Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/ESTRÉES (Gabrielle D’), marquise de Monceaux et duchesse de Beaufort, maîtresse de Henri IV

Administration du grand dictionnaire universel (7, part. 3p. 986-987).

ESTRÉES (Gabrielle D’), marquise de Monceaux et duchesse de Beaufort, maîtresse de Henri IV, née en 1571 ou 1572, morte le 10 avril 1599. Elle était fille d’Antoine d’Estrées, grand maître de l’artillerie, et de Françoise Babou de La Bourdaisière, femme peu estimable, fort galante même, s’il faut en croire quelques chroniqueurs. Elle avait deux frères, dont l’un, le marquis de Cœuvres, devint maréchal d’Estrées, et cinq sœurs, parmi lesquelles la trop célèbre abbesse de Maubuisson, que ses déportements firent déposer en 1618 et jeter au couvent des filles pénitentes, puis aux claristes de Paris, où elle mourut en 1634.

Le nom de Gabrielle est populaire autant que celui de son royal amant. Et cependant, s’il est vrai que Henri IV ne fut point tout à fait aussi bon homme qu’a bien voulu le dire son premier historien, l’évêque Hardouin de Péréfixe, et qu’après lui l’ont répété tous les autres historiens et les poètes, Voltaire en tête, il est encore plus vrai que Gabrielle n’était point tout à fait une rose en bouton, fraîche, à peine éclose. Si nous cherchions un peu dans ses premières années, dans celles qui précèdent ses relations avec Henri IV, nous trouverions de quoi étonner bien des lecteurs. Bassompierre, par exemple, dans ses Mémoires (p. 175, édition de 1802), nous fait cette révélation peu édifiante : « Cette femme a obtenu plus de célébrité qu’elle n’en méritait. Dès l’âge de seize ans, elle fut, par l’entremise du duc d’Épernon, prostituée par sa mère au roi Henri III, qui la paya six mille écus. Montigny, chargé de porter cette somme, en garda deux mille. Ce roi se dégoûta bientôt de Gabrielle ; alors sa mère la livra à Zamet, riche financier, et à quelques autres partisans ; ensuite au cardinal de Guise, qui vécut avec elle pendant un an. La belle Gabrielle passa depuis au duc de Longueville, au duc de Bellegarde et à plusieurs gentilshommes des environs de Cœuvres, tels que Brunet et Stenay ; enfin, le duc de Bellegarde la produisit au roi Henri IV. » Ce prince n’eut d’abord pour elle que des caresses presque innocentes, sa santé ne lui en permettant pas davantage. L’abbesse de Vernon, Catherine de Verdun, lui avait laissé, dit encore Bassompierre, un souvenez-vous de moi dont il ne pouvait guérir. « Néanmoins, ajoute-t-il, Gabrielle devint grosse, et Mme de Sourdis, sa tante, manœuvra si habilement qu’elle fit avouer l’enfant au roi. Ce prince parut cependant fort étonné lorsque d’Alibours, son médecin, lui apprit que Gabrielle était enceinte. « Que voulez-vous dire, bonhomme ? lui dit Henri IV ; comment serait-elle grosse ? Je sais bien que je ne lui ai encore rien fait. » Peu de jours après, le médecin mourut, et on accusa Gabrielle de l’avoir fait empoisonner.

Arrivons maintenant aux véritables amours du Béarnais et de celle qu’on n’a pas cessé d’appeler la belle Gabrielle.

C’était en 1591, en ce temps où Henri guerroyait bravement aux environs de Rouen. Bellegarde, confident du roi de Navarre, lui proposa un jour, entre deux batailles, de l’emmener avec lui chez sa maîtresse, qui demeurait alors avec son père au château de Cœuvres. Tous deux, le roi et le favori, s’échappant, vont chez la belle Gabrielle, de laquelle le roi vert galant s’éprend aussitôt. Ici se place tout naturellement le portrait de la future sultane. « Elle était blanche et blonde, dit Sainte-Beuve ; elle avait les cheveux blonds et d’or fin, relevés en masse ou mi-crêpés par les bords, le front beau, l’entr’œil (comme on disait alors) large et noble, le nez droit et régulier, la bouche petite, souriante et purpurine, la physionomie engageante et tendre, un charme répandu sur les contours. Ses yeux étaient de couleur bleue et d’un mouvement prompt, doux et clair. Elle était complètement femme dans ses goûts, dans ses ambitions, dans ses défauts mêmes.

