Grands névropathes (Cabanès)/Tome 2/10

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LES FRÈRES DE GONCOURT

Deux existences fusionnées en une, « deux frères jumeaux à huit ans de distance », les baptisa un jour Sainte-Beuve.

Deux vies consacrées à l’amour exclusif des lettres, – « leur amour des lettres tint de la frénésie », déclare le marquis de Ségur, – voilà bien un « cas » assez particulier, dont l’histoire littéraire ne nous offre que de rares exemples.

Particulier, non pas tant au point de vue de la collaboration : peut-être retrouverait-on, en les cherchant, des exemples de collaboration, fraternelle ou conjugale, aussi intime. La méthode de travail des Goncourt n’a pas été sensiblement différente de celle que quelques auteurs ont mise, avant eux, en pratique, et, s’ils nous donnent l’illusion qu’un cerveau unique ait présidé à l’inspiration, et qu’avec le temps, leurs affinités aient été telles qu’ils en soient venus « à penser et à sentir à deux, avec une simultanéité, une harmonie si absolues, que les formules, les expressions leur venaient identiques et à la même minute », le phénomène ne franchit pas les limites de l’ordinaire. La singularité, c’est qu’avec des différences, physiques et morales, assez sensibles, ils aient pu se fondre à ce point.

Alors qu’Edmond de Goncourt était de stature élevée, les épaules larges, la moustache épaisse, Jules nous apparaît comme un blondin frêle, d’une taille atteignant à peine la moyenne ; le moins âgé des deux frères s’abandonne à la flânerie et ne travaille qu’à ses heures, tandis que l’aîné, plus laborieux, plus réfléchi, de volonté plus ferme, est là pour corriger les écarts d’une verve gouailleuse et primesautière.

Malgré cette différence si accentuée de traits et de tempéraments, ces deux êtres, qui avaient l’un pour l’autre une si profonde affection, « ne s’aimaient pas seulement, ils tenaient l’un à l’autre par des liens mystérieux, des attaches psychiques, des atomes crochus de natures jumelles. Leurs premiers mouvements instinctifs étaient identiquement les mêmes ; ils ressentaient des sympathies ou des antipathies pareillement soudaines ; leurs idées naissaient communes[1] ». Cette fraternité dans la production allait si loin que leurs écritures se ressemblaient.

Une aussi touchante absorption de deux êtres, un mariage aussi intime de deux intelligences valait, croyons-nous, d’être signalé. Mais ce n’est point par là qu’ils retiennent notre attention, s’imposent à notre examen. Comme l’a bien vu le gentilhomme lettré dont nous citions tout à l’heure le nom, il y a, dans toute leur œuvre, quelque chose d’inquiet, de morbide. Ils resteront comme les types représentatifs d’une époque où l’on cultivait la névrose, comme une maladie distinguée.

On les a appelés les « Chopin de la littérature ». Rien de plus vrai, « si l’on veut dire par là qu’ils ont, non les premiers, mais plus que personne avant eux, introduit dans leurs livres la sensibilité nerveuse et promené l’archet sur nos fibres, jusqu’à les faire crier[2] ».

Avant de passer à l’œuvre, voyons d’abord l’écrivain.

Anatole France a dit, à propos des Goncourt, un bien joli mot ; il a eu, pour les caractériser, un rare bonheur d’expression : ils prirent la plume et le papier « comme on prend le voile et le scapulaire ». Ils ont exercé, en effet, leur métier d’hommes de lettres comme un sacerdoce ; on n’a pas exagéré en disant qu’ils ont été des « martyrs du document », des « forçats du réalisme » ; ils ont écrit presque constamment dans la fièvre, bien qu’ils aient déclaré quelque part les émotions contraires à la gestation des livres.

Sans doute ironisent-ils, quand ils proclament que ceux qui imaginent ne doivent pas vivre ; qu’on ne conçoit que dans le repos et comme dans le sommeil de l’activité morale ; qu’il faut des jours réguliers, calmes, apaisés, un « état bourgeois » de tout l’être, pour mettre au jour du grand, du tourmenté, du dramatique. Par une ironie supérieure, ne leur serait-elle pas applicable cette phrase, extraite de leur Journal[3] : « Les gens qui se dépensent trop dans les passions ou dans le tressautement d’une existence nerveuse, ne feront pas d’œuvres et auront épuisé leur vie à vivre » ?

Mais nous n’avons pas à les juger à ce point de vue ; leur névropathie surtout, d’une origine, d’une essence si spéciales, nous ont penché sur ces artistes exacerbés, qui ont été, à un moindre degré toutefois qu’Henri Heine, des « crucifiés physiques ».

La littérature, l’observation, et ici nous enregistrons leur propre confession[4], « au lieu d’émousser en eux la sensibilité, l’a étendue, raffermie, mise à nu. Cette espèce de travail incessant qu’on fait sur soi, sur ses sensations, sur les mouvements de son cœur, cette autopsie, perpétuelle et journalière, de son être, arrive à découvrir les fibres les plus délicates, à les faire jouer de la façon la plus tressaillante. Mille ressources, mille secrets se découvrent en vous pour souffrir. On devient, à force de s’étudier, au lieu de s’endurcir, une sorte d’écorché, moral et sensitif, blessé à la moindre impression, sans défense, sans enveloppe, tout saignant ».

N’ayez donc pas un système nerveux d’une trop grande finesse, si vous voulez vous adonner au métier des lettres. Au prix de quelles tortures, de quels coups d’épingle incessants vous achèterez une notoriété souvent fugace !

Quelle vie, que cette vie littéraire, où les émotions se précipitent en vous ! Montagnes d’espérances qui s’élèvent et s’écroulent ; successions d’illusions et de dégringolades ; heures de platitude, où l’on attend sans espérer ; minutes d’angoisse, où l’on interroge la fortune de son livre aux étalages, où je ne sais quoi de poignant vous mord à la vitrine d’un libraire où vous n’êtes pas exposé ; enfin, tout le travail haletant de votre pensée nerveusement partagée entre l’espérance et la désespérance : tout cela vous bat, vous roule, vous retourne, comme des vagues un naufragé[5].

