Grands névropathes (Cabanès)/Tome 2/7

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ALFRED DE MUSSET

On sait quelle influence attribuent ceux qui s’efforcent à expliquer la formation du génie, à la race, au sol, au milieu ; on n’a pas manqué d’appliquer cette théorie à Musset, et il en est résulté quelques découvertes imprévues.

Une tradition qui a cours rattache l’auteur de Rolla, d’une part à Ronsard, de l’autre à… Jeanne d’Arc ! Simple boutade du poète en ce qui concerne Jeanne d’Arc. Pour ce qui est de Ronsard, il semblerait plus aisé de démontrer les attaches d’Alfred de Musset avec le barde vendômois.

La famille Musset était originaire du Blésois et la Cassandre de Ronsard aurait bien pu être la Cassandre de Musset, qui portait le même prénom que sa mère ; mais d’impitoyables généalogistes ont réduit cette parenté à néant, en démontrant que la Cassandre aimée du poète de la Pléiade était issue d’un marchand florentin, du nom de Salviati, établi en France au temps de François Ier et qui compta, parmi ses ancêtres, un médecin, célèbre dans la seconde moitié du treizième siècle.

Des juristes et des soldats, voilà ce qu’on rencontre dans l’ascendance directe du poète.

Cette longue lignée d’aïeux ne nous donne qu’indications vagues sur la genèse de son talent et de ses aptitudes poétiques ; à moins qu’on ne veuille admettre que Ronsard et Joachim du Bellay, car les Musset se flattaient de se rattacher au disciple comme au maître, n’aient préparé, de loin, l’avènement d’un des plus grands poètes du dix-neuvième siècle.

La branche cadette, à laquelle appartient Alfred, se signale par son goût pour les œuvres de l’esprit et les travaux littéraires[1]. À Victor-Donatien de Musset, père du poète, on doit des écrits qui ne sont pas sans valeur, mais sous le rapport surtout de l’érudition et de la critique. Son Histoire sur la vie et l’œuvre de J.-J. Rousseau est des plus estimables ; quant au grand-père maternel d’Alfred, caractère gai et original, littérateur aimable, il avait, au dire de qui l’avait approché, « une manière pittoresque de dire les choses qui donnait un grand charme à sa conversation ».

De sa mère, qu’on nous dépeint faible et sans volonté, mais quelque peu hautaine et d’une morgue aristocratique, Alfred tenait cette nervosité maladive, qu’il manifesta dès sa plus tendre enfance, cet état névropathique qui devait contribuer, pour une si large part, aux productions de son génie.

Alfred de Musset fut, toute sa vie, une véritable sensitive, que le moindre souffle agitait. Il jouissait, ou plutôt il souffrait d’une impressionnabilité exceptionnelle, qui en fait, pour le psycho-physiologiste un sujet d’étude particulièrement attachant.

Lui-même attribuait cette organisation spéciale moins au hasard qu’à l’époque où il était né : n’appartenait-il pas à cette génération qui avait subi les conséquences des guerres de la Révolution et de l’Empire et en avait reçu un ébranlement dont elle devait ne se jamais remettre ? À cette génération « ardente, pâle, nerveuse », que les mères inquiètes avaient mise au monde, tandis que les maris et les frères combattaient au loin.

Son nervosisme s’était manifesté de bonne heure. Son frère Paul raconte qu’à peine hors des langes, le petit poète en herbe avait « des mouvements oratoires et des expressions pittoresques », pour peindre ses malheurs ou ses plaisirs d’enfant[2]. Déjà se montrait chez lui, l’« impatience de jouir » et la « disposition à dévorer le temps » qui devaient s’accentuer par la suite.

On connaît l’anecdote charmante des souliers rouges. Alfred avait trois ans, quand, un jour, on lui apporte une paire de petits souliers rouges, à la vue desquels il laisse éclater toute sa joie. Il avait hâte de sortir avec cette chaussure, pour la faire admirer : il ne se tenait pas d’impatience, pendant que sa mère lui peignait ses cheveux bouclés, et comme il trouvait l’opération plus longue que de coutume : « Dépêchez-vous donc, maman, de s’écrier l’enfant ; mes souliers neufs seront vieux ! »

Comme il fallait peu de chose pour agir sur un organisme aussi frémissant ! Encore tout petit, vers l’époque de l’épisode des souliers, certaine grosse poutre au plafond d’une chambre lui causait un effroi qu’il ressentait longtemps plus tard, rien que d’y songer.

Sa sensibilité était prête à tressaillir au moindre choc. Son frère rapporte qu’il fut malheureux et toujours agité, pendant le temps de ses études classiques. Une mauvaise place le mettait au désespoir. S’il n’avait pu apprendre ses leçons jusqu’au dernier mot, il partait pour le collège, tremblant de frayeur ; le remords d’une faute, même insignifiante, le poursuivait à ce point qu’il venait s’accuser lui-même. Plus tard, il se corrigea de sa timidité, mais il ne put jamais se défaire de cette disposition à l’inquiétude.

Dans son entourage, on appréhendait de lui faire de la peine, si légère fût-elle. On évitait de lui adresser le moindre reproche, quand lui prenaient ce qu’on appelait ses « accès de manie ». C’est ainsi que, dans la même journée, il put impunément briser une des glaces du salon avec une bille d’ivoire, couper des rideaux neufs avec des ciseaux, coller un large pain à cacheter rouge sur une carte d’Europe, au beau milieu de la Méditerranée, sans que ces trois désastres lui attirassent une réprimande, tant on redoutait de le contrarier. Il s’en montra, d’ailleurs, consterné et, quand les nerfs ne s’en mêlaient plus, il redevenait l’enfant délicieux, exquis de délicatesse, que nous ont dépeint ses biographes.

C’est à l’un d’eux que nous emprunterons ce joli trait.

L’enfant avait commis une peccadille, qui lui avait attiré une gronderie de sa jeune tante Nanine, à laquelle il avait voué une tendresse particulière. Comme il ne paraissait prendre garde à la gronderie, elle lui déclara que, s’il persistait dans son attitude, elle cesserait de l’aimer.

– Tu crois cela, fit l’enfant, mais tu ne pourras pas t’en empêcher.

– Si fait, Monsieur, reprit la tante, sur un ton qu’elle essayait de garder sévère.

L’enfant, un peu inquiet tout de même, la considérait avec attention, épiant les moindres mouvements de sa physionomie ; au bout de quelques minutes, un sourire involontaire plissait les lèvres de la grondeuse.

– Je te vois que tu m’aimes ! de s’exclamer l’enfant, dont la gentillesse finissait toujours par triompher.

