à l’Empereur et à la Russie.

Koutouzov se détourna. Sur son visage parut le même sourire que celui qu’il avait eu en se détournant du capitaine Timokhine. Il se détourna et fronça les sourcils, comme s’il voulait exprimer par là qu’il savait depuis longtemps tout ce que disait et pouvait dire Dolokhov, que tout cela l’ennuyait et que ce n’était pas du tout ce qu’il lui fallait. Il se dirigea vers la voiture.

Le régiment se disposa par compagnies et se dirigea vers les quartiers qui lui étaient assignés, non loin de Braunau, où il espérait se chausser, s’habiller et se reposer d’une marche pénible.

— Vous ne m’en voulez pas, Prokhor Ignatitch ? — dit le commandant du régiment en s’approchant du capitaine Timokhine qui marchait devant la 3e compagnie.

Le visage du commandant du régiment exprimait, après cette revue heureuse, une joie inexprimable.

— Le service de l’Empereur… On ne peut pas… Il arrive dans le rang de parler dur… Je m’excuserai moi-même le premier, vous me connaissez… Il a beaucoup remercié !

Et il tendit la main au capitaine.

— Excusez, général, est ce que j’oserais, — répondit le capitaine tout rouge et souriant, en montrant par ce sourire le vide laissé par deux dents, chassées d’un coup de crosse, sous Ismaïl.

— Dites à M. Dolokhov que je ne l’oublierai pas, qu’il soit tranquille. Et dites-moi, je vous prie… je voulais toujours vous demander comment il se conduit ? Et tout…

— Dans le service il est très correct, Votre Excellence, mais le caractère… — répondit Timokhine.

— Quoi, le caractère… ? demanda le commandant.

— Dépend des jours, Votre Excellence, — répondit le capitaine, — tantôt il est raisonnable, intelligent, doux, et tantôt, c’est une brute ; en Pologne il a failli tuer un juif, vous savez…

— Mais oui, — dit le commandant du régiment, — mais cependant il faut plaindre ce jeune homme dans son malheur. Il a de grandes relations. Alors…

— J’obéirai, Votre Excellence, — répondit Timokhine, en laissant voir, par un sourire, qu’il comprenait le désir de son supérieur.

— Mais oui, oui.

Le commandant du régiment rejoignit Dolokhov dans le rang et arrêta son cheval.

— À la première affaire, les épaulettes, — lui dit-il.

Dolokhov le regarda, ne répondit rien, et ne modifia pas l’expression ironique de sa bouche.

— Eh ! voilà ce qui est bien, — continua le commandant du régiment. — De ma part une distribution d’eau-de-vie, — ajouta-t-il de façon à être entendu des soldats. — Je vous remercie tous ! Que Dieu soit loué !

Et dépassant cette compagnie, il s’approcha d’une autre.

— Quoi, vraiment, un brave homme, on peut servir avec lui, — dit Timokhine en s’adressant à l’officier subalterne qui marchait près de lui.

— En un mot « du cœur » (le commandant en chef avait reçu le sobriquet de roi de cœur), — dit en riant l’officier subalterne.

La bonne disposition d’esprit des chefs, après la revue, s’était transmise aux soldats. Les compagnies marchaient gaiement. De tous côtés s’entendaient les voix des soldats.

— Qui donc a dit que Koutouzov était borgne ?

— Quoi, n’est-il pas borgne ?

— Non, mon cher, il voit mieux que toi. Les godillots et les talons, il a tout regardé…

— Quand il m’a regardé les jambes, mon cher, eh bien ! pensai-je…

— Et l’autre, l’Autrichien qui était avec lui, il avait l’air barbouillé de craie, blanc comme de la farine. Je m’imagine comment on nettoie les uniformes, là-bas !

— Quoi, Fédéchoï !… a-t-il dit, quand commencera la bataille, tu étais plus près ? On a dit tout le temps que Bounaparte en personne se trouve à Braunau.

— Bounaparte, sot, tu mens ! Tu ne sais rien ! Maintenant c’est la Prusse qui se révolte. L’Autriche, elle, elle écrase la révolte. Quand ils s’entendront, alors on commencera la guerre contre Bounaparte ! Et voilà, toi, tu dis qu’à Braunau, Bounaparte, quel sot ! Tu ferais mieux d’écouter ce qu’on dit.

— Au diable le fourrier ! La cinquième compagnie tourne déjà dans le village, ils prépareront leur souper et nous n’arriverons pas encore à nos logements.

— Donne-moi du biscuit, diable !

— Et toi, hier, m’as-tu donné du tabac ? Voilà, mon cher, eh bien ! prends, et que Dieu t’aide.

— Qu’on s’arrête au moins. Sans quoi, nous marcherons encore cinq verstes sans manger.

— Ah ! ce serait bien, si les Allemands nous donnaient leur calèche. En voiture c’est chouette !

— Eh ! mon frère, les gens ici sont des va-nu-pieds. Ils te font l’effet des Polonais, mais ceux-ci étaient encore des sujets de la couronne russe, et maintenant, il n’y a plus que des Allemands.

