Grands névropathes (Cabanès)/Tome 3/2

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HOFFMANN

Est-ce le musicien, le peintre, le comédien ou l’auteur dramatique, que nous vous présentons ? Hoffmann fut, à la fois, tout cela ; mais qu’il ait composé de la musique, qu’il ait peint ou dessiné, qu’il ait dirigé un orchestre ou joué des pièces, son originalité s’est manifestée dans toutes ces directions.

La multiplicité de ses occupations témoigne de l’inconstance de son caractère. Chez lui, tout est contraste : enthousiaste et railleur, croyant et sceptique, on n’a pas eu le temps d’essuyer les larmes que la lecture de certaines de ses productions a fait jaillir, qu’on rit aux éclats des bouffonneries dont il entremêle les récits les plus graves ; et c’est pourquoi Hoffmann est lu et compris par les publics les plus divers.

Les enfants et les femmes lui sont attachés par le côté merveilleux de son œuvre ; ils y retrouvent, par endroits, des fictions prestigieuses, comme celles des Mille et une Nuits. Ces personnages étranges, ces logis bizarres, ces aventures fantastiques plaisent à des imaginations éprises de l’irréel. Quand, plus âgé, plus réfléchi, on revient à Hoffmann, on lui découvre des aspects nouveaux ; on reconnaît que ces plaisanteries outrées, ces extravagances voulues ont un sens symbolique : sous le masque de ses héros, se laisse entrevoir l’âme inquiète, tourmentée, d’un malade d’esprit et de corps.

Comme J.-J. Rousseau, qu’il admirait, Hoffmann s’est mis à nu dans ses Contes, mais avec un étalage plus discret de son moi que chez l’écrivain des Confessions et des Rêveries. Si son orgueil perce parfois, sa dignité offensée en a seule provoqué l’accès et, parce qu’à de certaines heures, il s’est irrité de ce qui, la veille, l’aurait laissé indifférent.

« Oui, poète, s’écrie Prosper Alpanus, tu es bien plus parfait que ne l’imaginent la plupart de ceux à qui tu as communiqué tes essais… »

Petit et contrefait, Hoffmann gardait rancune à la nature de cette disgrâce physique : n’est-il pas d’observation courante que les nains sont d’une susceptibilité, d’une irritabilité que l’exiguïté de leur taille contribue sans cesse à exaspérer ? Hoffmann n’a pas fait exception à la règle : « Cet atome, toujours agité et tourbillonnant, écrit Arvède Barine, avait l’humeur extrêmement mobile ; il riait, pleurait, se fâchait, se consolait dans la même minute, et le tout avec explosion. »



HOFFMANN
(Gravure de la collection de l’auteur)

Son tempérament d’artiste entendait ne s’asservir à aucune règle ; mais un bon oncle veillait qui, lui, prétendait bien contrarier ces instincts d’indépendance et de fantaisie.

L’oncle Otto comprenait l’éducation à sa manière. C’était le type de l’homme rangé, ordonné, méticuleux à l’excès. Un ordre minutieux et inflexible présidait, jour et nuit, à ses actions. Il s’était assigné tant de minutes pour manger, tant pour jouer du clavecin ou lire des vers, « afin de faciliter la digestion », tant pour dormir ou se promener, et tant pour témoigner son affection filiale à sa vieille mère : on voit que rien n’était oublié !… Le même esprit d’ordre présidait à ses sentiments et à ses pensées. Conseiller de justice en retraite, il ne voyait d’autre carrière possible pour son neveu que la magistrature ; tout au plus lui tolérait-il la musique, la peinture ou la poésie, mais à titre de distractions hygiéniques, comme repos d’un travail cérébral, comme délassement à des études sévères.

Hoffmann était né avec l’esprit de révolte qu’il tenait de son père, lequel pensait que « les conventions sociales ont été inventées par les sots, tout exprès pour donner aux gens d’esprit (parmi lesquels il se rangeait) le plaisir de s’en moquer et de les insulter avec raffinement ».

