Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Hugo (Victor-Marie)

Administration du grand dictionnaire universel (16, part. 3p. 964-965).

HUGO (Victor-Marie), le plus illustre des poètes contemporains. — Notre époque assiste au couronnement de cette magnifique carrière déjà si remplie et à laquelle aucune des gloires n’aura manqué. Depuis 1873, époque où nous arrêtions la biographie de Victor Hugo, dans le tome IX du Grand Dictionnaire, l’illustre poète a complété une partie importante de son œuvre en publiant la seconde série de la Légende des siècles, mis au jour les premiers volumes d’un grand roman historique et patriotique Quatre-vingt-treize, publié l’Histoire d’un crime, implacable protestation contre le coup d’État du 2 décembre, sans compter un recueil de vers émus et charmants, l’Art d’être grand-père, et, poursuivant parallèlement sa carrière politique, il a été nommé électeur sénatorial de Paris, puis sénateur, et il a pu faire entendre dans l’enceinte un peu sourde de la Chambre haute les accents d’une éloquence qui a gagné en gravité sans rien perdre de son ancienne vigueur. À l’âge où les autres hommes se reposent, Victor Hugo semble recommencer sa vie.

Le grand poète n’est pas de ceux qui s’isolent et se défendent de chercher leurs inspirations en dehors de leurs propres fantaisies ; il aime au contraire à penser avec la foule et à exprimer les sentiments de tous. La libération du territoire lui a inspiré une page véritablement émue et patriotique (septembre 1873). Par suite de l’évolution parlementaire du 24 mai précédent, l’illustre homme d’État qui avait présidé à cette libération était descendu du pouvoir et l’œuvre qu’il avait si bien conduite recevait son accomplissement sous ceux-là mêmes qui l’avaient renversé. Ils n’osaient s’en attribuer la gloire, tout en en éprouvant une forte démangeaison, mais ils faisaient du moins leur possible pour atténuer des manifestations dont M. Thiers eût recueilli le fruit. L’explosion du sentiment le plus naturel, au départ du dernier soldat allemand, fut partout comprimée ; elle eût troublé ce fameux ordre moral qu’on prétendait faire régner. Dans ces circonstances, Victor Hugo eut le bonheur de parler pour la France entière, forcée au silence, et ses vers, publiés en brochure, furent lus et applaudis partout. Nous nous contenterons de citer un fragment de la première partie du poème, empreint d’une mélancolie que justifiaient assez l’appréhension de l’avenir et le besoin de revanche que tôt ou tard éprouvera la France :

Non, je ne me sens pas délivré. Non, j’ai beau
Me dresser, je me heurte au plafond du tombeau.
J’étouffe ; j’ai sur moi l’énormité terrible.
Si quelque soupirail blanchit la nuit visible,
J’aperçois là-bas Metz, là-bas Strasbourg, là-bas
Notre honneur, et l’approche obscure des combats,
Et les beaux enfants blonds, bercés dans les chimères,
Souriants, et je songe à vous, ô pauvres mères.
Je consens, si l’on veut, à regarder ; je vois
Ceux-ci rire, ceux-là chanter à pleine voix
La moisson d’or, l’été, les fleurs et la Patrie
Sinistre. Une bataille étant sa rêverie,
Avant peu, l’archer noir embouchera le cor ;
Je calcule combien il faut de temps encor ;
Je pense à la mêlée affreuse des épées.
Quand des frontières sont par la force usurpées,
Quand un peuple gisant se voit le flanc ouvert,
Avril peut rayonner, le bois peut être vert,
L’arbre peut être plein de nids et de bruits d’ailes ;
Mais les tas de boulets noirs dans les citadelles
Ont l’air de faire un songe et de frémir parfois ;
Mais les canons muets écoutent une voix
Leur parler bas dans l’ombre, et l’avenir tragique
Souffle à tout cet airain sa farouche logique.

Ces vers devaient coûter à celui qui, avant la funeste guerre de 1870-1871, s’était fait l’apôtre de la concorde, de la fraternité des peuples, et qui avait si bien su montrer dans Paris que les nations ont tout à perdre, rien à gagner à s’entre-déchirer. Mais, ainsi qu’il le dit, les événements ont une logique à laquelle il est difficile de se soustraire. Victor Hugo n’en écrivit pas moins aux membres du congrès de la paix, tout en déclinant leur invitation, une lettre sympathique (septembre 1875) où il leur disait clairement, sous les métaphores accumulées, que la paix ne se décrétait pas, qu’elle était une résultante et qu’on y songerait quand l’Europe aurait repris son équilibre.