« D’un esprit gentil et gracieux, elle avait surtout un naturel parfait, rien de savant ; le seul livre qu’on ait trouvé dans sa bibliothèque était son livre d’heures. »

On assure que Gabrielle aimait Bellegarde et qu’elle ne répondit pas d’abord aux avances du roi. Elle céda cependant pour favoriser, dit-on, l’élévation de son père et de son frère. Henri l’aimait éperdument. Un jour, raconte Sully, il se déguisa en paysan et passa, au risque des plus grands périls, à travers les gardes ennemies pour aller embrasser sa maîtresse.

Pour émanciper Gabrielle d’Estrées et la soustraire à la surveillance de son père, il la maria à Nicolas d’Amerval, seigneur de Liancourt; mais il fit presque aussitôt casser le mariage et l’établit à la cour, où elle ne tarda pas à jouir d’un crédit sans limites. Le roi vivait publiquement avec elle, la traitait en reine. L’Estoile remarque que, le mardi 13 septembre 1594, le roi vint se promener à la dérobée à Paris et s’en retourna le lendemain seul, avec Mme de Liancourt dans son coche, à Saint-Germain en Laye. À l’entrée solennelle qui se fit le 15 septembre aux flambeaux, il était huit heures du soir quand le roi, à cheval, passa sur le pont Notre-Dame, accompagné d’un gros de cavalerie et entouré d’une magnifique noblesse. « Lui, avec un visage fort riant et content de voir tout ce peuple crier si allègrement : Vive le roi ! avoit presque toujours son chapeau au poing, principalement pour saluer les dames et damoiselles qui étoient aux fenêtres….. Mme de Liancourt marchoit un peu devant lui, dans une litière magnifique, toute découverte, chargée de tant de perles et de pierreries si reluisantes qu’elles offusquoient la lueur des flambeaux; elle avoit une robe de satin noir, toute houppée de blanc. »

Mais si le roi aimait, adorait Gabrielle, le peuple n’avait point pour la belle maîtresse les yeux de l’amant, et L’Estoile, qui est l’écho de la bourgeoisie, nous le dit bien : « Un jour, la nouvelle arrive qu’Amiens vient d’être pris par les Espagnols (12 mars 1597). Henri IV, se retournant vers sa maîtresse, lui dit : « Il faut quitter nos armes et monter à cheval pour faire une autre guerre. » Le roi partit ; mais, une heure avant lui, Gabrielle avoit quitté Paris, ne se sentant pas en sûreté où n’étoit pas son amant. »

D’où venait la haine des Parisiens pour la maîtresse du roi ? Surtout de son luxe, qui faisait contraste, un contraste choquant, insolent, avec la misère qui, en ces premières années du règne de Henri IV, désola Paris. La faute en était aussi à l’amoureux Henri IV, qui ne trouvait jamais assez parée celle qu’il aimait à l’adoration. Qu’on lise quelques lignes des lettres qu’il lui écrit ; ces lettres ne sont que des billets, mais comme la passion qu’elle lui inspirait s’en exhale !

« Je vous écris, mes chères amours, des pieds de votre peinture (de votre portrait), que j’adore seulement parce qu’elle est faite pour vous, non qu’elle vous ressemble. J’en puis être juge compétent, vous ayant peinte en toute perfection dans mon âme, dans mon cœur, dans mes yeux.

« Mes chères amours, il faut dire vrai, nous nous aimons bien : certes, pour femme, il n’en est point de pareille à vous ; pour homme, nul ne m’égale à savoir bien aimer… »

Enfin, pour elle, Henri IV se fait poëte et lui envoie les stances célèbres : Charmante Gabrielle.

Gabrielle s’occupa-t-elle de politique ? Pas précisément ; mais on peut croire, d’après les chroniques, qu’elle avait ie jugement assez sûr, un grand sens, qu’elle influa sur plus d’une action du roi, qu’elle lui fit écouter plus d’un conseil utile. « Le plaisir, dit l’historien Mathieu en parlant de cet amour de Henri IV, n’étoit pas le principal objet de ses affections : il en tiroit du service au démêlement de plusieurs brouilleries dont la cour n’est que trop féconde. Il lui fioit (à Gabrielle) les avis et rapports qu’on lui faisoit de ses serviteurs et lui découvroit les blessures de son esprit ; elle en apaisoit incontinent la douleur ne cessant que la cause n’en fût ôtée, l’offense adoucie et l’offensé content ; en sorte que la cour confessoit que cette grande faveur, dangereuse à un sexe impérieux, soutenoit chacun et n’opprimoit personne ; et plusieurs s’éjouissoient de la grandeur de sa fortune. »

