Guerre aux chaires d’économie politique



GUERRE


AUX CHAIRES D’ÉCONOMIE POLITIQUE[1].




On sait avec quelle amertume les hommes qui, pour leur propre avantage, restreignent les échanges d’autrui, se plaignent de ce que l’économie politique s’obstine à ne point exalter le mérite de ces restrictions. S’ils n’espèrent pas obtenir la suppression de la science, ils poursuivent du moins la destitution de ceux qui la professent, tenant de l’inquisition cette sage maxime : « Voulez-vous avoir raison de vos adversaires ? fermez-leur la bouche. »

Nous n’avons donc point été surpris d’apprendre qu’à l’occasion du projet de loi sur l’organisation des facultés ils ont adressé à M. le ministre de l’instruction publique un mémoire fort étendu, dont nous reproduisons quelques extraits.

« Y pensez-vous, monsieur le ministre ? Vous voulez introduire dans les facultés l’enseignement de l’économie politique ! C’est donc un parti pris de déconsidérer nos priviléges ? »

« S’il est une maxime vénérable, c’est assurément celle-ci : En tous pays, l’enseignement doit être en harmonie avec le principe du gouvernement. Croyez-vous qu’à Sparte ou à Rome le trésor public aurait payé des professeurs pour déclamer contre le butin fait à la guerre ou contre l’esclavage ? Et vous voulez qu’en France il soit permis de discréditer la restriction ![2] »

« La nature, monsieur le ministre, a voulu que les sociétés ne puissent exister que sur les produits du travail, et, en même temps, elle a rendu le travail pénible. Voilà pourquoi, à toutes les époques et dans tous les pays, on remarque parmi les hommes une incurable disposition à s’entre-dépouiller. Il est si doux de mettre la peine à la charge de son voisin et de garder la rémunération pour soi ! »

« La guerre est le premier moyen dont on se soit avisé. Pour s’emparer du bien d’autrui, il n’y en a pas de plus court et de plus simple. »

« L’esclavage est venu ensuite. C’est un moyen plus raffiné, et il est prouvé que ce fut un grand pas vers la civilisation que de réduire le prisonnier en servitude au lieu de le tuer. »

« Enfin, à ces deux modes grossiers de Spoliation, le progrès des temps en a substitué un autre beaucoup plus subtil, et qui, par cela même, a bien plus de chances de durée, d’autant que son nom même, protection, est admirablement trouvé pour en dissimuler l’odieux. Vous n’ignorez pas combien les noms font quelquefois prendre le change sur les choses. »

« Vous le voyez, monsieur le ministre, prêcher contre la protection, dans les temps modernes, ou contre la guerre et l’esclavage, dans l’antiquité, c’est tout un. C’est toujours ébranler l’ordre social et troubler la quiétude d’une classe très-respectable de citoyens. Et si la Rome païenne montra une grande sagesse, un prévoyant esprit de conservation en persécutant cette secte nouvelle qui venait dans son sein faire retentir les mots dangereux : paix et fraternité ; pourquoi aurions-nous plus de pitié aujourd’hui pour les professeurs d’économie politique ? Pourtant, nos mœurs sont si douces, notre modération est si grande, que nous n’exigeons pas que vous les livriez aux bêtes. Défendez-leur de parler, et nous serons satisfaits. »

« Ou du moins, si tant ils ont la rage de discourir ne peuvent-ils le faire avec quelque impartialité ? Ne peuvent-ils accommoder un peu la science à nos souhaits ? Par quelle fatalité les professeurs d’économie politique de tous les pays se sont-ils donné le mot pour tourner contre le régime restrictif l’arme du raisonnement ? Si ce régime a quelques inconvénients, certes, il a aussi des avantages, puisqu’il nous convient. Messieurs les professeurs ne pourraient-ils pas mettre un peu plus les inconvénients dans l’ombre et les avantages en saillie ? »

« D’ailleurs, à quoi servent les savants, sinon à faire la science ? Qui les empêche d’inventer une économie politique exprès pour nous ? Évidemment, il y a de leur part mauvaise volonté. Quand la sainte inquisition de Rome trouva mauvais que Galilée fît tourner la terre, ce grand homme n’hésita pas à la rendre immobile. Il en fit même la déclaration à genoux. Il est vrai qu’en se relevant, il murmurait, dit-on : E pur si muove. Que nos professeurs aussi déclarent publiquement, et à genoux, que la liberté ne vaut rien, et nous leur pardonnerons, s’ils marmottent, pourvu que ce soit entre les dents : E pur è buona. »