— Les chanteurs, en avant ! cria le capitaine. Et de divers rangs sortirent vingt hommes qui vinrent se mettre en avant. Le tambour, le chef choriste se tourna du côté des chanteurs ; de la main il fit un signe et entonna la lente chanson des soldats :

N’est-ce pas le soleil qui se lève,

et qui se termine ainsi :

Ah ! quelle gloire nous aurons
Avec le père Kamenskï.

Cette chanson, qui avait été composée en Turquie, se chantait maintenant en Autriche avec ce changement qu’au lieu de père Kamenskï, les soldats disaient père Koutouzov.

En enlevant ces dernières paroles, avec le geste de jeter à terre quelque chose, le tambour, un soldat élancé et beau, d’une quarantaine d’années, regarda sévèrement les chanteurs, cligna des yeux, et ensuite, sûr que tous les yeux étaient fixés sur lui, il fit le geste de soulever prudemment, des deux mains, au-dessus de sa tête, un objet précieux, invisible, de le tenir ainsi pendant quelques secondes, puis, tout d’un coup, de le jeter crânement :

Ah, ma maisonnette, ma maisonnette !
Ma maisonnette toute neuve[1] !…


reprirent vingt voix ; et le soldat porteur des triangles, malgré sa charge, sauta gaiement en avant, et vint danser à reculons devant la compagnie en agitant les épaules et menaçant quelqu’un avec les cuillers. Les soldats, balançant les mains en mesure de la chanson, marchaient à grands pas. Derrière la compagnie, on entendit un bruit de voiture à ressorts et le trot des chevaux. Koutouzov et sa suite revenaient à la ville. Le commandant en chef donna l’ordre que les soldats continuassent à marcher sans se déranger et son visage et ceux des officiers de sa suite exprimèrent le plaisir aux sons du couplet, et à la vue du soldat dansant et des soldats qui marchaient gaiement, bravement. Dans le deuxième rang à droite on remarquait, malgré soi, le soldat aux yeux bleus, Dolokhov, qui, avec une grâce toute particulière, marchait bravement, en mesure de la chanson, et regardait les visages des passants avec un air de plaindre tous ceux qui ne marchaient pas en ce moment avec la compagnie. Le cornette de hussards de la suite de Koutouzov, qui singeait le commandant du régiment, se mettant un peu en retard de la voiture, s’approcha de Dolokhov.

Cet officier, Jerkov, avait appartenu un certain temps au cercle houleux que dirigeait Dolokhov à Pétersbourg. À l’étranger Jerkov rencontra Dolokhov déjà dégradé, mais ne crut pas nécessaire de le reconnaître. Maintenant, après la conversation de Koutouzov avec le dégradé, il s’adressait à Dolokhov avec la joie qu’on éprouve en revoyant un vieil ami.

— Mon cher ami, comment vas-tu ? — dit-il en s’approchant et en chevauchant au pas avec la compagnie.

— Moi ! répondit froidement Dolokhov, — comme tu vois.

La chanson vive, ajoutait une signification particulière à la gaieté artificielle qu’affectait Jerkov, et à la froideur voulue des réponses de Dolokhov.

— Eh bien, comment t’arranges-tu avec les chefs ? — demanda Jerkov.

— Bien ; ce sont de braves gens. Toi, comment t’es-tu fourré dans l’état-major ?

— Je suis attaché… j’ai fait le service.

Ils se turent.

» Du bras droit on a lancé le faucon !

disait la chanson, en excitant, malgré soi des sentiments de bravoure et de joie.

Leur conversation aurait sans doute été autre s’ils n’eussent pas parlé sous l’accompagnement de la chanson.

— Est-ce vrai qu’on a battu les Autrichiens ? — demanda Dolokhov.

— Diable le sait, on le dit.

— Je suis heureux, — dit Dolokhov, court et net, comme le demandait la chanson.

— Eh bien, viens chez nous le soir, nous jouerons à la banque, dit Jerkov.

— Avez-vous donc beaucoup d’argent, maintenant ?

— Viens.

— Impossible. J’ai donné ma parole. Je ne bois ni ne joue avant de regagner mes galons.

— Mais, à la première affaire…

— On verra.

Ils se turent de nouveau.

— Viens, s’il te faut quelque chose on t’aidera toujours dans l’état-major, — dit Jerkov.

Dolokhov sourit :

— Ne t’inquiète pas. Je demanderai ce qu’il me faut, je le prendrai moi-même.

— Mais quoi, je… comme ça…

— Moi aussi, comme ça…

— Adieu.

— Au revoir.

 « … Et haut et loin.
Au pays natal… »

Jerkov éperonna son cheval qui se cabra trois fois ne sachant de quel pied partir ; enfin, il se décida et galopant aussi en mesure de la chanson, il dépassa la compagnie et rattrapa la voiture.

  1. Chanson populaire intraduisible littéralement. (N. du T.)