Cherchez-vous à réaliser une forme d’art nouvelle, acquérir une « écriture » originale, personnelle, peindre ressemblant, sans tomber dans le vulgaire, le trivial, vous tenir à distance égale de la mièvrerie et de la brutalité du style, écrivez, selon la formule Goncourt, avec vos nerfs, autant et plus qu’avec votre cerveau.

« MM. de Goncourt, dit finement Sainte-Beuve[6], ont commencé le dîner par le dessert ; je ne conseillerais à personne un tel régime ; ce n’est pas précisément le moyen de se faire, en général, un tempérament solide. » Et M. Paul Bourget, de son côté, les compare à des Tziganes qui jouent, douloureusement et passionnément, de leurs instruments.

Comment s’étonner qu’en observant la vie dans ce qu’elle a de plus fébrile, de plus trépidant, ces êtres, sentants plus que pensants, voués par leur nervosité à une délicatesse suraiguë de perceptions, se soient attachés, de préférence, à peindre les maladies qu’ils pouvaient sur eux-mêmes si bien observer, aient eu leur attention sollicitée vers les troubles du système nerveux ; depuis la lésion légère qui ne se traduit que par la prompte irascibilité, jusqu’à la manifestation plus accusée, comme la neurasthénie qui détraque les cervelles ; l’hystérie qui cause les désordres de la chair ; l’extatisme qui produit la folie religieuse ?

Mais n’anticipons pas et poursuivons l’analyse, la dissection de « l’espèce » psycho-pathologique dont nous cherchons la place dans la classification naturelle des esprits.

Les Goncourt, et c’est par là que ces « frères siamois de l’écriture artiste », comme les a désignés Jules Lemaître, commandent malgré tout l’estime à défaut de l’admiration, ont réalisé le type accompli de l’homme de lettres. Ils n’ont pensé, senti, vécu que pour écrire ; et la vie qu’ils ont menée a été une vie particulière, spéciale, faite de rigoureuses observances, de dures privations, de pénibles pratiques, « comme ces personnes pieuses qui, mêlées à la foule et habillées comme elle, observent les règles monastiques de la congrégation à laquelle elles sont secrètement affiliées[7] ».

Cet ascétisme littéraire porte avec lui ses inconvénients ; l’œuvre conçue dans de telles conditions ne respire pas la belle santé de celle qui a été créée dans le plein air et dont les affres douloureuses n’ont pas accompagné l’enfantement.

Pour les Goncourt, concevoir, créer, il y a, dans ces deux mots, un monde d’efforts et d’angoisses.

« De ce rien, de cet embryon rudimentaire qui est la première idée d’un livre, faire sortir le punctum saliens, tirer un à un de sa tête les incidents d’une fabulation, les lignes des caractères, l’intrigue, le dénouement ; la vie de tout ce petit monde animé de vous-même, jailli de vos entrailles et qui fait un roman. Quel travail ! C’est comme une feuille de papier blanc qu’on aurait dans la tête, et sur laquelle la pensée, non encore formée, griffonnerait de l’écriture vague et illisible. Et les lassitudes mornes, et les désespoirs infinis, et les hontes de soi-même de se sentir impuissant dans son ambition de création. On tourne, on retourne sa cervelle, elle sonne creux. On se tâte, on se passe la main sur quelque chose de mort qui est votre imagination… On se dit qu’on ne peut rien faire, qu’on ne fera plus rien. Il semble qu’on soit vidé. L’idée est pourtant là, attirante et insaisissable, comme une belle et méchante fée dans son nuage. On remet sa pensée à coups de fouet sur la piste ; on recherche l’insomnie, pour avoir les bonnes fortunes des fièvres de la nuit ; on tend, à les rompre, sur une concentration unique, toutes les cordes de son cerveau. Quelque chose vous apparaît un moment, puis s’enfuit, et vous retombez plus las que d’un assaut qui vous a brisé… Oh ! tâtonner ainsi, dans la nuit de l’imagination, l’âme d’un livre, et ne rien trouver, ronger ses heures à tourner autour, descendre en soi et n’en rien rapporter, se trouver entre le dernier livre qu’on a mis au monde, dont le cordon est coupé, qui ne vous est plus rien, et le livre auquel vous ne pouvez donner le sang et la chair ; être en gestation du néant : ce sont les jours horribles de l’homme de pensée et d’imagination[8]. »

L’auto-analyse poussée à ce point, c’est presque de la vivisection. Les inventeurs du « document humain » ont commencé par fouiller leur propre chair, avant de promener leur scalpel sur celle de leurs contemporains.

« Là, devant la feuille blanche, quand on arrive avec son idée, indécise, vague, flottante, et qu’il faut couvrir cette feuille de papier de pattes de mouches noires, donnant une solidification exacte, logique, rigoureuse, au brouillard de votre cervelle, les premières sont vraiment dures, sont vraiment douloureuses[9]… »

Comme disait Murger, il y a des jours où on ne se sent pas en train ; mais, tandis que les uns interrompent la page commencée, d’autres essaient de fouetter l’inspiration rétive. Et alors c’est l’angoisse suppliciante de la gésine.

« … Chaque jour où je m’assieds à ma table de travail et où je me dis : « Allons, il faut encore m’arracher un chapitre de la cervelle », j’ai les sentiments douloureux qu’aurait un homme à qui on viendrait tous les jours demander un peu de son sang, pour une transfusion[10]. »

Ce qu’il y a de particulièrement intéressant, chez les Goncourt, c’est que leur introspection douloureuse, la mise à nu de leurs plus secrètes fibres, ils en ont, par une sorte de transposition, fait de la « matière à copie » ; leur sensibilité s’est muée en écriture, si l’on peut ainsi dire.