Sa mère, par contre, pauvre créature souffreteuse, était au désespoir « quand on dérangeait une épingle ». On devine le ménage assorti que ces deux êtres, si désharmoniques, devaient réaliser. La séparation était fatale ; chacun s’en fut de son côté ; l’enfant cadet suivit sa mère ; l’aîné fut laissé au père.

Un détail à ne pas omettre : les deux époux étaient cousins germains. Qui connaît le danger des unions consanguines, quand l’un et l’autre des conjoints présentent des tares, ne s’étonnera pas que le jeune Hoffmann ait été victime d’une aussi lourde hérédité. Il avait d’autant moins de chances d’y échapper, qu’il était né tardivement, alors que son père touchait à la cinquantaine, et qu’il avait mené une vie passablement agitée, avant d’aborder au port apaisant du mariage.

Guillaume Hoffmann — celui qui nous occupe — n’avait que trois ans lorsque son père l’abandonna aux hasards d’une éducation et d’un milieu qui allaient marquer leur empreinte sur sa vie entière.

Sa mère, au dire de quelqu’un qui l’approcha, était une « image vivante de la tristesse, de l’abattement et du repos ». Elle restait des heures entières sans parler, ni bouger, peut-être aussi sans penser. Son fils était persuadé qu’il avait hérité d’elle son imagination débridée, hypertrophiée.

« On dit, écrira-t-il plus tard, que l’hystérie des mères ne se reporte pas sur les fils, mais qu’elle excite en eux une sorte d’imagination excentrique ; mon cas vient à l’appui de cette opinion. La poésie, elle, est un héritage paternel. »

Par une coïncidence curieuse, habitait dans la maison même des Dœrffer — les grands-parents maternels de notre personnage, chez qui s’était retirée sa mère — une créature singulière, dont madame Hoffmann fut bientôt la compagne inséparable, attirée vers elle par une affinité de goûts et de tempérament : le cas n’est pas rare chez les névropathes et chez les aliénés.

Profondément hystérique, mélancolique et nerveuse, Mme  Werner conçut pour Mme  Hoffmann une sympathie qui ne se démentit point ; et, comme l’a remarqué avec beaucoup de pénétration un jeune médecin psychologue[1], ce fut un spectacle bien capable d’agir sur l’imagination d’un enfant, que celui de ces deux folles mystiques se racontant leurs rêves et leurs craintes. Mme  Werner se prenait pour une vierge des temps modernes. Pleine de cette idée, elle passait des heures à contempler l’auréole qu’elle croyait voir au front de son enfant. À genoux devant lui, elle chantait des cantiques et se levait la nuit pour le couvrir de petites fleurs bleues. Cet enfant devait être le grand poète maladif Zacharias Werner, voué lui-même à la folie.

Dès ses premiers pas dans la vie, Hoffmann avait montré un penchant irrésistible pour les choses démoniaques. Sa mère se désolait d’avoir donné le jour à un enfant qui semblait n’être venu au monde que pour expier les écarts et la conduite scandaleuse de ses ascendants. Son plus grand plaisir était de tourmenter les animaux, de les soumettre à mille tortures ; ses camarades eux-mêmes étaient ses souffre-douleur, et quand il en avait fini avec eux, il s’en prenait à la Bible de l’aïeule, qu’il barbouillait de figures diaboliques.

Un matin, on trouva morte dans sa chambre la mère d’Hoffmann. « Ses traits, écrivait ce dernier à un de ses amis, le jour de l’événement, étaient horriblement contractés. » Désormais, l’enfant allait être confié à sa grand’mère, Mme  la conseillère Dœrffer.

