Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/BALZAC (Honoré DE), célèbre romancier

Administration du grand dictionnaire universel (2, part. 1p. 136-141).

BALZAC (Honoré DE), célèbre romancier, né à Tours le 27 floréal an VII (16 mai 1799), jour de Saint‑ Honoré, dont on lui donna le nom, mort à Paris le 20 août 1850. Malgré ses prétentions aristocratiques, Balzac était de naissance roturière, et il n’avait absolument rien de commun avec les familles auxquelles il prétendait se rattacher. La particule, qui, comme on le sait d’ailleurs, n’est pas toujours une preuve de noblesse authentique, ne lui appartenait pas. Sur son acte de naissance, il est tout bonnement, tout bourgeoisement, tout vilainement nommé Balzac, ainsi que son père. La même particularité a été constatée sur l’acte de naissance de son frère Henri‑ François, qui naquit huit ans plus tard, et n’eut jamais la velléité de blasonner son nom. Ces renseignements authentiques ont été fournis par M. Champoiseau, président honoraire de la Société archéologique de Tours (V. Revue des Deux‑Mondes, 15 décembre 1856, page 721). Si nous insistons sur ce détail,.qui ne saurait être qu’une vétille à une époque où la démocratie, bien que cachée derrière un nuage, règne en souveraine absolue, c’est que cette faiblesse vaniteuse forme un des traits saillants de ce singulier esprit, qui s’était fabriqué une généalogie romanesque que lui‑ même avait fini par prendre au sérieux, comme celles qu’il donnait à ses héros.

Et maintenant, ce n’est pas sans quelque embarras que nous avouerons, au début de cet article, que, tout en admirant la fécondité laborieuse, la verve pittoresque et la puissance d’observation de ce conteur prestigieux, de cet artiste en fictions, nous ne pouvons nous accoutumer à l’espèce de fétichisme dont il est l’objet depuis sa mort. En présence d’un tel engouement nous craignons de choquer un certain nombre de nos lecteurs en hésitant à nous incliner devant l’idole aussi bas que l’exigent ses fanatiques admirateurs. Nous avons sous les yeux un grand nombre d’études biographiques et littéraires qui sont, pour la plupart, des dithyrambes. Suivant ses dévots, BaIzac n’est pas seulement le plus grand écrivain du siècle, c’est aussi le plus profond des penseurs et des philosophes, le plus sublime des génies, et, pour parler la langue emphatique de ces enthousiastes, le colosse de la littérature contemporaine. Nous ne savons quel idolâtre ou quel compère l’a ridiculement nommé le Christ de l’art moderne.

Bien que l’effet ordinaire des louanges excessives soit de provoquer les réactions de la critique, nous ferons tous nos efforts pour nous tenir dans une juste mesure et pour accorder à Balzac le genre d’admiration qui lui convient, et que les hyperboles de ses partisans pourraient lui faire contester. Tous ces adorateurs qui, comme la statue de Memnon, saluent le soleil chaque matin dans leur feuilleton, dans leur chronique, tous ces petits poussins qui se sont réfugiés dans le giron de Jupiter, et qui s’abritent chaque soir sous les ailes de cet aigle du XIXe siècle, vont crier au scandale, nous appeler sacrilège, iconoclaste… Que nous importe ? Il est bon, il est sain, il est moral de dire la vérité aux morts, pour que cette vérité serve de leçon aux vivants envers lesquels, selon le sentiment de Voltaire, on est obligé à plus de ménagements.

La biographie d’Honoré Balzac n’offre qu’un intérêt relatif. Très-médiocre élève du collège de Vendôme, nourri au hasard de lectures mal digérées, il vint jeune à Paris, où il ébaucha quelques autres études, et où il mena, jusqu’à l’âge de trente ans, une vie singulièrement aventureuse, pleine de tâtonnements, d’efforts en sens divers, d’entreprises et d’avortements. Ce sont là, dira‑t-on, les débuts ordinaires du génie. Rien n’est, malheureusement, plus vrai ; mais il y a cependant une distinction à faire entre les mâles souffrances des grands lutteurs en travail d’une idée impersonnelle, inventeurs ou philosophes, et les déceptions des ambitieux, uniquement préoccupés de la fortune et de la gloire, de l’agrandissement de leur personnalité. La fortune et la renommée, telles furent, en effet, les seules Muses de Balzac  ; et, bien que nous n’ayons aucun détail biographique sur ses premières années, il est probable que ces Muses furent celles qui chantèrent autour de son berceau ; car l’homme est dans l’enfant, comme le chêne est dans le gland. Du reste, il est juste de reconnaître qu’il a poursuivi son but avec une énergie, une opiniâtreté de travail et une force de volonté, qui méritaient bien le succès qu’il a fini par conquérir.

Enfoui dans une mansarde pendant de longues années, il entassa, de 1820 à 1828, volu mes sur volumes, tantôt en collaboration avec Lepoitevin Saint-Alme, qui prenait le nom de Villerglé, tantôt seul sous les pseudonymes d’Horace de Saint-Aubin et de lord R’hoone. Toujours, comme on le voit, des noms aristocratiques, pour ne pas trop déroger, même sous le masque. Voici les titres de quelques-uns de ces romans informes, que lui-même appelait, assez prétentieusement, ses études : Les Deux Hector, le Centenaire, le Vicaire des Ardennes, l’Héritière de Birague, Clotilde de Lusignan, la Dernière fée, Michel et Christine, l’Anonyme, Wann-Chlore, le Corrupteur, etc. Au témoignage de Sainte-Beuve (Critiques et portraits, 1836), qui a eu le courage de les lire ; de l’aveu des plus ardents disciples du maître, il n’y a absolument rien dans ces essais, ni originalité ni style, nul indice de talent et d’avenir littéraire. Une volonté moins robuste se fût découragée mille fois ; mais Balzac avait une foi inébranlable dans son génie, auquel personne ne pouvait croire, et il persévéra obstinément dans sa voie. Dans l’intervalle, il avait courageusement tenté de s’assurer l’indépendance par des spéculations industrielles. Il se fit éditeur, imprimeur, fondeur ; mais ces entreprises ne réussirent point et ne lui laissèrent que des dettes. En tout état de cause, nous préférons, dans la vie de Balzac, ces tentatives honorables aux combinaisons fantasques et puériles que, dans la suite, il improvisait chaque jour pour violenter la fortune rebelle. Son insuccès le rendit à la littérature. « L’imprimerie, dit-il, m’a pris tant de capital, qu’il faut qu’elle me le rende. » Et, comme un robuste ouvrier, il reprit vaillamment le collier du travail, qu’il n’a jamais quitté depuis. Répétons-le, cette ardeur fut une des grandes qualités de Balzac, et l’on ne peut trop admirer, sur ce point, son énergie, quand on rapproche le nombre de ses écrits de la difficulté qu’il éprouvait à les produire ; quand on connaît sa méthode de composition, ses efforts laborieux, les continuels remaniements qu’il faisait subir à ses écrits. On sait que sa copie, et surtout ses épreuves étaient la terreur des typographes, qui se les repassaient de main en main, ne voulant pas faire chacun plus d’une heure de Balzac. Cela était devenu proverbial dans les imprimeries ; on faisait du Balzac par corvée. Sa manière de procéder était celle-ci : quand il avait suffisamment médité un sujet, il traçait en quelques pages une espèce de scénario informe, qu’il envoyait à l’imprimerie. Cette ébauche de premier jet lui revenait en placards dont il emplissait en tous sens les marges d’un feu d’artifice de corrections et d’additions. Les épreuves se multipliaient, et le texte primitif avait depuis longtemps dis paru sous les amplifications, qu’il remaniait encore, ajoutant, modifiant toujours et sans se lasser jamais. Tel de ses romans n’a paru qu’après la douzième épreuve ; et quelles épreuves ! On assure même que quelques-uns sont allés jusqu’à la vingtième. Les libraires refusaient de supporter les frais de ces interminables corrections, qui nécessairement ébréchaient les honoraires de l’écrivain : Des enfantements aussi laborieux indiquent sans doute un grand amour de la perfection ; mais ils trahissent en même temps les efforts pénibles d’un auteur, obligé d’arracher par lambeaux les idées de son esprit. On ne saurait nier qu’un grand nombre de défauts, qui frappent dans ses ouvrages, ne soient une conséquence de ce mode incohérent de composition.

Le Dernier Chouan (1827) ouvre la série des ouvrages que Balzac a reconnus et signés de son nom (à cette époque, il ne s’affublait pas encore du de). On y trouve, pour la première fois, du pittoresque et une certaine entente dramatique ; mais l’imitation de Walter Scott est évidente. Nous passons sur Catherine de Médicis, roman historique ou prétendu tel, que sa sœur, Mme Surville, donne pour un de ses plus beaux livres, mais que personne n’a jamais lu. Le nom de Balzac sortit enfin de sa longue obscurité par un livre de saveur mordante et graveleuse, qui contenait juste assez d’esprit pour faire passer beaucoup de cynisme et de corruption, la Physiologie du mariage (1829), sorte de macédoine où il rajeunit un sujet usé, et d’où la morale est exclue dès le titre. Il y a certainement beaucoup de verve dans cette élucubration, mais encore plus de scepticisme et d’immoralité. En outre, certains détails choquants et grossiers font trop souvent penser à Rétif de la Bretonne et à son Pornographe. Balzac publia, dans la même année, quelques croquis nouveaux : Gloire et malheur, El Verdugo, la Maison du chat qui pelote, le Bal de Sceaux. Cependant il n’était pas encore classé parmi les romanciers en renom, quand parut, en 1830, la Peau de chagrin, livre qui fit beaucoup de bruit, et qui contient, au milieu de fragments qui annoncent un talent réel, de malheureuses imitations d’Hoffmann et parfois de Rabelais, des boursouflures de lyrisme, des obscurités prétentieusement philosophiques, des banalités déclamatoires et des affectations d’immoralité. Néanmoins le succès fut complet ; ce roman étrange fut lu et élu, et l’auteur aidait lui-même à la vogue par de chaleureuses réclames, où il se prodiguait les éloges les plus outrés et se comparait modestement aux plus grands génies de l’histoire littéraire. On a prétendu qu’il ne se préoccupait en aucune manière du sort de ses ouvrages, une fois qu’ils étaient sortis de sa plume, et qu’il ne recherchait point les éloges des journaux. Un des écrivains les plus justement estimés de notre époque a imprimé sérieusement dans son étude sur Balzac : « Il ne demandait d’éloges à personne. Nul auteur ne fut plus insoucieux que lui des articles et des réclames à l’endroit de ses livres ; il laissait sa réputation se faire toute seule, sans y mettre la main, et jamais il ne courtisa les journalistes. » Comme réponse à ces complaisantes fictions de l’amitié, nous citerons une curieuse pièce qui a été publiée dans l’Amateur d’autographes du 15 mai 1865. C’est une réclame hyperbolique écrite entièrement de la main de Balzac, et destinée à quelque journal, à propos d’une réimpression de la Peau de chagrin (édition Gosselin, 1832). Nous l’insérons tout entière, sans y changer une virgule :

« Les Contes philosophiques de M. de Balzac ont paru cette semaine chez le libraire Gosselin. La Peau de chagrin a été jugée comme ont été jugés les admirables romans d’Anne Radcliffe. Ces choses‑ là échappent aux annalistes et aux commentateurs. L’avide lecteur s’en empare, de ces livres. Ils jettent l’insomnie dans l’hôtel du riche et dans la mansarde du poëte ; ils animent la campagne ; l’hiver ils donnent un reflet plus vif au sarment qui pétille ; grands privilèges du conteur. C’est qu’en effet c’est la nature qui fait les conteurs. Vous aurez beau être savant et grave écrivain, si vous n’êtes pas venu au monde conteur, vous n’obtiendrez jamais cette popularité qui a fait les Mystères d’Udolphe et la Peau de chagrin, les Mille et une nuits et M. de Balzac. J’ai lu quelque part que Dieu mit au monde Adam le nomenclateur en lui disant : Te voilà homme ! Ne pourrait-on pas dire qu’il a mis aussi dans le monde Balzac le conteur en lui disant : Te voilà conte ! Et en effet quel conteur ! que de verve et d’esprit ! quelle infatigable persévérance à tout peindre, à tout oser, à tout flétrir  ! Comme le monde est disséqué par cet homme ! quel annaliste ! quelle passion et quel sang‑ froid  !