Les conseils de Gabrielle furent pour beaucoup dans la détermination de Henri IV à abjurer le protestantisme. La favorite n’aspirait à rien moins qu’à arriver au trône, et elle espérait que le roi, une fois catholique, obtiendrait facilement du pape l’annulation du mariage contracté par lui en 1592 avec Marguerite de Valois, quatrième fille de Henri II. Le 23 juillet 1598, sur le point d’abjurer, il lui écrivit de Saint-Denis qu’il ferait, le dimanche 25, le « saut périlleux. »

Gabrielle demeurait alors à l’hôtel d’Estrées, situé rue du Coq, auprès du Louvre ; ce fut depuis la maison des Pères de l’Oratoire. C’est là que, le 27 novembre 1594, à son retour d’Amiens, Henri fut frappé par Jean Châtel. Il entrait botté dans la chambre de sa maîtresse, au milieu d’une troupe de courtisans, lorsque l’assassin, qui s’était glissé parmi la suite du roi, lui porta un coup de couteau à la gorge. Par bonheur, en ce moment, Henri se baissait pour saluer les gentilshommes, en sorte que le coup l’atteignit seulement à la lèvre supérieure et ne lui coupa que la gencive. C’est à cette occasion que le zélé huguenot d’Aubigné tint au roi ce propos fameux : « Sire, Dieu, que vous n’avez encore délaissé que des lèvres, s’est contenté de les percer ; mais, quand le cœur le reniera, il reniera le cœur. » Gabrielle s’écria : « Ah ! les belles paroles, mais mal employées ! »

Gabrielle, qui avait profité de son ascendant sur le roi pour le déterminer à abjurer, en usa aussi dans plusieurs circonstances importantes et que l’histoire ne saurait passer sous silence. Ainsi, c’est à son instigation que Henri IV accepta la soumission de Philippe-Emmanuel de Lorraine, duc de Mercœur, qui s’était fait, après la mort des Guises, chef de la Ligue en Bretagne, et contre lequel venaient de se déclarer les principales villes de cette province.

Elle s’était laissée aller à plaider la cause du duc sur la promesse que lui avait faite celui-ci de donner sa fille unique et son immense héritage au jeune César, un fils que Gabrielle venait de faire reconnaître par Henri IV et de faire nommer duc de Vendôme. Ce fut aussi sur les instances de Gabrielle qu’en 1595, au moment de la guerre contre Philippe II, Henri, malheureusement, consentit à porter en Bourgogne le principal effort des armées royalistes. Elle espérait ainsi faire arracher la Franche-Comté aux Espagnols et faire nommer César comte de Bourgogne. En revanche, elle contribua puissamment à ramener au conseil des finances le duc de Sully, que ses ennemis, Sancy en tête, en avaient fait sortir. Ce jour-là, elle racheta les fautes qu’elle avait suggérées au roi. Il est vrai qu’en plaidant la cause du grand ministre elle avait moins en vue le bien public que la chute de Sancy, son ennemi personnel ; mais, quoi qu’il en soit, la France profita des petites passions de la favorite.

Le roi, cependant, savait sacrifier le plaisir aux affaires, mettre son honneur au-dessus de son amour, faire taire sa maîtresse quand ses exigences lui déplaisaient. Comme elle lui disait un jour, au sujet de ce même Sully, dont elle était mécontente : « J’aime mieux mourir que de vivre avec cette vergogne de voir soutenir un valet contre moi qui porte le titre de maîtresse. — Pardieu ! madame, lui répondit Henri, c’est trop, et je vois bien qu’on vous a dressée à ce badinage, pour essayer de me faire chasser un serviteur duquel je ne puis me passer. Mais je n’en ferai rien, et, afin que vous en teniez votre cœur en repos et ne fassiez plus l’acariâtre contre ma volonté, je vous déclare que, si j’étois réduit en cette nécessité de perdre l’un ou l’autre, je me passerois mieux de dix maîtresses comme vous que d’un serviteur comme lui. »