Son penchant pour le sexe s’était éveillé de bonne heure. Il n’avait guère plus de quatre ans, qu’il se prenait d’une passion violente pour une de ses cousines, de douze ans plus âgée que lui. Il la demanda en mariage, ce qu’on s’empressa de lui accorder. Lorsque sa cousine quitta Paris, Alfred n’avait pas de plus ardent désir que d’apprendre à écrire pour correspondre avec elle.

Quelque temps après, la cousine se mariait. Longtemps après la cérémonie, qu’on avait cachée à l’enfant pour éviter une crise de désespoir, il apprenait la vérité. Il s’étonnait, dans sa candeur, qu’elle l’eût trompé à ce point, mais quand on lui eut dit que l’infidèle lui conservait la tendresse d’une sœur aînée, son anxiété se calma et il répondit, comme s’il eût pu comprendre la différence entre une épouse et une sœur, qu’il se contenterait de cette affection fraternelle.

Le père n’ayant guère le temps de s’occuper des marmots, la mère étant de volonté débile, on imagine quelle fut la première éducation de bambins livrés, ou à peu près, à eux-mêmes, sous l’imparfaite surveillance d’un précepteur disposé, par ordre, à l’indulgence.

Alfred et Paul, mais Alfred surtout, faisaient leurs délices, en cachette, de la lecture d’ouvrages qui leur étaient tombés entre les mains, comme les Mille et une Nuits, les Mille et un Jours et les livres de la Bibliothèque bleue. Ils ne rêvaient qu’enchanteurs et paladins, cherchant dans la maison de leurs parents les passages secrets, les portes dérobées qui ne pouvaient manquer de s’ouvrir, sous l’influence de la magique baguette dont ils s’attribuaient la possession. Il leur suffisait, pensaient-ils, de pousser un ressort, en prononçant des paroles évocatrices, pour qu’un panneau de boiserie tombât, livrant passage au génie ou au gnome prompt à leur obéir.

Don Quichotte calma cette soif d’aventures, mais Alfred n’en persista pas moins à croire aux surprises du sort, quitte à se déclarer trompé et frustré, quand il n’arrivait que ce qui peut arriver.

Cet amour du merveilleux, cette foi dans le hasard, Alfred de Musset en a donné par la suite maints témoignages. Pendant son voyage en Italie avec George Sand, les deux amants hésitèrent, un moment, s’ils se rendraient à Rome ou à Venise. Il fut décidé qu’on jouerait, à pile ou face, laquelle de ces deux villes serait choisie. « Venise face, écrit George Sand[3], retomba dix fois sur le plancher. » Et Venise fut préférée.

On voit, de même, dans Il ne faut jurer de rien, Valentin jeter une pièce à pile ou face, pour savoir s’il aimera Cécile ; puis, changeant tout à coup d’augure : « Si elle tourne la tête de mon côté, je l’aime ; sinon, dit-il, je m’en vais à Paris. »

Le mobile était à peu près aussi sérieux que celui qui détermina un jour le fils du Régent. Celui-ci, qui n’avait pas le cerveau très solide, ayant parlé de se marier, on s’était mis en quête de lui trouver une femme digne de lui ; mais voilà que la ceinture de sa culotte casse ! « M. le duc d’Orléans prit cet accident pour un avertissement du ciel, qui n’approuvait pas cette union[4]. »

C’est parce qu’il avait vu souvent ses pressentiments se réaliser, que Musset en était venu à une aussi ferme croyance au dieu hasard.

Quoi qu’il en soit, les faits de télépathie sont nombreux dans sa vie autant que dans son œuvre[5]. Mais n’anticipons pas ; puisque nous en sommes au chapitre de la sensibilité, notons encore, avant d’examiner une autre face de son tempérament, une attaque de nerfs, à l’âge de treize ans, assez violente pour amener de la fièvre, qu’il éprouva, au cours d’une partie de chasse, où il avait failli blesser son frère.

Quatre ans plus tard, il terminait ses études. Il était alors, suivant l’exacte expression d’une femme d’autant de sens que d’esprit, à cet âge ingrat où les idées sont aussi dégingandées que le corps. Cet état d’âme, il le définira lui-même, quand il jettera un regard sur sa vie passée, en disant qu’il avait été « aussi bête qu’un autre ».

Comme les très jeunes gens de son époque, il avait subi ce malaise particulier dont tous ceux de sa génération ont été plus ou moins les victimes. Qu’on l’appelle pessimisme ou byronisme, l’étiquette importe peu.

À dix-sept ans, Musset s’ennuie. Avant qu’il découvre Leopardi et qu’il le révèle à tout venant, comme La Fontaine pour Baruch, et en attendant que Fantasio « joue des airs éblouissants sur le thème de l’ennui[6] », il se dévoile à son ami Paul Foucher dans une épître où il se livre sans réticences.

« Je m’ennuie, je suis triste, écrit-il à son condisciple. Je n’ai pas même le courage de travailler… Je ne voudrais pas écrire, ou je voudrais être Shakespeare ou Schiller.

« Je ne fais donc rien… Je donnerais ma vie pour deux sous si, pour la quitter, il ne fallait pas passer par la mort… L’âge me mûrira, je l’espère, car je suis bon à jeter à l’eau… Je me sens, par moments, une envie de prendre une plume, et de salir une ou deux feuilles de papier, mais la première difficulté me rebute. Un souverain dégoût me fait étendre les bras et fermer les yeux. »

On surprend la vocation littéraire à son éveil. Mais le découragement le prenait vite et, soit fanfaronnade, soit appétence réelle, il parle déjà de noyer sa mélancolie dans d’affreuses et innommables mixtures.

« Je n’ai plus, gémit-il tristement, le courage de rien penser ; si je me trouvais à Paris, j’éteindrais ce qui me reste d’un peu noble dans le punch et la bière et je me sentirais soulagé. On endort bien un malade avec de l’opium, quoiqu’on sache que le sommeil lui doive être mortel ; j’en agirais de même avec mon âme. »

Cette lettre, dont nous n’avons cité que les fragments les plus caractéristiques, est suffisamment révélatrice ; elle éclaire la psychologie de son signataire.

Musset présente un des principaux symptômes de cette affection morbide, qui a revêtu toutes les allures d’une endémo-épidémie, connue, dans l’histoire littéraire, sous le nom de romantisme. « Un sentiment de malaise inexprimable, confesse l’enfant du siècle, commença… à fermenter dans tous les jeunes cœurs. Condamnés au repos par les souverains du monde, livrés aux cuistres de toute espèce, à l’oisiveté et à l’ennui, les jeunes gens se sentaient au fond de l’âme une misère insupportable. »

Cette misère morale, nul peut-être mieux que Maxime du Camp, dans ses Souvenirs littéraires, n’en a marqué les ravages. « La génération artiste et littéraire qui m’a précédé, écrit le compagnon de route de Flaubert, celle à laquelle j’ai appartenu, a eu une jeunesse d’une tristesse lamentable, tristesse sans cause comme sans objet, tristesse abstraite, inhérente à l’être ou à l’époque. »

« Bien peu de jeunes hommes de ce temps ont échappé à la hantise de la destruction volontaire. » Ce n’était pas seulement une mode, comme on pourrait le croire, c’était une sorte de défaillance générale, qui rendait le cœur triste, assombrissait la pensée, et faisait entrevoir la mort comme une délivrance.