 Les Contes philosophiques sont l’expression au fer chaud d’une civilisation perdue de débauches et de bien‑ être que M. de Balzac ex pose au poteau infamant. C’est ainsi que les Mille et une nuits sont l’histoire complète du mol Orient à ses jours de bonheur et de rêves parfumés. C’est ainsi que Candide est toute l’histoire d’une époque où il y avait des bastilles, un Parc‑aux‑cerfs et un roi absolu. En prenant ainsi et du premier bond une place à côté de ces conteurs formidables ou gracieux, M. de Balzac a prouvé une chose qui était à démontrer encore : à savoir que le drame, qui n’était plus possible aujourd’hui sur le théâtre, était encore possible dans le conte, que notre société si dangereusement sceptique, blasée et railleuse, véritable Phoedora sans âme et sans cœur, pouvait encore cependant être remuée par les galvaniques secousses de cette poésie des sens colorée, vivante, en chair et en os, prise de vin et de luxure à laquelle s’abandonne avec tant de délices et de délire M. de Balzac. De sorte que la surprise a été grande lorsque, grâce à ce conteur, nous avons encore trouvé parmi nous quelque chose qui ressemble à la poésie ; les festins, l’ivresse, la fille de joie, folle de son corps, donnant ses caresses au milieu de l’orgie, le punch qui court couronné de flammes bleues, la politique en gants jaunes, l’adultère musqué, la petite fille s’abandonnant au plaisir, à l’amour, rêvant tout haut ; la pauvreté propre et reluisante, si entourée de décence et d’heureux hasards, nous avons vu tout cela dans Balzac. L’Opéra et ses filles, le boudoir rose et ses molles tentures, le festin et ses indigestions ; nous avons même vu apparaître encore les médecins de Molière, tant cet homme a besoin de sarcasmes et de grotesques. Plus vous avancez dans la Peau de chagrin, vices, vertus manquées, misères, ennui, profond silence, science sèche et décharnée, scepticisme anguleux et sans esprit, égoïsme ridicule, vanités puériles, amours soldés, juifs brocanteurs, que sais‑ je  ? plus vous reconnaissez avec étonnement et douleur qu’ainsi est construit en effet ce XIXe siècle où vous vivez. La Peau de chagrin, c’est Candide avec des notes de Béranger ; c’est les misères, c’est le luxe, c’est la foi, c’est la moquerie, c’est la poitrine sans cœur et le crâne sans cervelle du XIXe siècle, ce siècle si paré, si musqué, si révolutionnaire, si peu lettré, si peu quelque chose ; ce siècle de fantasmagories brûlantes dont on ne pourra plus rien saisir dans cinquante ans, excepté la Peau de chagrin de M. de Balzac. »

Notons en passant avec quelle ténacité Balzac cherche à établir une parenté entre sa Peau de chagrin et Candide. On verra plus loin combien sont fragiles les liens qui unissent les deux œuvres.

Sans tenir compte, pour le moment, des classifications que Balzac a imaginées après coup pour ses ouvrages, nous en donnerons ici la liste, en suivant l’ordre chronologique de leur composition, aussi exactement que cela est possible ; car lui‑même a souvent oublié de les dater et il a maintes fois changé ses titres. Suivant sa sœur, Mme Surville, il a publié, de 1827 à 1848, 97 ouvrages formant 10, 816 pages de l’édition compacte de la Comédie humaine, triplant au moins celles des in‑8° ordinaires de la librairie. Nous rappelons ici qu’on trouvera dans ce Dictionnaire l’analyse des principaux de ces romans. V. GRANDET ; FEMME DE TRENTE ANS ; PHYSIOLOGIE DU MARIAGE ; PARENTS PAUVRES, etc.

Voici cette liste, dont nous exceptons naturellement les ouvrages que nous avons cités plus haut :

1830. La Vendetta, une Double famille, Étude de femme, Gobseck, Autre étude de femme, la Grande Bretèche, Adieu, l'Élixir de longue vie, Sarrasine.
1831. Madame Firmiani, le Réquisitionnaire, l’Auberge rouge, Maitre Cornélius, les Proscrits, un Épisode sous la Terreur, Jésus‑ Christ en Flandre.
1832. Le Martyr calviniste, le Message, le Chef-d’œuvre inconnu, le Colonel Chabert, le Curé de Tours, la Bourse, Louis Lambert, la Femme abandonnée, la Grenadière, l’Illustre Gaudissart, la Mazana, Une passion dans le désert, les Cent Contes drolatiques (1er dixain), Deux contes bruns.
1833. Le Médecin de campagne, Ferragus, Eugénie Grandet, Séraphita, les Employés, les cent Contes drôlatiques (2e dixain).
1834. La Duchesse de Langeais, le Père Goriot, la Recherche de l’absolu, un Drame au bord de la mer.
1835. La Fille aux yeux d’or, le Contrat de mariage, Melmoth réconcilié, Un grand homme de province (Illusions perdues), la Femme de trente ans (la fin en 1842), le Lis dans la vallée.
1836. L’Enfant maudit, la Messe de l’athée, Facino Cane, la Vieille fille.
1837. Le Curé de village, Gambara, le Cabinet des antiques, César Birotteau, les Cent Contes drolatiques (3e dixain), la Filandière
1838. Une fille d’Eve, les Secrets de la princesse de Cadignan, Mercadet (pièce de théâtre).
1839. Pierre Grassou, un Prince de la Bohême, Massimilia Doni, la Paix du ménage, Pierrette, Traité sur les excitants modernes, Vautrin (drame).
1840. Z. Marcas, les Ressourees de Quinola (comédie), la Revue parisienne.
1841. Mémoires de deux jeunes mariées, Ursule Mirouet, une Ténébreuse affaire, Béatrix ; Physiologie du rentier.
1842. La Fausse maitresse, Albert Savarus, un Début dans la vie, un Ménage de garçon, Paméla Girard (pièce de théâtre).
1843. La Muse du département, Honorine, Eve et David (fin des Illusions perdues), Splendeur et misère des courtisanes (1re partie), Monographie de la presse parisienne.
1844. Modeste Mignon, Gaudissart II, Petits mystères de la vie conjugale, Philosophie de la vie conjugale, Paris marié.
1845. Les Paysans (1re partie), Esquisse d’homme d’affaires, les Comédiens sans le savoir, l’Envers de l’histoire contemporaine, le Curé de village (fin).
1846. Splendeurs et misères des courtisanes (2e partie), Dernière incarnation de Vautrin, le Député d’Arcis, Étude sur Stendhal (Henri Beyle).
1847. Les Parents pauvres, la Théorie de la démarche, la Marâtre (drame).

Il faut ajouter à cette longue nomenclature quelques autres ouvrages, ainsi qu’un certain nombre d’articles et de travaux divers publiés dans les, journaux et revues, sans parler des nombreuses réclames, bien entendu non signées.

Quoique beaucoup de ces écrits ne soient que de simples nouvelles, d’un mérite fort inégal, on n’en est pas moins surpris d’une telle fécondité, rapprochée, nous le répétons, des procédés pénibles de composition que l’on connaît.

Le moment lumineux de la carrière de Balzac, et qui marque en quelque sorte la floraison de son génie, c’est l’époque où il publia les nouvelles et romans qu’il a classés en Scènes de la vie privée et Scènes de la vie de province. On peut voir ces classifications dans la Comédie Humaine, avec d’autres auxquelles, dans l’origine, il n’avait sans doute pas songé. Les principaux de ces tableaux de genre sont : la Femme abandonnée ; la Femme de Trente ans, la Grenadière, les Célibataires, le Lis dans la vallée, la Vieille Fille, etc., au premier rang, Eugénie Grandet. Nous savons que, plus tard, il éprouvait une espèce de dépit de s’entendre toujours appeler l’auteur d’Eugénie Grandet. Cependant, malgré ses illusions sur ses autres créations, on peut dire que cette œuvre est une des plus remarquables qui soient sorties de sa plume. Ces nouvelles, qui fondèrent sa réputation, la soutiendront dans l’avenir, quand ses grandes compositions seront oubliées.

Balzac était peintre, peintre de mœurs surtout ; il avait un sentiment très‑ fin de la vie privée, des mœurs bourgeoises, des réalités vulgaires de l’existence, des scènes d’intérieur, des petites misères et des trivialités ; sous ce rapport, sa faculté d’observation, servie par sa vaste mémoire, lui fournit des effets d’une réalité saisissante. Quand il trace un portrait, on dirait que le modèle pose devant lui. Il avait le don singulier de vivre ses personnages, de s’incarner en eux ; c’est ce qui leur donne tant d’idéalité, quelque étranges et quelque invraisemblables qu’ils soient. On en peut dire autant de ses descriptions. Il a le talent de, les colorer, de les animer, de leur donner en quelque sorte une physionomie ; il vous intéresse à un ameublement, à une tenture somptueuse ou fanée, à une allée de jardin, à la façade d’une auberge, à une vieille maison de province, à un intérieur de courtisane ou de vieux célibataire, de palais ou d’hôtel garni, de femme à la mode ou de vieille fille, d’étudiant ou d’usurier, de savant ou de bourgeois enrichi. Mais, s’il a un vif sentiment de la réalité, s’il sait en faire saillir les plus minces détails, trop souvent aussi il tombe dans la puérilité et les infiniment petits, dans les excès descriptifs les plus fatigants. Quand il s’égare, et, en ce genre, il s’égare souvent, il ne vous fait grâce ni d’une ride, ni d’une verrue, ni d’un clignement d’yeux, ni d’un pli de rideau, ni d’un clou de fauteuil, ni d’un grain de poussière, ni d’un feston, ni d’un astragale. Ses descriptions ne sont plus alors que des inventaires, et le coloriste se transforme en commissaire‑ priseur. Ces défauts ne firent que s’exagérer avec le temps. Ainsi, dans ses premières Scènes de la vie privée, il esquisse souvent, en quelques coups de pinceau, des portraits brillants, énergiquement vrais, comme celui du père Grandet, tracé en pied, vivant et complet, en une seule page. Plus tard, il lui en faudra six ou huit pour décrire une physionomie. Enfin, dans sa dernière manière, il arrive à des exagérations inouïes de prolixité ; dans Béatrix, par exemple, plus de cent pages sont consacrées à la description de la ville de Guérande, de la maison du Guénic et aux portraits du baron, de sa femme, de leurs domestiques, de leurs amis, de leurs aïeux, etc.

En même temps, il tombait de plus en plus dans la vulgarité, noyant l’action dans les détails, et se complaisant à reproduire les plus puérils et les plus choquants, parfois même les plus repoussants. Le prétexte de copier la réalité ne nous semble pas justifier ce flux de minuties sans intérêt. Il est évident que, dans une œuvre littéraire, comme dans un tableau, il ne faut pas abuser de l’accessoire ni donner la première place aux meubles et aux décorations. Quand cette manie d’observations microscopiques s’exerce sur le caractère et sur les mœurs des personnages, elle peut encore se justifier en une certaine mesure, et l’on pardonnera à un auteur d’être quelquefois ennuyeux, s’il est souvent ingénieux et vrai ; mais quand il s’agit des choses matérielles, ce n’est pas se montrer trop exigeant que de désirer un peu de sobriété. Il y a dans la réalité mille choses dont la reproduction est sans utilité comme sans intérêt, et beaucoup d’autres aussi qu’il est inconvenant de décrire. Et l’on sait si Balzac, sous ce rapport, a ménagé ses lecteurs.

Nous savons que l’école réaliste, dans ses affectations d’observation minutieuse et photographique, prétend retrouver l’homme, son caractère et ses passions, dans un geste, une intonation de voix, un nœud de cravate., une mèche de cheveux, un pli de l’orteil, et mille autres misères qui sont le plus souvent des accidents du hasard. La convention joue certainement un grand rôle dans les théories de ces prétendus réalistes. Quoi qu’ils en aient, ce sont en définitive des hommes d’imagination, des poëtes (qu’ils ne prennent point cela pour une injure). Balzac, pesant devant le grand statuaire David (d’Angers), lui disait, avec cette infatuation phénoménale qui lui était propre, avec cette ivresse du Moi, qui dans su bouche, avait plusieurs syllabes : « Surtout, étudiez mon nez ; mon nez, c’est tout un monde  !. » Étonnante illusion  ! son nez était fort laid, plus que vulgaire, carré du bout, un peu renflé du milieu et partagé en deux lobes soufflés et bossués, un vrai nez de fantoche et de grotesque. Nous ne faisons cette observation puérile, qu’on le croie bien, que pour montrer l’inanité du système. Si l’on se condamnait à ne juger que par les détails extérieurs et matériels, on s’égarerait le plus souvent dans l’arbitraire et la fantaisie. Il est étonnant qu’on soit obligé de dire cela aux théoriciens qui se posent en observateurs jurés et patentés de la nature vraie et non idéalisée, que trop souvent eux mêmes ils idéalisent en laid. Il est certain que, si l’on jugeait Balzac d’après les procédés de parti pris qu’il emploie lui‑même, on le jugerait fort injustement et fort mal. Voyez ses bons portraits, celui de Louis Boulanger, qui est le meilleur, ôtez de ce visage l’éclat extraordinaire des yeux, pourquoi n’en conviendrions-nous pas, que restera‑ t‑ il ? La trogne vulgaire d’un moine ou d’un chantre. Et cette pose théâtrale, et ce costume de moine, et ce ventre rabelaisien, et tous ces indices de sensualité, et toute cette bouffissure de vanité bourgeoise  ! Qui reconnaîtrait là l’auteur du Lis dans la vallée ou de Séraphita ?

