Les Éditions des loisirs (p. 124-133).

XII

LE PRÉCIPICE

Lorsque le lendemain, à la nuit tombante, Sabine s’apprêta pour aller faire « sa provision d’idées », comme elle le racontait chez elle, il tombait une petite neige fine qui déclarait l’hiver à Paris pour la première fois, et rigoureusement. Avec décembre, on s’enfonçait dans la saison agressive et mordante. Sur le quai, la bise était sévère. Sabine ne le sut même pas. Elle avançait, à pas pressés, dans le tourbillon. Mais la voiture de Christian n’était pas, sous le viaduc, à la place coutumière. Elle eut au cœur une affreuse douleur physique. Voilà quelle était, à sa lettre audacieuse, la réponse de celui dont elle se croyait adorée ! Voilà à quoi aboutissait ce grand amour ! Léger, insouciant, inconscient, le jeune aristocrate se dérobait au moment de régler les comptes !

Mais elle n’avait pas encore apaisé la violence de sa rancune que la petite auto familière à ses yeux débouchait du quai de Grenelle et arrivait à pleins gaz, docile comme un lévrier qu’on a sifflé, pour s’allonger devant elle au ras du trottoir. Sabine respira enfin. Il était revenu ! La « lettre » ne l’avait pas éloigné à jamais. Il ne s’agissait plus, maintenant, que de décider avec cet être enchanteur des modalités de leur vie. Comment ne s’entendraient-ils pas, si proches l’un de l’autre ?…

— Viens, cher trésor ! Viens, ma petite reine ; disait Christian, déjà, en ouvrant la portière, en la saisissant dans ses bras, violemment, pour lui faire place à sa droite.

Sabine, glacée par la peur autant que par le froid de ses minutes d’attente, tremblait de tous ses membres. Elle ne put, une fois installée auprès de Christian, et toujours entourée de son bras, prononcer qu’une phrase :

— Tu as lu ma lettre ?

— Bien sûr, je l’ai lue, chérie ; et je l’ai trouvée bien belle, tu sais. Il faut que tu aies une sacrée noblesse de caractère pour avoir écrit de telles lignes. Ça sent une grande âme. La façon dont tu m’apprends que tu n’es qu’une fille d’ouvriers, je t’assure, dans sa simplicité, ce passage-là est magnifique. J’étouffais de tendresse en le lisant.

— Vrai ? Cela ne t’a pas détaché de moi ? cela ne t’a pas repoussé de penser que je sors du peuple, que mon père est forgeron, qu’il a des mains dégoûtantes et qu’il sent le fer et la sueur, le soir, quand il remonte de l’atelier ?

— Que veux-tu qu’il m’importe que ton père soit un travailleur manuel ou qu’il vende du sucre en poudre dans une boutique ? Aux yeux du mien, dès lors qu’il n’est pas titré, c’est tout pareil, mon pauvre petit oiseau !

— Tu crois que ton père — au cas où tu voudrais, toi, que je sois ta femme… mais ta vraie femme, alors, et pour la vie, et sans qu’il soit besoin de se cacher pour nous aimer dans le creux des rues obscures, — tu croix que ton père se fâcherait ?

— C’est-à-dire qu’il me laisserait tomber complètement.

— Est-ce que tu m’as écrit cela, Christian ? Est-ce que tu me rapportes une réponse à ma pauvre lettre ? Des lignes écrites par toi que je pourrai relire quelquefois… si nous nous séparons à jamais ?

— Pourquoi t’écrire, ma Sabine, puisque nous avons tout le temps de parler et de nous entendre ?

— Oh ! j’aurais tant aimé une lettre de toi ! Pas une lettre d’engagements, qui t’attache à moi par des promesses ; pas une lettre pour les avocats ; pas une pour un procès ; pas une pièce qui te compromette. Oh ! non ! ce n’est pas à quoi je pensais ; mais une lettre d’amour. Je n’en ai jamais reçu, même de toi. Tes baisers, ils sont bien bons, Christian, mais une lettre de toi, c’eût été encore meilleur. Et si nous ne nous revoyons plus, c’était un souvenir pout toute ma vie !

Christian caressait doucement l’épaule de Sabine.

— Pourquoi parles-tu de ne plus nous revoir ? Nous sommes libres, toi et moi. Rien ne nous sépare.

— Mais, Christian, rien ne nous unit non plus.

— Si ! je t’adore. Et c’est un rude lien, je t’assure !

— Le jour où je sentirai que tu as honte de moi, ce sera fini.