C’est la même impression de désillusion finale que traduisait Victor Hugo, dans ces vers :


Ai-je donc vidé tout, vie, amour, joies, espoirs
 J’attends, je demande, j’implore :
Je penche tour à tour mes urnes pour avoir
 De chacune une goutte encore[7] !


Ce n’est pas une de ces crises transitoires, justement attribuées à des éclipses de la force nerveuse qu’ont traversées Musset et ses contemporains ; c’est, nous le répétons, un fléau épidémique, dont Gœthe et Byron sont les principaux responsables. Musset en a gardé toute sa vie les stigmates indélébiles[8].

Après un fougueux départ passionnel, « il s’abat, échoue dans l’ennui si tôt, si profondément, si tristement, que l’épuisement organique, chez lui, n’est pas contestable ». Et cette opinion de M. Tardieu, ces lignes si concrètes, de Taine, la corroborent parfaitement : « Il a trop demandé aux choses, dit le maître psychologue, il a voulu, d’un trait, âprement et avidement, savourer toute la vie : il ne l’a point cueillie, il ne l’a point goûtée, il l’a arrachée comme une grappe, et pressée et froissée, et tordue, et il est resté les mains salies, aussi altéré que devant…[9] »

Tout ou rien, telle fut sa devise[10]. Ayant mis tout son enjeu sur l’amour qui le trahit, il ne lui reste qu’à rouler dans l’abîme sans fond, dans le fleuve Léthé où, à peine sorti de l’adolescence, il se précipitera tête baissée.

N’est-il épris de sensations violentes et factices, que parce que son tempérament essentiellement nerveux et pathologiquement prédisposé l’y entraîne ? Cherche-t-il dans l’alcool, et surtout dans le poison opiacé, un remède à son désœuvrement, à cette désespérance qui le rend pareil à quelqu’un revenu de tout avant d’y avoir goûté ? Il a, du moins, la curiosité de ces narcotiques dont on parlait encore à peine et, après avoir lu la Confession d’un mangeur d’opium, de l’Anglais Thomas de Quincey, il fut travaillé de l’ardent désir d’en faire une adaptation, une traduction « royalement infidèle ».

On a porté un jugement sévère sur ce premier essai, d’un jeune homme de dix-huit ans, il convient de ne le point oublier. Il est, a-t-on dit[11], à peine écrit en français : l’inexpérience littéraire du traducteur se trahit à chaque ligne.

Faut-il dire le traducteur ? Musset traduit, quand bon lui semble ; la moitié du temps, il commente ou il improvise.

Certains passages de l’original anglais ont disparu dans le texte français, alors que d’autres passages se retrouvent dans ce dernier, qu’on chercherait vainement dans l’édition primitive, et de ce nombre, le Rêve madrilène, où semble poindre le goût d’Alfred de Musset pour les balcons et les guitares ; la scène tout entière du bal et du duel en chambre dont le ton romantique se trahit par des exclamations traditionnelles, telles que mort et damnation, enfin l’épisode l’École de médecine, avec ses funèbres développements, qui sont incontestablement de Musset.

Pour la compréhension de ce qui va suivre, il est indispensable de se rappeler que Musset avait eu, un instant, la velléité de poursuivre la carrière médicale. Ses études terminées, on lui avait laissé le choix entre le droit et la médecine ; c’est pour la médecine qu’il se déclara.

Il s’était montré relativement assidu aux leçons de physiologie de Bérard et aux démonstrations de chimie du baron Thénard ; mais quand il lui fallut fréquenter l’amphithéâtre de dissection et manier le scalpel de l’anatomiste, le frêle blondin eut un sursaut de dégoût, une répugnance qu’il ne parvint pas à surmonter.

« Lorsque le scalpel vint à entrer dans la chair… il s’enfuit à toutes jambes… Rentré chez lui, il voulut manger, cela lui fut impossible ; il prit même en horreur le premier plat qu’on lui servit, et il lui fut impossible d’en manger depuis. » C’est en souvenir de cette mésaventure qu’il disait plaisamment, un jour : « J’enlèverais plutôt la reine de Portugal que de faire de l’anatomie ! »

Sur ces entrefaites, lui tombait entre les mains l’ouvrage de l’humoriste anglais qui s’était fait mangeur d’opium à la suite d’une escapade de jeunesse. Au début, l’expérimentateur volontaire absorbait la funeste drogue pour tromper la faim ; il tenait registre de ses voluptés et de ses souffrances, s’offrant en holocauste au poison ; mais il sut s’arrêter au seuil du gouffre où allait sombrer sa raison.

Le récit de Thomas de Quincey avait enthousiasmé Musset. On était en 1828, à l’aurore du romantisme. Le haschich et l’opium tiennent alors une large place dans la littérature romantique. À la suite de Byron, Chateaubriand, Lamartine s’en préoccupent. Alexandre Dumas et Balzac construisent des théories, avant que Théophile Gautier et Baudelaire joignent l’exemple au précepte. Quant à Musset, s’il s’y intéresse déjà, c’est qu’il y a en lui une sorte de prédisposition.

Tout en prétendant faire connaître au public français le livre de Quincey, Musset n’avait point entendu s’astreindre à un travail de pure juxtaposition. Il s’était réservé d’y introduire toutes les interpolations, les intercalations que lui soufflerait sa fantaisie ou son inspiration ; et ce sont, précisément, ces digressions personnelles qui offrent de l’intérêt, en ce qu’elles portent bien l’empreinte de celui qui avait, ne fût-ce qu’un instant, pris pied sur notre domaine.

Alfred de Musset, appuyant sur cette observation de Quincey, qu’on mange de l’opium parce qu’on souffre ; que « l’esprit a ses plaisirs et ses blessures, aussi cruelles et souvent plus horribles que celles du corps », en tirait cette déduction, que le « mal du siècle », comme on disait à l’époque, ouvre à l’opium une belle carrière.

Renchérissant sur son modèle, il imagine des rêves plus effrayants encore que l’imagination de Quincey n’en avait conçu et qui ressemblent à des visions de cauchemar. Son Rêve anatomique, tout en faisant la part des circonstances, a tout l’air d’une hallucination : ces squelettes horribles, ces cadavres qui le poursuivent, ces apparitions fantastiques sont l’indice d’un cerveau troublé par l’usage des narcotiques.