La réalité brutale, observée sommairement avec l’œil microscopique du peintre, qui, le plus souvent, ne réfléchit que la surface matérielle, comme l’objectif du photographe, peut donc ne pas être toujours vraie, dans le sens philosophique du mot. L’homme n’est pas seulement une série de détails ; c’est un ensemble, une synthèse, comme disent les métaphysiciens : On ne peut le juger sérieusement par la séparation des éléments, l’émiettement, à la manière des analyses chimiques. Tel homme, que l’on condamnera sur sa caricature, aura des parties exquises qui échapperont à l’artiste exclusif, trop grossièrement occupé de la forme, et qui ne frapperont que le moraliste et le philosophe.

Pour conclure sur ce point, nous dirons que Balzac ne nous semble pas un observateur aussi profond qu’on se plaît à le répéter : l’observateur reproduit, le créateur invente ; l’observateur retrace, l’idéaliste crée, et Balzac a plutôt créé qu’il n’a observé. Il a beau affirmer lui‑même, avec une puérile emphase, qu’il a créé des milliers de types, nous ne trouvons guère, dans ses œuvres, de figures qui méritent ce nom. Des types réels, on les compte chez les plus grands écrivains. Saint‑ Preux de Jean-Jacques, Pangloss de Voltaire, Brid’oie de Rabelais, Faust de Goethe, Lovelace de Richardson, l’Antiquaire de W. Scott, et quelques autres encore. Avec Balzac, nous en avons une armée  ; mais ces prétendus grognards sont à peine des conscrits ; car, où sont‑ils donc ces héros ? Est‑ ce Vautrin ou Rastignac, Mme Marneffe ou le baron Hulot, la cousine Bette ou Ferragus, de Marsay ou Quinola, Mercadet ou Modeste Mignon ? Bien loin de voir des types dans ces personnages et dans la plupart de ceux de la Comédie Humaine, nous trouvons même qu’ils ne sont point vrais ; leur prétendu réalisme est une chimère. Vautrin est un forçat légendaire qui, comme les héros des plus vulgaires romans, commande à l’impossible, dirige les événements, lit à travers les murailles et saute par‑dessus les moulins. Rastignac est un ignoble polisson sans caractère et sans physionomie. Le père Goriot est un maniaque sans dignité, qui représente assez misérablement la grande figure de la paternité. Quinola est une plate imitation de Figaro. Nucingen est un pensif à la manière de ceux de Paul de Kock, mais moins sincèrement naïf. Mme de Mortsauf, malgré quelques belles parties, est un ange un peu douteux, dont le mysticisme quintessencié fatigue par son affectation, et qu’on n’est nullement étonné de voir retomber, vers la fin, dans les accès d’un sensualisme maladif. Hulot, les Marneffe et vingt autres suintent le vice, à faire rejeter le livre avec dégoût. Si c’est là ce qu’on nomme des types, il serait bien facile, en vérité, d’en trouver des milliers dans la littérature courante. Ce ne sont pas plus là des types qu’un puceron n’est une originalité sur une rose.

On l’a dit depuis longtemps, les œuvres d’imagination vivent surtout par le style. Or, le style de Balzac ne se ressent‑ il pas trop souvent des laborieux procédés de composition que l’on connaît ? À côté de pages nettes, fermes et précises, ne rencontre‑t‑on pas de nombreuses parties où la prolixité habituelle dégénère en flux, et où l’idée est noyée dans une phraséologie prétentieusement alambiquée, incorrecte et bariolée, à l’aventure, de termes et d’images empruntés à la médecine et aux sciences ? Il nous parlera des projections fluides des regards qui servent à toucher la peau suave d’une femme ; — de l’acutesse des passions ; — de l’atmosphère de Paris, où tourbillonne un simoun qui enlève les cœurs ; — de la lente action du sirocco de l’atmosphère provinciale ; — de la raison coefficiente des évènements ; — de la mnémotechnie pécuniaire ; — de phrases jetées en avant par les tuyaux capillaires du grand conciliabule femelle ; — d’un enfant (Louis Lambert) dont il partageait l’idiosyncrasie ; — d’idées dévorantes distillées par un front chauve ; — d’un amant qui enveloppe sa maîtresse dans la ouate de ses attentions  ; — des avortements où le frai du, génie encombre une grève aride ; — des landes philosophiques de l’incrédulité ; — des marais de l’espérance ou de l’incertitude ; — des souterrains ruinés par le malheur et qui sonnent creux dans la vie intime ; ‑ d’une ville qui est troublée dans tous ses viscères publics et domestiques ; — de l’éblouissante fascination et de la pâleur mate du son ; — de paroles échevelées ou constellées ; — d’impressions fertiles et touffues ; — des chaudes inflexions de la voix, de regards aigres etc., etc. On pourrait citer une multitude de phrases de cette nature, où l’affèterie le dispute au pathos et où les enluminures à la Scudéry se marient aux bouffissures à la Cyrano. Qui comprendrait, par exemple, ce que signifie le passage suivant : « Wilfrid arrivait chez Séraphin pour dire sa vie, pour peindre la grandeur de son âme par la grandeur de ses fautes, pour montrer les ruines de ses déserts ; mais, quand il se trouvait dans la zone embrassée par ces yeux, dont le scintillant azur ne rencontrait point de bornes en avant et n’en offrait aucune en arrière, il redevenait calme et soumis comme le lion qui, lancé sur sa proie dans une plaine d’Afrique, reçoit sur l’aile des vents un message d’amour, et s’arrête. Il s’ouvrait un abîme où tombaient les paroles de son délire. » Et cette image, à propos d’un vieux domestique en enfance : « Wilfrid se fia sur sa perspicacité pour découvrir les parcelles de vérités que roulerait le serviteur dans le torrent de ses divagations. » Et ce début du Lis dans la vallée : « À quel talent nourri de larmes devrons‑nous un jour la plus émouvante élégie, la peinture des pâtiments subis en silence par les âmes dont les racines, tendres encore, ne rencontrent que de durs cailloux dans le sol domestique, dont les premières frondaisons sont déchirées par des mains haineuses ?… »

Ce dernier ouvrage, qui fit tant de bruit, est rempli de passages analogues, d’images discordantes, d’alliances de mots impossibles, il est écrit dans une langue surchargée d’expressions bizarres, de formules soi-disant scientifiques, bigarrée de couleurs criardes, et qui dérive en ligne directe du jargon des précieuses.

En résumé, si Balzac est souvent un peintre minutieux et pittoresque, un conteur plein de verve et d’imagination, il traduit rarement sa pensée sous une forme nette et pure, en phrases correctes et précises, en termes pro pres, en expressions simples et justes. Le goût, la sobriété, la mesure, lui font égale ment défaut ; et, bien qu’il eût la prétention d’enrichir la langue française, de faire l’aumône à cette gueuse fière, de la rendre millionnaire, pour parler son langage affecté, il est certain ‑ et cela est fort heureux ‑ qu’on n’adoptera, jamais son vocabulaire barbouillé d’archaïsmes et de néologismes, sa syntaxe difforme, ni sa rhétorique bariolée. Cependant il avait à cet égard d’étranges illusions : il prétendait sérieusement qu’il n’y avait en France que trois hommes qui connussent leur langue, V. Hugo, Théophile Gautier et lui, et, comme à Vestris disant comiquement : Il n’y a que trois grands personnages en Europe  : Voltaire, le grand Frédéric et moi, on savait gré à Honoré Balzac de ne pas se nommer le premier.

Quant à ses plans, à ses caractères, à la conduite de ses actions, rien de plus inégal et de plus vacillant : Non‑ seulement il composait péniblement, mais encore le plus souvent sans suite et à l’aventure, s’arrêtant quelquefois tout à coup au milieu de ses tâtonnements et de ses hésitations. Tels de ses romans, Séraphita, par exemple, et le Lis dans la vallée, sont restés plusieurs années en suspens, écrits et même publiés à moitié, l’auteur cherchant sans doute le développement de sa pensée et la solution de son dénoûment. La plupart de ses personnages se grossissent et s’exagèrent, vers la fin du récit, comme le chanoine Trouhert, des Célibataires, comme la cousine Bette, des Parents pauvres, comme tant d’autres que l’on pourrait citer : il cousait une queue de baleine à une tête d’autruche. Avec lui, on n’est jamais certain que telle caricature qu’il vient de charbonner n’atteindra pas au gigantesque, que telle action bourgeoise ou comique ne tournera pas au mélodrame. « Le hasard et l’accident, dit M. Sainte-Beuve, sont pour beaucoup jusque dans les meilleures productions de Balzac… On sent l’homme qui a écrit trente volumes avant d’acquérir une manière ; quand on a été si long à la trouver, on n’est pas bien certain de la garder toujours. »

Mais nous abandonnons bien volontiers les questions purement artistiques et littéraires, qui ne nous paraissent pas les plus importantes, et nous aborderons un point délicat sur lequel les admirateurs de Balzac sont intraitables. Nous voulons parler des tendance et de la portée de ses livres, au point de vue de la morale.

Cela peut sembler aux adeptes de l’art pour l’art une chicane bien puérile, une critique tout à fait bourgeoise et vulgaire ; mais, à nos risques et périls, nous placerons cette question au premier rang. Sans exiger que la littérature paraphrase à perpétuité la Morale en action, ce n’est pas se montrer trop intolérant que de désirer un peu de réserve de la part de ceux qui tiennent la plume. On aura beau, comme on l’a fait, invoquer l’exemple de Rabelais ; on ne persuadera pas aux honnêtes gens qu’il est légitime de blesser la décence sous le prétexte de faire de l’art. Rabelais est d’un siècle où les mœurs étaient plus libres, plus énergiquement grossières  ; il avait la jovialité brutale de son temps ; mais, malgré son cynisme d’expression, qui oserait dire que le puissant satirique fût dépourvu de sens moral ?

C’est le reproche que l’on peut faire à Balzac, et nul assurément n’est plus mérité. Esprit d’une trempe vigoureuse, doué d’une imagination exubérante, singulièrement habile à saisir le côté matériel et pittoresque des choses, à refléter la surface des objets, il manquait totalement d’un idéal élevé. Matérialiste partout et toujours même lorsque, s’exaltant à froid, se guindant de parti pris, il essaye de s’élever jusqu’à l’extase religieuse et de grimacer le mysticisme ou la poésie mélancolique et rêveuse. Il a marqué toutes ses couvres de cette empreinte. Le matérialisme est sa Muse et sa philosophie. Sa poétique même en porte partout la trace, et son style en est comme saturé. De même qu’il fait les portraits en anatomiste plus qu’en poëte, de même il peint la joie et la douleur en physiologiste plus qu’en moraliste. C’est presque toujours le langage de la physiologie qu’il emprunte pour exprimer les émotions de l’âme ; sous sa plume, toutes les idées se matérialisent et tous les sentiments se transforment en sensations physiques.

Dévoré lui‑même par un amour effréné des richesses et de toutes les jouissances qu’elles procurent, il a fait servir un immense talent à chatouiller en nous les appétits sensuels, à surexciter les convoitises grossières. Ses types de prédilection, les Rastignac, les de Marsay, les de Trailles, les Vandenesse, les Lucien de Rubempré, modèles qu’il semble offrir a tous les jeunes gens, n’ont pas d’autre Dieu que l’or, d’autre loi que l’intérêt, d’autre religion que les sens, d’autre culte que le plaisir. Le sensualisme le plus grossier forme le fond de toutes les idées qu’il exprime ; l’égoïsme est érigé en règle de conduite et en sagesse pratique. Presque constamment, il se donne des airs de supériorité et de profondeur, en raillant l’enthousiasme et la vertu. Quelquefois aussi, par un raffinement propre à notre époque, il affecte une sorte de religiosité nébuleuse, et voile, sous des extases d’amour platonique, ses impuretés et ses aspirations sensuelles. Mais son ton habituel, c’est la franche exaltation des jouissances matérielles. Quand il esquisse quelque type honnête et vertueux, il arrive rapidement à l’ennui, ou il mêle à son lyrisme de commande quelque note discordante de scepticisme et de raillerie.