En même temps, il se préparait à rentrer dans la vie politique, d’où l’avaient écarté sa brusque démission de député à Bordeaux et son échec à Paris contre M. Vautrain. Il publiait, sous le titre d’Actes et paroles, le recueil des discours prononcés par lui soit à la tribune de la Chambre des pairs, sous Louis-Philippe, soit à celle de l’Assemblée constituante de 1848 et de la Législative, soit dans l’exil, sur les tombes des proscrits ou dans des congrès démocratiques, soit enfin depuis sa rentrée en France. Nous avons consacré dans ce Supplément un article spécial à ce recueil, qui, sous ces trois sous-titres, Avant l’exil, Pendant l’exil, Depuis l’exil (1875, 3 vol. in-8o), comprend toute la vie publique du poète. Chaque morceau est accompagné d’une introduction ou de notes qui, par les actes de l’homme, expliquent ses paroles. Nous nous contenterons d’extraire de la préface la page suivante, dans laquelle Victor Hugo explique ses variations en politique, et qui, par conséquent, appartient à la biographie : « Tout homme peut, s’il est sincère, refaire l’itinéraire, variable pour chaque esprit, du chemin de Damas. Lui, comme il l’a dit quelque part, il est fils d’une Vendéenne, amie de Mme de La Rochejaquelein, et d’un soldat de la Révolution et de l’Empire, ami de Desaix, de Jourdan et de Joseph Bonaparte. Il a subi les conséquences d’une éducation solitaire et complexe, où un proscrit républicain donnait la réplique à un proscrit prêtre. Il y a toujours eu en lui le patriote sons le Vendéen ; il a été napoléonien en 1813, bourbonien en 1814 ; comme presque tous les hommes du commencement de ce siècle, il a été tout ce qu’a été le siècle : illogique et probe, légitimiste et voltairien, chrétien littéraire, bonapartiste libéral, socialiste à tâtons dans la royauté ; nuances bizarrement réelles, surprenantes aujourd’hui. Il a été de bonne foi toujours ; il a eu pour effort de rectifier son rayon visuel au milieu de tous ces mirages ; toutes les approximations possibles du vrai ont tenté tour à tour et quelquefois trompé son esprit. Ces aberrations successives, où, disons-le, il n’y a jamais eu un pas en arrière, ont laissé trace dans ses œuvres ; on peut en constater çà et là l’influence ; mais, il le déclare ici, jamais dans tout ce qu’il a écrit, même dans ses livres d’enfant et d’adolescent, on ne trouvera un mot contre la liberté. Il y a eu lutte dans son âme entre la royauté que lui avait imposée le prêtre catholique et la liberté que lui avait recommandée le soldat républicain ; la liberté a vaincu. Là est l’unité de sa vie. Il cherche à faire prévaloir en tout la liberté ; la liberté, c’est, dans la philosophie, la raison ; dans l’art, l’inspiration ; dans la politique, le droit. »