De l’aveu même de l’aîné des frères, les peintures de la maladie, ils les ont tirées d’eux-mêmes, et ce n’est qu’à force de se détailler, de s’étudier, de s’anatomiser, qu’ils sont arrivés à « une sensibilité supra-aiguë que blessaient les infiniment petits de la vie[11] ». Ils observaient et notaient jusqu’à leurs rêves, et cette notation, poussée jusqu’à la minutie, de leurs moindres sensations est précisément une des notables caractéristiques de leur originalité littéraire.

On les a, et c’est de bonne justice, enrôlés dans la glorieuse phalange des cliniciens ès lettres[12]. Mais si, pour les professionnels, la recherche du vrai est le but, le but unique de la science, pour les littérateurs, elle n’est qu’un moyen artistique. Si le clinicien accumule la quantité maxima de symptômes, pouvant concourir, par leur ensemble, à l’établissement du diagnostic, le romancier documentaire faisant un choix, une sélection, ne retient que les traits pittoresques, ou ceux qui peuvent produire une émotion, une sensation d’art. Si, par surcroît, l’« observation » se trouve établie conformément à nos méthodes scientifiques, c’est, ou que l’auteur s’est renseigné auprès de médecins, ou que s’est, inconsciemment, révélé chez lui un sens clinique insoupçonné.

Ce sens clinique, les Goncourt l’ont, en maintes circonstances, exercé. D’abord, sur eux-mêmes : l’attrait de la plupart de leurs livres tient, en grande partie, à ce qu’ils semblent pétris de leur chair ; ce sont véritablement des œuvres de blessés. « Pour écrire de la sorte, dit quelqu’un qui les connaît bien[13], il faut avoir non seulement vu et senti mais souffert du choc maladif des sensations. Aussi, ces artistes vibrants, palpitants et endoloris à l’état chronique, sortes d’écorchés qui traversent la vie en se cognant à tous ses angles, sont-ils les premiers à pâtir de la réalité qu’ils décrivent.

« Ils ont développé en eux une capacité douloureuse de sentir… La maladie causée par le développement de la sensibilité, les deux frères l’ont étudiée sur eux-mêmes, dans un dédoublement continuel, avec une précision et une impersonnalité de physiologistes… Ils ont donc été des subjectifs à la façon allemande. Ils ont débrouillé douloureusement le peloton de leurs nerfs, mis à vif leurs fibres les plus ténues, amplifié leurs sensations. On croit assister parfois, en lisant leurs livres, à une expérience de vivisection, dans laquelle ils sont en même temps les tourmenteurs et les suppliciés. »

La maladie n’est-elle pas pour un peu dans la valeur de notre œuvre ? ont écrit quelque part les Goncourt ; ailleurs, l’un des deux frères répond à ce point d’interrogation par une assertion formelle : « La fièvre de mes crises de foie est inspiratrice ; elle me fait trouver cette nuit, pour le dernier tableau de La Faustin, le mâchonnement de la renoncule scélérate, qui peut faire accepter à la rigueur l’agonie sardonique. » Il n’est pas douteux que la douleur, quand elle n’est pas tout à fait déprimante, peut, dans certaines circonstances, affiner le cerveau.

Les Goncourt l’ont noté pour Adolphe Belot, absolument dénué de littérature quand il écrivait et qui, dans la souffrance, avait « des sensations distinguées, assaisonnées de remarques et de réflexions presque littéraires[14] ». Daudet est un « cerveau supérieur depuis qu’il est malade », observe Edmond de Goncourt ; et la même remarque pourrait s’appliquer à Henri Heine, à Xavier Aubryet, et d’autres encore. Mais revenons à l’objet de notre étude, dont nous ne nous sommes pas, du reste, beaucoup écarté, car, chez les Goncourt, la maladie, la névropathie ou neurasthénie, comme on voudra l’appeler, a été, aussi, foncièrement créatrice. Il n’y a qu’à ouïr leur confession, à lire, dans leur Journal, comment ils s’y sont pris pour documenter leurs ouvrages.

Par exemple, ont-ils à écrire Sœur Philomène, ils tiendront à voir de près la vie d’hôpital, à suivre les cliniques, à visiter les amphithéâtres, et c’est sous l’obsession du spectacle qui s’offre à leurs yeux, sous l’impression qu’ils en rapportent, qu’ils écrivent ces pages qu’on peut dire, celles-là, vécues et douloureusement senties.

Après une nuit d’insomnie presque complète, levés à six heures et demie du matin, par un froid humide, voilà les deux frères s’acheminant, côte à côte, vers l’asile de la souffrance. Ils ne se disent rien l’un à l’autre, mais ils ont, sans se l’avouer, « une certaine peur, une certaine appréhension dans les nerfs ». Ils pénètrent dans la salle des femmes. Ils aperçoivent, sur une longue et large table, les paquets de charpie, les pelotes de bandes, une montagne d’éponges ; il se fait alors, en eux, un petit trouble qui leur met le cœur mal à l’aise.

En vain se raidissent-ils, ils sentent les jambes qui se dérobent, comme en état d’ivresse, « avec un sentiment de la rotule dans les genoux, et du froid dans la moelle et les tibias ». Rentrés chez eux, ils s’aperçoivent que leur système nerveux, « secoué et émotionné de tous les côtés » à leur insu, a reçu le contrecoup de tout ce qu’ils ont vu. Le soir, ils ont les nerfs si malades, « qu’un bruit, qu’une fourchette qui tombe » leur donne un « tressaillement par tout le corps et une impatience presque colère ». L’odeur d’hôpital les poursuit ; sans cesse ils se lavent les mains. La fade infection des salles, ils l’ont emportée avec eux ; leur esprit saigne encore des plaies que le chirurgien a étalées devant eux, et ce spectacle dont ils ont rempli leurs yeux, ils en ont gardé une vision aussi frappante de netteté, que celle de l’image sur l’objectif.