Ses disciples, s’indignant de ce qu’on ose le trouver immoral, donnent pour preuves de ses tendances austères et de la sévérité de sa morale, qu’il a constamment prêché le catholicisme du moyen âge et la monarchie absolue, le despotisme pur. Quelle singulière défense ! Balzac, en effet, qui avait toutes les prétentions et qui se croyait un penseur, un philosophe, a semé ses historiettes de tartines dogmatiques et doctorales. Ce sceptique veut imposer la foi aux masses comme un frein, comme une garantie de soumission aux supériorités sociales ; ce bourgeois tourangeau, si franchement roturier, malgré sa particule d’emprunt, exalte l’aristocratie et le régime sous lequel ses ancêtres grattaient la terre et recevaient des coups de bâton ; ce philosophe, d’une philosophie d’antichambre, préconise le gouvernement despotique, le seul gouvernement grandiose, suivant lui, le seul qui puisse prodiguer aux maréchaux de la littérature une liste civile princière ; car il faut que l’artiste mène une vie splendide. Tel est le fond de sa philosophie politique et religieuse. Ah ! si celui qui écrit ces lignes devient jamais autocrate dans une Araucanie quelconque, il fera frapper la tête de Balzac sur toutes les monnaies de son empire ; et le romancier ne l’aura pas volé.

On voit que tout cela se concilie parfaitement, et que les réflexions seraient ici superflues. Pour une certaine classe de littérateurs (classe très-restreinte a notre époque, fort heureusement), le meilleur état social est celui où ils dînent ; le plus grand prince est celui qui paye le plus largement leurs platitudes. Ils sanctifieront Héliogabale et Néron, pourvu que ceux-ci encouragent les lettres, c’est-à-dire, en prose, pourvu qu’ils leur donnent beaucoup d’argent.

Une chose qu’on ne saurait nier, c’est que Balzac se complaît dans l’analyse des passions basses, des impuretés et des corruptions, et c’est avec assez de raison qu’on a donné à ses tableaux de la société le nom de Musée Dupuytren de la nature morale. Sous le prétexte de peindre les mœurs, il a souvent donné comme observations réelles des détails enfantés par son imagination, et il a ainsi trouvé le moyen de surfaire, ou tout au moins de trop généraliser la corruption de notre temps, que ses peintures semblent avoir pour but de développer plutôt que de combattre. Il a peint, dit-on, la société, et si certains de ses tableaux excitent le dégoût, c’est que la réalité est ainsi. Il faudrait d’abord prouver qu’il a été fidèle dans ses reproductions, ce qu’il serait bien facile de contester. Répétons-le, un très-grand nombre de ses prétendues études ne sont que des produits de son imagination ; il a moins observé qu’inventé, et ses observations ont porté surtout sur les détails matériels. Il a parlé, avec son assurance habituelle, d’une infinité de choses qu’il ne connaissait point, sur lesquelles il ne donne que des notions fausses, et qu’il est censé avoir étudiées. Un de ses familiers nous a assuré que le grand écrivain se mêlait moins que personne à la société de son époque : cela prouve certainement sa puissance d’imagination ; mais, par contre, cela met singulièrement en garde contre la vérité et le fini de ses tableaux. Peu de romanciers ont prodigué dans leurs récits plus d’invraisemblances et d’impossibilités. Mais, en supposant que ces dévergondages de l’imagination n’aient été qu’un reflet de la réalité, pense-t-on que cela justifierait Balzac d’avoir si souvent retracé des scènes ignobles et trempé tant de fois son pinceau dans la boue ? La littérature doit-elle être une école de dépravation, ou ne doit-elle pas, au contraire, avoir pour but d’élever l’âme et de faire aimer le bien ? S’il en était autrement, la thèse paradoxale de Rousseau contre les arts serait vraie. Les grands peintres de la nature humaine ont jugé l’homme sans illusion, mais aucun ne s’est complu à l’avilir ; à côté des instincts mauvais, ils ont su reconnaître et encourager les bons instincts. Impitoyables pour le vice, ils l’ont souvent peint en traits énergiques, pour le flétrir ; ils ne l’ont point décrit et caressé avec amour, comme l’autour de la Comédie humaine. Sévères pour l’homme, ils ne le font pas prendre en haine et en mépris ; ils n’attristent pas le cœur, ne flétrissent pas la conscience, ils ne souillent pas l’imagination ? En un mot, on se sent meilleur quand on les a lus, plus courageux pour faire son devoir : quand on a lu Balzac, on craint de se trouver pire et moins fort pour résister aux suggestions de l’égoïsme et des passions mauvaises.

Où peut être la nécessité d’enregistrer minutieusement toutes les infamies qui se commettent dans le monde et dans la société ? Si chacun écrivait toutes les turpitudes dont il est journellement témoin, pense-t-on qu’il en sortirait un livre favorable à l’épuration des mœurs ? Quand on peint un caractère, un prétendu réalisme vous oblige-t-il à dire si le pied gauche empuantit plus la chaussette que le pied droit. C’est ce que Balzac a fait dans presque toutes ses peintures morales.

Certaines analyses, poussées même à outrance, peuvent avoir leur utilité, quand il s’agit de sonder une plaie sociale et d’y porter remède ; mais on souffre cela dans des ouvrages spéciaux, qui ne vont que sous les yeux des moralistes, des philosophes ou des médecins : dans le livre de la Prostitution de M. Parent-Duchatelet, dans les Courtisanes de M. Deschanel, dans les Traités du spécialiste Ricord et dans les Monographies du docteur Tardieu. Dans un ouvrage purement littéraire, dans un roman, nourriture habituelle des femmes et trop souvent de la jeunesse, l’écrivain qui se respecte ne doit-il pas craindre à chaque instant de faire rougir l’innocence et de choquer la pudeur ? Voilà des distinctions que le romancier n’a jamais su faire. Sa plume a peint ce pays imaginaire avec une telle fascination que les cœurs affamés de désirs se sont précipités à la recherche de cet Eldorado de corruption, et qu’ils ont fini par le découvrir. Aujourd’hui, la société n’est pas seulement corrompue ; elle est gangrenée, et nous ne connaissons aucune chaudière d’Éon capable de redonner la vie à ce cadavre déjà rongé des vers. À qui s’en prendre de cette atrophie morale ? À Balzac et à son école, qui a encore dépassé les immoralités de son système ; aujourd’hui, nous sommes mille fois plus corrompus que de son temps. Cette accélération du vice est une loi que la décadence a empruntée aux sciences physiques : quand les élèves voient le maître se moucher avec ses doigts, ils pensent l’imiter en ne se mouchant plus du tout. Tel est le secret de ces élucubrations, sortes de cauchemars ultra-réalistes qui ont tant ému dans ces dernières années les esprits délicats.

Balzac a été le chroniqueur des femmes, surtout des femmes du monde. Quelques esprits chagrins pourront trouver que cela ne fait pas l’éloge de leur délicatesse morale et de leur goût ; mais c’est un fait. Il a mis, on ne peut plus habilement, dans ses intérêts cette moitié très-essentielle du public par des flatteries hyperboliques, que les plus pudiques aiment à rechercher, en passant par-dessus les détails répugnants, les gravelures et les épigrammes souvent un peu brutales dont il assaisonne ses flagorneries. Il s’établit familièrement auprès d’elles, sur le pied d’un confesseur et d’un médecin. Il sait leurs secrets sensibles et sensuels, et pénètre volontiers dans la ruelle et dans l’alcôve, presque sous la couverture. Il a des consolations, même des compensations, pour les vieilles filles, pour les laides, pour les femmes méconnues, pour toutes celles qui sont malheureuses ou qui croient l’être. Que ne pardonnerait-on pas à l’auteur de la Femme de trente ans et de la Femme abandonnée, au courtois écrivain qui a donné une nouvelle jeunesse aux vieilles femmes et reculé indéfiniment pour elles l’instant redoutable où il leur faut renoncer à plaire et à être aimées ? Ce don gracieux de deux lustres lui a été compté ; les femmes ne l’ont jamais oublié. On lui pardonnait aussi d’avoir esquissé tant de figures de femmes avides, galantes et perfides, en faveur de quelques physionomies réellement touchantes et résignées, vivant dans l’ombre du foyer, entre l’accomplissement silencieux du devoir et l’habitude de la douleur.

Résumons-nous sur ce point. L’auteur de la Physiologie du mariage et des Contes drolatiques, des Mémoires de deux jeunes mariées, de la Fille aux yeux d’or, de Vautrin et des Parents pauvres, peut être taxé hautement et très-justement d’immoralité. C’est là un des caractères généraux des œuvres de Balzac, qui sont, quoi qu’en disent ses enthousiastes, une lecture malsaine et corruptrice. Non-seulement il a tout peint et tout osé, comme il le dit lui-même, à ce point que Sodome et Lesbos ont passé sous sa plume et figuré dans ses récits pour l’édification des belles dames rêveuses ou hystériques ; non-seulement il peut corrompre par ses tableaux ; mais il peut agir encore d’une manière funeste sur les esprits faibles, les imaginations un peu maladives de la jeunesse, par ses maximes, par ses principes et par les mauvais sentiments qu’il éveille. Il semble qu’on respire dans ses romans un air vicié, chargé d’émanations nauséabondes. Quelle lecture pour les jeunes filles et les jeunes femmes ! Quel catéchisme pour un jeune nomme, à son entrée dans la vie, et quelle école ! Quelle étude virile ! et comme il apprend bien à respecter tous les principes, toutes les convictions, tous les dévouements, tous les nobles enthousiasmes, à se soumettre aux devoirs austères de la vie, à avoir d’autre philosophie que l’égoïsme, d’autre préoccupation que la richesse, d’autre amour que celui de sa propre personnalité, d’autre but que les jouissances matérielles !

Toute une génération s’est formée dans ces principes, et nous en voyons aujourd’hui les effets, comme l’a dit éloquemment M. le procureur général Dupin. Avec Voltaire et avec Rousseau, nous avons eu une grande Révolution, dont les excès mêmes ne furent pas sans héroïsme, et à laquelle nous devons tous nos progrès ; avec Balzac, si nous avons jamais un 93, se sera un 93 de dévergondage.

Pour justifier Balzac du plaisir qu’il paraît prendre à peindre les vices de son siècle et de la délectation qu’il semble éprouver en mettant à nu les plaies sociales, on a parlé du Candide de Voltaire... C’est là un abominable blasphème, et nous allons nous élever de toutes nos forces contre cette assimilation, que nous regardons comme un sacrilège. Avant d’exposer le tableau, disons quelques mots du cadre ; disons dans quelle disposition devait se trouver Voltaire quand il poussa ce sublime éclat de rire qui s’appelle Candide. Leibnitz venait de formuler le code de l’optimisme  : « Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. » Enfermée dans ce cercle étroit, la philosophie allemande n’entendait pas les gémissements de l’humanité. Voltaire, dont le cœur était comme une oreille de Denys où venaient se répercuter toutes les douleurs, toutes les infortunes et toutes les plaintes de ceux qui souffraient injustement, écrivit Candide. Oui, Voltaire entendait les gémissements de l’humanité, et pour comprendre la véritable signification de ce rire qui éclate en deux cents pages, il faut, encore une fois, se reporter à l’époque où parut ce livre. Les fléaux que la nature et les rois déchaînaient à l’envi sur le monde ébranlent l’imagination et attristent le cœur du vieil athlète de la tolérance et de la vérité. Un tremblement de terre qui remua l’Occident depuis le Sahara jusqu’à la mer du Nord venait de ruiner les principales villes du Maroc et de renverser Lisbonne sur des milliers de cadavres. La guerre de Sept ans débutait par les gigantesques pirateries de ces Anglais que Voltaire avait célébrés comme une nation de sages, et continuait par l’extravagante invasion que Mme de Pompadour précipitait sur l’Allemagne. La Louisiane allait être vendue à l’Angleterre ; le Sénégal et le Canada, après une héroïque défense, venaient de nous échapper ; de tous côtés, des villes bombardées et réduites en cendres attestaient les horreurs de la guerre, et la politique française de l’époque devait rester comme un monument douloureux de ces jours de honte et de vertige. Le gouvernement déguisait sa faiblesse au dehors sous la cruauté à l’intérieur, et l’acte insensé de Damiens était traité comme le crime de Ravaillac. Depuis la révocation de l'édit de Nantes, arrachée à la faiblesse d’un despote, marchant de fautes en fautes, de hontes en hontes, le gouvernement chancelait sur ses bases. Quels sujets de douleur pour la grande âme de Voltaire déjà si durement éprouvée par la mort de Mme Du Chàtelet et de Vauvenargues ! « Entouré de tant de malheurs, de crimes, de folies, dit M. Henri Martin, Voltaire sentit se briser dans son esprit cette théorie de l’optimisme, longtemps le lien de ses idées et à laquelle le cours de la vie avait déjà porté bien des atteintes. De là, le Poëme sur le désastre de Lisbonne et Candide, renfermant la même pensée exprimée sous deux formes si opposées : ici, un hymne de douleur rapide, déchirant, pathétique jusqu’au sublime, s’élevant vers Dieu comme la plainte de la malheureuse humanité ; là, une longue et âcre satire où le tout est bien de l’optimisme devient le texte d’inépuisables railleries en action, rire amer, gaieté sardonique qui mord le cœur d’une dent aiguë. Candide est de tous les ouvrages de Voltaire celui qu’on a le plus mal jugé ; on en a fait à l’auteur un crime égal à celui de la composition de la Pucelle ; on y a vu un jeu cruel, une dérision impie du genre humain, l’œuvre d’un génie satanique. On a tout à fait méconnu l’état moral de l’écrivain à l’époque où l’œuvre fut conçue. Ce livre est assurément très-pénible à lire ; mais le lecteur ne souffre que ce que l’auteur a souffert. Cette âme si mobile, si armée par sa mobilité contre la douleur, n’éprouva peut-être jamais de telles anxiétés qu’au moment où elle éclatait ainsi en rires convulsifs. » Nous pouvons nous arrêter sur cette citation. Pour quiconque sait lire, toute assimilation entre Balzac, qui décrit complaisamment les vices, les hontes et les corruptions, et Voltaire, qui chante sur le ton de Jérémie pleurant les malheurs de Sion, est désormais impossible.