Encore s’en fût-il tenu à ses poisons intermittents, qui n’ont de saveur qu’autant que la mode s’en mêle ; mais il chercha parfois ailleurs son inspiration, et malheureusement il l’oublia au fond du verre où il l’allait puiser.

« Il n’est guère possible de parler d’Alfred de Musset sans mentionner d’abord, pour en tenir compte dans tous les cas, l’espèce de folie qui le marqua depuis l’enfance la plus tendre. Né inquiet, visionnaire, un peu maniaque, sujet à des crises d’épilepsie, mais devenu alcoolique à l’âge de vingt ans, le poète sentait et même il avouait qu’une imagination exaltée et des nerfs malades composaient le meilleur de son charme et tout son génie. »

M. Charles Maurras, à qui nous empruntons ces lignes[12], n’exagère-t-il pas en parlant d’épilepsie ?

Névrose épileptiforme, pourrait-on, tout au plus, caractériser cette grande sensibilité nerveuse que le poète avait héritée de sa mère ; ces crises d’une sensibilité maladive, alternant avec les phases de mélancolique dépression.

« Avec un esprit très gai, il avait l’âme saignante et désolée. » Association plus fréquente qu’on le croit ; tantôt triste, tantôt irascible, et même violent, ses accès de colère se terminaient souvent par une crise de larmes.

D’une susceptibilité excessive, il se brouillait avec ses meilleurs amis, mais le raccommodement suivait de près la brouille.

Une contrariété vulgaire lui causait un chagrin violent. Ce tempérament de « femme nerveuse » le rendait très malheureux.

Sa gouvernante conte qu’un jour il rentra chez lui surexcité : il venait de s’entretenir avec un voisin qui, tout en causant, n’avait cessé de se frotter les mains gantées de gros coton blanc ; ce frottement du coton l’avait mis dans un énervement tel, qu’il en pleurait de rage contenue.

Cette nervosité se manifestait dans les circonstances les plus diverses. La nature tourmentée de Musset ne pouvait s’accommoder d’un bonheur calme et durable. Il était versatile et capricieux à l’excès.

Lors de sa liaison avec Mme Allan, une actrice de la Comédie-Française, son dernier grand amour, celle-ci eut, à maintes reprises, l’envie de rompre. C’étaient alors des crises telles, chez le poète, que sa maîtresse revenait à lui, pour le calmer. Plus tard, au plus fort de sa maladie de cœur, la moindre contrariété augmentait ses palpitations, ramenait de nouveaux accès. Sur la fin de sa vie, son émotivité s’était encore développée : les larmes lui venaient aux yeux pour le moindre motif.

Il avait été un temps où il s’emportait pour les causes les plus infimes : une incorrection typographique le mettait hors de lui ; une virgule, un point, qui n’étaient pas à leur place, une faute d’impression, lui causaient une plus violente douleur que toutes les trahisons de l’amour[13], assure son ami et camarade d’enfance Paul Foucher.

À cette émotivité se rattache la tristesse vague, la mélancolie douce, dont certains de ses poèmes sont imprégnés ; et aussi, cette promptitude au découragement, qui se trahit en maints passages de son œuvre.

Il n’écrivait que sous le fouet de l’inspiration, et celle-ci était, de son propre aveu, particulièrement fiévreuse et douloureuse. Écoutons ses confidences, recueillies par G. Sand[14] :

« L’invention me trouble et me fait trembler ; l’exécution, toujours trop lente à mon gré, me donne d’effroyables battements de cœur, et c’est en pleurant et en me retenant de crier que j’accouche d’une idée qui m’enivre, mais dont je suis mortellement honteux et dégoûté le lendemain matin. Si je la transforme, c’est pire, elle me quitte : mieux vaut l’oublier et en attendre une autre ; mais cette autre m’arrive si confuse et si énorme, que mon pauvre être ne peut pas la contenir. Elle me presse et me torture, jusqu’à ce qu’elle ait pris des proportions réalisables et que revienne l’autre souffrance, celle de l’enfantement, une vraie souffrance physique que je ne peux définir. Et voilà comment ma vie se passe, quand je me laisse dominer par ce géant d’artiste qui est en moi.

« Donc, il vaut bien mieux que je vive comme j’ai imaginé de vivre, que je fasse des excès de toute sorte, et que je tue ce ver rongeur que mes pareils appellent modestement leur inspiration et que j’appelle tout bonnement mon infirmité. »

C’est ici le lieu, nous semble-t-il, de définir, tout au moins d’expliquer ce qu’on nomme communément l’inspiration, et d’en démonter le mécanisme, à propos du cas particulier qui nous occupe.

Avons-nous à rappeler les vers de Boileau ; ils sont trop connus, mais leur évocation est de circonstance :


C’est en vain qu’au Parnasse un téméraire auteur
Pense de l’art des vers atteindre la hauteur ;
S’il ne sent point du ciel l’influence secrète,
Si son astre en naissant ne l’a formé poète,
Dans son génie étroit il est toujours captif,
Pour lui Phébus est sourd et Pégase est rétif.


L’« influence secrète », l’étincelle divine, la crise mystérieuse, ce coup soudain, inexplicable, que Buffon appelait le « petit coup d’électricité, qui vous frappe la tête et en même temps vous saisit le cœur », c’est bien, en effet, l’inspiration. Mais, comme l’ont observé certains psycho-physiologues[15], si l’inspiration est un état aigu, si elle semble dépourvue de préparation et dénuée d’effort, ce n’est qu’en apparence.

Quand on demandait à Newton comment il avait fait sa découverte de la gravitation universelle, « en y pensant toujours », répondait-il ; et c’est ainsi que cela se passe le plus ordinairement, dans le domaine de la science.

Dans les créations d’art, si la phase prémonitoire n’est pas toujours visible, elle n’en existe pas moins. Si l’inspiration n’est que la « synthèse préconçue de l’œuvre définitive, elle est précédée d’une étape laborieuse qui explique et justifie la pensée de Buffon : le génie est une longue patience » ; et s’il fallait localiser l’inspiration, nous la placerions, avec M. Ribot, entre deux phases d’élaboration, et nous dirions, avec le philosophe, que la crise de l’inspiration marque « tantôt la fin d’une élaboration très courte ou très longue, tantôt le commencement d’une élaboration très longue ou très courte ».

Quoi qu’il en soit, ce paroxysme qu’est l’inspiration est soudain, le plus souvent, inexplicable, et donne l’idée « d’une force étrangère, qui viendrait s’installer dans l’esprit passif, sans appel de la volonté consciente ».