Nous n’avons pas à redire la genèse de cet autre roman des Goncourt, Germinie Lacerteux, celui-là aussi sorti de leurs entrailles. Revivre ce roman les mettait dans « un état de nervosité et de tristesse », dont ils ne pouvaient se défendre. Ils se lamentaient d’être trahis par leurs nerfs, « par une faiblesse maladive, une lâcheté du creux de l’estomac, une chifferie du corps ». Plus tard, quand le survivant fera représenter la pièce qu’il a tirée du roman, cette Germinie Lacerteux le mettra encore tout à l’envers, lui donnera une fièvre, un malaise qu’il essaiera en vain de surmonter ; jusqu’à avoir des larmes au bord des paupières, en en corrigeant les épreuves !

Comment s’étonner, après cela, de retrouver, dans les livres de ces raffinés de la névrose, des détraqués, des névropathes ou des hallucinés ? Il semble qu’ils aient cherché, dans l’étalage des maux d’autrui, l’oubli momentané et le soulagement de leurs propres souffrances.

Qu’ils décrivent les accès de goutte de Jules Janin, le catarrhe de Gavarni, le spasme vésical de Sainte-Beuve ; qu’ils nous montrent Flaubert l’écume à la bouche, en pleine crise de mal caduc ; Daudet, vomissant le sang à flots ; Th. Gautier, se mourant d’une affection du cœur, on retrouve dans tous ces croquis médicaux, dans ces bulletins de santé, un don d’observation suraiguisé par la maladie. Ce n’est pas de la peinture à larges touches, mais une succession de tableautins, de récits morcelés en chapitres courts, qui se ressentent du tourment, de l’angoisse continue de leurs auteurs.

On a pu justement reprocher aux Goncourt leur défaut de méthode, l’absence d’idées générales ; ils sont, en effet, des nosographes, plutôt que des pathologistes. Ils sont arrivés à nous donner la symptomatologie exacte d’une cardiopathie aortique, dans Renée Mauperin ; à décrire, avec la rigueur d’un professionnel, les étapes d’une vésanie chez un homme de lettres, dans Charles Demailly[15] ; l’impulsion homicide dans La Fille Élisa ; la névrose, dans Chérie et dans La Faustin ; la folie mystique, dans Mme Gervaisais.

Bien qu’ils ne se targuent pas de philosophie, ils ont – c’est un philosophe qui le reconnaît[16] – écrit un des meilleurs essais de psychologie qui se puissent lire : La Femme au dix-huitième siècle. « L’anatomie, la physiologie, la pathologie du cœur et de l’esprit de la femme du dernier siècle y sont fouillées avec une âpre curiosité, décrites longuement, avec un soin méticuleux, une patience de micrographe qui vient, revient dix fois à la même préparation anatomique, la considère sous tous les aspects, note les circonstances les plus fugitives, tient compte de l’heure, du jour, de la nature, de la lumière, des moindres oscillations de pression et de température… »

C’est, on peut le dire, en raison de leur organisation nerveuse, de l’acuité à un degré rarement atteint par leurs devanciers et leurs successeurs, que ces passionnés d’art et de vérité ont mérité le titre de « médecins de lettres » que leur ont valu « la physiologie contenue en leurs analyses, leur connaissance aiguë des maladies sociales, leur sûreté d’expérimentateurs ».

Ils se sont intéressés surtout aux malades, parce qu’ils l’étaient eux-mêmes ; ils ont « recherché les êtres les plus atteints, les individus où le conflit entre la volonté et le pouvoir d’agir éclatait avec le plus de violence ; ils se sont assis à des chevets, ils sont entrés dans des intimités, ils ont pris des mains brûlantes dans leurs mains, palpé des fronts, passé leurs doigts dans des chevelures moites, ausculté des poitrines, écouté battre des cœurs ».

On a pu leur reprocher de n’avoir pas d’imagination, d’être incapables de rien peindre qu’ils n’aient vu, de ne rien écrire qu’ils n’aient éprouvé : mais ce qu’on ne saurait leur dénier, c’est d’avoir excellé dans la peinture sur le vif, de s’être efforcés de donner une note d’art nouvelle, au prix de souffrances réelles, d’autant plus réelles que l’un des deux frères est allé jusqu’à en mourir. Ceux-là se comptent qui donnent à l’amour des lettres un pareil gage.


*
* *

Rien de brutal, rien de plus navrant, parfois, dans sa sécheresse officielle, qu’un acte d’état civil.


L’an mil huit cent soixante-dix, le vingt juin, à quatre heures du soir, devant nous, officier de l’état civil du seizième arrondissement de Paris, ont comparu… lesquels nous ont déclaré que ce matin, à neuf heures, est décédé, en son domicile, à Paris, boulevard Montmorency, 53, Jules-Alfred de Goncourt, âgé de trente-neuf ans, homme de lettres… célibataire…


Mourir avant d’avoir atteint la quarantaine ! La question monte aussitôt aux lèvres : quel mal a pu faucher, dans la fleur de son âge, tout au plus à la maturité commençante, cet être d’intelligence et de sensibilité suraiguisées ?

Jules de Goncourt, apprenaient les premières informations, avait succombé après une agonie de quatre jours, commencée par une terrible crise, terminée par un soupir, « semblable à l’endormement d’un petit enfant ».

« L’art l’a tué… Il était de ceux que la sottise frappe au cœur ! » Mais impressions de littérateur ne sont pas diagnostics de médecin.

Presque au lendemain de la disparition du compagnon de sa vie, Edmond de Goncourt, provoqué aux confidences par son ami Zola, sur les causes meurtrières d’une fin qui apparaissait prématurée, se montrait favorable au même sentiment. Selon lui, son frère était mort du travail « et, surtout, de l’élaboration de la forme, de la ciselure de la phrase, du travail du style ».