L’influence de Balzac sur la littérature de son temps n’a pas été moins grande que son influence sur les mœurs dans une certaine classe de la société, et, sous beaucoup de rapports, elle n’a pas été moins déplorable. Elle l’a été au point de vue de la langue et au point de vue du goût, du moins dans l’opinion de ceux qui ne considèrent point ce qu’on nomme le réalisme comme le dernier terme du progrès dans l’art, et qui ne sont pas éloignés d’y voir, au contraire, un pas de plus dans la voie de la décadence. Qu’on remarque bien ici que ce verdict ne s’adresse en aucune façon à l’indépendance, à l’élévation, à l’affranchissement des idées : nous plaçons un abîme entre la morale indépendante et l’immoralité dissolvante.

On sait que Balzac imagina après coup de réunir tous ses romans sous le titre de la Comédie humaine, de les classer dans des séries déterminées, Études de mœurs, études philosophiques, Études analytiques, etc., et de présenter cet amas comme formant un ensemble, un vaste tableau de la société au XIXe siècle. Mais il est trop évident que toutes ces œuvres ont été conçues séparément et qu’elles ne se lient que très-imparfaitement entre elles. Ce n’est pas un monument, comme des enthousiastes l’ont répété, mais tout simplement une collection de nouvelles et de romans quelconques, comme Rétif de la Bretonne, comme Paul de Kock, comme tous les romanciers de mœurs en auraient pu former en rassemblant leurs compositions. V. dans ce Dictionnaire Comédie humaine.

Nous avons dit plus haut que la biographie de Balzac n’offre pas un grand intérêt. En effet, sa vie, presque entièrement absorbée par le travail, fut une des plus laborieuses existences littéraires de notre temps. Il a travaillé pour ainsi dire jusqu’au dernier jour. Il n’a pas déposé la plume : elle s’est échappée de ses doigts à demi glacés.

On l’a accusé de mercantilisme littéraire. Sans être rigoureusement juste, cette accusation peut être vraie, en ce sens qu’il ne séparait guère la spéculation de la composition, et qu’il voyait toujours des millions comme résultat de telle ou telle de ses productions. Cependant, cette avidité, si elle est réelle, ne l’empêchait point, il est juste de le reconnaître, de remettre vingt fois ses travaux sur le métier.

Le million était d’ailleurs sa maladie ; l’argent a joué un grand rôle dans tous ses écrits. Sans cesse, il était obsédé par le rêve d’une fortune subite et colossale ; et, quoiqu’il fût accablé de dettes, il donnait pour certain qu’un jour ou l’autre il serait plus riche qu’un nabab. C’était chez lui une conviction, une manie ; il ne rêvait que tonnes d’or, trésors enfouis ; il consultait des somnambules, et enfantait sans cesse de nouveaux projets, plus extravagants les uns que les autres, et qui devaient toujours indubitablement lui faire conquérir la toison d’or, objet de ses convoitises. C’est ainsi que ce grand réaliste, qui n’aimait point les rêveurs et les poëtes, passa sa vie à poursuivre des chimères. Le sort lui réservait, comme compensation à tant d’illusions déçues, une aventure bien romanesque, et dont l’histoire de la littérature offre quelques rares exemples.

Une grande dame polonaise, la comtesse Éveline de Hanska, qui s’était enthousiasmée de son génie après la lecture de son beau livre du Médecin de campagne, et qui resta depuis en correspondance avec lui, l’épousa lorsqu’elle fut devenue veuve, en 1848. Mais à peine était-il entré dans cette existence aristocratique, dont le mirage avait si longtemps enivré son imagination d’artiste, qu’il succomba à une hypertrophie du cœur.

Nous mentionnerons, en terminant, quelques-unes des nombreuses études biographiques et littéraires qui ont été faites sur le célèbre romancier : M. de Balzac, par Gustave Desnoiresterres (in-12, Paris, 1851) ; Balzac, sa vie et ses œuvres, par Mme Surville (sa sœur) (Paris, 1858, in-12) ; Honoré de Balzac, par Théophile Gautier (Paris, 1850) ; Honoré de Balzac, par Armand Baschet (Paris, 1852) ; Balzac chez lui, par Léon Gozlan (Paris) ; M. de Balzac, par Sainte-Beuve (Critiques et portraits littéraires) (1836) ; M. de Balzac, par Eugène Poitou, Revue des Deux-Mondes (15 décembre 1856).

Nous venons de relire, d’un seul trait cette longue biographie, et à ceux qui nous accuseraient d’avoir montré une sévérité excessive à l’égard du grand romancier, voici notre réponse, qui suffira, nous l’espérons, à notre justification : l’œuvre entière de Balzac n’a pas fait avancer d’un pas l’humanité dans le champ du progrès ; écrivain dissolvant, il a été le plus grand ennemi de la démocratie future, et l’avenir, qui porte dans ses flancs toutes les idées généreuses, le jugera comme nous. Au reste, nous ne laisserons pas nos lecteurs sous l’impression unique de nos paroles, et nous allons, dans un article séparé quoique dépendant, les mettre à même de comparer notre jugement avec celui qu’en ont porté les principaux critiques contemporains.

BALZAC jugé par ses contemporains. Le procès que nous venons d’intenter au célèbre romancier ne sera pas du goût de tout le monde, et l’on nous reprochera, sans aucun doute, de n’avoir pas fait une assez large concession aux libertés traditionnelles de l’art. Qu’on veuille bien noter qu’au moment où paraissent ces lignes, Balzac est en pleine possession de l’engouement du public, et qu'une fraction de la littérature courante le prend pour modèle. Si l’on observe, après cela, que Balzac a plaidé toute sa vie les doctrines absolutistes, que nous combattons partout où elles se rencontrent ; si l’on reconnaît en outre qu’il y a danger évident, imminent peut-être, à laisser se répandre et se populariser des théories qui sont la négation des nobles aspirations de l’avenir, la réflexion se fera jour ; on regardera mieux l’accusé Balzac, on entrera avec nous dans son œuvre colossale, et, comme nous, on finira par en faire deux parts : la première, à laquelle nous souscrivons volontiers, qui revient à l’artiste infatigable, au créateur souvent profond, et il faut l’admirer ; la seconde, que nous repoussons de toutes nos forces, qui échoit au politique excessif, au faiseur de systèmes, au philosophe nébuleux, tour à tour matérialiste et mystique, à l’amateur de maladies morales, à l’anatomiste qui, au lieu de peindre, dissèque, et, par suite, désenchante. Quand un livre comme le nôtre est en présence d’un dominateur, que ce dominateur brandisse une plume ou un sabre, qu’il triomphe dans les intrigues compliquées de la comédie humaine ou qu’il sonne la charge devant Rocroy, nous avons pour devoir de l’interroger, de fouiller son âme, de creuser son cerveau et d’en faire jaillir, si cela se peut, cette raison suprême, ce but élevé, ce progrès voulu ou accompli, qui seuls peuvent justifier les moyens. Rien n’eût manqué à la gloire de Balzac, si Balzac eût associé son génie artistique au génie de la Révolution. Pour n’avoir pas compris l’esprit moderne, il a chancelé en plus d’une occasion ; sa plume s’est pesamment embarrassée dans les terres labourées de Joseph de Maistre et les marécages du droit divin. Chose incroyable ! lui qui voyait tout, qui devinait tout, n’a pas vu l’aurore des sociétés futures, n’a pas deviné que l’avenir reposait sur la démocratie, et c’est grand dommage, en vérité, pour sa gloire. Ces réserves faites, Balzac n’en reste pas moins une des plus grandes physionomies littéraires de ce siècle. Il ne nous en coûte pas de le reconnaître, et pour prouver une fois de plus l’impartialité qui préside à toutes nos appréciations, nous allons demander aux contemporains de Balzac ce qu’ils pensent de ce grand homme. Notre plume n’est pas une escopette, et nous ne guettons point l’ennemi au coin d’un bois, nous l’attendons en champ clos, entouré de ses féaux, et la lance au poing, monté sur son cheval de bataille. Allons, Taine ; allons, Janin ; allons, Gozlan ; allons, Gautier, et vous Hugo ; et vous, Sainte-Beuve ; et vous, Lamartine, entrez à votre tour dans la lice, vous dont la plume est aussi noble et aussi brave que l’était jadis l’épée des Duguesclin, des Crillon et des Montmorency. C’est, nous pouvons l’avouer, donner des armes pour nous combattre, mais c’est déclarer en même temps que nous n’avons pas de parti pris, que nous ne prétendons pas à l’infaillibilité en matière de critique, c’est proclamer surtout que nous n’appartenons à aucune école, car toute école est absolue. Nous nous trompons : notre école est celle de la vérité, et cette école est la plus absolue de toutes, en même temps qu’elle est la plus humaine, la plus féconde, la plus lumineuse. À notre réquisitoire vont succéder les dépositions des témoins et les plaidoiries des avocats. Au lecteur, de faire le résumé des débats selon les vues, les tendances et les aspirations de son esprit ; mais qu’il approuve ou qu’il désapprouve notre critique, iL nous tiendra compte de notre bonne foi, et c’est là tout ce que nous lui demandons.

I. — L’homme. « Son extérieur était aussi inculte que son génie. C’était la figure d’un élément : grosse tête, cheveux épars sur son collet et sur ses joues comme une crinière que le ciseau n’émondait jamais, traits obtus, lèvres épaisses, œil doux, mais de flamme ; costume qui jurait avec toute élégance, habit étriqué sur un corps colossal, gilet débraillé, linge de gros chanvre, bas bleus, souliers qui creusaient le tapis, apparence d’un écolier en vacances, qui a grandi pendant l’année et dont la taille fait éclater les vêtements. Voilà l’homme qui écrivait à lui seul une bibliothèque de son siècle, le Walter Scott de la France, non le Walter Scott des paysages et des aventures, mais, ce qui est bien plus prodigieux, le Walter Scott des caractères, le Dante des cercles infinis de la vie humaine, le Molière de la comédie lue, moins parfait, mais aussi créateur et plus fécond que le Molière de la comédie jouée. — Pourquoi le style en lui n’égale-t-il pas la conception ? la France aurait deux Molière, et le plus grand ne serait pas le premier. » (Lamartine, Cours de littérature, Xe entretien, 1856.)

« … Il portait son génie si simplement qu’il ne le sentait pas… Il n’était pas grand, bien que le rayonnement de son visage et la mobilité de sa stature empêchassent de s’apercevoir de sa taille ; mais cette taille ondoyait comme sa pensée ; entre le sol et lui, il semblait y avoir de la marge ; tantôt il se baissait jusqu’à terre comme pour ramasser une gerbe d’idées, tantôt il se redressait sur la pointe des pieds pour suivre le vol de sa pensée jusqu’à l’Infini… — Il était gros, épais, carré par la base et les épaules ; le cou, la poitrine, le corps, les cuisses, les membres puissants ; beaucoup de l’ampleur de Mirabeau, mais nulle lourdeur ; il y avait tant d’âme qu’elle portait cela légèrement, gaiement, comme une enveloppe souple et nullement comme un fardeau ; ce poids semblait lui donner de la force, et non lui en retirer. Ses bras courts gesticulaient avec aisance, il causait comme un orateur parle. Sa voix était retentissante de l’énergie un peu sauvage de ses poumons, mais elle n’avait ni rudesse, ni ironie, ni colère ; ses jambes, sur lesquelles il se dandinait un peu, portaient lestement son buste ; ses mains, grasses et larges, exprimaient en s’agitant toute sa pensée. Tel était l’homme dans sa robuste charpente. Mais en face du visage, on ne pensait plus à la charpente. Cette parlante figure, dont on ne pouvait détacher ses regards, vous charmait et vous fascinait tout entier. Les cheveux flottaient sur ce front en grandes boucles ; les yeux noirs perçaient comme des dards émoussés par la bienveillance, ils entraient en confidence dans les vôtres comme des amis ; les joues étaient pleines, roses, d’un teint fortement coloré ; le nez bien modelé, quoique un peu long ; les lèvres découpées avec grâce, mais amples, relevées par les coins ; les dents inégales, ébréchées, noircies par la fumée du cigare ; la tête souvent penchée de côté sur le cou, et se relevant avec une fierté héroïque dans le discours. Mais le trait dominant du visage, plus même que l’intelligence, était la bonté communicative. Il vous ravissait l’esprit quand il parlait ; même en se taisant, il vous ravissait le cœur. Aucune passion de haine ou d’envie n’aurait pu être exprimée par cette physionomie : il lui aurait été impossible de n’être pas bon. Mais ce n’était pas une bonté d’indifférence ou d’insouciance, comme dans le visage épicurien de La Fontaine ; c’était une bonté aimante, charmante, intelligente d’elle-même et des autres, qui inspirait la reconnaissance et l’épanchement du cœur devant lui, et qui défiait de ne pas l’aimer… Un enfantillage réjoui, c’était le caractère de cette figure ; une âme en vacances, quand il laissait la plume pour s’oublier avec ses amis ; il était impossible de n’être pas gai avec lui… Mais je vis, quelques années plus tard, combien ce qui était sérieux lui inspirait de gravité, et combien sa conscience lui inspirait de répulsion contre le mal… Son langage ému nous émut tous… Combien sa jovialité apparente cachait de sérieuses et difficiles vertus ! » (Lamartine, Cours de littérature, CVIe entretien, 1864.)

