Les Éditions des loisirs (p. 78-83).

VIII

CONFIDENCES

Le grand Henri ne vint plus chercher Louis à l’impasse.

— Il est ulcéré, se disait tout bas Sabine, et il me boude.

Et comme les parents Cervier constataient aussi ce soudain arrêt dans ses visites qu’ils ne s’expliquaient pas, Louis, son camarade, émit un motif :

— Bah ! il est très dévot, Henri. Il sert une messe d’une heure pour les sportifs, je ne sais plus où. De là, il file au stade avec le Club.

Le cœur de Sabine se serra un peu à ces mots. Les Cervier n’allaient pas beaucoup à l’église, mais la religion leur était sacrée : ils gardaient la religion de la Religion. C’était leur manière à eux d’y demeurer attachés. Cet aspect de chrétien zélé que prenait tout à coup le grand Henri aux yeux de la jeune fille, le lui rendait plus mystérieux, plus inconnu, plus inquiétant pour la curiosité qu’elle conservait de lui. Un vague regret de l’avoir à jamais évincé la tourmentait sourdement. Elle s’ennuyait à la mercerie, à la maison encore davantage. Elle ne voyait pas un jeune homme, pas un jeune bourgeois, par hasard, dans la rue, qu’elle ne le comparât à celui qui était, comme elle le disait : « tellement mieux ». Oh ! elle le savait bien, elle n’aurait qu’un mot à dire, et il accourrait, et ils s’accorderaient, et ils se marieraient. Dans un petit logement voisin de son atelier, ils feraient leur vie petitement, étroitement, chichement, comme Marie Leriche avait agi jadis. Ou bien, Mamy lui laisserait le magasin où elle se tiendrait du matin au soir en attendant le retour de l’ouvrier fumiste…


Cependant, chez les Cervier, la vie continuait dans une douce monotonie. Le père s’alourdissait un peu : les dernières violences de sa maturité s’éteignaient en lui, se tempéraient. Le soir, quand il rentrait de l’atelier et qu’il s’emparait du Dictionnaire, — il en était au cinquième tome, maintenant, — c’était pour en lire des articles tout haut à sa « bonne femme » ainsi que, non point par grossièreté mais par dévotion, il appelait Marie… Louis, à l’atelier, passa ouvrier qualifié, et Maurice, vendeur au rayon de chemiserie dans son magasin de nouveautés.

Et il y avait dans cette maison de l’impasse Saint-Charles, un tendre et subtil éclat de félicité, de tranquillité heureuse. Eux, ceux qui l’habitaient, ne s’en rendaient pas compte. Tout marchait bien, oui. Mais on ne le notait même pas. N’était-ce pas naturel ? Et personne ne s’avisait que le régulateur secret de cet ordre, de cette harmonie, le metteur en scène de cette pièce sereine que jouaient les sept personnages familiaux en équipe si accordée, c’était Grand’Mère.

Voici bientôt trois ans et demi qu’elle est Ià… Et, aujourd’hui, il semblerait impossible de se passer d’elle, toujours vigoureuse et alerte malgré ses soixante et onze années. C’est elle qui suppléait en tout Marie, souvent languissante et oublieuse. Prête de bonne heure, le matin, elle sortait la première de son lit pour préparer aux travailleurs un café bien chaud. Marie était servie au lit. Elle protestait bien :

— Mais non, Grand’Mère, ce sont les rôles renversés ! N’est-ce pas moi qui devrais vous gâter ainsi ?

— Taisez-vous et buvez chaud, ma petite fille, répliquait la vieille femme. C’est ma joie de vous dorloter !

Le marché ? C’est elle qui s’en allait, le filet au bras, le faire, chaque matin, aux petites voitures du carrefour. La cuisine ? Elle l’avait renouvelée. Les hommes ne mangeaient plus, sans cesse, les mêmes ragoûts. Elle semblait jouer avec les cent manières d’accommoder les aliments. Les palais étaient d’abord étonnés, puis ravis.

