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7 mars 1850.
La cause est entendue et le débat est clos, dit M. Proudhon, de partie se faisant juge. M. Bastiat est condamné… à mort. Je le condamne dans son intelligence ; je le condamne dans son attention, dans ses comparaisons, dans sa mémoire et dans son jugement ; je le condamne dans sa raison ; je le condamne dans sa logique ; je le condamne par induction, par syllogisme, par contradiction, par identité et par antinomie.
Oh ! monsieur Proudhon, vous deviez être bien en colère quand vous avez jeté sur moi ce cruel anathème !
Il me rappelle la formule de l’excommunication :
Maledictus sit vivendo, moriendo, manducando, bibendo.
Maledictus sit intus et exterius.
Maledictus sit in capillis et in cerebro.
Maledictus sit in vertice, in oculis, in auriculis, in brachiis, etc., etc. ; maledictus sit in pectore et in corde, in renibus, in genubus, in cruribus, in pedibus, et in unguibus.
Hélas ! toutes les Églises se ressemblent, quand elles ont tort elles se fâchent.
Cependant je récuse l’arrêt, et je proteste contre la clôture du débat.
Je récuse l’arrêt, parce qu’il n’appartient pas à mon adversaire de le prononcer. Je ne reconnais pour juge que le public.
Je proteste contre la clôture du débat, parce que, défendeur, je dois avoir le dernier mot. M Chevé m’a écrit, j’ai répondu ; — M. Proudhon m’a écrit, j’ai répondu ; — il m’a écrit de nouveau, j’ai répondu derechef ; — il lui plaît de m’adresser une quatrième, une cinquième, une sixième lettre. Il me convient de lui faire autant de réponses ; et il a beau dire, à moins que la justice et les convenances ne soient aussi des antinomies, je suis dans mon droit.
Au reste, je me bornerai à me résumer. Outre que je ne puis continuer à discuter avec M. Proudhon, malgré lui, et moins encore quand les personnalités commencent à remplacer les arguments, je serais aujourd’hui dans une situation trop défavorable.
M. Proudhon est persécuté ; partant toutes les préventions, toutes les sympathies publiques passeraient de son côté. Il avait compromis la cause du crédit gratuit, voici que le pouvoir la relève en la plaçant sur le piédestal de la persécution. Je n’avais qu’un adversaire, j’en aurais trois : M. Proudhon, la police et la popularité.
M. Proudhon me reproche deux choses : d’abord, de m’en tenir toujours à défendre mon assertion, la légitimité de l’intérêt ; ensuite, de ne pas discuter son système, la gratuité du crédit.
Oui, dans chacune de mes lettres, je me suis attaché à pénétrer, sous des points de vue divers, la nature intime du capital pour en déduire la légitimité de l’intérêt. Pour tout esprit logique, cette manière de procéder était décisive : car il est bien clair que la chimère du crédit gratuit s’évapore, si une fois il est démontré que l’intérêt est légitime, utile, indestructible, de même essence que toute autre rémunération, profit ou salaire ; — la juste récompense d’un sacrifice de temps et de travail, volontairement allouée à celui qui fait le sacrifice par celui qui en profite ; — en d’autres termes, que le prêt est une des variétés de la vente. D’ailleurs, ne devais-je pas m’efforcer de donner à cette polémique une portée utile ? Et quand les classes laborieuses égarées attribuent leurs souffrances au Capital, quand les flatteurs du peuple, abondant lâchement dans le sens de ses préjugés, ne cessent de l’irriter contre l’infâme capital, l’infernal capital, que pouvais-je faire de mieux que d’exposer à tous les yeux l’origine et les effets de cette puissance si mal comprise, puisque aussi bien j’atteignais du même coup l’objet précis de notre polémique ?
En procédant ainsi, j’ai fait quelque preuve de patriotisme et d’abnégation. Si je n’avais écouté que l’amour-propre de l’écrivain, je me serais borné à discuter et réfuter les arguties de M. Proudhon. Critiquer est un rôle facile et brillant ; exposer une doctrine sans y être obligé, c’est abandonner ce beau rôle pour le céder à son adversaire. Je l’ai fait, cependant, parce que je me préoccupais plus de la polémique que du polémiste, et des lecteurs que de moi-même[1].
Est-ce à dire que j’aie négligé les arguments de M. Proudhon ? Je montrerai que j’ai répondu à tous, et d’une manière si catégorique, qu’il les a tous successivement abandonnés. Je n’en veux que cette preuve : M. Proudhon a fini par où on finit quand on a tort ; il s’est fâché.
Je reprends donc la même marche, et après avoir de nouveau appelé l’attention du lecteur sur la nature du capital, je passerai en revue les arguments de M. Proudhon.
Qu’on me permette de remonter un peu haut, seulement… au Déluge.
Les eaux s’étant retirées, Deucalion jeta derrière lui des pierres, et il en naquit des hommes.
Et ces hommes étaient bien à plaindre, car ils n’avaient pas de capital. Ils étaient dépourvus d’armes, de filets, d’instruments, et ils ne pouvaient en fabriquer, parce que, pour cela, il aurait fallu qu’ils eussent quelques provisions. Or, c’est à peine s’ils réussissaient à prendre chaque jour assez de gibier pour satisfaire la faim de chaque jour. Ils se sentaient dans un cercle difficile à franchir, et ils comprenaient qu’ils n’en auraient été tirés, ni par tout l’or de la Californie, ni par autant de billets que la Banque du peuple en pourrait imprimer dans un an, et ils se disaient entre eux : le capital n’est pas ce qu’on dit.