« Balzac ne buvait que de l’eau, mangeait peu de viande ; en revanche, il consommait des fruits en quantité… Ses lèvres palpitaient, ses yeux s’allumaient de bonheur à la vue d’une pyramide de poires ou de belles pêches. Il n’en restait pas une pour aller raconter la défaite des autres. Il dévorait tout. II était superbe de pantagruélisme végétal, sa cravate ôtée, sa chemise ouverte, son couteau à fruits à la main, riant, buvant de l’eau, tranchant dans la pulpe d’une poire de doyenné ; je voudrais ajouter : et causant ; mais Balzac causait peu ; il laissait causer, riait de loin en loin, en silence, à la manière sauvage de Bas-de-Cuir, ou bien il éclatait comme une bombe, si le mot lui plaisait. Il le lui fallait bien salé : il ne l’était jamais trop… Il se fondait de bonheur, surtout à l’explosion d’un calembour bien niais, bien stupide, inspiré par ses vins, qui étaient pourtant délicieux. » (Léon Gozlan. Balzac en pantoufles.)

« On le trouvait toujours, chez lui, vêtu d’une large robe de chambre de cachemire blanc doublée de soie blanche, taillée comme celle d’un moine, attachée par une cordelière de soie, la tête couverte de cette calotte dantesque de velours noir adoptée dans sa mansarde, qu’il porta toujours depuis et que sa mère seule lui faisait. Selon les heures où il sortait, sa mise était fort négligée ou fort soignée… Il triomphait de la vulgarité que donne l’embonpoint par des manières et des gestes empreints d’une grâce et d’une distinction natives. » (Mme Surville, sa sœur. Balzac, d’après sa correspondance.)

« II s’enfermait ordinairement pour six semaines ou deux mois, volets et rideaux fermés, ne lisant aucune lettre, travaillant parfois dix-huit heures par jour à la clarté de quatre bougies, en robe de chambre de dominicain. » (Balzac, par Werdet, son éditeur.)

« Un jour, dans un dîner, un jeune écrivain ayant dit devant lui : « Nous autres gens de lettres… » Balzac pousse un formidable éclat de rire et lui crie : « Vous, monsieur, vous homme de lettres ! quelle prétention, quelle folle outrecuidance ! Vous, vous comparer à nous ! Allons donc ! Oubliez-vous, monsieur, avec qui vous avez l’honneur de siéger ? avec les maréchaux de la littérature moderne. » (Le même.)

« Il avait une statuette de Napoléon dans sa chambre, et sur le fourreau de l’épée on lisait ces mots : « Ce qu’il n’a pu achever par l’épée, je l’accomplirai par la plume. » Signé Honoré de Balzac. » (Le même.)

« C’est en 1839 que Balzac demanda à faire partie de la Société des gens de lettres… Il apportait à la compagnie une connaissance profonde, presque diabolique, de la misère chronique de la profession ; une habileté rare, sans égale, à traiter avec les aristocrates de la librairie ; un indomptable désir de limiter leurs déprédations par des lois qu’il avait méditées sur le mont Sinaï d’une longue expérience personnelle ; et, avant toutes choses, une admirable conviction de la dignité de l’homme de lettres… Nous donnerons plus loin un morceau considérable, tout écrit de sa main, intitulé le Code littéraire… » (Léon Gozlan. Balzac chez lui, 1862.)

« Balzac fut un homme d’affaires, et un homme d’affaires endetté. De vingt et un ans à vingt-cinq, il avait vécu dans un grenier, occupé à faire des tragédies ou des romans qu’il trouvait mauvais lui-même, contredit par sa famille, recevant d’elle fort peu d’argent, n’en gagnant guère, menacé à chaque instant d’être jeté dans quelque profession machinale, déclaré incapable, dévoré par le désir de la gloire et par la conscience de son talent. Pour devenir indépendant, il se fit spéculateur, éditeur d’abord, puis imprimeur, puis fondeur de caractères. Tout manqua ; il vit approcher la faillite. Après quatre ans d’angoisses, il liquida, resta chargé de dettes, et écrivit des romans pour les payer. Ce fut un poids horrible et qu’il traîna toute sa vie. De 1827 à 1836, il ne put se soutenir qu’en faisant des billets que les usuriers escomptaient et renouvelaient avec grand’peine. Il fallait les amuser, les fléchir, les séduire, les fasciner. Le malheureux grand homme dut jouer bien des fois sa comédie de Mercadet avant de l’écrire. Rien ne servait. La dette, accrue par les intérêts, grossissait toujours. Jusqu’à la fin, sa vie fut précaire et pleine de craintes… Toujours assiégé et harcelé, il fit des prodiges de travail. Il se levait à minuit, buvait du café et travaillait d’un trait douze heures de suite ; après quoi il courait à l’imprimerie et corrigeait ses épreuves en songeant à de nouveaux plans. Il fonda deux revues et rédigea l’une d’elles presque seul… Il conçut vingt projets de spéculation… Comment payer ? comment devenir riche ? Excédé de tracas et de misères, il imaginait un banquier généreux, ami des lettres, qui lui disait : « Puisez dans ma caisse, acquittez-vous, soyez libre. » Il s’exaltait, finissait par croire à son rêve… Un instant après, retombé sur terre, il courait à son bureau ou chez le prote et abattait de l’ouvrage comme un bûcheron et comme un géant… L’argent, partout l’argent, l’argent toujours : ce fut le persécuteur et le tyran de sa vie ; il en fut la proie et l’esclave, par besoin, par honneur, par imagination, par espérance ; ce dominateur et ce bourreau le courba sur son travail, l’y enchaîna, l’y inspira, le poursuivit dans son loisir, dans ses réflexions, dans ses rêves, maîtrisa sa main, forgea sa poésie, anima ses caractères et répandit sur toute son œuvre le ruissellement de ses splendeurs. Ainsi poursuivi et ainsi instruit, il comprit que l’argent est le grand ressort de la vie moderne… Il en est mort à cinquante ans, le sang enflammé par le travail des nuits et l’abus du café, auquel ses veilles forcées le condamnaient. Pour publier en vingt ans quatre-vingt-dix-sept ouvrages si obstinément remaniés qu’il raturait chaque fois dix ou douze épreuves, il fallait un tempérament aussi puissant que son génie.

Cette jactance qui, dans toutes ses préfaces, éclate en traits énormes n’est que maladroite ; chacun a la sienne ; seulement, par prudence et bon goût, chacun cache la sienne ; chacun se glisse poliment et doucement dans ce salon plein qu’on appelle le monde ; Balzac, en homme gros et fort, se pousse bruyamment, marchant sur les pieds des gens, bousculant les groupes. Ce n’était point insolence, mais abandon. Au besoin, il se laissait contredire, il supportait le blâme, il remerciait les conseillers sincères. Il riait lui-même de ses vanteries, et, après un peu de réflexion, on les tolère ; le seul orgueil odieux est l’orgueil tyrannique : et il était bon, enfant même, partant bon enfant, aussi éloigné que possible de la morgue et de la raideur, écolier dans ses délassements, badaud à l’occasion, naïf, capable de jouer aux petits jeux et de s’y amuser de tout son cœur. Ses lettres de famille sont vraiment touchantes… » (Taine. Nouveaux essais de critique, 1865.)

II. — L’écrivain. Ici nous allons suivre l’ordre chronologique. « M. de Balzac a un sentiment de la vie privée très-profond, très-fin, et qui va souvent jusqu’à la minutie du détail et de la superstition ; il sait vous émouvoir et vous faire palpiter dès l’abord, rien qu’à vous décrire une allée, une salle à manger, un ameublement. Il devine les mystères de la vie de province, il les invente parfois ; il méconnaît le plus souvent et viole ce que ce genre de vie, avec la poésie qu’elle recèle, a de discret avant tout, de pudique et de voilé. Les parties moins délicates au moral lui reviennent mieux. Il a une multitude de remarques rapides sur les vieilles filles, les vieilles femmes, les filles disgraciées et contrefaites, les jeunes femmes étiolées et malades, les amantes sacrifiées et dévouées, les célibataires, les avares : on se demande où il a pu, avec son train d’imagination pétulante, discerner, amasser tout cela. Il est vrai que M. de Balzac ne procède pas à coup sûr, et que, dans ses productions nombreuses, dont quelques-unes nous semblent presque admirables, touchantes du moins et délicieuses, ou piquantes et d’un fin comique d’observation, il y a un pêle-mêle effrayant… Quelle foule de volumes, quelle nuée de contes, de romans de toutes sortes, drolatiques, philosophiques, économiques, magnétiques et théosophiques… Il y a quelque chose à goûter dans chacun, sans doute, mais combien de pertes et de prolixités ! Dans l’invention d’un sujet, comme dans le détail du style, M. de Balzac a la plume courante, inégale, scabreuse ; il va, il part doucement au pas, il galope à merveille, et voilà tout d’un coup qu’il s’abat, sauf à se relever pour retomber encore. La plupart de ses commencements sont à ravir ; mais ses fins d’histoire dégénèrent ou deviennent excessives. Il y a un moment, un point où, malgré lui, il s’emporte. Son sang-froid d’observateur lui échappe ; une détente lui part, pour ainsi dire, au dedans du cerveau et enlève à cent lieues les conclusions… Le hasard et l’accident sont pour beaucoup jusque dans les meilleures productions de M. de Balzac. Il a sa manière, mais vacillante, inquiète, cherchant souvent à se retrouver elle-même. » (Sainte-Beuve, 1834. Portraits contemporains, 1er vol.)

« M. de Balzac est né depuis (la Restauration) en effet, malgré les cinquante romans qu’il avait publiés d’abord ; nous voudrions ne pas ajouter qu’il a déjà eu le temps de mourir, malgré les cinquante autres qu’il s’apprête à publier encore. Il a tout l’air d’être occupé à finir, comme il a commencé, par cent volumes que personne ne lira. On n’aura vu de sa renommée que son milieu, comme le dos de certains gros poissons de mer. Il a eu pourtant son éclair bien flatteur, bien chatoyant, son moment de sirène : Subdola quum ridet placidi pellacia ponti. Ce moment-là ne pouvait venir qu’entre deux vagues, dans un intervalle de mélange et de confusion. Il a saisi à nu la société dans un quart d’heure de déshabillé galant et de surprise ; les troubles de la rue avaient fait entr’ouvrir l’alcôve, il s’y est glissé, mais, si de pareils hasards sont précieux, il ne faut pas en abuser, on le sent, ni les prolonger outre mesure, sous peine de faire céder le charme au dégoût. Or, depuis ce temps-là, cette malheureuse alcôve est restée entr’ouverte, que dis-je ? ouverte à deux battants ; on y entre, on en sort, on y décrit tout ; ce n’est plus le poëte dérobant les fins mystères, c’est le docteur indiscret des secrètes maladies. » (Sainte-Beuve. Dix ans après en littérature. Revue des Deux-Mondes 1840.)

« Nous voici tout à l’heure dans le plus grand monde, dans ce monde que M. de Balzac a découvert. Il est à la fois l’inventeur, l’architecte, le tapissier, la marchande de modes, le maître de langues, la femme de chambre, le parfumeur, le coiffeur, la maîtresse de piano et l’usurier. Il a fait ce monde tout ce qu’il est. C’est lui qui l’endort sur des canapés disposés tout exprès pour le sommeil et pour l’adultère ; c’est lui qui courbe toutes les femmes sous le même malheur ; c’est lui qui achète à crédit les chevaux, les bijoux et les habits de tous ces beaux fils sans estomac, sans argent, sans cœur. Il a trouvé le premier ce vernis livide, cette pâleur de bonne compagnie, qui fait reconnaître tous ses héros. Il a arrangé dans sa tête féconde tous ces crimes adorables, toutes ces trahisons masquées, tous ces viols ingénieux de la pensée et du corps, qui sont la trame ordinaire de son drame. Le jargon que parle ce monde à part, et que seul il peut comprendre, c’est encore une langue mère retrouvée par M. de Balzac. Ceci nous explique en partie le succès éphémère de ce romancier, qui règne encore, à l’heure qu’il est, à Londres et à Saint-Pétersbourg, comme le plus fidèle représentant des mœurs et des actions de ce siècle… » (Jules Janin. Débats, 10 mars 1846.)