Il n’est phénomène plus incertain dans son allure, ainsi que Musset lui-même l’a exprimé, en termes excellents :


Elle s’en va là-bas, quand je la crois ici,
Une pierre l’arrête, un papillon l’amuse.
……………………………………
On ne travaille pas, on écoute, on attend :
C’est comme un inconnu qui vous parle à l’oreille.


Tous les poètes, nous entendons ceux que la Muse a particulièrement chéris, en conviennent : l’inspiration est un phénomène passif, comme l’est la suggestion ; on ne l’appelle pas, on la subit.

« Je ne pense jamais, écrit Lamartine, ce sont mes idées qui pensent pour moi. » Et, dans la langue qui lui est familière, il nous livre toute sa profession de foi :


Je chante, mes amis, comme l’homme respire,
Comme l’oiseau gémit, comme le vent soupire,
  Comme l’eau murmure en coulant.
……………………………………
L’homme n’enseigne pas ce qu’inspire le ciel ;
Le ruisseau n’apprend pas à couler dans la pente,
L’aigle à fendre les airs d’une aile indépendante,
  L’abeille à composer son miel.


C’est comme un vertige, où la volonté s’abandonne à une force qui lui est supérieure ; entendez le grand lyrique, l’auteur de Mazeppa :


Ainsi, lorsqu’un mortel, sur qui son Dieu s’étale,
S’est vu lié vivant sur ta croupe fatale,
  Génie, ardent coursier,
En vain, il lutte, hélas ! tu bondis, tu l’emportes
Hors du monde réel, dont tu brises les portes
  Avec tes pieds d’acier.


Ces deux exemples suffisent à caractériser la manière du chantre des Méditations et de l’aède de la Légende des siècles, mais nous n’en savons pas plus, confessons-le, après qu’avant les citations, sur la nature de ce « délire », de cette « possession » temporaire et intermittente, que les anciens croyaient d’essence divine et dont notre sèche et rigoureuse analyse n’est pas parvenue à dissocier, d’une manière satisfaite, les éléments constitutifs.

Pour nous en tenir à l’opinion des auteurs que nous citions tout à l’heure, « le phénomène de l’inspiration tend à rappeler l’impulsion morbide, au point de vue clinique ; mais, par son mécanisme essentiel, il serait à rapprocher, avec plus de justesse, des fonctions de l’instinct ».

Ces considérations générales sur l’inspiration peuvent s’appliquer à l’inspiration poétique. Musset, puisque c’est à lui, en fin de compte, qu’il faut revenir, n’en a-t-il pas laissé échapper l’aveu ?


 … Je viens de me relire.
Je n’ai pas dit un mot de ce que j’aurais dit,
Si j’avais fait un plan avant d’avoir écrit.


C’est que le poète des Nuits ne se mettait en « trance » que s’il y était sollicité par ce que nous nommons l’inspiration et qu’il appelait sa muse ; celle-ci se montrait-elle rebelle, il l’appelait, il la provoquait à l’aide d’excitants artificiels, pensant augmenter de la sorte son activité cérébrale, favoriser l’association des idées, développer la puissance créatrice.

On a peine à imaginer comment un homme d’esprit aussi distingué, un « gentleman », un « dandy » épris d’élégance et ennemi de vulgarité, en soit arrivé à se livrer à une aussi funeste passion que l’alcool ; le fait est, cependant, hors de doute : les habitudes bachiques du poète ne peuvent être contestées.

Sur ce point, les témoignages abondent et il n’est plus permis de nier, devant tant de révélations, qui s’offrent comme des preuves.

On a voulu attribuer à G. Sand une responsabilité dont il est simplement équitable de la décharger. Ce n’est point parce qu’Alfred de Musset a été délaissé par elle, qu’il s’est adonné à la boisson, il semble bien que c’est parce qu’elle n’avait pas réussi à le guérir de son intempérance, qu’elle s’est séparée de lui ; et nous la croyons sincère, quand elle nous dit qu’elle prit ce prétexte pour rompre « une liaison où l’amour était détruit complètement… par la répulsion, par le dégoût, auquel avait succédé une immense pitié » ; car, ajoute-t-elle, « l’ivrognerie, quand elle est avérée, ne peut pas laisser subsister l’amour[16] ».

En fait, Alfred de Musset, dès la sortie du collège, s’était mis à boire ; et ce qu’il buvait à ce moment, était une horrible mixture de punch et de bière[17] ; la version qui le représente comme noyant dans l’alcool ses chagrins d’amour n’est, il faut en convenir, qu’une légende.

Nous y avons cru, à cette légende du poète amoureux, trahi, frappé au cœur, puis acharné à se dégrader, à se détruire par un suicide lent, finalement arrivant à « cet état où un fond d’ébriété chronique conserve ses effets, sans avoir besoin de renouveler ses causes ».

Mais on ne saurait nier l’évidence ; tout au plus pourrait-on plaider les circonstances atténuantes.

Pour l’auteur de Rolla, l’ivresse, à tort ou à raison, était une hallucination nécessaire pour la conception, une intoxication raisonnée. Lui-même, nous confie quelqu’un qui l’a bien connu, n’en faisait aucun mystère et il décrivait les effets de la sensation toute spéciale qu’il recherchait. Elle produisait, disait-il, « une sorte de catalepsie, à travers laquelle lui arrivait distinctement tout ce qui se passait autour de lui, mais comme s’il l’eût écouté d’un autre monde.

Comment se procurait-il cette excitation factice ? Le plus souvent, il absorbait un mélange de bière et d’absinthe, qu’il avalait d’un trait, avec cette grimace de dégoût que provoque une médecine répugnante. Une fois drogué de la sorte, il s’établissait solidement contre le dossier du divan où il était assis, quand la scène se passait au café, et s’abandonnait à sa rêverie.

Comme l’a écrit Arsène Houssaye, Alfred de Musset se grisait « mathématiquement ». Ce n’était pas, chez lui, recherche de sensualité, appétit purement humain ; il avait contracté cette malheureuse passion dans sa prime jeunesse, après la parution de ses Contes d’Espagne et d’Italie, alors qu’on nageait en plein romantisme. Les flambées de punch et les débraillements de l’orgie faisaient partie du dandysme littéraire d’alors[18]. Musset, quoi qu’il s’en défendît, avait pris Byron pour modèle et, dans son imitation fervente du poète anglais, il essayait d’être à la fois l’homme des salons et le pilier de cabaret.

Qui pourrait répondre qu’il n’y eût pas, dans cette habitude de boire, comme une idée d’anéantissement, d’homicide volontaire ? Ce qui le laisserait supposer, c’est que, d’après certaines déclarations de témoins oculaires, Musset ne paraissait prendre aucun plaisir à cette pratique avilissante. Il s’adonnait gravement, nous dit Ch. Monselet, à « un mélange de bière et de cognac, qui aurait fait délirer tout autre que lui au bout de quelques instants ».