Il avait usé sa cervelle à la poursuite d’une perfection qu’il désespérait d’atteindre, « dans l’expression des choses et des sensations modernes ».

Nous avons dit la prétention des Goncourt à forger un style particulier, qui s’affranchisse des règles communes de la syntaxe, leur poursuite de l’épithète rare, leur souci constant de « faire jaillir quand même la couleur hors de la phrase inerte, et de faire sortir la vie au timbre inanimé des mots ».

C’est à eux-mêmes qu’ils pensaient, en faisant dire à un de leurs personnages, au cours d’un souper chez la Faustin :

« La langue française me fait l’effet d’une espèce d’instrument, dans lequel les inventeurs auraient bonassement cherché la clarté, la logique, le gros à peu près de la définition, et il se trouve que cet instrument est, à l’heure actuelle, manié par les gens les plus nerveux, les plus sensitifs, les plus chercheurs de la notation des sensations indescriptibles, les moins susceptibles de se satisfaire du gros à peu près de leurs bien portants devanciers. »

Voilà donc, clairement énoncée, la formule du style, compliqué, d’autres ont dit bizarre, de ce qu’on a nommé l’écriture à frémissements, dont les frères Goncourt ont été les indéniables créateurs.

Il est certain, nous en tombons pleinement d’accord avec M. Henry Céard[17], que la langue, telle que l’a écrite et parlée le dix-huitième siècle, s’est trouvée, à une heure donnée de la littérature, tout à fait impuissante à exprimer, dans leur maladive variété, toutes les modifications pathologiques de l’âme moderne. Il était réservé aux Goncourt de créer une langue adéquate à cet état d’âme nouveau, « une langue mouvementée, vivante, et qui chante et qui peint et qui parle… ; une langue d’une virtuosité merveilleuse, une langue à la fois musicale et plastique, qui révolutionne classiquement la syntaxe, mais dans laquelle on sent vibrer, et partout et quand même, les nerfs de l’artiste et l’émotion de l’écrivain ».

Mais à ce jeu s’usent les mieux organisés des cerveaux.

Et l’on ne s’étonne plus, connaissant le régime auquel s’étaient, de bonne heure, soumis Jules et Edmond de Goncourt, que celui des deux qui avait l’organisation la plus délicate, la constitution la plus frêle, ait été si tôt terrassé.

Les révélations du survivant sont, à cet égard, des plus suggestives. Avaient-ils à composer, ils s’enfermaient trois ou quatre jours durant, sans voir âme qui vive. Ce n’est que dans cette claustration absolue qu’ils pouvaient contracter la fièvre hallucinatoire nécessaire pour la conception. C’est à force de s’étudier, de s’autopsier vivants, pourrait-on dire, qu’ils en étaient arrivés « à cette sensitivité supra-aiguë que blessaient les infiniment petits de la vie ».

Quand la littérature devient ainsi la maîtresse unique – car il est avéré que Jules, pas plus qu’Edmond de Goncourt, n’ont abusé de la femme, pour laquelle ils professaient un mépris… aristocratique – quand on est pris à ce point par un amour aussi exclusif, on devine combien un échec, une déception, impressionnent des organismes aussi vibrants.

Ainsi, l’insuccès au théâtre d’une de leurs pièces, Henriette Maréchal, avait-il été un choc sensible pour l’amour-propre d’écrivains croyant avoir une vocation pour l’art dramatique.

Beni-Barde, homme de grande expérience en matière de névropathie, a édicté cet aphorisme qu’il est aisé de vérifier :

« Dix ans d’excès de femme, dix ans d’excès de boisson, dix ans d’excès de n’importe quoi, quelquefois démolissent moins un homme qu’une heure, une seule heure d’émotion morale. »

Travailler à se faire un épiderme de bronze, se délasser des travaux de la pensée par l’exercice, par la fatigue physique, est une des premières nécessités de l’hygiène littéraire. Les natures nerveuses surtout doivent rester éloignées de la littérature, en raison de leur excessive impressionnabilité, de leur perception douloureuse des moindres obstacles semés sur leur route.

Les Goncourt, et Jules plus particulièrement, étaient des nerveux exacerbés, qui ne pouvaient que cruellement souffrir des mille amertumes que ménage la vie des lettres.

Ils ont regardé la littérature « comme un état violent, dans lequel on se maintient par des moyens excessifs[18] ». Ils ont jugé indispensable de se mettre dans cet état violent, l’estimant condition nécessaire pour l’enfantement de l’œuvre d’art. À la lassitude, à la courbature de tout l’être, produite par une telle méthode, se sont ajoutés le découragement, les blessures d’amour-propre auxquels ne saurait se soustraire quiconque aspire à la notoriété. C’est une rançon inévitable, que cette critique hostile ou dédaigneuse, que ces attaques passionnées ou cette conspiration du silence, dont les plus célèbres à leurs débuts n’ont pas été à l’abri. Mais il en est peu qui multiplient, comme à plaisir, grâce à une faculté de sentir exceptionnelle, les souffrances, les angoisses qui les torturent, qui entretiennent, prolongent leur martyre, qui étalent, qui exaspèrent leur mal, comme s’ils jouissaient de leurs affres douloureuses.

Nul n’a mieux décrit cette organisation spéciale que ceux-là mêmes qui en ont été affligés.

Un de nos confrères[19] le remarquait naguère, sans avoir le mérite de la découverte, mais néanmoins avec plus de précision que ses devanciers[20]. Le roman de Charles Demailly équivaut à une auto-observation ; on y découvre une description typique d’une maladie qui n’avait pas encore reçu de nom, de la névrose qui sera baptisée neurasthénie par le médecin Beard, de New York. Tout s’y trouve, « depuis la prédisposition continuelle et héréditaire, jusqu’aux troubles démentiels de la fin, en passant par l’asthénie, les accès de surexcitation passagère, les désordres du caractère, les vertiges, enfin les hallucinations sensorielles ».