Cette vieille dame, devenue impotente avec les années, était une espèce de géante, dont l’aspect imposant tranchait d’autant plus sur le reste de la famille, composée de véritables pygmées. Ces petits bouts d’hommes et ces petits bouts de femmes étaient des lutins pleins de gaieté, amateurs passionnés de musique, et qui se plaisaient à organiser des concerts, où chacun jouait d’un instrument désuet. C’était un spectacle étrange que cet orchestre de nabots, aux manières excentriques, et une imagination aussi impressionnable que celle d’Hoffmann devait en être fortement remuée. Une simple chanson, quelques sons de violon ou de luth, surtout quand sa « petite tante » Sophie en pinçait les cordes, communiquaient à l’enfant une commotion nerveuse qui l’agitait tout entier. Ses traits présentaient, du reste, une mobilité presque continuelle et qui s’exagérait sous la moindre influence[2].

Sa sensibilité ne fit que s’accroître avec les années ; à la puberté, son organisme ressentit une secousse, dont il eut quelque mal à se remettre. Il se plaignait alors de malaises, de migraines, de saignements de nez répétés ; d’autre part, ses goûts se modifiaient : la musique, la peinture ne lui procuraient plus le même plaisir ; son instinct sexuel s’éveillait, mais les femmes qu’il désirait n’étaient que des créatures de rêve ; elles étaient insaisissables et se dérobaient à ses poursuites.

Jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, Hoffmann mène une vie retirée et morose. Nommé depuis peu magistrat, il est désormais libre de toute contrainte familiale ; placé dans un milieu où l’usage des vins capiteux est passé à l’état d’habitude, il ne tarde pas à se livrer avec excès à la boisson, mais par principe, pour arriver à une excitation factice, qu’il croit propice à l’éclosion des idées.

Pourquoi l’alcool, qui déprime tant de gens, n’en exalterait-il pas d’autres, ne les élèverait-il pas au-dessus d’eux-mêmes ? À cet égard, il professait des théories qu’il ne dédaignait pas d’appliquer à lui-même :

« On parle souvent de l’inspiration que les artistes puisent dans l’usage des boissons fortes ; on cite des musiciens et des poètes qui ne sauraient travailler autrement (les peintres, autant que je sache, sont restés à l’abri de ce reproche). Je n’en crois rien, mais il est certain que lorsqu’on est dans l’heureuse disposition, je pourrais dire dans la constellation favorable, où l’esprit passe de la période d’incubation à celle de création, une boisson spiritueuse imprime aux idées un mouvement plus vif. La comparaison qui me vient à l’esprit n’est pas bien noble ; mais de même qu’une roue de moulin travaille plus vite quand le torrent grossit et augmente de force, de même quand l’homme se verse du vin le mouvement intérieur prend une allure plus rapide. »

Le vin ne suffisant pas toujours pour accélérer le mouvement du moulin, force est de recourir parfois à un liquide plus corsé. Le bol de punch, par exemple, permet de contempler « le combat entre les salamandres et les gnomes qui habitent dans le sucre (sic) ». Mais ce n’est que par exception et comme ressource suprême : le vin a les préférences de l’artiste, du littérateur ; encore faut-il en distinguer les divers crus, déterminer par l’expérience lesquels feront naître les œuvres légères, lesquels les travaux profonds. Et Hoffmann de recommander, avec une gravité toute professorale, pour la musique d’église les vins vieux de France ou du Rhin ; pour l’opéra sérieux, le meilleur bourgogne ; pour l’opéra-comique, le champagne ; pour les canzonettas, les vins chaleureux d’Italie ; enfin, pour une composition romantique, comme le Don Juan, un verre modéré de la boisson issue du « combat entre les salamandres et les gnomes ».

Gardons-nous d’assimiler Hoffmann à l’ivrogne vulgaire qui s’abandonne bestialement à sa passion ; quand il se jugeait assez excité pour le travail qu’il avait projeté, généralement il s’arrêtait ; mais, comme tous les alcooliques, il en arriva peu à peu à ne plus pouvoir résister au penchant qui l’entraînait ; sa volonté devint de plus en plus débile. Prédisposé, d’autre part, de par son hérédité, il fut, de bonne heure, atteint de troubles nerveux, préparant un terrain excellent pour d’autres troubles sensoriels qu’allait faire naître chez lui l’usage des boissons spiritueuses.

