Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/ESTOILE (Pierre DE L’), chroniqueur français

Administration du grand dictionnaire universel (7, part. 3p. 979-980).

ESTOILE (Pierre DE L’), chroniqueur français, né à Paris en 1546, mort en 1611. Issu d’une honorable famille de robe, il fit ses études à Bourges et revint à Paris pour y acheter une charge d’audiencier à la chancellerie. Bourgeois prudent, l’Estoile resta en dehors des partis pendant les guerres de la Ligue, espérant vivre inaperçu au milieu du tumulte. Mais cette neutralité faillit lui être funeste, et, sans l’entrée de Henri IV à Paris, il eût pu payer de sa liberté son habile circonspection. Il se défit aussitôt de sa charge pour vivre dans une condition plus modeste et échapper aux dissensions par son obscurité ; toutefois, les procès qu’il eut a soutenir pour recouvrer le prix de sa charge,

ESTO

979

la mort de son fils alnê et la Tivacité de sa passion de bibliophile apportèrent le trouble et la gène dans sa vieillesse. L’Estoile a donné, dans son Journal des choses advenues durant le règne de Henri III, roi de France et de Pologne (Paris, 1621, in-4o) et dans son Journal de Henri IV (Paris, 1719), les plus précieux détails sur les mœurs, les usages et la vie intérieure de ses contemporains. Aucun ouvrage ne fait mieux connaître le Paris du xvib et du xvno siècle, que les écrits de ce malin chroniqueur bourgeois. Voici en quels termes L’Estoile s’est peint lui-même : « Mon âme est libre et toute mienne, accoutumée à se conduire à sa mode, non toutefois méchante et maligne, mais trop portée à uno vaine curiosité et liberté dont je suis marry, et à laquelle toutefois qui me voudroit retrancher feroit tort à ma santé et à ma vie, parce que si je suis contraint, je ne vaux rien, estant extrêmement libre et par nature et par art ; et me suis logé là avec le seigneur de Montagne, mon oade-mecum, que, sauf la santé et la vie, il n’est chose pourquoy je veuille me ronger les ongles, et que je veuille acheter au prix du tourment de l’esprit et de la contrainte. » La meilleure édition des Mémoires de L’Estoile est celle qu’a donnée M. de Montmerqué dans la collection des Mémoires sur l’histoire de France.