La constatation est doublement intéressante, et pour l’histoire de la médecine et pour l’histoire littéraire.

Il importe, d’abord, de relever que les Goncourt, dès 1859, c’est-à-dire près de dix ans avant que la neurasthénie prenne place dans les cadres nosologiques, ont décrit, sinon la neurasthénie essentielle, du moins la neurasthénie prodromique de la folie, qui en est quelquefois l’aboutissant.

Ils en ont montré les causes, déroulé les symptômes, dénoncé la gravité, de même que, bien avant les médecins, bien avant le maître Landouzy, ils avaient révélé la pleurésie phtisiogène, la pleurésie prétuberculeuse, avec une netteté, une précision qui ont fait l’admiration des professionnels[21].

À un autre point de vue, on est frappé de trouver, dans Charles Demailly, décrite, d’une manière exacte et péniblement vraie, la maladie dont Jules de Goncourt sera plus tard atteint et qui aura un dénouement mortel. La réalité diffère, toutefois, de la fiction en ce que, dans le roman, le héros principal échappe à la mort et reste gâteux, tandis que Jules de Goncourt succombera à une paralysie générale progressive, dont l’évolution se poursuivra jusqu’au terme fatal.

Nous venons de prononcer le mot paralysie générale : il est hors de doute, en effet, que c’est bien cette maladie qui a emporté l’infortuné romancier.

Celui-ci fut une victime de la neurasthénie, a tenté d’établir un de nos doctes neurologues[22] ; tout au plus, serait-il démontré que la symptomatologie primitive fut celle d’une neurasthénie aiguë ; encore qu’on y reconnaisse bien plutôt une péri-méningo-encéphalite neurasthéniforme.

Nous allons tenter de reconstituer, d’après la relation si saisissante de vérité et de rigueur clinique du frère survivant, l’observation de J. de Goncourt.

Après avoir noté que le surmenage intellectuel fut incontestablement un facteur de prédisposition, nous allons donner un historique de la maladie, en suivant pas à pas le récit fraternel.

L’éclipse partielle de l’intelligence se manifeste en premier lieu, chez Jules de Goncourt, par l’embarras de la parole : « Depuis quelque temps, et cela est plus marqué tous les jours, il y a certaines lettres qu’il prononce mal, des r sur lesquels il glisse, des c qui deviennent des t dans sa bouche. »

Sa parole est redevenue trébuchante, comme elle l’était dans sa prime enfance, alors qu’il lui prenait des colères contre sa nou-ice. Cette prononciation enfantine est l’indice d’une lésion dont on pressent toute la gravité.

Un peu plus tard, surviendront les troubles organiques. À l’embarras de la parole, viendront s’ajouter les mouvements incertains.

« Un soir, conte Edmond de Goncourt, nous finissions de dîner au restaurant. Le garçon lui apporte un bol. Il s’en sert maladroitement. La maladresse n’avait rien de bien grave, mais l’on nous regardait, et je lui dis avec un peu d’impatience : « Mon ami, fais donc attention, nous ne pourrons plus aller nulle part. » Le voici qui se met à fondre en larmes, en s’écriant : « Ce n’est pas de ma faute, ce n’est pas de ma faute ! » et sa main tremblotante et contractée cherchait ma main sur la nappe. « Ce n’est pas de ma faute, reprend-il ; je sais combien je t’afflige, mais je veux souvent et je ne peux pas. » Et sa main serrait la mienne avec un « pardonne-moi » lamentable. »

Certain jour il s’oublie à saler son poisson à la salière, prend sa fourchette à pleines mains, mange comme un enfant ; dans d’autres moments, il a des « concentrations, des enfoncements, des abîmements de lui-même… L’attention, il n’en est plus le maître. Il lui faut, pour l’exercer, un énorme effort, une contention qui fait saillir les veines de son front et le laisse brisé de fatigue. Dans cette figure, où il y avait l’intelligence, l’ironie, se glisse, minute par minute, le masque hagard de l’imbécillité ».

Les troubles psychiques vont en s’accentuant. Lui demande-t-on pourquoi il est triste, il fait cette réponse incohérente : « Eh ! bien, je lirai ce soir du Chateaubriand. » Lire tout haut les Mémoires d’outre-tombe devient son idée fixe, sa monomanie. Son caractère peu à peu se modifie ; lui, si bon, si affectueux pour son frère, le considère avec indifférence.

« Peu à peu, il se dépouille de l’affectuosité, il se déshumanise ; les autres commencent à ne plus compter pour lui. »

La sensibilité, la tendresse, l’attachement, toutes les qualités du cœur, en un mot, ont disparu.

Un autre être paraît s’être glissé en lui ; son milieu ne le préoccupe plus ; ses livres, il les a oubliés, comme s’ils avaient été écrits par quelqu’un qui ne l’intéresse pas. Quand, prenant un volume, il tombe sur un des siens, il s’écrie : « C’était bien fait ! » Ce cruel imparfait atteste que le littérateur était à jamais mort.

Il se rebelle contre tout raisonnement, contre toute logique.

« Il semble que son esprit, dans lequel s’est brisée la chaîne des idées, ait pris la logique en haine. Quand on lui parle raison, on a beau y mettre toute l’affection possible, on ne peut jamais obtenir de lui une réponse, l’engagement qu’il fera la chose demandée au nom de cette raison. Il s’enferme dans un silence entêté, sa figure se couvre d’un nuage méchant et apparaît en lui comme un être nouveau, inconnu, sournois, ennemi… Sa physionomie s’est faite humble, honteuse ; elle fuit les regards, comme des espions de son abaissement, de son humiliation…

« Depuis bien longtemps, sa figure a désappris le rire, le sourire… »

Une crise légère survient à la date du 9 mai, un lundi. Il lisait une page des Mémoires d’outre-tombe, quand il est pris d’une petite colère, à propos d’un mot qu’il prononce mal. Il s’arrête tout à coup ; son frère s’approche. Il reste comme pétrifié, muet devant la page ouverte, puis prend un air étranger avec des larmes et de l’effroi dans le regard.