Cependant, un de ces infortunés, nommé Hellen, plus énergique que les autres, se dit : je me lèverai plus matin, je me coucherai plus tard ; je ne reculerai devant aucune fatigue ; je souffrirai la faim et ferai tant que j’aurai une avance de trois jours de vivres. Ces trois jours, je les consacrerai à fabriquer un arc et des flèches.
Et il réussit. À force de travailler et d’épargner, il eut une provision de gibier. C’est le premier capital qui ait paru dans le monde depuis le déluge. C’est le point de départ de tous les progrès.
Et plusieurs se présentèrent pour l’emprunter. Prêtez-nous ces provisions, disaient-ils à Hellen, nous vous en rendrons tout juste autant dans un an. — Mais Hellen répondit : Si je vous prêtais mes provisions, je demanderais à partager les avantages que vous en retireriez ; mais j’ai un dessein, j’ai pris assez de peine pour me mettre en mesure de l’accomplir, et je l’accomplirai.
Et, en effet, il vécut trois jours sur son travail accumulé, et, pendant ces trois jours, il fit un arc et des flèches.
Un de ses compagnons se présenta de nouveau, et lui dit : Prête-moi tes armes, je te les rendrai dans un an. À quoi Hellen répondit : Mon capital est précieux. Nous sommes mille ; un seul peut en jouir, et il est naturel que ce soit moi, puisque je l’ai créé.
Mais, grâce à son arc et à ses flèches, Hellen put beaucoup plus facilement que la première fois accumuler d’autres provisions et fabriquer d’autres armes.
C’est pourquoi il prêtait les unes ou les autres à ses compagnons, stipulant chaque fois une part pour lui dans l’excédant de gibier qu’il les mettait à même de prendre.
Et malgré ce partage, les emprunteurs voyaient leur travail facilité. Ils accumulaient aussi des provisions, ils fabriquaient aussi des flèches, des filets et d’autres instruments, en sorte que le capital, devenant de plus en plus abondant, se louait à des conditions de moins en moins onéreuses. Le premier mouvement avait été imprimé à la roue du progrès, elle tournait avec une rapidité toujours croissante.
Cependant, et bien que la facilité d’emprunter s’accrût sans cesse, les retardataires se mirent à murmurer, disant : Pourquoi ceux qui ont des provisions, des flèches, des filets, des haches, des scies, stipulent-ils une part pour eux quand ils nous prêtent ces choses ? N’avons-nous pas aussi le droit de vivre et de bien vivre ? La société ne doit-elle pas nous donner tout ce qui est nécessaire au développement de nos facultés physiques, intellectuelles et morales ? Évidemment, nous serions plus heureux si nous empruntions pour rien. C’est donc l’infâme capital qui cause notre misère.
Et Hellen les ayant assemblés leur dit : Examinez attentivement ma conduite et celle de tous ceux qui, comme moi, ont réussi à se créer des ressources ; vous resterez convaincus que, non-seulement elle ne vous fait aucun tort, mais qu’elle vous est utile, alors même que nous aurions assez mauvais cœur pour ne pas le vouloir. Quand nous chassons ou pêchons, nous attaquons une classe d’animaux que vous ne pouvez atteindre, de telle sorte que nous vous avons délivré de notre rivalité. Il est vrai que, quand vous venez nous emprunter nos instruments, nous nous réservons une part dans le produit de votre travail. Mais d’abord cela est juste, car il faut bien que le nôtre ait aussi sa récompense. Ensuite, cela est nécessaire, car si vous décidez que désormais on prêtera les armes et les filets pour rien, qui fera des armes et des filets ? Enfin, et c’est ici ce qui vous intéresse surtout, malgré la rémunération convenue, l’emprunt, quand vous le faites, vous est toujours profitable, sans quoi vous ne le feriez pas. Il peut améliorer votre condition, il ne peut jamais l’empirer ; car, considérez que la part que vous cédez n’est qu’une portion de l’excédant que vous obtenez du fait de notre capital. Ainsi, après cette part payée, il vous reste plus, grâce à l’emprunt, que si vous ne l’aviez pas fait, et cet excédant vous facilite les moyens de faire vous-mêmes des provisions et des instruments, c’est-à-dire du capital. D’où il suit que les conditions du prêt deviennent tous les jours plus avantageuses aux emprunteurs, et que vos fils seront, à cet égard, mieux partagés que vous.
Ces hommes primitifs se mirent à réfléchir sur ce discours, et ils le trouvèrent sensé.
Depuis, les relations sociales se sont bien compliquées. Le capital a pris mille formes diverses : les transactions ont été facilitées par l’introduction de la monnaie, des promesses écrites, etc., etc. ; mais à travers toutes ces complications, il est deux faits qui sont restés et resteront éternellement vrais, savoir :
1° Chaque fois qu’un travail antérieur et un travail actuel s’associent dans l’œuvre de la production, le produit se partage entre eux, selon certaines proportions.
2° Plus le capital est abondant, plus sa part proportionnelle dans le produit est réduite. Et comme les capitaux, en augmentant, augmentent la facilité d’en créer d’autres, il s’ensuit que la condition de l’emprunteur s’améliore sans cesse.
J’entends qu’on me dit : Qu’avons-nous à faire de vos démonstrations ? Qui vous conteste l’utilité du capital ?