« Mais nous voulons subsidiairement pousser la modération plus loin encore. Vous ne disconviendrez pas, monsieur le ministre, qu’il faut être impartial avant tout. Eh bien ! puisqu’il y a dans le monde deux doctrines qui se heurtent, l’une ayant pour devise : laissez échanger, et l’autre : empêchez d’échanger, de grâce, tenez la balance égale, et faites professer l’une comme l’autre. Ordonnez que notre économie politique soit aussi enseignée. »

« N’est-il pas bien décourageant de voir la science se mettre toujours du côté de la liberté, et ne devrait-elle pas partager un peu ses faveurs ? Mais non, une chaire n’est pas plutôt érigée, qu’on y voit apparaître, comme une tête de Méduse, la figure d’un libre-échangiste. »

« C’est ainsi que J. B. Say a donné un exemple, que se sont empressés de suivre MM. Blanqui, Rossi, Michel Chevalier, Joseph Garnier. Que serions-nous devenus si vos prédécesseurs n’avaient eu grand soin de borner cet enseignement funeste ? Qui sait ? Cette année même nous aurions à subir le bon marché du pain. »

« En Angleterre, Ad. Smith, Senior et mille autres ont donné le même scandale. Bien plus, l’université d’Oxford crée une chaire d’économie politique et y place… qui ? un futur archevêque[3] ; et voilà que M. l’archevêque se met à enseigner que la religion s’accorde avec la science pour condamner cette partie de nos profits qui sort du régime restrictif. Aussi qu’est-il advenu ? C’est que peu à peu l’opinion publique s’est laissé séduire, et, avant qu’il soit deux ans, les Anglais auront le malheur d’être libres dans leurs ventes et leurs achats. Puissent-ils être ruinés comme ils le méritent ! »

« Mêmes faits en Italie. Rois, princes et ducs, grands et petits, ont eu l’imprudence d’y tolérer l’enseignement économique, sans imposer aux professeurs l’obligation de faire sortir de la science des vues favorables aux restrictions. Des professeurs innombrables, les Genovesi, les Beccaria, et de nos jours, M. Scialoja, comme il fallait s’y attendre, se sont mis à prêcher la liberté, et voilà la Toscane libre dans ses échanges, et voilà Naples qui sabre ses tarifs. »

« Vous savez quels résultats a eu en Suisse le mouvement intellectuel qui y a toujours dirigé les esprits vers les connaissances économiques. La Suisse est libre, et semble placée au milieu de l’Europe, comme la lumière sur le chandelier, tout exprès pour nous embarrasser. Car, quand nous disons : La liberté a pour conséquence de ruiner l’agriculture, le commerce et l’industrie, on ne manque pas de nous montrer la Suisse. Un moment, nous ne savions que répondre. Grâce au ciel, la Presse nous a tirés de peine en nous fournissant cet argument précieux : La Suisse n’est pas inondée parce qu’elle est petite. »

« La science, la science maudite, menace de faire déborder sur l’Espagne le même fléau. L’Espagne est la terre classique de la protection. Aussi voyez-vous comme elle a prospéré ! Et, sans tenir compte des trésors qu’elle a puisés dans le Nouveau-Monde, de la richesse de son sol, le régime prohibitif suffit bien pour expliquer le degré de splendeur auquel elle est parvenue. Mais l’Espagne a des professeurs d’économie politique, des La Sagra, des Florez Estrada, et voici que le ministre des finances, M. Salamanca, prétend relever le crédit de l’Espagne et gonfler son budget par la seule puissance de la liberté commerciale. »

« Enfin, monsieur le ministre, que voulez-vous de plus ? En Russie, il n’y a qu’un économiste, et il est pour le libre-échange. »