« Il n’y a que deux façons de critiquer M. de Balzac. La plus simple est de lire ses œuvres, de les comprendre et d’écrire un feuilleton sur la Comédie humaine. Le second moyen, presque impossible à la littérature actuelle, consiste à s’enfermer pendant six mois, à étudier scrupuleusement, dans les moindres détails, comme l’exigerait l’étude d’une langue ardue, non seulement la Comédie humaine, mais toutes les éditions des romans de M. de Balzac. Ce travail ne sera pas fait de sitôt. Peut-être dans vingt ans, dans cinquante ans, quand dix lettrés patients auront amassé les principaux matériaux, un homme d’une grande intelligence profitera-t-il de ces travaux et les reliera-t-il en un vaste et grand commentaire. — Nous disons commentaire, et non pas critique ; car une des raisons qui rendent la critique impossible, c’est qu’il faut une intelligence égale à celle de l’artiste pour l’expliquer à la foule. Or, ces intelligences ne se font jamais critiques, sinon par hasard. » (Gérard de Nerval, l’Artiste, 18 oct, 1846.),

« M. de Balzac seul ne doute pas de lui-même, et, à force de ratures, d’épreuves chamarrées, de remaniements et de veilles, il parvint à se composer un style d’une originalité un peu martelée, mais merveilleusement propre à rendre sa pensée fine, compliquée, bourrée de détails, d’observations et d’incidences. Bien qu’il n’ait pas, comme certains écrivains, la phrase primesautière, M. de Balzac pose son cachet sur chaque ligne qu’il écrit… » (Théophile Gautier, 30 sept. 1843.) — « M. de Balzac n’est pas, comme on pourrait le croire d’après les quatre voix seulement qu’il vient d’obtenir à l’Académie, un homme peu connu et d’un talent médiocre ; il a, au contraire, une réputation européenne, un talent immense et beaucoup de génie, oui, de génie, quoiqu’il soit notre contemporain très-vivant et très-vivace. Il ne lui manque que d’être défunt pour se voir juché sur un piédouche, à l’état de buste… — Depuis Molière, personne, à notre avis, n’a mieux soutenu un caractère, et, depuis Shakspeare, nul n’a envoyé dans le monde, pour y vivre de cette vie sur laquelle le temps ne peut rien, une si prodigieuse quantité de personnages, ayant chacun sa physionomie, son parler, son geste, son tic ineffaçable. Ces types sont empreints d’une vitalité si forte, qu’ils se confondent avec les êtres véritables. » (Théophile Gautier, 15 janvier 1849.)

« Le nom de Balzac se mêlera à la trace lumineuse que notre époque laissera dans l’avenir… M. de Balzac était un des premiers parmi les grands ; un des plus hauts parmi les meilleurs… Tous ses livres ne forment qu’un livre, livre vivant, lumineux, profond, où l’on voit aller et venir, et marcher et se mouvoir, avec je ne sais quoi d’effaré et de terrible, mêlé au réel, toute notre civilisation contemporaine ; livre merveilleux que le poëte a intitulé comédie et qu’il aurait pu intituler histoire, qui prend toutes les formes et tous les styles, qui dépasse Tacite et qui va jusqu’à Suétone, qui traverse Beaumarchais et qui va jusqu’à Rabelais ; livre qui est l’observation et qui est l’imagination ; qui prodigue le vrai, l’intime, le bourgeois, le trivial, le matériel, et qui, par moments, à travers toutes les réalités brusquement et largement déchirées, laisse tout à coup entrevoir le plus sombre et le plus tragique idéal. À son insu, qu’il veuille ou non, qu’il y consente ou non, l’auteur de cette œuvre immense et étrange est de la forte race des écrivains révolutionnaires. Balzac va droit au but. Il saisit corps à corps la société moderne ; il arrache à tous quelque chose, aux uns l’illusion, aux autres l’espérance, à ceux-ci un cri, à ceux-là un masque ; il fouille le vice, il dissèque la passion ; il creuse et sonde l’homme, l’âme, le cœur, les entrailles, le cerveau, l’abîme que chacun a en soi. Et, par un droit de sa libre et vigoureuse nature, par un privilège des intelligences de notre temps qui, ayant vu de près les révolutions, aperçoivent mieux la fin de l’humanité et comprennent mieux la Providence, Balzac se dégage souriant et serein de ces redoutables études qui produisaient la mélancolie chez Molière et la misanthropie chez Rousseau. Voilà ce qu’il a fait parmi nous. Voilà l’œuvre qu’il nous laisse, œuvre haute et solide, robuste entassement d’assises de granit, monument ! œuvre du haut de laquelle resplendira désormais sa renommée. Les grands hommes font leur propre piédestal ; l’avenir se charge de la statue… Sa vie a été courte, mais pleine ; plus remplie d’œuvres que de jours. — Hélas ! ce travailleur puissant et jamais fatigué, ce philosophe, ce penseur, ce poète, ce génie a vécu parmi nous de cette vie d’orages, de luttes, de querelles, de combats, commune dans tous les temps à tous les grands hommes. Aujourd’hui, le voici en paix. Il sort des contestations et des haines ; il entre, le même jour, dans la gloire et dans le tombeau. Il va briller désormais au-dessus de toutes ces nuées qui sont sur nos têtes, parmi les étoiles de la patrie. » (Victor Hugo, Discours sur la tombe de Balzac, 1850.)

« De son vivant, des bizarreries de caractère, des inégalités de talent, des prétentions trop légitimes à cette fécondité superlative que d’autres ont dépassée depuis, des preuves fréquentes d’une absence complète de sens moral, d’interminables querelles avec les éditeurs, les revues, les journaux et les libraires, des allures de Chicaneau littéraire peu compatibles avec la dignité des lettres, et aussi, — car il faut tout dire, — un dédain profond, une antipathie superbe pour ce parti radical, révolutionnaire, à qui nous laissions alors le privilège de distribuer à sa guise la gloire et le ridicule, tout cela, sans rien ôter à la célébrité bruyante de M. de Balzac, le maintenait dans une situation mixte, équivoque, indéfinie, entre l’hommage et le sarcasme, entre l’admiration et le doute, entre l’aveu de ses facultés éclatantes et le regret de lui en voir faire un mauvais usage. À présent, tout est changé : l’homme d’un talent immense, mais compliqué et inquiétant aux yeux de ses contemporains, M. de Balzac est devenu, pour les jeunes gens qui se pressent autour de son monument inachevé, un homme de génie, un révélateur, un maître, un modèle : il a des commentateurs et des scoliastes, comme Homère et comme le Dante. Toute notre petite école de réalistes se prétend arrière-nièce de l’auteur des Parents pauvres, et c’est en effet, si l’on s’en tient au titre, l’œuvre qui peut le mieux servir à désigner sa parenté… — Parmi les nombreux moyens que l’esprit de l’homme possède pour s’égarer, il en est deux qui sembleraient devoir s’exclure, et qui pourtant se touchent de bien plus près qu’on ne pense : le sensualisme et le mysticisme… Eh bien ! c’est à cette double tendance que répond M. de Balzac ; il est sensuel et il est mystique ; il donne une main à Swedenborg, l’autre à Cabanis : le même paquet de plumes lui sert à écrire Séraphita, Louis Lambert, la Physiologie du mariage et les Contes drolatiques. Génie immodéré et malsain, il flatte, il chatouille, il surexcite en nous l’appétit et la rêverie, le côté bestial et le côté extatique, l’ange et la bête, sans s’occuper de l’homme, qui est au milieu, et que le vrai moraliste a soin de tenir également éloigné de ces doux extrêmes… Ce qu’on peut alléguer de plus favorable à M. de Balzac, c’est que le sens moral n’existait pas chez lui, ou, mieux encore, que l’excès de production et de travail amenait dans son esprit une sorte de vertige qui déplaçait et bouleversait à ses yeux, non-seulement les notions du simple, du raisonnable et du vrai dans le domaine de l’art, mais encore les conditions du bien et du mal dans le domaine de la conscience. Cette fascination étrange qu’il exerçait sur les autres réagissait sur lui-même, et le rendait incapable de discerner où devait s’arrêter sa plume, soit en matière de morale, soit en matière de goût. Ceci excuserait tout au plus ses intentions, sans amoindrir le mal qu’il a fait… Si, de cette immoralité générale, nous passons à une application plus directe, plus contemporaine, nous trouverons dans les œuvres de M. de Balzac un aliment, et, pour ainsi parler, une note correspondante à tous les vices, à toutes les erreurs particulières à notre époque. Ce culte du succès, de la fortune, de l’or rapidement acquis, du luxe follement exagéré ; ces existences démesurées, fabuleuses, excessives, où la puissance de l’homme semble un défi jeté à la puissance divine, je les rencontre à toutes les pages… — À coup sûr, il serait injuste ou plutôt insensé de refuser à M. de Balzac quelques-unes des qualités du génie : la patience, la force, la persévérance, l’intuition pénétrante et profonde, et surtout la faculté de donner la vie à tout ce qu’il touche, depuis les personnages qu’il invente jusqu’aux maisons où il les loge ; mais il manque d’autres qualités non moins essentielles : le goût, la proportion, la mesure, le naturel, l’art de s’arrêter à ce moment précis, unique, décisif, où l’effet s’altère en se grossissant, où la situation se gâte en se prolongeant, où l’analyse se change en alchimie, l’observateur en maniaque et le voyant en visionnaire. On a dit avec raison qu’il y avait deux hommes en M. de Balzac : l’un, artiste supérieur, conteur incomparable, hardi et heureux trouveur ; l’autre, tout à côté, occupé à pousser au noir le dessin primitif, à entortiller l’invention originale, à importer dans le récit et la description, dans la digression et le dialogue, je ne sais quoi de subtil, d’embarrassé et de pénible qui sent la retouche et la surcharge. M. de Balzac est-il vrai ? Oui, mais d’une vérité relative, accidentelle, locale, qui réside dans le détail plutôt que dans l’ensemble… — Quelle fatigue pour arriver à faire moins bien en voulant mieux faire, à tout embrouiller en voulant tout dire ? Ce style est comme un vin qui dépose ; allez au fond, vous trouvez la lie. » (De Pontmartin, Causeries littéraires, 1854.)

« M. de Balzac, ce révolté superbe qui a voulu être un fondateur, ce Rabelais raffiné qui a trouvé une femme là où Rabelais n’avait trouvé qu’une bouteille, M. de Balzac a rêvé le gigantesque, sans toutefois être un architecte des temps cyclopéens. Aussi, quand il a voulu bâtir son temple de Salomon, il n’a pas trouvé assez de marbre ni assez d’or. Pour sa comédie humaine, il a manqué souvent d’acteurs, et il lui a fallu se résigner à faire jouer souvent les comparses. Il est de mode aujourd’hui d’élever Balzac au niveau des dominateurs du génie humain, comme Homère, saint Augustin, Shakspeare et Molière ; mais, pour l’esprit qui voit juste, que de rochers se sont renversés sur cet Encelade, que d’escaliers oubliés dans sa tour de Babel comme en sa maison des Jardies ! — Balzac était doublé d’une femme, comme Georges Sand est doublé d’un homme. Il a eu de la femme les curiosités, il en a eu aussi les contradictions. — Balzac se croyait religieux, mais son église, c’était le sabbat, et son prêtre n’était pas saint Paul, mais Swedenborg ; sinon Mesmer ; son Évangile, c’était le grimoire, peut-être celui du pape Honorius (Honorius de Balzac). Il se croyait homme politique et voulait continuer de Maistre ; il s’imaginait glorifier l’autorité, et il réalisait la perpétuelle apothéose de la force ; ses héros se nommaient indifféremment Moïse ou Attila, Charlemagne ou Tamerlan, Ricci, le général des Jésuites, ou Robespierre, le profanateur du sanctuaire, Napoléon ou Vautrin. L'Histoire des Treize, ce chef-d’œuvre, restera comme le grandiose et monstrueux plaidoyer de la force personnelle défiant la force sociale. Mais ne restera-t-il pas aussi, à côté de la philosophie de Hegel, comme un éloquent codicille à ces testaments de la souveraineté individuelle signés par Aristophane, par Lucien, par Rabelais, par Montaigne et par Voltaire ? Il se croyait spiritualiste, et, sublime carabin, il n’étudiait qu’à l’amphithéâtre. Il n’entrait dans un salon que par la cuisine et le cabinet de toilette. Il a toujours ignoré cette belle parole de Hemsterhuys : « Ce monde n’est pas une machine, mais un poème. » Il se croyait peintre de mœurs, et il inventait les mœurs. Ses femmes, qui vivent d’une vie si puissante, madame de Langeais ou la Torpille, n’ont jamais fréquenté que M. de Balzac… — Comme les grands artistes, il a créé son monde, monde étrange, qui a consolé et accueilli tous les dépaysés du monde réel, monde impossible, qui a plus d’une fois peint l’autre à son image ; que de charmantes provinciales ont été après coup des Eugénie Grandet, des madame de Mortsauf ou des madame Claës ! Faut-il rappeler qu’à Venise, durant tout un hiver, le beau monde s’est déguisé avec les masques de la Comédie humaine ?… — Ce qui a manqué à Balzac dans cet enfer de la vie, dont il a descendu toutes les spirales, c’est la virginité dans l’amour et l’ingénuité dans la poésie. Il s’est toujours un peu embarrassé dans les broussailles du style. Il n’a pas, comme Dante, rencontré les divins guides qui s’appellent Béatrix et Virgile. Il en pleurait lui-même. Quand il écrivait la Recherche de l’absolu, il était à la recherche de l’idéal ; mais l’idéal, on l’a en soi comme l’amour. Les études de chimiste et d’alchimiste, de médecin et de juriste, n’allument pas la flamme de Prométhée !… » (Arsène Houssaye. Hist. du quarante et unième fauteuil. 1855. 6e éd., 1862.)