Aussi, ce sur quoi j’appelle la réflexion du lecteur, ce n’est pas sur l’utilité absolue et non contestée du capital, ni même sur son utilité relativement à celui qui le possède, mais bien sur l’utilité dont il est à ceux qui ne le possèdent pas. C’est là qu’est la science économique, c’est là que se montre l’harmonie des intérêts.
Si la science est impassible, le savant porte dans sa poitrine un cœur d’homme ; toutes ses sympathies sont pour les déshérités de la fortune, pour ceux de ses frères qui succombent sous le triple joug des nécessités physiques, intellectuelles et morales non satisfaites. Ce n’est pas au point de vue de ceux qui regorgent de richesses que la science des richesses offre de l’intérêt. Ce que nous désirons, c’est l’approximation constante de tous les hommes vers un niveau qui s’élève toujours. La question est de savoir si cette évolution humanitaire s’accomplit par la liberté ou par la contrainte. Si donc je n’apercevais pas distinctement comment le capital profite à ceux même qui ne le possèdent pas, comment, sous un régime libre, il s’accroît, s’universalise et se nivelle sans cesse ; si j’avais le malheur de ne voir dans le capital que l’avantage des capitalistes, et de ne saisir ainsi qu’un côté, et, assurément, le côté le plus étroit et le moins consolant de la science économique, je me ferais Socialiste ; car de manière ou d’autre, il faut que l’inégalité s’efface progressivement, et si la liberté ne renfermait pas cette solution, comme les socialistes je la demanderais à la loi, à l’État, à la contrainte, à l’art, à l’utopie. Mais c’est ma joie de reconnaître que les arrangements artificiels sont superflus là où la liberté suffit, que la pensée de Dieu est supérieure à celle du législateur, que la vraie science consiste à comprendre l’œuvre divine, non à en imaginer une autre à la place ; car c’est bien Dieu qui a créé les merveilles du monde social comme celles du monde matériel, et sans doute il n’a pas moins souri à un de ces ouvrages qu’à l’autre : Et vidit Deus quod esset bonum. Il ne s’agit donc pas de changer les lois naturelles, mais de les connaître pour nous y conformer.
Le capital est comme la lumière.
Dans un hospice, il y avait des aveugles et des clairvoyants. Ceux-là étaient sans doute plus malheureux, mais leur malheur ne provenait pas de ce que d’autres avaient la faculté de voir. Bien au contraire, dans les arrangements journaliers, ceux qui voyaient rendaient à ceux qui ne voyaient pas des services que ceux-ci n’auraient jamais pu se rendre à eux-mêmes, et que l’habitude les empêchait d’assez apprécier.
Or, la haine, la jalousie, la défiance vinrent à éclater entre les deux classes. Les clairvoyants disaient : Gardons-nous de déchirer le voile qui couvre les yeux de nos frères. Si la vue leur était rendue, ils se livreraient aux mêmes travaux que nous ; il nous feraient concurrence, ils paieraient moins cher nos services, et que deviendrons-nous ?
De leur côté, les aveugles s’écriaient : Le plus grand des biens, c’est l’égalité ; et, si comme nos frères, nous ne pouvons voir, il faut que, comme nous, ils perdent la vue.
Mais un homme, qui avait étudié la nature et les effets des transactions qui s’accomplissaient dans cet hospice, leur dit :
La passion vous égare. Vous qui voyez, vous souffrez de la cécité de vos frères, et la communauté atteindrait à une somme de jouissances matérielles et morales bien supérieure, bien moins chèrement achetée, si le don de voir avait été fait à tous. Vous qui ne voyez pas, rendez grâces au Ciel de ce que d’autres voient. Ils peuvent exécuter, et vous aider à exécuter une multitude de choses dont vous profitez et dont vous seriez éternellement privés.
La comparaison cependant pèche par un point essentiel. La solidarité entre les aveugles et les clairvoyants est loin d’être aussi intime que celle qui lie les prolétaires aux capitalistes ; car si ceux qui voient rendent des services à ceux qui ne voient pas, ces services ne vont pas jusqu’à leur rendre la vue, et l’égalité est à jamais impossible. Mais les capitaux de ceux qui possèdent, outre qu’ils sont actuellement utiles à ceux qui ne possèdent pas, facilitent à ces derniers les moyens d’en acquérir.
Il serait donc plus juste de comparer le capital au langage. Quelle folie ne serait-ce pas aux enfants[2] de jalouser, dans les adultes, la faculté de parler, et de voir là un principe d’inégalité irrémédiable ; puisque c’est précisément parce que les adultes parlent aujourd’hui que les enfants parleront demain !
Supprimez la parole chez les adultes, et vous aurez l’égalité dans l’abrutissement. Laissez la parole libre, et vous ouvrez des chances à l’égalité dans le progrès intellectuel.
De même, supprimez le capital (et ce serait certes le supprimer que d’en supprimer la récompense), et vous aurez l’égalité dans la misère. Laissez le capital libre, et vous aurez la plus grande somme possible de chances d’égalité dans le bien-être.
Voilà l’idée que je me suis efforcé de faire sortir de cette polémique. M. Proudhon me le reproche. Si j’ai un regret, c’est de n’avoir pas donné à cette idée assez de place. J’en ai été empêché par la nécessité de répondre aux arguments de mon adversaire qui me reproche maintenant de n’y avoir rien répondu. C’est ce qui nous reste à voir.
La première objection qui m’a été adressée (elle est de M. Chevé) consiste à dire que je confonds la propriété avec l’usage. Celui qui prête, disait-il, ne cède que l’usage d’une propriété et ne peut recevoir, en retour, une propriété définitive.