— Mais fier de toi, je le suis ! Ai-je eu honte de toi en t’amenant en public dans les endroits les plus chic ? Et même, je vais t’avouer quelque chose : ce matin, en venant prendre son petit déjeuner dans ma chambre comme elle le fait souvent, ma mère m’a vu si défait, si bouleversé, — blanc comme mon oreiller et n’ayant pas fermé l’œil de la nuit à cause de ta lettre, — qu’elle m’a pressé de questions. Elle savait que j’avais en toi une délicieuse amie. Nous avons lutté d’habileté un moment, moi pour cacher la vérité, elle pour la connaître. Elle a eu le dessus, car je n’ai pas pu résister à l’envie de lui mettre sous les yeux cette lettre.

— Oh ! Christian ! dit Sabine qui, sous couleur de s’indigner ne pouvait se défendre d’une joie secrète ; ta mère a lu cela, ces pages un peu folles où je ne savais plus trop ce que je disais ? Qu’a-t-elle dû penser de moi ? Que j’étais une rouée… la fille pauvre qui veut se faire épouser. Oh ! Christian, comme je me sens rabaissée à ses yeux par cette idée !

— Mon chéri, ma mère est un grand cœur qui a deviné le tien. La preuve en est qu’après la lecture de ta lettre, ce n’est pas de l’indignation qu’il y avait dans ses yeux ; pas de la colère, et non plus du blâme ; mais de grosses larmes qui roulaient…

— Et qu’est-ce qu’elle a dit, Christian ? qu’est-ce qu’elle a dit ?

— Elle a seulement dit : « La pauvre petite !… »

— Pas plus ? Elle n’a même pas discuté avec toi la possibilité de notre mariage ? La question ne se posait même pas, sans doute, n’est-ce pas vrai ?

Christian, sans oser répondre affirmativement, préféra garder le silence : Sabine était assise contre lui sur les coussins d’avant. Il prit sa petite main nue qui gisait sur ses genoux, inerte, et la couvrit de baisers. La main était sous ses lèvres molle et glacée. Une pitié sacrée le ravageait devant le drame muet de cette enfant au seuil de ses dix-huit ans, cette gamine des quartiers populeux qui s’était crue sa fiancée ! Tout d’un coup, il sentit la main fuir, glisser doucement sous ses lèvres, le corps de Sabine tout entier dessiner ce même mouvement de recul, échapper à ses caresses impérieuses, se dérober, se retirer. Déjà, les doigts furtifs cherchaient l’anneau de la portière.

— Quoi ! Quoi ! Tu veux t’en aller ? s’écria-t-il, inconscient, me laisser seul dans un moment pareil, où je suis si atrocement malheureux ?

Sans même relever ce que cette phrase recélait d’inconscience, la tendre Sabine en eut le cœur chaviré. C’était vrai, Christian souffrait aussi. Il obéissait à des lois impérieuses de son milieu social, à des ordonnances fatales de sa destinée. Mais il était malheureux. Sa douleur même paraissait plus insupportable que celle de Sabine. Il ajouta d’un ton déchirant :

— Reste, Sabine ! Ne vois-tu pas ce que je souffre !

Elle l’aimait trop pour résister à un cri pareil. Elle demeura. Et, comme il embrayait à nouveau, elle demanda : « Où vas-tu ? » Il répondit : « Là-bas ! » Là-bas, c’était la pâtisserie où ils retrouvaient les souvenirs limpides, les images claires comme le cristal de leur première rencontre. Sa chérie se montrait tellement défaite et à bout de forces avec son pauvre visage étroit plus fragile que jamais qu’il entendait bien la remonter à l’aide de quelque bon cordial très généreux. Mais lorsqu’ils arrivèrent au salon de thé et qu’il posait déjà la main sur le bec de cane de la porte, il eut un mouvement de recul :

— Zut ! s’écria-t-il, ma tante Octave de Saint-Firmin est là, dans « notre coin », au fond !

— Alors ? interrogea Sabine, désolée.

— Alors, mon pauvre petit, nous ne pouvons nous installer ici ; c’est une pie, la belle-sœur de mon père ! Elle lui téléphonerait tout chaud, ce soir, pour lui raconter sa rencontre et lui conseiller de me surveiller.

— C’est une méchante femme ? demanda Sabine.

— Oh ! non ; pas du tout même. Mais elle est comme ça…

Ils demeuraient là, devant la vitrine ruisselante de lumière, comme deux pauvres enfants perdus. Sabine cherchait à contempler la tante de Christian. Pour elle, c’était soulever un coin du voile sur cette famille fortifiée, défendue comme une place de guerre par des principes de ciment armé contre l’intrusion de tout élément social inférieur.

— Quelle belle femme, ta tante ! dit-elle à la fin. Est-ce qu’elle ressemble à ta mère ?

— Oh ! maman paraît infiniment plus jeune et ne porterait pas des chapeaux « province » comme sa belle-sœur en a un là !