« L’œuvre de M. de Balzac est celle qui contient le plus de portraits : c’est un monde entier, décrit avec la puissante exactitude de ce grand maître ; cependant on peut affirmer que les physionomies qui lui ont donné le plus de mal à décrire, pour lesquelles il s’est consumé en efforts supérieurs, qu’il a caressées avec amour, ces physionomies ne sont pas toujours les plus saillantes. Beaucoup ne sont visibles qu’à la lecture, pendant cinq minutes ; la page tournée, elles sont oubliées. Mais il reste à l’auteur de la Comédie humaine une quarantaine de portraits plus connus que les membres de l’Académie. (Champfleury. Réalisme. 1857.)

« Remettre à la scène les Ressources de Quinola, retirer de la poussière, où le plus implacable et le plus universel dédain la reléguait, cette souquenille de Fontanarès, dont les beaux esprits de 1842 s’étaient moqués, et nous demander à nous, qui avons vu passer tant de grands hommes déchus, tant de talents exploités, tant d’intelligences flétries par les puissances de toutes sortes, par les despotismes du fer ou de l’or ; nous demander si nous comprendrions mieux les illusions, le courage, le martyre d’un inventeur, la tragédie de la science et de la conscience : c’était une entreprise que les habiles traitaient de folie, et qui avait quatre-vingt-dix-neuf chances pour échouer, sans doute, mais qui avait une chance pour réussir : la force de la vérité, et qui a réussi… — Balzac était, à proprement parler, un génie de la famille de Fontanarès ; il découvrait la vapeur trop tôt… — La seule concession que l’on puisse faire aux détracteurs de ce puissant génie, c’est d’avouer que sa vue devançait trop sa marche, et que les procédés d’exécution resteraient longtemps inférieurs à son idée. Il portait tout un monde dans sa tête ; mais il chancela toujours sous son fardeau. Jamais il n’eut l’allure libre, dégagée, heureuse. On eût dit qu’il avait l’ivresse permanente de ses idées ; et quand il voulait se fixer sur une seule, toutes sortaient en foule et le sollicitaient. De là l’ambition démesurée de tout faire tenir dans une phrase, dans un mot ; de là des luttes pour se simplifier, pour se dégager. Balzac travaillait pour le compte d’un Balzac futur, qu’il entrevoyait plein de sérénité, ayant fondé le roman moderne, illuminé le théâtre, et porté jusqu’à la tribune politique le trop-plein de son cœur. Ce Balzac idéal et artiste, qui n’apparaît qu’aux survivants du Balzac travailleur et manouvrier de sa gloire, ce Balzac fût venu à coup sûr. Il avançait, il sortait de l’ébauche, quand la mort s’est impatientée de ce combat… Et nous pouvons, en regrettant le plus grand romancier de l’ère moderne (je n’excepte personne, ni aucun pays), regretter aussi qu’il ne nous ait pas été donné de saluer, autrement que par des espérances et par des regrets, l’homme qui eût trouvé la formule de l’art théâtral au XIXe siècle. » — Louis Ulbach, le Temps, 19 octobre 1863.

« Les trois caractères dominants du talent de Balzac sont la vérité, le pathétique et la moralité. Il faut y ajouter l’invention dramatique, qui le rend en prose égal et souvent supérieur à Molière. — Je sais qu’à ce mot, un cri de scandale et de sacrilège va s’élever de toute la France ; mais, sans rien enlever à l’auteur du Misanthrope de ce que la perfection de son vers ajoute à l’originalité de son talent, et en le proclamant, comme tout le monde, l’incomparable et l’inimitable, mon enthousiasme pour le grand comique du siècle de Louis XIV ne me rendra jamais injuste et ingrat envers un autre homme inférieur en diction, égal, si ce n’est supérieur, en conception, incomparable aussi en fécondité : Balzac ! Combien de fois, en le lisant et en déroulant avec lui les miraculeux et inépuisables méandres de son invention, ne me suis-je pas écrié tout bas : La France a deux Molière, le Molière en vers et le Molière en prose !… Balzac est, avant tout, le grand géographe des passions. Je ne sais quel instinct révélateur et observateur lui a appris que les lieux et les hommes se tiennent par des rapports secrets ; que tel site est une idée, que telle muraille est un caractère, et que, pour bien saisir un portrait, il faut bien peindre un intérieur. Cette analogie et cette fidélité sont à ses romans ce que le paysage est aux grandes scènes du drame. Les imbéciles se plaignent de cette minutie apparente de description ; les hommes de haute et profonde intelligence l’admirent. Tout commence chez lui par ce milieu de ses personnages, préface de l’homme. C’est même là qu’il déploie le plus de verve. Voyez le début d’Eugénie Grandet… voilà l’avare ! bien autrement conçu que celui de Plaute, de Térence ou de Molière. La comédie de caractère va jusqu’au rire dans les caricatures de ces grands comiques. Chez Balzac, elle va jusqu’aux larmes. Les uns se moquent ridiculement de l’avare dans le mot fameux : Qu’allait-il faire dans cette galère ? l’autre fait détester le vice et haïr le vicieux. Mais ils écrivent en vers immortels, et Balzac n’écrit qu’en prose modelée sur le cœur humain ! Je le répète avec conviction : il a, dans ses innombrables romans, cent fois dépassé en invention l’incomparable Molière. On ne peut pas le louer plus haut, ce mot suffirait pour sa gloire… C’était un homme de la race de Shakspeare, dont la sève était variée, large et profonde comme le monde… — On fut longtemps à le juger, il était trop au-dessus de ses juges. En laissant de côté ces livres futiles et un peu cyniques, les Contes drolatiques, écrits dans le commencement de sa vie pour avoir du pain et un habit, qu’il ne faut pas compter pour des monuments, mais excuser comme des haillons de misère, son caractère était probe et religieux au fond… Il aimait les Bourbons et l’aristocratie de la Restauration, par tradition paternelle… Quant à son talent, il est incomparable… Il rentra dans la voie droite de l’abbé Prévost, et n’aspira qu’à un seul titre, celui d’historiographe de la nature et de la société… On dit, je le sais, et je me le suis dit moi-même en finissant la lecture de ce merveilleux artiste : Il est parfait, mais il est triste ; on sort, avec dés larmes dans les yeux, de cette lecture. — Balzac est triste, c’est vrai ; mais il est profond. — Est-ce que le monde est gai ? — Molière est triste, et c’est pourquoi il fut Molière. » (Lamartine, Cours de littérature, 106, 107 et 108e entretien, 1864).

« Balzac, comme Shakspeare, a peint les scélérats de toute espèce : ceux du monde et de la Bohême, ceux du bagne et de l’espionnage, ceux de la banque et de la politique. Comme Shakspeare, il a peint les monomanes de toute espèce : ceux du libertinage et de l’avarice, ceux de l’ambition et de la science, ceux de l’art, de l’amour paternel et de l’amour. Souffrez dans l’un ce que vous souffrez dans l’autre. Nous ne sommes point ici dans la vie pratique et morale, mais dans la vie imaginaire et idéale. Leurs personnages sont des spectacles, non des modèles ; la grandeur est toujours belle, même dans le malheur et dans le crime. Personne ne vous propose d’approuver et de suivre ; on vous demande seulement de regarder et d’admirer. J’aime mieux, en rase campagne, rencontrer un mouton qu’un lion ; mais derrière une grille, j’aime mieux voir un lion qu’un mouton. L’art est justement cette sorte de grille ; en ôtant la terreur, il conserve l’intérêt. Désormais, sans souffrance et sans danger, nous pouvons contempler les superbes passions, les déchirements, les luttes gigantesques, tout le tumulte et l’effort de la nature humaine, soulevée hors d’elle-même par des combats sans pitié et des désirs sans frein. Et certes, ainsi contemplée, la force émeut et entraîne. Cela, nous tire hors de nous-mêmes ; nous sortons de la vulgarité où nous traînent la petitesse de nos facultés et la timidité de nos instincts. Notre âme grandit par spectacle et par contre-coup ; nous nous sentons comme devant les lutteurs de Michel-Ange, statues terribles dont les muscles énormes et tendus menacent d’écraser le peuple de pygmées qui les regarde ; et nous comprenons comment les deux puissants artistes se trouvent enfin dans leur royaume, loin du domaine public, dans la patrie de l’art. Shakspeare a trouvé des mots plus frappants, des actions plus effrénées, des cris plus désespérés ; il a plus de verve, plus de folie, plus de flamme ; son génie est plus naturel, plus abandonné, plus violent ; il invente par instinct, il est poète ; il voit et fait voir par subites illuminations les lointains et les profondeurs des choses, comme ces grands éclairs des nuits méridionales, qui d’un jet soulèvent et font flamboyer tout l’horizon. Celui-ci échauffe et allume lentement sa fournaise ; on souffre de ses efforts ; on travaille péniblement avec lui dans ces noirs ateliers fumeux, où il prépare, à force de science, les fanaux multipliés qu’il va planter par milliers, et dont les lumières entre-croisées et concentrées vont éclairer la campagne. À la fin, tous s’embrasent ; le spectateur regarde : il voit moins vite, moins aisément, moins splendidement avec Balzac qu’avec Shakspeare, mais les mêmes choses, aussi loin et aussi avant… — Le signe d’un esprit supérieur, ce sont les vues d’ensemble. Au fond, elles sont la partie capitale de l’homme ; les autres dons ne servent qu’à préparer ou à manifester celui-là ; s’il manque, ils restent médiocres ; sans une philosophie, le savant n’est qu’un manœuvre et l’artiste qu’un amuseur. De là le rang éminent d’Ampère en physique, de Geoffroy Saint-Hilaire en zoologie, de M. Guizot en histoire. De là aussi le rang de Balzac dans le roman. Il avait des idées générales sur tout, tellement que ses livres en sont encombrés et que leur beauté en souffre…

— De sa morale naît sa politique. Comme tous ceux qui ont mauvaise opinion de l’homme, il est absolutiste… Il abusait du roman comme Shakspeare du drame, lui imposant plus qu’il ne peut porter… Balzac, opprimé par un surcroît de théories, mettait en romans une politique, une psychologie, une métaphysique, et tous les enfants légitimes ou adultérins de la philosophie. Beaucoup de gens s’en fatiguent, et rejettent Séraphita et Louis Lambert comme des rêves creux, pénibles à lire ; ils voudraient une philosophie moins romanesque ou des romans moins philosophiques. Ils ne se trouvent ni assez instruits ni assez amusés ; ils demandent plus d’intérêt ou plus de preuves. Ils devraient remarquer que ces œuvres achèvent l’œuvre, comme une fleur termine sa plante ; que le génie de l’artiste y rencontre son expression complète et son épanouissement final ; que le reste les prépare, les explique, les suppose et les justifie ; qu’un cerisier doit porter des cerises, un théoricien des théories, et un romancier des romans. — On fait des mots sur tout à Paris, c’est une façon de résumer des idées pour les rendre portatives ; en voici quelques-uns que j’ai recueillis sur Balzac : « C’est le musée Dupuytren in-folio. — C’est un beau champignon d’hôpital. — C’est Molière médecin. — C’est Saint-Simon peuple. » Je dirai plus simplement : Avec Shakspeare et Saint-Simon, Balzac est le plus grand magasin de documents que nous ayons sur la nature humaine. » (Taine. Nouveaux essais de critique et d’histoire. 1865.)