« Alors, ses lèvres jettent avec effort des sons qui ne sont plus des paroles, des murmures, des bruissements douloureux qui ne disent rien. Il y a, chez lui, une horrible angoisse muette, qui ne peut sortir de ses blondes moustaches, toutes frissonnantes… »

Peu à peu, le calme renaît, mais le malheureux n’arrive à prononcer que quelques monosyllabes, des oui et des non, avec des yeux qui n’ont plus l’air de comprendre !

Tout à coup, le voici qui reprend le volume rejeté tout à l’heure. Il fait effort pour le lire. Il lit le cardinal Pa (Pacca) et ne peut aller plus loin.

« Il s’agite sur son fauteuil, il ôte son chapeau de paille, il promène et repromène ses doigts égratigneurs sur son front, comme s’il voulait fouiller son cerveau. Il froisse la page, il l’approche de ses yeux… C’était l’enragement d’un homme de lettres, d’un fabricateur de livres, qui s’aperçoit qu’il ne peut plus même lire. »

Il n’a plus qu’une préoccupation : il s’inquiète de ce qu’il mange, de l’habillement qu’il va revêtir. « Il est sensible à un entremets, il est heureux d’un vêtement neuf. » Il est toujours à froisser, à mettre en tampon les objets laissés à sa portée.

Dans la nuit du 18 au 19 juin, une crise, plus violente que la précédente, effraie ceux qui lui donnent des soins. Il lisait, à son habitude, les Mémoires d’outre-tombe, son unique distraction. Son frère, remarquant qu’il lisait mal, qu’il donnait l’impression de la fatigue, le prie d’interrompre sa lecture pour aller, avec lui, faire un tour au Bois.

Après une faible résistance, il cède à ses affectueuses instances. Il veut se lever, trébuche et va tomber sur un fauteuil. On le relève, on le porte sur un lit. Comme dans sa première crise, il ne profère que « des sons qui n’étaient plus des paroles ». Il paraissait redevenu tranquille, quand « brusquement il renversa la tête en arrière, poussant un cri rauque, guttural, effrayant ». Aussitôt, des convulsions bouleversaient son visage, en le déformant, « pendant que des contractions terribles tiraillaient ses bras, comme si elles voulaient les retourner, et que sa bouche tordue crachotait une écume sanguinolente ».

À cette attaque épileptique succédaient des crises moins violentes.

« C’étaient des élévations de bras au-dessus de sa tête, avec des appels à une vision qu’il appelait à lui avec des baisers. C’étaient des élancements qui ressemblaient à des envolées d’oiseau blessé ; en même temps que, sur sa figure apaisée, aux yeux congestionnés de sang, au front tout blanc, à la bouche entr’ouverte et pâlement violette, était venue une expression qui n’était plus humaine. Plus souvent encore, c’étaient des terreurs, des fuites de corps, des blotissements sous les draps, où il se cachait comme d’une apparition obstinément installée dans le fond de ses rideaux et contre laquelle s’animait l’incohérence de sa parole… C’étaient des flux de phrases tronquées, dites avec l’air de tête, le ton ironique, le mépris d’intelligence hautaine, l’espèce d’indignation qui lui était particulière, quand il entendait une bêtise ou l’éloge de quelque chose d’inférieur… Parfois, dans l’incessante agitation de la fièvre et du délire, il répétait toutes les actions de sa vie, indiquant le geste de mettre son lorgnon, soulevant des haltères…, faisant enfin son métier, faisant le simulacre d’écrire. »

Il y avait de rapides instants où ses yeux errants s’arrêtaient sur les yeux de son frère, sur ceux de sa fidèle servante ; mais à peine restaient-ils fixés une seconde, « bien vite ils étaient emportés vers les visions terribles ou riantes ».

Les sédatifs restaient sans action.

« Malgré trois prises de bromure, avalées dans le quart d’un verre d’eau, il ne peut dormir une minute et sa tête s’agite sur son oreiller, dans un mouvement incessant de droite et de gauche, bruissante de toute la sonorité inintelligente d’un cerveau paralysé et jetant, par les deux coins de la bouche, des ébauches de phrases, des tronçons de mots, des syllabes informulées, prononcées d’abord avec violence, et qui finissent par mourir comme des soupirs. »

La mort approche, elle se devine à la respiration précipitée, puis brève, haletante, « une respiration ronflante comme une basse, coupée d’une plainte continue et râlante qui vous déchire… Du milieu de cette plainte jaillissent des mots, des phrases qu’on ne peut saisir ». Le râle agonique continue ; toute la nuit, on entend « ce bruit déchirant d’une respiration qui ressemble au bruit d’une scie dans du bois mouillé, et que scandent à tout moment des plaintes douloureuses et des hans plaintifs. Toute la nuit, cette poitrine bat et soulève le drap ».

Le lundi 20 juin, 5 heures du matin :

« Le petit jour glisse sur sa figure, qui a pris le jaune briqué et terreux de la mort. Des yeux larmoyants, profonds, ténébreux ; dans ses yeux, une expression de souffrance et de misère indicible. »

À 9 heures, une éclaircie souriante. Ses mains sont semblables à du « marbre mouillé ». Quarante minutes plus tard, « il meurt, il vient de mourir… Il est mort, après deux ou trois soupirs de la respiration d’un petit enfant qui s’endort ».