J’ai répondu que l’échange est légitime quand il se fait librement et volontairement entre deux valeurs égales, que l’une de ces valeurs fût attachée ou non à un objet matériel. Or, l’usage d’une propriété utile a une valeur. Si je prête, pour un an, le champ que j’ai clos, défriché, desséché ; j’ai droit à une rémunération susceptible d’être évaluée. Pourvu qu’elle soit évaluée encore qu’on me la paie en objets matériels, comme du froment et de la monnaie, qu’avez-vous à dire ? Voulez-vous donc prohiber les trois quarts des transactions que les hommes font volontairement entre eux et probablement parce que cela leur convient ? Vous nous parlez toujours de nous affranchir, et ne nous présentez jamais que de nouvelles entraves.
Ici, M. Proudhon intervenant, a abandonné la théorie de M. Chevé et m’a opposé l’antinomie. L’intérêt est à la fois légitime et illégitime, a-t-il dit. Il implique une contradiction, comme la propriété, comme la liberté, comme tout ; car la contradiction est l’essence même des phénomènes. J’ai répondu que, sur ce principe, ni lui, ni moi, ni aucun homme, ne pouvait jamais avoir ni tort ni raison, sur ce sujet ; qu’adopter ce point de départ, c’était s’interdire d’arriver jamais à aucune solution, puisque c’était proclamer d’avance que toute proposition est à la fois vraie et fausse. Une telle théorie ne discrédite pas seulement tout raisonnement, mais elle récuse jusqu’à la faculté de raisonner. Quel est, dans une discussion, le signe auquel on peut reconnaître qu’un des deux adversaires a tort ? C’est d’être forcé d’avouer que ses propres arguments se contredisent. Or, c’est justement quand M. Proudhon en est réduit là qu’il triomphe. Je me contredis, donc je suis dans le vrai, car la contradiction est l’essence des phénomènes. Certes, je pouvais refuser le combat, si M. Proudhon eût insisté à m’imposer pour arme une telle logique.
J’ai été plus loin, cependant, et je me suis donné la peine de rechercher comment M. Proudhon avait succombé à la théorie des contradictions. Je l’attribue à ce qu’il conclut de la perfectibilité à la perfection absolue. Or, il est très-vrai que la perfection absolue est pour nous contradictoire et incompréhensible ; et c’est pourquoi nous croyons en Dieu, mais nous ne pouvons l’expliquer. Nous ne pouvons rien concevoir sans limites, et toute limite est une imperfection. Oui, l’intérêt atteste une imperfection sociale. Il en est de même du travail. Nos membres, nos organes, nos yeux, nos oreilles, notre cerveau, nos nerfs attestent de même une imperfection humaine. L’être parfait n’est pas emprisonné dans de tels appareils.
Mais il n’y a pas de raisonnement plus vicieux que celui qui consisterait à dire : Puisque l’intérêt atteste une imperfection sociale, pour réaliser la perfection sociale, supprimons l’intérêt. C’est justement supprimer le remède au mal. Autant voudrait dire, puisque nos nerfs, nos organes, notre cerveau attestent une limite, et par suite une imperfection humaine, supprimons toutes ces choses, et l’homme sera parfait.
Voilà ce que j’ai répondu, et M. Proudhon, que je sache, n’a pas répliqué.
Il n’a pas répliqué, mais il a invoqué la théorie des compensations.
Nous ne demandons pas, dit-il, qu’on prête pour rien, mais qu’il n’y ait plus occasion de prêter. Ce à quoi nous aspirons, ce n’est pas précisément l’abolition, mais la compensation des intérêts. Nous voulons arriver à ce que, dans tout échange, la mise en capital et travail soit la même de toutes parts.
Chimère et despotisme, ai-je répondu. Vous ne ferez jamais qu’un facteur de M. Bidault fasse entrer dans ses services du travail accumulé et du travail actuel en mêmes proportions que le fabricant de bas. Pourvu que les valeurs échangées soient égales, que vous importe le reste ? Vous voulez la compensation ? mais vous l’avez sous le régime de l’échange libre. Évaluer, c’est comparer du travail actuel à du travail actuel, du travail antérieur à du travail antérieur, ou bien enfin, du travail actuel à du travail antérieur. De quel droit voulez-vous supprimer cette dernière nature d’évaluation ; et en quoi les hommes seront-ils plus heureux quand ils seront moins libres ?
Voilà ce que j’ai répondu, et M. Proudhon, que je sache, n’a rien répliqué.
Il n’a rien répliqué, mais se fendant à fond contre le capitaliste, il lui a porté cette botte terrible et bien connue : Le capitaliste n’a pas droit à une rémunération, parce qu’il ne se prive pas. Il ne se prive pas de la chose qu’il cède, puisqu’il ne pourrait l’utiliser personnellement.