Le journal qu’Hoffmann commençait à rédiger en 1804 montre qu’à cette date il était déjà sujet à des obsessions délirantes.

Il écrivait le 6 janvier 1804 :

« Tous mes nerfs excités avec du vin épicé. Pensées de mort. Fantômes. »

Entre temps, il contractait une fièvre continue, de nature typhoïde, qui le tint plusieurs semaines alité et qui s’accompagnait de délire violent. « Il avait, nous dit l’un de ses biographes[3], des cauchemars qui le plongeaient dans une irritabilité extrême. Les amis qui le veillaient devenaient autant d’instruments de musique, dont les accents le torturaient. Ses hallucinations avaient, du reste, presque toutes un caractère ou un point de départ musical. »

Dans l’ardeur de son délire, il fredonnait un opéra d’un bout à l’autre, devant ses auditeurs ébahis. Il assimilait ses garde-malades à des instruments de musique : « Aujourd’hui, la flûte m’a cruellement tourmenté », désignant par là un ami qui parlait très bas et dont la voix ressemblait à un susurrement. À un autre moment, il lui échappait de dire : « Tout l’après-midi, cet insupportable basson m’a fait souffrir le martyre. » Le basson, avec sa grosse voix, lui avait déchiré les nerfs.

Les soirs où il était resté relativement sobre, dans l’état intermédiaire à la veille et au sommeil, il avait observé, devançant Baudelaire, un phénomène, qu’avec son acuité habituelle de vision il n’a pas manqué de consigner. Il se produisait alors, chez lui, une confusion entre les couleurs, les sons et les parfums.

« C’est comme si, disait-il, les uns et les autres naissaient mystérieusement tous ensemble d’un même rayon de lumière et s’unissaient pour former un concert merveilleux. »

Le parfum de l’œillet rouge foncé, précise-t-il, « agit sur moi avec une puissance extraordinaire et magique. Je tombe involontairement dans un état de rêve et j’entends alors, comme dans un grand éloignement, le bruit du cor s’enfler et s’affaiblir tour à tour ».

Ses hallucinations sont loin d’être toujours aussi agréables : tantôt, ainsi qu’il l’écrit à un de ses amis[4], il lui semblait « répandre dans l’obscurité une lueur phosphorescente ». Tantôt il prétendait apercevoir, dans un salon très éclairé et occupé par de nombreuses personnes, un gnome sortant du parquet dont il était seul, bien entendu, à percevoir les formes. Il lui arrivait aussi de voir flotter autour de lui, quand il était à sa table de travail, occupé à écrire, des spectres grimaçants ; et pour dissiper l’effroi et l’angoisse que ces visions provoquaient chez lui, sa femme devait s’asseoir à ses côtés afin de le calmer et le rassurer.

« Mon enfance, a écrit Hoffmann, dans Le Chat Murr, s’écoula dans une complète avidité de sensations. »

Des sensations violentes, voilà ce qu’il réclamait dès son jeune âge, et l’excitation alcoolique est une de celles qui devaient naturellement s’offrir à lui des premières. Mais avant de rechercher dans quelle mesure il a puisé à cette source d’inspiration, il convient de remarquer que ses sensations, même à l’état normal, étaient particulièrement vives :

« Il suffisait, confesse-t-il, d’une sensation corporelle agréable pour me rappeler toujours les images les plus vives et les souvenirs les plus gracieux. »

Son œuvre abonde en témoignages d’une hypertrophie démesurée des sens. Son odorat est d’une subtilité particulière : par instants, il lui semble qu’« une vapeur subtile et d’une odeur singulière se répand autour de lui » ; à d’autres moments, il demeure comme « charmé par un sortilège et enivré par les suaves parfums d’un féérique jardin ».