Voilà bien un modèle, saisissant entre tous, d’impassibilité scientifique, telle que G. Flaubert en a offert lui-même maints exemples ; une vision des choses réduite à la constatation strictement objective. D’aucuns trouveront cette abstraction, cet étouffement de tous les sentiments humains, quelque peu cruel. Edmond de Goncourt n’a pas échappé au reproche d’avoir pris pour « matière à copie » la poignante agonie de son frère et on n’a pas hésité à parler, à ce propos, de curiosité sacrilège. Il a répondu à ces dénigreurs, en termes dont la sincérité ne saurait être suspectée.

« Oh ! il y aura des gens qui diront que je n’ai pas aimé mon frère, que les vraies affections ne sont pas descriptives. Cette affirmation ne me touche guère, parce que j’ai la conscience de l’avoir plus aimé qu’aucun de ceux qui diront cela n’ont jamais aimé une créature humaine. Ils ne manqueront pas d’ajouter qu’aux êtres qu’on aime, on doit garder, dans la maladie, le secret de certains abaissements, de certaines défaillances morales… Oui, un moment, je ne voulais pas donner tout ce morceau, il y avait des mots, des phrases, qui me déchiraient le cœur en les récrivant pour le public… mais, renfonçant toute sensibilité, j’ai pensé qu’il était utile pour l’histoire des lettres, de donner l’étude féroce de l’agonie et de la mort d’un mourant de la littérature et de l’injustice de la critique… »

Restons sur ces derniers mots et rectifions, à l’aide des lumières médicales, un diagnostic par trop littéraire.

Les médecins aliénistes ne s’y sont pas trompés[23] : le cas de Jules de Goncourt relève très nettement de la pathologie mentale.

Ce qu’on a pris pour de la neurasthénie, tout au début de la maladie, étaient les prodromes de la P. G. Puis, successivement, on a pu noter l’hyperesthésie généralisée, la fatigue du cerveau, la paresse de plus en plus grande à concevoir, à se souvenir.

Est venue ensuite la période où, après la diminution de l’activité cérébrale et l’affaiblissement de la volonté, ont disparu les sentiments affectifs.

La première crise qui a suivi ressemble assez à un ictus apoplectiforme.

Puis on a constaté du tremblement, « si fréquent chez le paralytique baveur, engoué et gâteux, arrivé à la troisième période… » ; les changements d’humeur, les larmes faciles qui caractérisent le pseudo-bulbaire.

La série des crises épileptiformes qui ont suivi, confirme la paralysie générale, non douteuse, d’ailleurs, dès le début.

Jules de Goncourt n’a pas eu seulement « cette démence sans éclat, paisible et niaise, qui peut, à la rigueur, faire écarter la diagnose de P. G., tant on est accoutumé à ne considérer que les épisodes délirants et paralytiques comme pathognomoniques ; il a réalisé aussi les troubles délirants moteurs, et par là a comblé le cadre de la P. G. ».

Il est donc hors de doute, conclut l’éminent pathologiste dont nous résumons les considérations, que Jules de Goncourt a été atteint de péri-méningo-encéphalite diffuse.

Ce n’est pas à des lecteurs avertis que nous avons la prétention de révéler la pathogénie de ce terrible mal, qui fait tant de victimes dans le monde des travailleurs de la pensée.

Edmond de Goncourt a répondu, par avance, à l’angoissante interrogation : « Il (son frère) n’a fait quelques excès de femme que tout jeune, il ne buvait jamais un verre de liqueur ; je ne trouve dans sa vie que des excès de tabac. »

Cette déclaration doit, pour le moins, imposer le doute. Ne cherchons pas à approfondir d’insondables problèmes. Ici, nous manquons d’éléments d’appréciation. C’est de l’histoire d’hier ; cependant, les documents nous font absolument défaut, et nous vivons en un temps documentaire à l’excès !

Quelle réserve commande une pareille disette de pièces essentielles ! Toutefois, l’observation a été rédigée avec trop de minutie, comme par un clinicien avisé, par Edmond de Goncourt, pour qu’on se méprenne sur la nature même de la maladie.

Tenons nous en, faute de mieux, à l’étiquette et ne tentons pas de franchir les limites de l’investigation permise à la science.


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Notes :
  1. Les Frères Zemgano.
  2. Conférence du marquis de Ségur.
  3. T. I, 185.
  4. Idées et sensations ; Journal, II, 15-16.
  5. Journal, I, 378.
  6. Nouveaux Lundis, 1866.
  7. Anatole France, La Vie littéraire.
  8. Journal, II, 35-36.
  9. Journal, VI, 138.
  10. Id., ibid., 157.
  11. Lettre d’Edm. de Goncourt à Zola (Chron. méd., 15 février 1897).
  12. Thèse du docteur V. Ségalen. Bordeaux, 1902.
  13. Alidor Delzant. Les Goncourt, 4-5.
  14. Chr. méd., 15 février 1896, 100.
  15. Cf. Paris-Revue, mars 1912 (article du docteur Julien Roshem).
  16. Jules Soury, Portraits du dix-huitième siècle.
  17. Préface des Lettres de Jules de Goncourt.
  18. Charles Demailly.
  19. Le docteur Julien Roshem (Moniteur médical, 23 avril 1912).
  20. Cf. René Doumic, Portraits d’écrivains : Edmond et Jules de Goncourt. Paris, s. d. mais antérieur à 1900 ; docteur Ségalen, Les Cliniciens ès lettres, thèse de Bordeaux, 1902 ; Pierre-Yves Even, Étude médicale sur Edm. et J. de Goncourt et leurs premiers romans, thèse de Paris, 1908, etc.
  21. Cf. la Chron. méd., 15 décembre 1903.
  22. Chron. méd., 15 octobre 1901 (art. du docteur Gélineau).
  23. Voir, notamment, la magistrale étude du docteur G. Scherb (d’Alger) dans la Chron. méd., 1901, pp. 759-762, dont nous donnons la substance ci-après.