« Vous le voyez, la conspiration de tous les savants du monde contre les entraves commerciales est flagrante. Et quel intérêt les presse ? Aucun. Ils prêcheraient la restriction qu’ils n’en seraient pas plus maigres. C’est donc de leur part méchanceté pure. Cette unanimité a les plus grands dangers. Savez-vous ce qu’on dira ? À les voir si bien d’accord, on finira par croire que ce qui les unit dans la même foi, c’est la même cause qui fait que tous les géomètres du monde pensent de même, depuis Archimède, sur le carré de l’hypoténuse. »

« Lors donc, monsieur le ministre, que nous vous supplions de faire enseigner impartialement deux doctrines contradictoires, ce ne peut être de notre part qu’une demande subsidiaire, car nous pressentons ce qui adviendrait ; et tel que vous chargeriez de professer la restriction pourrait bien, par ses études, être conduit vers la liberté. »

« Le mieux est de proscrire, une bonne fois pour toutes, la science et les savants et de revenir aux sages traditions de l’empire. Au lieu de créer de nouvelles chaires d’économie politique, renversez celles, heureusement en petit nombre, qui sont encore debout. Savez-vous comment on a défini l’économie politique ? La science qui enseigne aux travailleurs à garder ce qui leur appartient. Évidemment un bon quart de l’espèce humaine serait perdu, si cette science funeste venait à se répandre. »

« Tenons-nous-en à la bonne et inoffensive éducation classique. Bourrons nos jeunes gens de grec et de latin. Quand ils scanderaient sur le bout de leurs doigts, du matin au soir, les hexamètres des Bucoliques, quel mal cela peut-il nous faire ? Laissons-les vivre avec la société romaine, avec les Gracques et Brutus, au sein d’un sénat où l’on parle toujours de guerre, et au Forum où il est toujours question de butin ; laissons-les s’imprégner de la douce philosophie d’Horace :

Tra la la la, notre jeunesse,
Tra la la la, se forme là.

« Qu’est-il besoin de leur apprendre les lois du travail et de l’échange ? Rome leur enseigne à mépriser le travail, servile opus, et à ne reconnaître comme légitime d’autre échange que le væ victis du guerrier possesseur d’esclaves. C’est ainsi que nous aurons une jeunesse bien préparée pour la vie de notre moderne société. — Il y a bien quelques petits dangers. Elle sera quelque peu républicaine ; aura d’étranges idées sur la liberté et la propriété ; dans son admiration aveugle pour la force brutale, on la trouvera peut-être un peu disposée à chercher noise à toute l’Europe et à traiter les questions de politique, dans la rue, à coups de pavés. C’est inévitable, et, franchement, monsieur le ministre, grâce à Tite-Live, nous avons tous plus ou moins barboté dans cette ornière. Après tout, ce sont là des dangers dont vous aurez facilement raison avec quelques bons gendarmes. Mais quelle gendarmerie pouvez-vous opposer aux idées subversives des économistes, de ces audacieux qui ont écrit, en tête de leur programme, cette atroce définition de la propriété : Quand un homme a produit une chose à la sueur de son front, puisqu’il a le droit de la consommer, il a celui de la troquer[4] ? »

« Non, non, avec de telles gens, c’est peine perdue que de recourir à la réfutation. »

« Vite un bâillon, deux bâillons, trois bâillons ! »


  1. Trois ans avant la manifestation qui provoqua le pamphlet précédent, la destitution des professeurs, la suppression des chaires d’économie politique avaient été formellement demandées par les membres du comité Mimerel, qui bientôt se radoucirent et se bornèrent à prétendre que la théorie de la Protection devait être enseignée en même temps que celle de la Liberté.

    Ce fut avec l’arme de l’ironie que Bastiat, dans le n° du 13 juin 1847 du journal le Libre-Échange, combattit cette prétention qui se produisait alors pour la première fois.

    (Note de l’éditeur.)
  2. Ici se montre le germe de Baccalauréat et Socialisme, qu’on verra plus apparent encore dans les pages qui suivent. Voy. ce pamphlet au tome IV. (Note de l’éditeur.)
  3. M. Whateley, archevêque de Dublin, qui a fondé dans cette ville une chaire d’économie politique, a exercé le professorat à Oxford. (Note de l’éditeur.)
  4. Voy., au tome III, la déclaration de principes de la société du Libre-Échange. (Note de l’éditeur.)