Les hallucinations à point de départ olfactif se retrouvent fréquemment dans ses Contes ; de même, les hallucinations de l’ouïe : ne signale-t-il pas, en quelque endroit, des « voix graves qui lui parlent dans un murmure mystérieux » ; ne parle-t-il pas, ailleurs, d’un baiser, « rapide et léger, comme un son longtemps prolongé » ; de son âme, « où résonnent de mystérieux accords, échos du monde lointain » ?

Le sens de la vue était presque aussi développé, chez Hoffmann, que celui de l’ouïe ; il a, nous l’avons dit plus haut, présenté le phénomène de l’audition colorée, tout comme Gœthe, Musset et Maupassant, pour ne citer que des noms notoires. Il y a, cependant, une différence entre Hoffmann et les porteurs des grands noms que nous venons d’évoquer, c’est que, comme l’a bien vu le Dr Demerliac, l’audition colorée, que tant de poètes ont possédée, ou cru posséder, se manifeste dans ses œuvres, dans ses lettres, dans son journal, avec un tel naturel, avec une telle vérité d’images et d’expressions, qu’on est tenté d’y voir bien plutôt une forme de son imagination, qu’un artifice ou une coquetterie de littérature.

À vrai dire, les phénomènes qu’il éprouvait ne relèvent point de l’audition colorée proprement dite, mais d’une fusion d’images gustatives, auditives, olfactives, visuelles, comme il pouvait seulement s’en produire chez cet homme de génie, qui était à la fois un musicien, un peintre et un poète.

« Ce n’est point une vaine image, une allégorie, reconnaît-il lui-même, à laquelle recourt le musicien qui prétend que les couleurs, les parfums, les sons lui apparaissent de même essence et se combinent pour lui en un merveilleux concert. »

Quant à lui, il passait insensiblement d’une sensation à une autre d’un ordre tout différent, quand il ne lui arrivait pas de les confondre, sans parvenir à fixer une ligne précise de démarcation. Cette unique citation — et de pareilles pourraient être multipliées — suffit comme attestation d’un état aussi exceptionnel : Kreisler (c’est lui qu’il désigne sous ce nom) se propose d’acheter « un habit dont la couleur est en ut dièze mineur : ce [pour] quoi, afin de tranquilliser ceux qui le verraient, il y avait fait ajouter un collet de couleur mi majeur ».



HOFFMANN
(Collection de l’auteur)

Cette facilité des associations sensorielles est-elle, comme d’aucuns l’ont avancé, le privilège d’esprits supérieurs, l’explication de leur supériorité ? Il est malaisé d’en décider ; l’hypothèse est assez curieuse, en tout cas, pour mériter d’être relevée au passage, mais elle appelle une vérification étayée sur des observations multipliées.

Pour en revenir au cas particulier d’Hoffmann, il est hors de doute qu’il a présenté avec une sensibilité excessive une émotivité morbide. Cette émotivité allait, suivant les jours, du mysticisme le plus poétique à l’hypocondrie la plus noire. Il en était arrivé à avoir peur de tout : on reconnaît là l’état décrit par Morel et Legrand du Saulle, sous le nom de panophobie et auquel Magnan proposa plus tard de substituer le terme, peut-être plus concert, d’anxiomanie ; cet état où, selon l’expression de Th. Ribot, « l’on a peur de tout et de rien ; où l’anxiété flotte comme dans un rêve et ne se fixe que pour un instant, au hasard des circonstances, passant sans cesse d’un objet à l’autre ». Hoffmann n’éprouvait pas une sensation agréable qui ne s’accompagnât de l’appréhension des conséquences funestes ou dangereuses qu’elle pouvait entraîner à sa suite.

« Quel mauvais génie, s’écriait-il dans une heure de désespérance, a donc jeté dans mon âme cette horrible défiance, qui me fait soupçonner ruine et malheur dans une parole, dans un regard, voire dans la plus futile circonstance indépendante de toute volonté humaine ! »

Un jour — c’était en l’an 1809 — il assistait à un bal et se sentait la joie au cœur : enfin, pensait-il, je vais me divertir sans arrière-pensée ; quand soudain l’idée lui vint qu’il était « multiplié comme par un polyscope ». Toutes les figures qui s’agitaient devant lui, lui apparaissaient ses propres images, et il s’irritait contre leurs faits et gestes. Cette idée s’empara de lui à un tel point qu’elle devint une véritable obsession.