— Où allez-vous chercher toutes ces recettes, Grand’Mère ?

— Oh ! parfois, j’invente… Et puis, quand on a voyagé un peu…

Elle n’en disait pas plus et on ne la poussait jamais davantage sur ce sujet. De son passé, on n’exigeait plus rien. Voilà longtemps que les curiosités si pressantes qu’elle avait suscitées au début s’étaient éteintes. Elle faisait une personnalité trop puissante, telle qu’on la voyait aujourd’hui, pour qu’on allât chercher en arrière la femme qu’elle avait été jadis. Ne connaissait-on pas à fond son âme ? Ne lisait-on pas dans ses bons yeux un don perpétuel de sa reconnaissance, de son dévouement ? Ne constatait-on pas, à toute occasion, sa sagesse ? « Vous avez toujours raison, Grand’Mère », lançait Jean Cervier à l’occasion. Une grand’mère ? Oui. Mais plutôt un ange gardien, un guide plein de prudence qui veillait sur le foyer. C’est elle qui dictait la lettre au propriétaire pour réclamer des réparations. C’est à elle que Jean Cervier contait ses désaccords occasionnels avec son patron, le « Monsieur » qui habitait sur l’avenue ; et, dans ces cas-là, elle qui pansait son cœur ulcéré d’ouvrier susceptible, lui suggérait les mots qu’il devait dire pour défendre sa fierté tout en ménageant l’arbitre de son sort. C’était encore elle qui intervenait quand l’un des deux grands fils, Louis ou Maurice, s’était attardé à l’apéritif, rentrait le soir l’œil un peu terni par l’alcool, la langue épaisse, la parole traînante, et que le vieil ouvrier, ennemi du café, exemple d’une sobriété puritaine, méprisant les hommes que le boire dégrade, l’admonestait, le poing levé, étouffant de colère :

— Laissez-le tranquille ce soir, disait-elle ironiquement, vous voyez bien que Louis, ou, vous êtes témoin que Maurice n’est pas en état de vous comprendre. Demain, c’est spontanément qu’il aura honte de lui et vous lui ferez mieux voir alors son avilissement.

Et, sur les coupables, encore assez lucides pour éprouver de la confusion, ces seuls mots de Grand’Mère produisaient plus d’effet que la plus terrible catilinaire du père Cervier. Plus ils prenaient de raison avec l’âge, moins ils tombaient dans la faute redoutable.

Son préféré demeurait Claude le violent avec ses poussées de joie puissante qui faisaient retentir la maison des éclats de sa voix, de son rire, et ses accès de sombre neurasthénie où il demeurait dans la chambre des garçons à se ronger les ongles. Dans ce dernier cas, Grand’Mère rôdait doucement autour de lui, l’apaisait, le raillant lorsqu’il disait : « Personne ne m’aime ici », lui démontrait la tendresse de ses parents, ne le quittant pas qu’elle ne l’ait forcé à se moquer de lui-même.

— Je vous répète que vous l’aimez mieux que moi, murmurait alors Sabine, de mauvaise humeur.

— C’est-à-dire qu’il m’écoute davantage, ma chérie. Et puis, Claude a des crises de tristesse.

— Moi, Grand’Mère, répartit un beau jour la jeune fille, ce ne sont pas des crises de tristesse qui m’arrivent, mais je connais comme un grand lac de mélancolie où je suis plongée, dont je ne peux sortir.

— Est-ce depuis que ce charmant garçon qu’est le grand Henri ne vient plus ici ?

— Ah ! Grand’Mère, je suis une drôle de fille, n’est-ce pas ? C’est moi qui l’ai froissé volontairement, cruellement, pour qu’il ne revienne plus. Et maintenant, je m’ennuie. Il ne me manque pas, mais je trouve mes journées longues. Tout m’est à charge. N’est-ce pas bizarre qu’il se soit fait comme un vide dans mon existence du jour où il en a disparu ?