C’est que l’habitude était déjà créée.

Primitivement, l’usage de l’alcool avait répondu à un besoin inné de l’organisme, chez un prédisposé ; mais cet usage, d’abord modéré, augmenta au fur et à mesure que la dépression intellectuelle en fit davantage sentir la nécessité.

Non, Musset n’était pas un ivrogne, au sens vulgaire du mot ; c’était un malade, un dipsomaniaque : un des principaux symptômes de la dipsomanie, n’est-ce pas, en effet, cette impulsion à boire irrésistible, qui se manifeste par crises soudaines et intermittentes ?

« L’accès dipsomaniaque est précédé de dépression intellectuelle : à sa période d’état, il est caractérisé par l’absorption rapide et irraisonnée d’une quantité considérable de boissons alcooliques, qui produisent l’ivresse. L’accès terminé, l’ivresse une fois passée, c’est le dégoût de soi-même et le chagrin que procure le souvenir des excès auxquels on s’est livré. »

Chez Musset, ne retrouve-t-on pas, en effet, par endroits, des aveux de repentir :


Ah ! malheur à celui qui laisse la débauche
Planter son premier clou sous sa mamelle gauche !


Et ailleurs :


J’ai perdu jusqu’à la fierté
Qui faisait croire à mon génie !


Nous venons de parler de dipsomanie ; peut-être conviendrait-il d’ajouter que celle-ci n’a pas été tout à fait absolue et que l’impulsion est restée, dans quelque mesure, soumise au contrôle de la volonté. Nous n’en donnerons d’autre preuve que ce sonnet, qui ne figure pas dans l’œuvre de Musset et qui fut remis, après la mort du poète, à son frère, par la célèbre « marraine », Mme Caroline Joubert :


Qu’un sot me calomnie, il ne m’importe guère
Que, sous le faux semblant d’un intérêt vulgaire,
Ceux mêmes dont hier j’aurais serré la main,
Me proclament ce soir ivrogne et libertin.

Ils sont moins mes amis que le verre de vin,
Qui pendant un quart d’heure étourdit ma misère ;
Mais vous qui connaissez mon âme tout entière,
À qui je n’ai rien tu, même pas un chagrin,

Est-ce à vous de me faire une telle injustice,
Et m’avez-vous si vite à ce point oublié ?
Ah ! ce qui n’est qu’un mal, n’en faites pas un vice.

Dans ce verre où je cherche à noyer mon supplice,
Laissez plutôt tomber quelques pleurs de pitié
Qu’à d’anciens souvenirs devrait votre amitié.


Faudrait-il en induire que Musset n’aurait recherché les griseries de l’imagination que pour se consoler de ses mésaventures avec Lélia ? Le prétendre, encore une fois, serait injustice ; mais, qu’avait-elle tenté pour l’en guérir et sa trahison n’aggrava-t-elle point le mal, si elle ne l’avait créé ?

Si Musset n’a pas commencé à boire quand il se vit trahi, peut-être s’est-il jeté à corps perdu dans l’ivresse à dater de ce moment. Qui serait capable de prouver qu’à partir de cette époque, il ne se dégrada pas à plaisir, « comme pour faire honte à celle qui était cause de sa déchéance » ?

Mais la dégradation physique ne s’accompagna jamais, chez lui, de la dégradation morale et il était le premier à flétrir sa propre inconduite : « Je sens en moi, se prenait-il parfois à dire, deux hommes : l’un qui agit, l’autre qui regarde ; si le premier fait une sottise, le second en profitera. »

Cette faculté de dédoublement, notée par les physiologistes comme une marque de troubles nerveux profonds, Musset la posséda à un degré éminent. Devons-nous rappeler ici des vers qui chantent dans toutes les mémoires :


Partout où j’ai voulu dormir,
Partout où j’ai voulu mourir,
Partout où j’ai touché la terre,
Sur ma route est venu s’asseoir
Un étranger, vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.


Le poète projette son âme hors de lui, et c’est la Muse des Nuits qu’il voit, qui s’objective à ses yeux. Ne voyons-nous pas aussi, dans les Caprices de Marianne, Octave et Cœlio qui s’observent et, bien que dissemblables, se reconnaissent pour frères ? En regardant le corps de Cœlio assassiné, Octave s’écriera : « C’est moi qu’ils ont tué ! » Et quand Octave boit sous la tonnelle, il essaie d’y voir double, « pour se tenir à lui-même compagnie ».

Fiction, artifice de poète, qui ne mériterait pas de retenir l’attention, si on ne savait, par ailleurs, que Musset fut sujet, dès l’enfance, à de fréquentes hallucinations ; que ses excès, alcooliques ou autres, ne firent qu’en exagérer l’acuité.

Quand il prête ce phénomène à ces personnages, c’est son état mental, à lui-même, qu’il nous livre ; c’est le visionnaire, qu’il était, qu’il nous dépeint.

Avons-nous à vous rappeler les strophes de la Nuit de Décembre ?


Du temps que j’étais écolier,
Je restais un soir à veiller
Dans notre salle solitaire.
Devant ma table vint s’asseoir
Un pauvre enfant vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.

Son visage était triste et beau.
À la lueur de mon flambeau,
Dans mon livre ouvert il vint lire.
Il pencha son front sur ma main
Et resta jusqu’au lendemain,
Pensif avec un doux sourire.


N’est-ce pas là un phénomène d’autotélépathie, une des formes de l’état second et de la désintégration mentale ?

Ces hallucinations sont de diverses sortes, suivant le sens qu’elles affectent.

Au début de la Nuit de Mai, elles sont à la fois visuelles et auditives.


Comme il fait noir dans la vallée,
J’ai cru qu’une forme voilée
Flottait là-bas sur la forêt.
Elle sortait de la prairie,
Son pied rasait l’herbe fleurie,
C’est une étrange rêverie,
Elle s’efface et disparaît.


Mais la voix se fait plus pressante, le poète tend l’oreille :


Pourquoi mon cœur bat-il si vite ?
Qu’ai-je donc en moi qui m’agite,
Dont je me sens épouvanté ?
Ne frappe-t-on pas à ma porte ?
Pourquoi ma lampe à demi morte
M’éblouit-elle de clarté ?
Dieu puissant, tout mon corps frissonne,
Qui vient, qui m’appelle ? Personne.
Je suis seul. C’est l’heure qui sonne.
Ô solitude ! Ô pauvreté !


Si, quittant le domaine du rêve, nous nous transportons dans celui de la vie réelle, nous y retrouvons le même phénomène.