Pourquoi la favorite voulait-elle faire renvoyer Sully, qu’elle avait néanmoins aidé dans son élévation ? Parce que Sully, homme de bon sens, ferme, sévère, voulait bien que le roi eût Gabrielle pour amie, « pour confidente, afin de lui pouvoir communiquer ses secrets, ses ennuis et recevoir d’elle une familière et douce consolation, » mais qu’il se refusait impitoyablement à ce que cette maîtresse devînt reine de France. Or, c’était le plus ardent désir de la sultane, et c’était aussi la pensée de Henri IV. Citons ici une page très-vraie, très-piquante des Causeries du lundi : « À Rennes (1598), quand le roi, qui songeait sérieusement à épouser Gabrielle et qui, depuis quelque temps, voulait s’en ouvrir à Sully sans l’oser, s’arma à la fin de courage et, emmenant son serviteur dans un jardin, le retint à causer durant près de trois heures d’horloge, on assiste à une conversation à la fois politique et des plus plaisantes. Henri commence en marquant son intention : « Allons nous promener, nous deux seuls, lui dit-il en lui prenant la main et passant familièrement, selon sa coutume, ses doigts entre les siens ; j’ai à vous entretenir longuement de choses dont j’ai été quatre fois tout près de vous parler ; mais toujours me sont survenues, en ces occasions, diverses fantaisies en l’esprit qui m’en ont empêché. À présent je m’y suis résolu. » Il n’arrive pourtant au sujet même qu’après une demi-heure au moins, durant laquelle il parle encore d’autres affaires ; après quoi, venant au point indiqué, y venant par de nouveaux circuits, énumérant ses fatigues et les peines qu’il s’est données pour parvenir au trône et pour rétablir l’État, il montre que tout cela n’est rien encore et n’aboutira à rien de solide et de durable s’il ne se procure des héritiers. Mais, cette nécessité des héritiers admise et le divorce avec la reine Marguerite étant aussi chose convenue et déjà ménagée, en secret auprès du pape, quelle femme prendre et de qui faire choix ? Ici Henri IV plaisante, selon son usage, et mêle à sa consultation de roi ses saillies de Béarnais.

« Pour lui, le plus grand des malheurs de la vie serait « d’avoir une femme laide, mauvaise et despote. Que si l’on obtenoit des femmes par souhait, afin de ne me repentir point d’un si hasardeux marché, ajoute-t-il, j’en aurois une laquelle auroit, entre autres bonnes parties, sept conditions principales, à savoir : beauté en la personne, pudicité en la vie, complaisance en l’humeur, habileté en esprit, fécondité en génération, éminence en extraction et grands États en possession. Mais je crois mon ami, que cette femme est morte, voire peut-être n’est pas encore née ni prête à naître, et, partant, voyons un peu ensemble quelle fille ou femme dont nous avons ouï parler seroit à désirer pour moi, soit dehors, soit dedans le royaume. »

Cela posé, il énumère et parcourt la liste de toutes les personnes royales et d’extraction souveraine qui sont à marier ; il épuise, comme on dirait, l’Almanach de Gotha de son temps, distribuant à droite et à gauche des lardons et voyant à toutes des impossibilités. Au dedans du royaume, il cherche encore parmi les princesses ; il nomme sa nièce de Guise, sa cousine de Rohan, la fille de sa cousine de Conti ; à toutes il trouve des inconvénients, et conclut à la normande, en disant : « Mais quand elles m’agréeroient toutes, gui est-ce qui m’assurera que j’y rencontrerai conjointement ces trois principales conditions que j’y désire, et sans lesquelles je ne voudrais point de femme, à savoir : qu’elles me feront des fils, qu’elles seront d’humeur douce et complaisante, et d’esprit habile pour me soulager aux affaires sédentaires et pour bien régir mes États et mes enfants, s’il venoit faute de moi avant qu’ils eussent âge ?… »