J’ai répondu que c’était là une misérable équivoque, qui incrimine la vente aussi bien que le prêt. Si l’homme n’était pas un être sociable, il serait obligé de produire directement tous les objets nécessaires à la satisfaction de ses besoins. Mais il est sociable : il échange. De là la division du travail, et la séparation des occupations. C’est pourquoi chacun ne fait qu’une chose, et en fait beaucoup plus qu’il n’en peut personnellement consommer. Cet excédant, il le troque contre d’autres choses qu’il ne fait pas, et qui lui sont indispensables. Il travaille pour les autres et les autres travaillent pour lui. Sans doute, celui qui a fait deux maisons et n’en habite qu’une ne se prive pas personnellement, en louant l’autre. Il ne s’en priverait pas davantage en la vendant ; et si, par ce motif, le prix de location est un vol, il en est de même du prix de vente. Le chapelier, qui a cent chapeaux dans sa boutique, quand il en vend un, ne se prive pas personnellement, dans ce sens qu’il ne se réduit pas à aller tête nue. L’éditeur des livres de M. Proudhon, qui en a mille exemplaires dans ses magasins, ne se prive pas personnellement, à mesure de ses ventes, car un seul exemplaire suffirait à son instruction ; l’avocat et le médecin qui donnent des conseils, ne se privent pas. Ainsi votre objection attaque non-seulement l’intérêt, mais le principe même des transactions et de la société. C’est certainement une chose déplorable d’en être réduit, au dix-neuvième siècle, à réfuter sérieusement de telles équivoques, de telles puérilités. Voilà ce que j’ai répondu, et M. Proudhon, que je sache, n’a rien répliqué.
Il n’a rien répliqué ; mais il s’est mis à invoquer ce qu’on pourrait appeler la doctrine des métamorphoses :
L’intérêt était légitime autrefois, du temps où la violence entachait toutes les transactions. Il est illégitime aujourd’hui sous le régime du droit. Combien n’y a-t-il pas d’institutions qui ont été bonnes, justes, utiles à l’humanité, et seraient maintenant abusives ? Tels sont l’esclavage, la torture, la polygamie, le combat judiciaire, etc. Le progrès, la grande loi de l’humanité, n’est pas autre chose que cette transformation du bien en mal et du mal en bien.
J’ai répondu que c’était là un fatalisme aussi pernicieux en morale que l’antinomie est funeste en logique. Quoi ! selon le caprice des circonstances, ce qui était respectable devient odieux, et ce qui était inique devient juste ! Je repousse de toutes mes forces cette indifférence au bien et au mal. Les actes sont bons ou mauvais, moraux ou immoraux, légitimes ou illégitimes par eux-mêmes, par les mobiles qui les déterminent, par les conséquences qu’ils entraînent, et non par des considérations de temps et de lieux. Jamais je ne conviendrai que l’esclavage ait été autrefois légitime et bon ; qu’il a été utile que des hommes en réduisissent d’autres en servitude. Jamais je ne conviendrai que soumettre un accusé à d’inexprimables tourments, ait été un moyen légitime et bon de lui faire dire la vérité. Que l’humanité n’ait pu échapper à ces horreurs, soit. La perfectibilité étant son essence, le mal doit se trouver à ses commencements ; mais il n’en est pas moins le mal, et au lieu de seconder la civilisation, il la retarde.
La rémunération volontairement attribuée au travail antérieur, la récompense librement accordée à un sacrifice de temps, en un mot, l’intérêt est-il une atrocité comme l’esclavage, une absurdité comme la torture ? Il ne suffit pas de l’affirmer, il faut le prouver. De ce qu’il y avait dans l’antiquité des abus qui ont cessé, il ne s’ensuit pas que tous les usages de ces époques étaient des abus et doivent cesser.
Voilà ce que j’ai répondu à M. Proudhon, qui n’a pas insisté.
Il n’a pas insisté ; mais il a fait une nouvelle et non moins étrange fugue dans l’histoire.
L’intérêt, a-t-il dit, est né du contrat de pacotille. Quand, pour une expédition maritime, un homme donnait Navire et Marchandises, et un autre Talent et Travail, le profit se partageait entre eux dans des proportions convenues.
Rien de plus naturel et de plus juste, ai-je répondu, qu’un tel partage. Seulement, il n’est pas nécessairement attaché aux opérations qui se font par mer. Il embrasse la totalité des transactions humaines. Vous faites ici une exception de ce qui est la règle universelle ; et par là vous sapez l’intérêt, parce que l’exception est toujours prévenue d’être illégitime, tandis que rien ne prouve mieux la légitimité d’une règle que son universalité. Le jour où un sauvage a prêté ses armes sous condition d’avoir une part dans le gibier, le jour où un pasteur a prêté son troupeau à la condition d’avoir une part dans le croît ; ce jour-là, et il remonte sans doute à l’origine des sociétés, le principe de l’intérêt est né ; car l’intérêt n’est que cet arrangement fait entre le travail antérieur et le travail actuel, qu’il s’agisse d’exploiter la terre, la mer ou l’air. Depuis, et quand l’expérience a permis ce progrès, la part du capital, d’aléatoire qu’elle était, est devenue fixe, comme le métayage s’est transformé en fermage ; l’intérêt s’est régularisé sans changer de nature.
Voilà ce que j’ai répondu, et M. Proudhon n’a pas répliqué.
Il n’a pas répliqué ; mais il s’est jeté, contre son habitude, dans l’argument sentimentaliste. Il fallait qu’il fût bien à bout de ressources pour recourir à celle-là.
Donc, il m’a proposé des cas extrêmes, où un homme ne pourrait, sans faire horreur, exiger du prêt une rémunération. Par exemple, un riche propriétaire habitant la côte, qui recueillerait un naufragé et lui prêterait des vêtements, pourrait-il pousser ses exigences jusqu’à l’extrême limite ?
J’ai répondu à M. Proudhon… ou plutôt M. Proudhon s’était répondu à lui-même par un autre exemple, d’où il résulte que dans certains cas extrêmes, la rémunération de la vente, ou même celle du travail, serait tout aussi abominable que celle du prêt. Il en serait ainsi de l’homme qui, pour tendre la main à son frère près d’être englouti dans les flots, exigerait le plus grand prix qu’on puisse obtenir dans ces circonstances.