Il avait aussi des impulsions subites, des accès de colère, motivés par les plus minces prétextes. Un de ses auditeurs restait-il impassible devant ses plaisanteries, il s’emportait contre lui, et n’avait de cesse qu’il ne l’eût obligé à quitter la place. Un jour, il lui arriva de lancer un verre d’eau à la tête d’un de ses amis qui avait eu le tort d’impressionner désagréablement ses oreilles, en chantant faux une ariette de Mozart !

« La poésie d’Hoffmann était maladive » a déclaré Heine ; c’est qu’en effet, si l’on a pu souvent constater que la personnalité de l’écrivain se retrouve dans ses productions, pour Hoffmann non seulement on l’y devine mais elle y déborde, pourrait-on dire.

Les héros de ses contes sentent, entendent, voient d’une manière anormale. « Il en est des déséquilibrés des contes d’Hoffmann comme des hallucinés des cliniques et des asiles ; chez eux l’illusion précède l’hallucination et l’annonce. » (Demerliac.)

La plupart des hallucinations des Contes trahissent l’influence de l’alcool et se découvrent surtout dans les compositions qui datent du temps où l’auteur se livrait à des excès de boisson. Ailleurs on relève de curieux exemples d’obsession ; là encore il est facile de reconnaître une auto-observation : l’étudiant Anselmus, du Pot d’or, comme Balthazar, du Petit Zacharie, c’est Hoffmann lui-même, au moins par certains côtés.

De l’obsession à l’impulsion, la distance est courte ; les personnages d’Hoffmann l’on vite franchie : dans Les Élixirs du diable, comme dans Mademoiselle de Scudéry, apparaissent des types de criminels impulsifs, qu’un psychiatre n’hésiterait pas à réclamer pour ses justiciables.

D’autres phénomènes psycho-pathologiques peuvent encore être recueillis dans l’œuvre si touffue d’Hoffmann. Ainsi que nous le faisait judicieusement remarquer notre très érudit ami, le Dr Hahn, bibliothécaire en chef de la Faculté, les mystères de l’occulte ont toujours eu un grand charme pour Hoffmann ; il les a scrutés avec une parfaite clairvoyance et il a discuté avec une rare pénétration la plupart des problèmes qui préoccupent actuellement le monde scientifique. L’idée particulière qu’il se faisait du monde des esprits est nettement définie dans le passage suivant :

« On ne saurait nier l’existence du monde surnaturel qui nous environne, et qui se révèle souvent à nous par des accords singuliers et des visions étranges. La crainte, l’horreur que nous éprouvons alors tient à la partie terrestre de notre organisation : c’est la douleur de l’esprit, incarcéré dans le corps qui se fait sentir… Peut-être est-ce la punition que nous réserve la nature, dont nous tendons sans cesse à nous éloigner, comme des enfants ingrats. Je pense que, dans l’âge d’or, lorsque notre race vivait dans une bienheureuse harmonie avec toute la nature, nulle crainte, nul effroi ne venait nous saisir, parce que, dans cette paix profonde, dans cet accord parfait de tous les êtres, il n’y avait pas d’ennemi dont la présence pût nous nuire. »

Hoffmann justifie, une fois de plus, le titre de « voyants » donné aux poètes ; que de sensations n’a-t-il pas ressenties, dont on cherche aujourd’hui une explication scientifique et dont, demain peut-être, la cause profonde sera découverte ! Ainsi a-t-il souvent éprouvé la sensation du « déjà vu[5] », qu’il a décrite, certainement d’après lui-même, dans les Aventures de la Nuit de Saint-Sylvestre et la Princesse Brambilla. Dans cette dernière nouvelle, surtout, il semble avoir pris plaisir à accumuler les troubles de la personnalité, « au point de donner le vertige au lecteur le plus calme ».