Au fort de leurs amours, Alfred et George se promènent, une nuit, dans la forêt de Fontainebleau. Il vient à Musset l’étrange fantaisie de retrouver, dans les rochers, un écho qu’il avait jadis entendu, à cette même place où se trouvaient les deux amants. Thérèse – c’est-à-dire George Sand, qui rapporte l’aventure, dans le roman célèbre d’Elle et Lui, sous ce nom d’emprunt – essaie en vain de détourner son compagnon du projet auquel il s’entête. Elle se heurte à une volonté qui s’obstine à ne pas céder.

Alfred est entré dans l’ombre épaisse d’un ravin ; ne le voyant pas revenir, prise d’effroi, George allait l’appeler, quand « un cri d’inexprimable détresse » se fait entendre : elle se précipite dans la direction d’où part la voix et bientôt arrive auprès d’Alfred, qu’elle trouve « debout, hagard, agité d’un tremblement convulsif ».

Quand il fut redevenu assez calme pour reprendre ses sens, il raconta qu’il venait d’avoir une hallucination effrayante.

« Sa tête s’était troublée. Il avait entendu l’écho chanter tout seul, et ce chant c’était un refrain obscène. Puis, comme il se relevait sur ses mains pour se rendre compte du phénomène, il avait vu passer devant lui, sur la bruyère, un homme qui courait, pâle, les vêtements déchirés et les cheveux au vent. »

« Je l’ai si bien vu, dit-il, que j’ai eu le temps de raisonner et de me dire que c’était un promeneur attardé, surpris et poursuivi par des voleurs, et même, j’ai cherché ma canne pour aller à son secours ; mais la canne s’était perdue dans l’herbe, et cet homme avançait toujours sur moi. Quand il a été tout près, j’ai vu qu’il était ivre et non poursuivi. Il a passé, en me jetant un regard hébété, hideux, et en me faisant une laide grimace de haine et de mépris. Alors, j’ai eu peur, et je me suis jeté la face contre terre, car cet homme… c’était moi ! »

Son « double » avait hanté Musset de très bonne heure. Il était, nous fait observer M. Lefébure, dans une étude des plus poussées sur « Alfred de Musset sensitif », il était, en quelque sorte, double lui-même. Musset, qui paraissait blond au premier abord, était blond et brun, deux nuances qui se mêlaient dans sa chevelure ; avec le temps, ses yeux bleus devinrent presque noirs. Au moral, il possédait également des qualités qui semblent contradictoires : la sensibilité passionnée de sa grand’mère maternelle, la gauloiserie de son grand-père (du côté maternel aussi) et l’esprit plus aristocratique de son père. Mais c’est de sa mère qu’il tenait, comme nous l’avons écrit, directement sa sensibilité.

Cette sorte de fantôme, qui était sa propre image, se présentait à lui, dans ses grandes joies comme dans ses grandes douleurs, ne lui présageant rien à l’habitude : ni bon destin, ni mauvais ange, mais en général sympathique.

Cette faculté de dédoublement doit être considérée comme tout à fait distincte des hallucinations nées sous l’influence de l’alcool, telles qu’il en eut à Venise, lors de sa grande maladie, et dans d’autres circonstances de sa vie.

Louise Colet, qui connut le poète deux ans avant sa mort, le représente alors comme plus visionnaire, ayant la perception de l’avenir et du passé, hanté par les spectres des morts, autant que par les ombres des vivants. « Vous vous assoirez dans mon fauteuil, si je n’y suis pas, lui aurait dit Musset, et, en rentrant j’y retrouverai votre ombre. » Gœthe, Maupassant ont éprouvé pareille sensation, qu’on a décrite sous le nom de deutéropathie, qui n’explique rien. Mais Musset ne voyait pas d’ombres que dans son fauteuil, il en surgissait de partout.

En 1841, il avait été atteint d’une pleuro-pneumonie dont son entourage s’était alarmé. Au cours de la convalescence, il eut de nombreuses hallucinations, celle-ci entre autres :

Il vit un jour, sur sa table de travail, se dresser quatre petits génies : ceux-ci enlevèrent tous les livres et papiers qui se trouvaient là et apportèrent les fioles de médicaments dans l’ordre où elles étaient venues de chez le pharmacien. Dans cette armée de fioles se trouvait une bouteille de champagne, que les petits génies se hâtèrent de remplacer par une carafe pleine d’eau.

Les fioles faisaient la haie sur le parcours de la carafe, qui vint s’installer triomphalement sur la cheminée. Après quoi, les génies enlevèrent les restes de la cérémonie et remirent tout en place ; ils replacèrent les livres sur la table ; un petit génie sema sur eux un peu de poussière et Musset fut persuadé qu’il était guéri. Quand il apprit au médecin ce qu’il avait vu, celui-ci se contenta de répondre : « Vous avez eu une vraie fluxion de poitrine de poète, vous ne serez jamais ni malade ni bien portant comme tout le monde[19]. »

Ceux qui ont approché Alfred de Musset d’un peu près[20] s’accordent sur ce point, qu’il fut doué de cette faculté exceptionnelle de prévision que, de nos jours, on a baptisée télépathie, sans que nous soyons plus avancés sur la nature et le mécanisme d’un phénomène réservé à quelques élus.

Ce qu’on a découvert dans la vie du poète, on l’a retrouvé parallèlement dans son œuvre.

Dans Frédéric et Bernerette, comme dans la pièce d’André del Sarto, dans les Caprices de Marianne, aussi bien que dans la Confession d’un Enfant du Siècle, en décrivant les pressentiments de ses personnages, c’est, encore et toujours, Musset qui se raconte.

Ce que le physiologiste ne saurait manquer de relever, ce sont, outre les hallucinations télépathiques, les obsessions et les impulsions auxquelles A. de Musset fut sujet. Son frère, sa gouvernante, en ont rapporté maints traits ; mais, dans sa propre Confession qui est bien, suivant une heureuse expression, « la plus magnifique monographie mentale qu’un poète ait jamais écrite », il nous fait part de l’obsession du doute, qui le poursuivait jusque dans ses amours ; il nous dit comment sa nature ombrageuse finit par lasser la patience de Brigitte (G. Sand), que sa jalousie à la longue détacha de lui.

Dans une de ses plus charmantes nouvelles, Pierre et Camille, c’est, également, un obsédé que Musset nous montre en son chevalier des Arcis, obsédé à l’idée qu’il a pour fille une enfant sourde et muette. Le chevalier ne pense qu’au malheur qui a frappé sa descendance et cherche, dans l’isolement, à s’alléger de l’obsession dont son esprit est travaillé.