Ainsi cet argument de M. Proudhon n’attaque pas seulement l’intérêt, mais toute rémunération : moyen certain d’établir la gratuité universelle.
De plus, il ouvre la porte à toutes ces théories sentimentalistes (que M. Proudhon combat avec tant de force et de raison) qui veulent à toute force faire reposer les affaires de ce monde sur le principe de l’abnégation.
Enfin, comme le Protée de la Fable, dont on disait : « Pour le vaincre, il faut l’épuiser, » M. Proudhon, chassé de la contradiction à la compensation, de la compensation à la privation, de la privation à la transformation, de la transformation à l’abnégation, a quitté tout à coup la controverse et est venu à l’exécution.
Le moyen d’exécution qu’il propose pour réaliser la gratuité du crédit, c’est le papier-monnaie. — Je ne l’ai pas nommé, dit-il. — C’est vrai. Mais qu’est-ce donc qu’une banque nationale prêtant à qui en désire, et gratuitement, de prétendus capitaux sous forme de billets ?
Évidemment nous retrouvons ici cette erreur funeste et si invétérée qui fait confondre l’instrument de l’échange avec les objets échangés, erreur dont M. Proudhon, dans ses précédentes lettres, laissait apercevoir le germe, quand il disait : Ce ne sont pas les choses qui font la richesse, mais la circulation. — Et encore, quand il calculait que l’intérêt en France était à 160 pour 100, parce qu’il comparait toutes les rentes payées au capital en numéraire.
J’avais posé à M. Proudhon ce dilemme : ou votre Banque nationale prêtera indistinctement des billets à tous ceux qui se présenteront ; et en ce cas, la circulation en sera tellement saturée, qu’ils seront dépréciés, — ou bien elle ne les livrera qu’avec discernement ; et alors votre but n’est pas atteint.
Il est clair, en effet, que si chacun peut aller se pourvoir gratis de monnaie fictive à la Banque, et si cette monnaie est reçue à sa valeur normale, les émissions n’auront pas de limite et s’élèveront à plus de cinquante milliards, dès la première année. L’effet sera le même que si l’or et l’argent devenaient aussi communs que la boue. — L’illusion qui consiste à croire que la richesse se multiplie, ou même que la circulation s’active à mesure qu’on accroît l’instrument de l’échange, ne devrait pas entrer dans la tête d’un publiciste qui, de nos jours, discute des questions économiques. Nous savons tous, par notre propre expérience, que le numéraire, non plus que les billets de banque, ne portant pas intérêt, chacun n’en garde dans son coffre ou son portefeuille que le moins possible ; et par conséquent la quantité que le public en demande est limitée. On ne peut l’accroître sans la déprécier, et tout ce qui résulte de cet accroissement, c’est que, pour chaque échange, il faut deux écus ou deux billets au lieu d’un.
Ce qui se passe à la Banque de France est une leçon qui ne peut être perdue. Elle a émis depuis deux ans beaucoup de billets. Mais le nombre des transactions ne s’en est pas accru. Il dépend d’autres causes, et ces causes ont agi dans le sens d’une diminution d’affaires. Aussi, qu’est-il arrivé ? C’est qu’à mesure que la Banque émettait des billets, le numéraire affluait dans ses caves, de telle sorte qu’un instrument d’échange s’est substitué à un autre. Voilà tout.
Je vais plus loin, il se peut que les transactions augmentent sans que l’instrument des échanges s’accroisse. Il se fait plus d’affaires en Angleterre qu’en France, et cependant la somme réunie des billets et des espèces y est moindre. Pourquoi ? Parce que les Anglais, par l’intermédiaire des banquiers, font beaucoup de compensations, de virements de parties.
Dans les idées de M. Proudhon, sa banque a pour objet de réduire les payements à des virements de parties. C’est précisément ce que font les écus, d’une manière, à la vérité, assez dispendieuse. Les billets de banque sont un appareil qui arrive au même résultat à moins de frais ; et le clearing house des Anglais est moins coûteux encore. Mais de quelque manière qu’on s’y prenne pour compenser les paiements, qu’ont de commun ces procédés divers, plus ou moins perfectionnés, avec le principe de l’intérêt ? Y en a-t-il un seul qui fasse que le travail antérieur ne doive pas être rémunéré et que le temps n’ait pas son prix ?
Gorger la circulation de billets n’est donc le moyen ni d’accroître la richesse, ni de détruire la rente. De plus, livrer des billets à tout venant, c’est mettre la banque en faillite avant six mois.
Aussi M. Proudhon fuit le premier membre de mon dilemme et se réfugie dans le second.
« Que la Banque fasse son métier avec prudence et sévérité, dit-il, comme elle a fait jusqu’à présent. Cela ne me regarde pas. »
Cela ne vous regarde pas ! quoi ! vous imaginez une banque nouvelle qui doit réaliser le crédit gratuit pour tout le monde, et quand je vous demande si elle prêtera à tout le monde, vous me répondez, pour échapper à la conclusion dont je vous menace, cela ne me regarde pas !
Mais tout en disant que cela ne vous regarde pas, vous ajoutez « que la nouvelle banque fera son métier avec prudence et sévérité. » Cela ne signifie rien, ou cela veut dire qu’elle prêtera à ceux qui peuvent répondre du remboursement.