Estoile (MÉMOIRES DE PIERRE DE L’), ou Journal des règnes de Henri III et de Henri IV. Ce ne sont pas les mémoires d’un homme politique ou d un homme de guerre, qui a pris part aux grands événements et qui peut démêler les causes et les résultats ; ce sont tout simplement les souvenirs d’un bourgeois de Paris, qui les transcrit au jour le jour, ra-’. conte les événements tels qu’on les lui a racontés, sans s’inquiéter de leur vérité historique. Lus isolément, les Mémoires de L’Estoile ne sont pas d’une grande utilité ; comparés avec l’histoire, ils l’éclairant et l’expliquent. C’est l’histoire de France racontée par le peuple. Une grande bataille y est annoncée à côté d’un tout petit événement, comme un bal chez le roi, ou la pendaison d’un criminel, ou un bon mot célèbre pendant quelques jours. C’est la vie variée, pleine et en même temps insignifiante de l’homme du peuple. On y trouve des détails précieux sur les mœurs, les habitudes, les usages et la vie intérieure des habitants de Paris. L’Estoile écrit avec facilité et quelquefois avec esprit ; il a du piquant, de l’imprévu, une bonhomie malicieuse. Ce n’est pas un esprit fort ; mais il aime bien à médire un peu des grands, nobles ou prêtres, et il ne recule pas non plus devant les anecdotes grivoises. Il semble même les rechercher, comme nous en verrons la preuve tout à l’heure. Nous le répétons, on ne trouve pas dans ces Mémoires des documents historiques, mais d’utiles renseignements. Les Mémoires de L’Estoile ont été jugés diversement par les critiques. > Ils ont, dit Petitot, beaucoup de rapports avec les chroniques de Jean deî Troyes sur le règne de Louis XI. Ces deux écrivains rapportent les événements tels qu’ils sont parvenus à la connaissance du public, et peignent l’effet qu’ils ont produit sur les esprits. Ils donnent une juste idée des bruits populaires, de leur origine souvent si incertaine et de leur chute plus rapide encore que leur accroissement ; ils ne cherchent ni à expliquer les faits ni à remonter aux causes... On trouve dans L’Estoile des détails précieux sur les mœurs, les habitudes, les usages et la vie intérieure des habitants de Paris. Aucun ouvrage ne fait mieux connaître la capitale telle qu’elle était sous Henri III et sous Henri IV. » 11 y a, suivant quelques autres, du piquant et du style dans cette relation 0 hardie, mais vraie : on n’y trouve ni l’enthousiasme de la passion, ni l’emportement de la satire. L’auteur y peint son caractère propre, qui est celui de son style, libre, naturel, annonçant la probité, la candeur de l’écrivain, son zèle pour le bien public, son amour, sa fidélité pour le souverain. » Il ne faut exagérer ni les mérites ni les défauts du Journal de L’Estoile : l’auteur n’est pas plus stoïcien qu’épicurien ; c’est un homme comme tous les autres, qui respecte la vertu et a peur de l’enfer, mais qu’un mot salé a toujours fait rire. Il est impossible de faire une analyse quelconque de ces Mémoires, puisque l’auteur n’a suivi aucun plan et qu’il raconte à peu près jour par jour ce qui s est passé. Nous voudrions seulement, par quelques citations, donner une idée de son style et de sa manière. S’il raconte, par exemple, la mort du duc de Guise aux états de Blois, il sait produire beaucoup d’effet par des moyens très-simptes. Le roi a fait mander le duc de Guise pour une communication importante..À peine arrivé dans ia chambre du roi, le duc a été assailli par des hommes d’armes et assassiné. « Sur ce pauvre corps, dit L’Estoile, fut jeté un méchant tapis ; et là, laissé quelque temps exposé aux moqueries des courtisans, qui l’appeloient le beau roi de Paris, nom que lui avoit donné SaMajesté, lequel estant en son cabinet, leur ayant demandé s’ils avoient fait, en sortit, et donna un coup de pied par le visage à ce pauvre mort, tout ainsi que ledit duc de Guise en avoit donné au feu amiral. Le roi^ l’ayant un peu contemplé, dit tout haut.* « Mon Dieu, qu’il est grand ! Il parolt encore plus grand mort que vivant. ’ Le cardinal de Guise, qui estoit assis avec M. l’archevêque 980

ÉSTO

de Lyon au conseil, entendant la voix de son frère qui crioit : Merci à Dieu ! remua sa chaire pour se lever, disant : « Voilà mon frère > qu’on tue. » Lors se levèrent les maréchaux d’Aumont et de Retz, et, l’épée nue à la main, crièrent : « Qu’homme ne bouge, s’il ne veut « mourir. » Incontinent après, lesdits cardinal et archevêque furent conduits en un galetas bâti quelques jours auparavant pour y loger de3 feuillants et capucins. Ainsi linitle règne de Nembrot le Lorrain.» Voici un récit dun tout autre genre : « Le mercredi 8, fut pendu et estranglé, en la place de Grève à Paris, un vrai vaunéant nommé La Noue, m... de profession, et qui avoit espousé une garse, atteint et convaincu d’inceste avec la sœurdesa femme, avec laquelle il couchoit ordinairement, et oui étoit une autre garse, laquelle, encore qu’elle méritoit de tenir l’autre bout de la potence près de son beau-frère, si en fut-elle quitte pour assister au supplice, condamnée au bannissement et au fouet, qu’elle eut au pied de la potence. On disoit que M. le président de Jambeville, ému de sa beauté et grande jeunesse, qui n’étoit que de quinze à seize ans, avoit esté cause de lui sauver la vie, ses juges concluant presque tous à la mort. Et est à noter qu’aussitôt qu’elle eut été expédiée, on la fit mettre dans un carrosse qui l’attendoit et qu’on lui avoit envoyé exprès, ne manquant jamais les femmes de sa qualité (mêmement au temps présent), de faveurs et bonnes connoissances. «Nous avons vu le tragique et le grivois ; au tour maintenant du naïf : « Le jeudi, dernier de ce mois et an 1609, j’ai acheté un contre-poison et préservatif d’un jésuite nommé Balle, contre les erreurs des prétendus réformés, qu’on crioit par ces rues ; et m’a cousté trois sols. La lumière de vérité est presque toute éteinte aujourd’hui par les brouees de sophisterie et de mensonge. C’est pourquoi, en matière d’opinions, je suivrai toujours, non les plus attrayantes et les plus plausibles, mais les plus vraies. •