En janvier 1876, lorsqu’il s’agit de nommer le délégué sénatorial de Paris, car dans la bizarre constitution de 1875, qui entrait en fonctionnement, Paris, malgré ses 2 millions d’habitants, n’a droit qu’à un délégué, comme la plus humble des communes de France, le conseil municipal offrit cette mission à Victor Hugo, qui l’accepta. Il profita de cette occasion pour adresser aux délégués des 35, 000 communes un éloquent manifeste où il les adjurait d’affermir la République. « Électeurs des communes, y disait-il, dissipons les illusions, dissipons-les sans colère, avec le calme de la certitude. Ceux qui rêvent d’abolir légalement dans un temps quelconque la République se trompent. Les monarchies, comme les tutelles, peuvent avoir leur raison d’être quand le peuple est petit ; parvenu à une certaine taille, le peuple se sent de force à marcher seul, et il marche. Une République, c’est une nation qui se déclare majeure. La Révolution française, c’est la civilisation émancipée. Ces vérités sont simples. La croissance est une délivrance. Cette délivrance ne dépend de personne et pas même de vous. Mettez-vous aux voix l’heure où vous avez vingt et un ans ? Le peuple français est majeur ; modifier sa constitution est possible ; changer son âge, non. Le remettre en monarchie, ce serait le remettre en tutelle ; il est trop grand pour cela. Qu’on renonce aux chimères. Acceptons la vérité ; la vérité, c’est la République. Acceptons-la pour nous, désirons-la pour les autres ; souhaitons aux autres peuples la pleine possession d’eux-mêmes. Offrons-leur cette inébranlable base de paix, la fédération. La France aime profondément les nations ; elle se sent sœur aînée. On la frappe, on la traite comme une enclume, mais elle étincelle sous la haine ; à ceux qui veulent lui faire une blessure, elle envoie une clarté. Faire du continent une famille, délivrer le commerce que les frontières entravent, l’industrie que les prohibitions paralysent, le travail que les parasitismes exploitent, la propriété que les impôts accablent, la pensée que les despotismes musellent, la conscience que les dogmes garrottent, tel est le but de la France. Y parviendra-t-elle ? Oui ; ce que la France fonde en ce moment, c’est la liberté des peuples : elle la fonde pacifiquement, par l’exemple ; l’œuvre est plus que nationale, elle est continentale. L’Europe libre sera l’Europe immense ; elle n’aura plus d’autre travail que sa propre prospérité, et par la paix que la fraternité donne, elle atteindra la plus haute stature que puisse avoir la civilisation humaine. On nous accuse de méditer une revanche ; on a raison : nous méditons une revanche, en effet, une revanche profonde. Il y a cinq ans, l’Europe semblait n’avoir qu’une pensée, amoindrir la France ; la France aujourd’hui lui réplique, et elle aussi n’a qu’une pensée, grandir l’Europe… Cette volonté de la France est la vôtre, électeurs. Achevez la fondation de la République, faites pour le Sénat de la France de tels choix qu’il en sorte la paix du monde. Vaincre est quelque chose, pacifier est tout. Faites, en présence de la civilisation qui vous regarde, une République désirable, une République sans état de siége, sans bâillon, sans exils, sans bagnes politiques, sans joug militaire, sans joug clérical, une République de vérité et de liberté. Tournez-vous vers les hommes éclairés ; envoyez-les au Sénat ; ils savent ce qu’il faut à la France. C’est de lumière que l’ordre est fait. La paix est une clarté. L’heure des violences est passée. Les penseurs sont plus utiles que les soldats ; par l’épée on discipline, mais par l’idée on civilise. Quelqu’un est plus grand que Thémistocle, c’est Socrate ; quelqu’un est plus grand que César, c’est Virgile ; quelqu’un est plus grand que Napoléon, c’est Voltaire. »

Avouons franchement que, sans être irrévérencieux à l’égard du grand poëte, on peut trouver qu’il y avait autre chose à dire, comme délégué de Paris, aux électeurs des communes. Ce morceau, dont nous n’avons cité que les meilleurs passages, est d’un rêveur plutôt que d’un homme politique, et si magnifiques que soient les horizons de paix et de fraternité qu’il découvre, un manifeste plus simple, plus terre à terre eût peut-être produit plus d’effet. C’est, du reste, le défaut de Victor Hugo d’agrandir les sujets outre mesure, de se perdre, comme à la fin de la Légende des siècles, en plein ciel, et ce défaut, déjà sensible en poésie, l’est naturellement davantage en politique, où un exposé simple et lumineux a plus de prix que les plus belles métaphores. À Paris même, il s’en fallait que ces accents prophétiques fussent goûtés de tous, et, lorsque vint le jour de l’élection, le grand poëte éprouva, sinon un échec, du moins une désillusion. Il semblait que, ayant été nommé à la presque unanimité délégué sénatorial, il dût voir son nom passer en tête ; il ne fut nommé sénateur qu’à un second tour de scrutin (30 janvier 1876).