Mais alors que devient l’Égalité qui est votre idole ? et ne voyez-vous pas qu’au lieu de rendre les hommes égaux devant le crédit, vous constituez une inégalité plus choquante que celle que vous prétendez détruire ?
En effet, dans votre système, les riches emprunteront gratis, et les pauvres ne pourront emprunter à aucun prix.
Quand un riche se présentera à la banque, on lui dira : Vous êtes solvable, voilà des capitaux, nous vous les prêtons pour rien.
Mais qu’un ouvrier ose se montrer. On lui dira : Où sont vos garanties, vos terres, vos maisons, vos marchandises ? — Je n’ai que mes bras et ma probité. — Cela ne nous rassure pas, nous devons agir avec prudence et sévérité, nous ne pouvons vous prêter gratis. — Eh bien : prêtez-nous, à mes compagnons et à moi, aux taux de 4, 5 et 6 pour cent, ce sera une prime d’assurance dont le produit couvrira vos risques. — Y pensez-vous ? notre loi est de prêter gratis ou de ne prêter pas du tout. Nous sommes trop bons philanthropes pour rien faire payer à qui que ce soit, pas plus au pauvre qu’au riche. Voilà pourquoi le riche obtient chez nous du crédit gratuit, et pourquoi vous n’en aurez ni en payant ni sans payer.
Pour nous faire comprendre les merveilles de son invention, M. Proudhon la soumet à une épreuve décisive, celle de la comptabilité commerciale.
Il compare deux systèmes.
Dans l’un, le travailleur emprunte gratis (nous venons de voir comment), puis, en vertu de l’axiome, tout travail laisse un excédant, il réalise 10 pour cent de profit.
Dans l’autre, le travailleur emprunte à 10 pour cent. L’axiome économique ne reparaît pas, et il s’ensuit une perte.
Appliquant la comptabilité à ces hypothèses, M. Proudhon nous prouve, par des chiffres, que le travailleur est beaucoup plus heureux dans un cas que dans l’autre.
Je n’avais pas besoin de la partie double pour en être convaincu.
Mais je fais observer à M. Proudhon que ses comptes décident la question. Je n’ai jamais mis en doute qu’il ne fût très-agréable d’avoir, sans rien payer, l’usage de maisons bien meublées, de terres bien préparées, d’outils et de machines bien puissantes. Il serait plus agréable encore que les alouettes nous tombassent toutes rôties dans la bouche, et quand M. Proudhon voudra, je le lui prouverai par doit et avoir. — La question est précisément de savoir si tous ces miracles sont possibles.
Je me suis donc permis de faire observer à M. Proudhon que je ne contestais pas l’exactitude de sa comptabilité, mais bien la réalité des données sur lesquelles elle repose.
Sa réponse est curieuse :
« Telle est l’essence de la comptabilité qu’elle ne dépend pas de la certitude de ses données. Elle ne souffre pas de données fausses. Elle est par elle-même, et malgré la volonté du comptable, la démonstration de la vérité ou de la fausseté de ses propres données. C’est en vertu de cette propriété que les livres du négociant font foi en justice. »
J’en demande pardon à M. Proudhon, mais je suis forcé de lui dire que la justice ne se borne pas, comme la Cour des comptes, à examiner si la tenue des livres est régulière et si les comptes se balancent. Elle recherche de plus si on n’y a pas introduit des données fausses.
Mais, vraiment, M. Proudhon a une imagination sans pareille pour inventer des moyens commodes de s’enrichir, et, à sa place, je me hâterais d’abandonner le crédit gratuit, comme un appareil suranné, compliqué et contestable. Il est distancé, et de bien loin, par la comptabilité, qui est par elle-même la démonstration de la vérité de ses propres données.
Ayez deux sous dans la poche, c’est tout ce qu’il faut. Achetez une feuille de papier. Écrivez dessus un compte simulé, le plus californien que vous puissiez trouver dans votre cervelle. Supposez, par exemple, que vous achetez à bon marché et à crédit un navire, que vous le chargez de sable et de galets ramassés sur le rivage, que vous expédiez le tout en Angleterre, qu’on vous donne en échange un poids égal en or, argent, dentelles, pierres précieuses, cochenille, vanille, parfums, etc. ; que de retour en France les acheteurs se disputent votre opulente cargaison. Mettez à tout cela des chiffres. Dressez votre comptabilité en parties doubles. Ayez soin qu’elle soit exacte, — et vous voilà à même de dire de Crésus ce que M. Rothschild disait d’Aguado : « Il a laissé trente millions, je le croyais plus à l’aise. » — Car votre comptabilité, si elle est conforme aux lois de M. Juvigny, impliquera la vérité de vos données.
Il n’est encore parvenu à ma connaissance aucun moyen de s’enrichir plus commode que celui-là ; si ce n’est pourtant celui du fils d’Éole. Je le recommande à M. Proudhon.
« Il s’avisa d’aller dans tous les carrefours, où il criait sans cesse, d’une voix rauque : Peuples de Bétique, voulez-vous être riches ? Imaginez-vous que je le suis beaucoup et que vous l’êtes beaucoup aussi. Mettez-vous tous les matins dans l’esprit que votre fortune a doublé pendant la nuit. Levez-vous ensuite, et si vous avez des créanciers, allez les payer avec ce que vous aurez imaginé, et dites-leur d’imaginer à leur tour[3]. »
Mais je laisse là M. Proudhon, et, en terminant cette polémique, je m’adresse aux socialistes, et les adjure d’examiner impartialement, non au point de vue des capitalistes, mais dans l’intérêt des travailleurs, les questions suivantes :
La rémunération légitime d’un homme doit-elle être identique, soit qu’il consacre à la production sa journée actuelle, soit qu’il y consacre, en outre, des instruments, fruits d’un travail antérieur ?