« Sully n’est pas dupe de cette espèce de consultation de Panurge, et il le fait sentir au roi : « Mais, quoi ? sire, lui répond-il, que vous plaît-il d’entendre par tant d’affirmatives et de négatives, desquelles je ne saurais conclure autre chose, sinon que vous désirez bien être marié, mais que vous ne trouvez point de femmes en terre qui vous soient propres ? Tellement qu’à ce compte il faudrait employer l’aide du ciel afin qu’il fît rajeunir la reine d’Angleterre et ressusciter Marguerite de Flandre, Mlle de Bourgogne, Jeanne la Folle, Anne de Bretagne et Marie Stuart, toutes riches héritières, afin de vous en mettre au choix. » Et, se faisant gausseur à son tour, il propose pour dernier moyen de faire publier par tout le royaume « que tous > les pères, mères ou tuteurs qui auroient de belles filles de haute taille, de dix-sept à vingt-cinq ans, eussent à les amener à Paris, afin que sur icelles le roi élût pour femme celle qui lui agréerait. » Et il poursuit en détail ce conseil gaillard avec toutes sortes d’enjolivements. Bref, le roi insistant toujours sur ces trois conditions dont il veut être sûr à l’avance : que la femme en question soit belle, qu’elle soit d’humeur douce et complaisante, et qu’elle lui fasse des fils ; Sully, de son côté, tenant bon et se retranchant à dire qu’il n’en connaît pas avec certitude de telles, et qu’il faudrait en avoir fait l’essai au préalable pour savoir ces choses, Henri finit par livrer son mot, le mot du cœur : « Et que direz-vous si je vous en nomme une ? » Sully fait l’étonné et n’a garde de deviner ; il n’a pas assez d’esprit pour cela, assure-t-il. « O la fine bête que vous êtes ! dit le roi. Mais je vois bien où vous en voulez venir et, faisant ainsi le niais et l’ignorant, c’est en intention de me la faire nommer, et je le ferai. » Et il nomme sa maîtresse Gabrielle comme réunissant évidemment les trois conditions : « Non pour cela, ajoute-t-il un peu honteusement et en faisant retraite à demi, non que je veuille dire que j’aie pensé à l’épouser, mais seulement pour savoir ce que vous en diriez si, faute d’autre, cela me venoit quelque jour en fantaisie. » On voit quelle vive et vraie conversation il s’est tenu entre le roi et Sully dans ce jardin de Rennes ; il n’y a manqué, pour faire une excellente scène de comédie historique, que d’avoir été racontée par les secrétaires un peu plus légèrement. »

Malgré Sully, malgré de Thou et quelques vrais et sincères compagnons du roi, il est permis de croire que la favorite serait parvenue où la poussait son ambition, quelle aurait réussi à se faire épouser. Déjà elle avait gagné à sa cause un grand nombre de personnages influents, entre autres Mayenne et le chancelier de Cheverny. Des personnes de grand mérite et de haute vertu, surtout parmi les protestants, la sœur du roi, la princesse douairière d’Orange, fille de Coligny et veuve de Guillaume le Taciturne, favorisaient les vues de Gabrielle dans la prévision des funestes conséquences qu’aurait le mariage du roi avec une fille de maison souveraine catholique.

Les choses en étaient là. Gabrielle gagnait chaque jour du terrain, chaque jour montait un degré du trône ambitionné, lorsqu’une mort foudroyante l’enleva, le jeudi saint 8 avril 1599. Elle était à la fin d’une grossesse ; prise tout à coup d’une attaque que les historiens qualifient d’apoplexie, elle accoucha le lendemain d’un enfant mort et expira après trente-deux heures d’affreuses convulsions, qui l’avaient tellement défigurée, assure Sainte-Foix, qu’on ne pouvait plus voir sans horreur ce visage naguère si charmant. Cette mort étrange excita bien des soupçons ; Sismondi (Histoire des Français) laisse supposer que Gabrielle fut empoisonnée par le grand-duc de Toscane dans une maison du financier Zamet, qui lui avait donné à dîner ce jour-là. Le grand-duc de Toscane était l’oncle de Marie de Médicis, dont on négociait à cette époque le mariage avec Henri IV.

On raconte qu’un jour Gabrielle regardait des portraits de princesses à marier ; arrivée devant celui de la jeune princesse de Florence, elle dit à d’Aubigné, qui l’accompagnait : « Celle-là me fait peur. »

Gabrielle avait donc des rivales ; elle avait aussi des ennemis : les uns loyaux — nous avons vu Sully à l’œuvre — les autres agissant bassement et tortueusement. Le lendemain de la mort de la favorite, on vit paraître un pamphlet en vers, intitulé Dialogue, qui fait parler l’ombre de Gabrielle, venue de l’enfer pour confesser ses crimes :

De mes parents l’amour voluptueuse
Et de mes sœurs l’ardeur incestueuse
Rendent assez mon lignage connu.
De l’exécrable et malheureuse Atrée
Est emprunté notre surnom d’Estrée,
Nom d’adultère et d’inceste venu, etc., etc.