Au Sénat, il a pris place à l’extrême gauche et n’a que rarement abordé la tribune. Le seul discours qu’il ait prononcé a été une demande d’amnistie en faveur des condamnés de la Commune (séance du 22 mai 1876) ; c’était une obligation à laquelle il ne pouvait se dérober, car l’amnistie avait figuré dans sa profession de foi à l’élection de 1872 et dans le manifeste adressé par lui aux communes. Afin d’être plus maître de sa parole, il avait écrit son discours, dont il donna lecture d’une voix grave, sans être interrompu une seule fois, malgré l’hostilité bien certaine et prévue d’avance de la majorité, mais aussi sans recevoir d’autres applaudissements que ceux de l’extrême gauche, les fractions moins accentuées du parti républicain jugeant cette manifestation intempestive. Victor Hugo réclamait l’amnistie pleine et entière, sans conditions ni restrictions, pour tous les crimes ou délits politiques ou de droit commun. La mesure, réclamée en ces termes, n’avait aucune chance d’être prise en considération, ni même de rallier un nombre de voix imposant. Six membres seulement se levèrent pour l’adoption. Ce discours présentait cependant une péroraison éloquente, où l’orateur, faisant un parallèle entre la Commune et le 2 décembre, trouvant identité entre les deux crimes, concluait ainsi : « Évidemment, pour les mêmes délits la justice aura été la même, ou, si elle a été inégale dans ses arrêts, elle aura considéré, d’un côté, qu’une population qui vient d’être héroïque devant l’ennemi devait s’attendre à quelque ménagement ; qu’après tout, les crimes à punir étaient le fait, non du peuple de Paris, mais de quelques hommes ; la justice aura considéré, d’un autre côté, à quel point est abominable le guet-apens d’un parvenu quasi princier qui assassine pour régner, et, pesant d’un côté le droit, de l’autre l’usurpation, la justice aura réservé toute son indulgence pour la population désespérée et fiévreuse, et toute sa sévérité pour le misérable prince d’aventure, repu et insatiable, qui après l’Élysée veut le Louvre et, en poignardant la République, poignarde son propre serment. Messieurs, écoutez la réponse de l’histoire : le poteau de Satory, Nouméa, 18, 984 condamnés, la déportation simple et murée, le bagne à 5, 000 lieues de la patrie, voilà de quelle façon la justice a châtié le 18 mars ; et, quant au crime du 2 décembre, qu’a fait la justice ? Elle lui a prêté serment !… Dire qu’il a été impuni serait dérisoire ; il a été glorifié ; il a été, non subi, mais adoré ; il est passé à l’état de crime légal et de forfait inviolable. Les prêtres ont prié pour lui, les juges ont jugé sous lui ; des représentants du peuple à qui ce crime avait donné des coups de crosse, non-seulement les ont reçus, mais les ont acceptés et se sont faits ses serviteurs ! » L’impunité du 2 décembre est, en effet, le seul argument à l’aide duquel on puisse réclamer l’impunité de l’insurrection communaliste, sans exceptions ni catégories, telle que la demandait l’orateur, mais il ne convenait pas au Sénat de s’engager dans une discussion pareille. Personne ne prit la parole pour répondre à Victor Hugo.

Si son rôle, sauf dans cette occasion, est resté assez effacé au Sénat, où il n’a marqué que par ses votes avec la gauche ou l’extrême gauche, en revanche son activité littéraire ne s’est pas ralentie un moment. En 1873, il avait publié Quatre-vingt-treize (3 vol. in 8°), première partie d’une œuvre considérable, où, sous une forme romanesque, il a entrepris de raconter quelques phases, choisies parmi les plus terribles, de la Révolution. Cette première partie est consacrée à divers épisodes de la guerre de Vendée et esquisse aussi, dans un chapitre capital où l’action se transporte à Paris, les grandes et sinistres figures de Danton, de Marat et de Robespierre. Nous en avons rendu compte (v. QUATRE-VINGT-TREIZE — tome XIII du Grand Dictionnaire). Il la fit suivre d’un recueil de poèmes, la Légende des siècles (1877, 2 vol. in-8o) dont la première partie avait paru en 1858, puis d’un autre volume de vers d’un ton tout différent, l’Art d’être grand-père, où il détend un peu la corde de sa lyre et montre, après le penseur enthousiaste des grands faits de l’histoire et des légendes héroïques, l’homme attendri au pied du berceau d’un enfant. Ces deux recueils furent publiés l’un en février, l’autre en mai 1877. À cette dernière date, la France se réveillait comme en sursaut, lors de la menace de dissolution suspendue au-dessus de la Chambre ; l’heure n’était plus aux épanchements de la muse, et Victor Hugo résolut de montrer à ceux qui pouvaient rêver un nouveau coup d’État le spectre de celui de décembre. Il écrivit l’Histoire d’un crime ; il en avait les matériaux tout prêts, car il avait déjà effleuré ce sujet dans Napoléon le Petit et recueilli depuis 1853 nombre de nouveaux témoignages et de détails ignorés. Grâce au retard systématique apporté par le cabinet du 17 mai à convoquer les électeurs, l’ouvrage parut à la veille de l’ouverture du scrutin (septembre 1877) et fit une profonde sensation. Plusieurs éditions s’écoulèrent en quinze jours. L’Histoire d’un crime doit avoir deux volumes ; le premier seul, divisé en deux parties, le Guet-apens, la Lutte, parut d’abord avec cette préface de deux lignes : « Ce livre est plus qu’actuel, il est urgent ; je le publie. » Le second volume est divisé en trois parties, le Massacre, la Victoire, la Chute, et, dans la dernière, le poète raconte la journée de Sedan, épilogue du 2 décembre. Pour le but qu’il avait en vue, la publication du premier volume suffisait, et la sensation fut même si vive dans les régions gouvernementales, que, même après le scrutin du 14 octobre, le ministère condamné par le suffrage populaire résolut de demander au Sénat l’autorisation de poursuivre Victor Hugo, sous la prévention d’excitation au mépris de l’armée. M. d’Audiffret-Pasquier s’y opposa, et la marche des événements empêcha de donner suite à ce projet.