Personne n’osera le soutenir. Il y a là deux éléments de rémunération, et qui peut s’en plaindre ? Sera-ce l’acheteur du produit ? Mais qui n’aime mieux payer 3 fr. par jour à un menuisier pourvu d’une scie, que 2 f. 50 c. au même menuisier, faisant des planches avec ses dix doigts ?
Ici les deux éléments de travail et de rémunération sont dans les mêmes mains. Mais s’ils sont séparés et s’associent, n’est-il pas juste, utile, inévitable que le produit se partage entre eux selon certaines proportions ?
Quand c’est le capitaliste qui fait l’entreprise à ses risques, la rémunération du travail se fixe souvent et se nomme salaire. Quand le travailleur entreprend et court les chances, c’est la rémunération du capital qui se fixe, et elle se nomme intérêt[4].
On peut croire à des arrangements plus perfectionnés, à une association de risques et de récompenses plus étroite. C’était naguère la voie qu’explorait le socialisme. Cette fixité de l’un des deux termes lui paraissait rétrograde. Je pourrais démontrer qu’elle est un progrès ; mais non est hic locus.
Voici une école — et elle se dit le socialisme tout entier, — qui va bien plus loin. Elle affirme que toute récompense doit être déniée à l’un des éléments de la production, au capital. Et cette école a écrit sur son drapeau : Crédit gratuit à la place de son ancienne devise : La propriété, c’est le vol !
Socialistes, j’en appelle à votre bonne foi, n’est-ce pas un même sens sous d’autres mots ?
Il n’est pas possible de contester, en principe, la justice et l’utilité d’une répartition entre le capital et le travail.
Reste à savoir quelle est la loi de cette répartition.
Et vous ne tarderez pas à la trouver dans cette formule : plus l’un des deux éléments abonde relativement à l’autre, plus sa part proportionnelle se réduit, et réciproquement.
Et s’il en est ainsi, la propagande du crédit gratuit est une calamité pour la classe ouvrière.
Car, de même que les capitalistes se feraient tort à eux-mêmes si, après avoir proclamé l’illégitimité du salaire, ils réduisaient les travailleurs à mourir ou à s’expatrier ; de même, les travailleurs se suicident quand, après avoir proclamé l’illégitimité de l’intérêt, ils forcent le capital à disparaître.
Si cette doctrine funeste se répand, si la voix du suffrage universel peut faire supposer qu’elle ne tardera pas à invoquer le secours de la loi, c’est-à-dire de la force organisée, n’est-il pas évident que le capital effrayé, menacé de perdre son droit à toute récompense, sera contraint de fuir, de se cacher, de se dissiper ? Il y aura moins d’entreprises de tout genre pour un nombre de travailleurs resté le même. Le résultat peut s’exprimer en deux mots : hausse de l’intérêt et baisse des salaires.
Il y a des pessimistes qui affirment que c’est là ce que veulent les socialistes : que l’ouvrier souffre ; que l’ordre ne puisse renaître ; que le pays soit toujours sur le bord d’un abîme. — S’il existe des êtres assez pervers pour former de tels vœux, que la société les flétrisse et que Dieu les juge !
Quant à moi, je n’ai pas à me prononcer sur des intentions auxquelles d’ailleurs je ne puis croire.
Mais je dis : La gratuité du crédit, c’est l’absurdité scientifique, l’antagonisme des intérêts, la haine des classes, la barbarie.
La liberté du crédit, c’est l’harmonie sociale, c’est le droit, c’est le respect de l’indépendance et de la dignité humaine, c’est la foi dans le progrès et les destinées de la société.
Frédéric Bastiat.
- ↑ Quelques personnes ont trouvé excessive la patience de Bastiat pendant le cours de cette discussion. Ce paragraphe et le précédent motivent parfaitement son attitude. Il attachait un grand prix à faire pénétrer, parmi les ouvriers, quelques vérités salutaires, à l’aide même de la Voix du Peuple. Ce résultat, il fut encouragé bientôt à s’applaudir de l’avoir poursuivi. Un matin, peu de jours avant la clôture du débat, il reçut la visite de trois ouvriers, délégués d’un certain nombre de leurs camarades qui s’étaient rangés sous la bannière du Crédit gratuit. Ces ouvriers venaient le remercier de ses bonnes intentions, de ses efforts pour les éclairer sur une question importante. Ils n’étaient point convertis à la légitimité et à l’utilité de l’intérêt ; mais leur foi dans le principe contraire était fort ébranlée et ne tenait plus qu’à leurs vives sympathies pour M. Proudhon. « Il nous veut beaucoup de bien, M. Proudhon, disaient-ils, et nous lui devons une grande reconnaissance. C’est dommage qu’il aille souvent chercher des mots et des phrases si difficiles à comprendre. » Finalement, ils émirent le vœu que MM. Bastiat et Proudhon pussent se mettre d’accord, et se déclarèrent prêts à accepter les yeux fermés une solution quelconque, si elle était proposée de concert par l’un et l’autre. (Note de l’éditeur.)
- ↑ Enfant, in fans, non parlant.
- ↑ CXLIIe lettre persane.
- ↑ Voir le chap. Salaires. — Harmonies écon., tome VI. (Note de l’éditeur.)