Tous ceux qui ont étudié Musset en ont fait la remarque : c’est dans son œuvre que se reflète le mieux sa personnalité, qu’on retrouve sa versatilité d’humeur, sa verve railleuse, son scepticisme de désabusé.

Fantasio, c’est le mauvais sujet, indépendant et frondeur, le fanfaron de vices, se moquant de tout, mais prompt à s’émouvoir devant l’humble bonheur du foyer, ayant conservé dans un coin de son cœur toute la fraîcheur du sentiment.

Octave, des Caprices de Marianne ; Perdican, de On ne badine pas avec l’amour ; Valentin, d’Il ne faut jurer de rien ; Lorenzaccio, du drame de ce nom, c’est Musset mis à nu, avec ses doutes et ses désillusions, tourmenté du besoin d’aimer et de la soif de croire : le Musset qui, selon l’expression d’un fin lettré[21], excelle à peindre la jeunesse du sentiment, l’aube en fleur de l’amour ; qui a déroulé, dans la Lettre à Lamartine, les litanies de l’âme immortelle, qui a poussé le cri de ralliement de l’Espoir en Dieu.

Tout ce qu’il nous décrit Alfred de Musset l’a vécu, l’a senti. Pour qui sait quel admirable clavier de sensations il était, quel don d’intuition, quelle faculté de divination il possédait, alliés au jugement le plus sain, Musset apparaît comme un génie incontesté.

Si son tempérament n’est pas pur d’alliage névropathique[22], qui pourrait regretter qu’au contact de la névrose son génie poétique se soit affiné, exalté ? Et si sa vie en fut abrégée, s’il paya chèrement la rançon de sa gloire, qui, même à ce prix, n’envierait le sort du poète sacré immortel ?


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Notes :
  1. Étude médico-psychologique sur Alfred de Musset, par le docteur Raoul Odinot. Thèse de Lyon, 1906.
  2. Alfred de Musset, par Arvède Barine, Paris, 1893.
  3. Histoire de ma vie, v. 3.
  4. Mémoires du baron de Besenval, édition F. Barrière, 39.
  5. Cf. Alfred de Musset sensitif (Chronique médicale, 1er mars 1906).
  6. L’Ennui, étude psychologique, par Émile Tardieu, Paris, 1903.
  7. Les Contemplations.
  8. « Le mal de ce siècle, Musset l’appelait nettement l’épuisement moral. Personne, autant que lui, n’a été frappé d’un certain stigmate de stérilité, ou, si vous l’aimez mieux, de sécheresse inféconde qui, en effet, a caractérisé dès l’origine nos sociétés renouvelées et qui, loin de diminuer, est allé, au contraire, s’aggravant toujours de période en période. » Montégut, Revue des Deux Mondes, 15 juin 1881.
  9. Hist. de la littérature anglaise, t. V.
  10. Ô médiocrité ! celui qui, pour tout bien,
    T’apporte à ce tripot dégoûtant de la vie,
    Est bien poltron au jeu, s’il ne dit : « Tout ou rien ! »
  11. Cf. Le Livre, revue du monde littéraire ; bibliographie rétrospective, 4e année (1883).
  12. Ch. Maurras, les Amants de Venise.
  13. Il lui prenait des crises de nerfs dès qu’il voulait raconter son aventure de Venise (Odinot, Th., 62).
  14. Elle et Lui (Ribot, Essai sur l’imagination créatrice, appendice A).
  15. Antheaume et Dromard, Poésie et folie.
  16. Mercure de France, juillet 1904.
  17. V. la lettre qu’il écrivait à P. Foucher, le 23 septembre 1827 (il avait 17 ans), dans la thèse Odinot, p. 39 : cf. p. 43.
  18. Monselet, Préface de l’Hôtel Drouot et la curiosité en 1883 par P. Eudel.
  19. Odinot, Th. cit., 67-8.
  20. Lui, par L. Colet, 5e édit., 1884, XXIII, 368, 382 ; cf. Dix ans chez Alf. de Musset, par Mme Martellet, née A. Colin (Paris, 1899), 107-109.
  21. Des Essarts, le Théâtre de Musset.
  22. Nous avons conté ailleurs(a) comment le peintre Landelle, le seul artiste peut-être qui pût se vanter d’avoir fait « poser » Musset, était arrivé à ses fins. Ayant réussi à lier connaissance avec le poète, il lui proposa en 1854 de faire son portrait. Après une longue résistance, celui-ci finit par se décider. Mais, pour le distraire durant les séances de pose, on convint d’inviter trois jeunes et jolies comédiennes. On convia donc Mlle Fix, Mlle Valérie, à ce moment très appréciée au Théâtre-Français, et une troisième de moindre importance. Musset fut charmant ; il ne tarissait pas d’anecdotes, entre autres la suivante :
    Alfred de Musset racontait que les bruits de la nature servirent toujours son inspiration. Il aimait errer au hasard, la nuit, pour observer. Une fois, il aperçut un paysan qui montait une côte, poussant sa brouette dans laquelle il comptait placer le raisin qu’il allait grapiller. Et Musset remarquait que le grincement de la roue mettait une note aiguë sur la dernière syllabe de cette phrase, que chaque tour de roue semblait dire au paysan : « Tu seras pris ! Tu seras pris ! » Le paysan parvint au sommet, se mit en devoir de voler la vendange, reçut un coup de fusil dans le bas du dos, et comme il redescendait la côte, toujours poussant sa brouette, la roue qui tournait à l’inverse maintenant, grinçait un son grave sur la finale : « J’avais raison ! J’avais raison ! » Musset s’amusait à ces imaginations bizarres, et il les traduisait avec une verve, un entrain, qui ravissaient.
    Ce qui avait surtout frappé le peintre Landelle, c’est qu’Alfred de Musset ne pût rester sans prendre un peu de cordial durant les séances, pourtant bien courtes, de pose. Il appelait « cordial » l’eau-de-vie qu’il faisait acheter dans une boutique voisine, afin d’occuper son estomac, déclarant qu’il éprouvait des douleurs assez violentes et qu’un liquide frottant son gosier lui devenait nécessaire.
    C’était peu de temps avant sa mort, et l’épuisement se trahissait sur sa figure douloureuse. Son portraitiste, à qui n’échappait pas le changement, ne crut pas devoir reproduire son modèle avec trop de réalisme : il atténua la lèvre inférieure qui tombait, empâtée, alourdie, et Mme de Musset se montra tout heureuse de cette toile, qui lui représentait son fils avec exactitude, mais juste assez idéalisé pour rappeler que les défaillances du génie sont passagères et qu’il n’y faut plus songer lorsque la mort a mis l’effacement de ses ombres.
    (a)Cf. Chr. méd., 1908, p. 797 : le Peintre d’Alfred de Musset.