— En effet, Sabine, je crois que, comme l’on dit, ce garçon était « quelqu’un ». Mais tu me semblais t’en être aperçue. J’ai cru voir que tu l’admirais assez…

— Je l’admirais, en effet, Grand’Mère. Mais il a commis une faute. Il a été brutal avec moi…

— Lui ? brutal ? Un garçon si réservé ?

— Oh ! entendons-nous ! Brutal moralement. Figurez-vous qu’il est venu me surprendre, un jour, à la mercerie, en sortant de son atelier, sans même avoir quitté ses bleus, le visage et les mains encore noircis de suie, pour bien me montrer qu’il n’était qu’un ouvrier manuel — et de l’une des dernières catégories ! Eh ! bien, cela, Grand’Mère, à mes yeux, c’est une brutalité.

— Tout dépend du point de vue, ma fille, car au mien, c’est justement une délicatesse. Il s’est aperçu que tu t’abusais au sujet de son rang social, puisque, si je ne me trompe, tu t’entêtais à ce qu’il fût le fils d’un grand entrepreneur. Il a dû — je m’en souviens fort bien — te mettre les points sur les i pour te faire envisager sa condition d’ouvrier, te dire tout net qu’il était du côté des travailleurs. Alors, comme tu paraissais douter encore, il a joué franc jeu, il a joué courageusement son bonheur ; il t’a soumise à l’épreuve directe en se présentant à toi précisément sous l’aspect qui, chez lui, pouvait te repousser. Il a tenté l’expérience foudroyante, celle de la réalité même. L’expérience a été concluante puisque tu as été comme horrifiée, puisque ce grand Henri, revêtu de son rôle professionnel, le primordial à tes yeux, n’a plus provoqué chez toi que du dégoût. C’était se montrer fin et sensible que de tenter une telle réaction. La réaction a été brutale, peut-être, mais le jeune homme qui l’a risquée a montré autant de délicatesse que de noble fierté.

— Vous prenez son parti, Grand’Mère !

— Je ne te le fais pas dire, ma chérie. Et je ne te cache pas que, en effet, je regrette pour toi cet éventuel mari si loyal, cet ouvrier modèle, cet homme du peuple supérieur qui te valait, toi qui vaux plus que tu ne le supposes toi-même…

La vanité de Sabine sauta sur cette phrase pour s’évader du blâme qu’elle sentait dans sa vieille amie :

— Vous croyez, Grand’Mère ? Vous pensez que je vaux quelque chose ? que je ne suis pas n’importe qui ? Alors, je pourrai peut-être jouer un petit rôle dans le monde, épouser un jeune homme distingué, me tenir dans un salon…

— Sotte que tu es, pauvre Sabine ! Est-ce que la valeur est condition du rang social ? Dans les hautes classes comme dans le peuple, il y a des êtres supérieurs moralement et d’autres sans noblesse. L’éducation mondaine est une chose, le cœur de l’homme en est une autre. Le cœur humain est souvent plus beau dans le peuple. II a aussi de magnifiques spécimens dans ceux qu’on nomme les riches. Il n’y a pas d’apparences que tu puisses entrer dans cette dernière catégorie sociale par ce qu’on appelle un beau mariage. Mais je puis te certifier que là, ou ailleurs, tu ne trouveras pas mieux, quant à la valeur morale, que le grand Henri.

— Mais ce château que je vois toujours, Grand’Mère, de quoi est-il signe ?

— De ta manie des grandeurs, tout simplement, ma fille.

— Ah ! moi, il me semble que je ne moisirai pas dans le monde ouvrier ; mon rêve était trop net, trop vif, trop troublant…

— Et tu ne regrettes pas du tout ce fier jeune homme que tu as cruellement blessé ?

Alors Sabine, au lieu de répondre, s’effondra sur la table de la cuisine et sanglota longtemps.

La Grand’Mère la regarda avec une expression déchirante, brûlant, eût-on dit, de la prendre dans ses bras pour la consoler, Mais, décidément, non ! Et elle se retira sans bruit vers le cagibi pour la laisser pleurer à son aise.