À maintes reprises, notamment dans le Chien Berganza, Hoffmann donne une analyse très exacte du dédoublement de la personnalité dont il offrait, on le sait, un des plus curieux exemples. Mais c’est surtout dans Les Élixirs du Diable que, suivant l’expression d’un commentateur allemand[6], l’aliéniste peut trouver assez de matériaux pour en composer un gros volume de clinique et d’études mentales.

Les types de fous et de malades y abondent : délirants érotiques, maniaques, déments précoces, mélancoliques y sont étudiés et dépeints magistralement ; et l’on est saisi d’étonnement en présence de ce « clinicien ès lettres » qui, par la seule force de son génie, s’est assimilé non seulement les connaissances médicales de son temps, mais a devancé celui-ci sur nombre de points.

Ce qu’il y a de particulièrement intéressant à relever chez Hoffmann, c’est que ses troubles organiques même ont servi son génie, et qu’il a puisé peut-être le meilleur de son inspiration dans son déséquilibre fonctionnel.

Il appartient à cette catégorie de grands hommes « dont la route a été tracée à travers toutes les afflictions humaines et dont un fatal destin a nourri l’imagination par des maux inouïs et par une éternelle misère[7] ». Combien d’amertumes secrètes, de fronts plissés, de bouches aux plis désabusés, sur les portraits des grands railleurs de l’humanité ! Que de souffrances se dissimulent sous un masque moqueur ! Et comment ne pas être saisi d’admiration devant des hommes comme Scarron, riant des torsions de son corps disloqué ; comme Molière, se mettant en scène dans le Malade, jusqu’à en mourir ; comme Hoffmann enfin, suivant sur lui-même les phases progressives d’un mal qui le conduisait à la tombe.

Quelle fut la nature de cette maladie qui lui fit souffrir « mort et passion », comme disent les bonnes gens, et à laquelle il ne succomba qu’après une agonie prolongée ? Longtemps on a cru, sur la foi de tels passages de ses Contes, qu’Hoffmann fut un tabétique. On a voulu retrouver le tableau de son propre état dans ces lignes extraites de La Fenêtre d’angle du Cousin :

« Mon pauvre cousin a eu le même sort que le fameux Scarron. Une maladie opiniâtre lui a ôté aussi l’usage de ses jambes. Il en est réduit à rouler de son lit à son fauteuil et de son fauteuil à son lit, avec l’aide du bras vigoureux d’un invalide maussade, qui lui sert de garde-malade. Mon cousin a une autre ressemblance avec Scarron : il est aussi auteur… Cette passion d’écrire a joué un vilain tour au pauvre cousin : il a beau être très malade, la roue de l’imagination tourne toujours au galop dans sa tête ; il invente, invente, malgré toutes les souffrances ; mais quand il s’agit de faire prendre aux idées le chemin du papier, le méchant démon de la maladie a barré le passage ; non seulement la main refuse le service, mais les idées s’envolent, ce qui jette le cousin dans la plus noire mélancolie. »



FAC-SIMILÉ D’UNE EAU-FORTE D’HOFFMANN
extraite de ses « Œuvres posthumes »
(Magasin pittoresque 1861)

Dans Le Petit Zacharie, Hoffmann fait cadeau au méchant gnome Cinabre, pour le punir de ses forfaits, du mal qu’il juge le plus horrible, de celui qui le torture lui-même ; mais dans les symptômes qu’il décrit, on ne reconnaît que des lectures, mal digérées, d’ouvrages médicaux, et nullement, comme d’aucuns l’ont un peu témérairement avancé, les signes du tabes dorsalis[8]. Les lésions de l’ataxie locomotrice, ainsi que l’a très judicieusement objecté l’auteur[9] d’une remarquable étude sur notre conteur, se constituent beaucoup plus lentement : ne pas oublier que l’évolution de la maladie a été, dans le cas d’Hoffmann, relativement rapide.