Henri IV lui-même oublia bientôt sa maîtresse. Toutefois, il faut convenir qu’il y mit quelque pudeur. À la nouvelle de sa mort, il prit le deuil et la cour le prit aussi ; pendant plusieurs jours, il ne voulut garder auprès de lui que ceux des courtisans qui avaient le plus particulièrement connu Gabrielle et qui pouvaient lui parler d’elle ; enfin, à la lettre de condoléance que lui écrivit sa sœur Catherine il répondit, le 15 avril : « La racine de mon amour est morte, elle ne rejettera plus. » Serment d’amant vaut un serment d’ivrogne. Un soir, au détour d’une allée de Fontainebleau, il rencontre Henriette d’Entragues, et la racine de son amour rejette, et il oublie celle qu’il pleurait encore la veille ; il l’oublie si bien qu’il écrit une promesse de mariage à sa nouvelle conquête, le 1er octobre. Il est vrai que ces promesses ne tiraient pas trop à conséquence. Il en avait fait une à Gabrielle, une autre à Corisandre, cette dernière écrite avec son sang…, et bien d’autres sans doute encore.

Enfin, l’année suivante, Henri IV épousait Marie de Médicis, et, sur le front, dans les cheveux, autour du cou de la jeune reine, on put reconnaître les diamants de la belle Gabrielle : Henri IV les avait retenus aux héritiers, en les désintéressant, pour en faire les joyaux de la couronne.

Henri IV eut de Gabrielle deux fils : César, duc de Vendôme, dont nous avons parlé, et qui naquit en 1594 au château de Coucy ; puis Alexandre, chevalier de Vendôme, dont le baptême fut célébré à Saint-Germain avec les honneurs réservés aux enfants de France ; enfin une fille, Catherine-Henriette, mariée à Charles de Lorraine, et qui était née à Rouen, lorsque Henri IV venait de tenir en cette ville l’assemblée des notables.

À propos de ces enfants, tous légitimés, à propos surtout du premier, il nous revient en l’esprit ce que, d’après Bassompierre, nous racontions au commencement. Tallemant des Réaux ne contredit point Bassompierre, au contraire : il dit que Gabrielle, devenue maîtresse du roi, n’en continuait pas moins ses faveurs au duc de Bellegarde, auquel, comme nous l'avons dit, Henri IV l'avait enlevée, et, à l'appui de ce qu'il avance, il raconte l'anecdote suivante : « Le maréchal de Baslin, voulant empêcher le roi d’épouser Gabrielle, lui offrit de surprendre celle-ci avec Bellegarde. En effet, une nuit, à Fontainebleau, il fit lever le roi ; mais, quand il fallut entrer dans l’appartement de la duchesse, le roi lui dit : « Cela la fâcherait trop. »

— Bibliogr. Consultez les ouvrages suivants : Amours de Henri IV, avec ses lettres galantes à la duchesse de Beaufort et à la marquise de Verneuil (Amsterdam, 1764, 2 vol. in-12) ; la Belle Gabrielle, ou les Amours de Henri IV, suivis de lettres de ces deux amants, de poésies du roi de France et de notes historiques, par P. Colau (Paris, 1815, et 1816, in-18) ; Notice sur Agnès Sorel, Diane de Poitiers et G. d’Estrées, par Quintin Craufurd (Paris, 1819, in-8o, portr.) ; Mémoires de G. d’Estrées, duchesse de Beaufort, par E.-L. de Lamothe-Langon (Paris, 1829, 2 vol. in-8o) ; Amours et galanteries des rois de France, par Saint-Edme (Paris, 1829, 2 vol. in-8o) ; Sur le mariage de Gabrielle d’Eslrées avec M. de Liancourt, par Berger de Xivrey (Paris, 1862, in-8o, extr. de la Bibliothèque de l’École des chartes). Consultez encore les Nouveaux mémoires de Bassompierre ; les OEconomies royales de Sully ; les Historiettes de Tallemant des Réaux ; l’Histoire de France de Mézeray ; E. Fréville, dans la Biblioth. de l’École des chartes (tome III) ; les Causeries du lundi, par Sainte-Beuve (tome VIII) ; Niel, Portraits des personnages français les plus illustres du XVIe siècle, etc.