En octobre 1821, Hoffmann était en excellente santé et de la meilleure humeur ; quelques semaines plus tard, il était repris de ses crises de foie dont il avait eu souvent à se plaindre[10].

Au mois de janvier de l’année suivante, Hoffmann ne pouvait plus bouger de son fauteuil : ses jambes n’étaient encore qu’à demi paralysées ; bientôt elles le furent tout à fait et les membres supérieurs se prirent à leur tour : son bras droit lui refusant tout service, il dut prendre un secrétaire et lui dicter les contes qu’il était devenu incapable d’écrire de sa propre main. Cette rapidité d’évolution rappelle évidemment beaucoup plus ce qu’on observe dans la polynévrite alcoolique que dans l’ataxie, à marche incomparablement plus lente. Elle est, en outre, parfaitement conforme aux antécédents de l’écrivain, qui avait pris l’habitude de l’alcool dès 1804, et cultiva la dive bouteille pendant près de vingt années.

Sans doute son intelligence est demeurée jusqu’au bout intacte ; mais il a présenté des troubles de la mémoire, des idées obsédantes, du délire, en particulier du délire onirique, des hallucinations, qui portent le cachet indéniable de l’éthylisme.

Les troubles dyspeptiques et hépatiques, l’absence de troubles de coordination et de désordres vésicaux, écartent pareillement l’hypothèse de tabes et nous engagent à nous rallier, en fin d’analyse, à celle, beaucoup plus acceptable, d’une névrite, dont l’alcool évoluant sur un terrain favorable — ne pas oublier l’hérédité chargée du poète — a été l’agent actif, le principal responsable.


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  1. Dr Marcel Demerliac, Étude médico-psychologique sur Hoffmann. Lyon, A. Rey, 1908.
  2. Ce qui frappait chez lui, c’était cette extraordinaire mobilité. Ses saluts consistaient en « petites inclinaisons de la nuque, souvent répétées et toujours brusques… Elles avaient quelque chose de grimaçant et de convulsif ». Sa physionomie était elle-même très changeante et mobile. Quelqu’un qui l’avait rencontré dans un café de Dresde en fait ce curieux portrait : « Son visage, petit et futé, n’était pas le même à deux secondes d’intervalle ; ses yeux perçants brillaient d’une telle lueur et ses lèvres se contractaient en de telles grimaces sarcastiques, que l’on regrettait de ne pas entendre le petit homme les traduire dans son langage… Parfois, il s’asseyait sur une chaise aussi éloignée que possible des autres consommateurs, sans doute pour ne pas être gêné dans ses jeux de physionomie et pouvoir s’y livrer à loisir. » Il serait allé jusqu’à étudier ses tics, afin de pouvoir les décrire : dans un de ses contes, Le Magnétiseur, il s’est mis en scène, sous le nom du peintre Bickert. À noter qu’entre autres tics, il était onychophage.
  3. Hitzig, Auf Hoffmanns Leben und Nachlass. Berlin, 1823 ; Stuttgard, 1839.
  4. Lettre à Hitzig, 20 avril 1807.
  5. V. sur ce curieux phénomène la thèse de Thibault, Essai psychologique et clinique sur la sensation du déjà vu. Bordeaux, 1899.
  6. Klinke, Hoffmanns Leben und Werke (Braunschweig und Leipzig, 1902).
  7. Loève-Veimars, Œuvres complètes d’Hoffmann (préface).
  8. Comme Champfleury, dans une étude, d’ailleurs très attachante, publiée par l’Athenœum français (15 septembre 1855).
  9. Dr Kuenemann, Les Génies morbides : Hoffmann (1776-1822), in Répertoire de médecine internationale, 1912.
  10. Les premiers symptômes s’étaient manifestés à Posen : il avait eu alors, outre des épistaxis, des douleurs dans l’hypocondre droit et des vomissements bilieux ; les crises hépatiques étaient, depuis lors, revenues à plusieurs reprises, de plus en plus fréquentes, de plus en plus douloureuses.