Ensuite, ils ne savaient plus où aller. Christian finit par gagner le boulevard où ils entrèrent dans le premier grand café venu pour prendre deux verres d’un porto sans moelleux qui grisa à demi Sabine. Ils revinrent à Grenelle à sept heures passées. Christian commit même l’imprudence de déposer son amie au coin de la rue Saint-Charles et de l’impasse et lui donna rendez-vous pour le surlendemain. Dans le vertige du vin capiteux, elle se défendit mollement, dit qu’elle ne devait plus le revoir, que pour elle un amour ne comptait pas qui n’était pas pour toute la vie.

— Mais qui te dit que le nôtre n’est pas pour toute la vie ?

Et il prononça même cette phrase si lourde de dangers :

— Qu’y a-t-il de changé depuis hier entre toi et moi ?

Effectivement, Christian paraissait toujours le même et Sabine l’adorait plus que jamais. Alors, pourquoi briser des liens tellement innocents ? Pourquoi se séparer ? Et elle finit par promettre d’être ponctuelle au rendez-vous deux jours plus tard.

Ce soir-là, chez les Cervier, on n’entendit que Sabine. Il était rare qu’elle parlât à table. Et voilà qu’elle ne tarissait plus. Des histoires sur les clientes de Mamy : la dame de la rue de la Convention qui prétendait qu’on lui rabattît quinze francs sur un blouson de soixante auquel Sabine avait travaillé trois après-midi ! Celle de la rue Beaugrenelle qui paraissait largement son demi-siècle et se voulait faire vendre un de ces petits chapeaux coquins qui ne conviennent plus passé vingt ans. Maurice riait à belles dents. C’était lui qui comprenait le mieux cet état d’esprit du vendeur vis-à-vis du client ridicule devant lequel il faut garder toute sa déférence — quitte à s’en divertir plus tard. « À la bonne heure ! pensait Marie Cervier. Voilà mon petit glaçon de Sabine qui se dégèle ! »

Mais Grand’Mère approfondissait l’étrange physionomie de la cousette, ses yeux pleins d’une fièvre inconnue, les joues ardentes où le sang affleurait le fard et le débordait. Et quelque chose de si las, de si découragé dans le bas du visage dans les moments où cette gaîté factice tombait !


Les rendez-vous entre Christian et Sabine reprirent comme par le passé. Le garçon se montrait seulement un peu plus réservé que naguère. À la faveur de la nuit, ils stationnaient dans les allées, aux jardins de la Tour Eiffel, ou vers l’Alma. On aurait dit que par un amour plus doux, plus délicat, il eût voulu rendre confiance au pauvre oiseau peureux qui palpitait d’inquiétude jusque dans ses bras. Une sorte d’amitié tendre et caressante, voilà ce qu’il lui montrait. Et c’est ainsi qu’il endormait sa peur latente.

Ils se retrouvaient deux ou trois fois dans une semaine.

Janvier arriva, prétexte à de nouveaux cadeaux. Christian voyait Sabine frissonner sous un méchant manteau ni chaud, ni douillet, ni joli : pour peu qu’il l’eût fait attendre cinq minutes au bord du trottoir, elle était comme un glaçon quand il l’introduisait dans sa petite conduite intérieure. Un jour, il l’amena chez un fourreur en chambre qu’il savait être celui de sa mère, dans une rue étroite de la rive gauche. Sabine ne lut même pas le nom. Il choisit une cravate de petit-gris d’une nuance tendre et argentée qui lui tiendrait chaud aux épaules et faisait très « jeune fille », disait la vendeuse.

— Mais, chéri, interrogeait après coup Sabine anxieuse, cette fourrure, comment l’expliquerai-je à la maison ?

— Tu gagnes de l’argent chez la grand’mère mercière, ne m’as-tu pas dit ? Raconte-leur que c’est une occasion extraordinaire que tu as trouvée chez un soldeur.

Il en fut ainsi. Marie Cervier, ravie devant le petit prix qu’énonça la jeune fille, se montra satisfaite qu’elle eût profité d’une telle aubaine. La petite Blanchette qui grandissait et raffolait de la toilette, joua à la dame et fit sa coquette avec le petit-gris enroulé deux fois autour de son cou. Il n’y eut que Grand’Mère pour ne pas souffler mot devant cette scène de la fourrure. Sabine en restait un peu gênée et soucieuse…


Et puis vint ce soir d’une belle journée claire de janvier où il semblait que le soleil eût prolongé sensiblement sa course depuis la veille. Christian était arrivé le premier au rendez-vous qui, afin de dépister les curieux éventuels, était donné tantôt à Auteuil, tantôt rue de la Convention. Il faisait encore grand jour quand Sabine, ayant passé le pont d’Auteuil, arriva essoufflée. Elle sentit une violence dans le geste qu’il eut de la saisir pour la fixer, eût-on dit, l’assujettir à son côté. Elle lui demanda :

— Qu’as-tu, Christian ? il me semble que tu es fâché contre moi.

— Fâché ? moi ? et contre toi ? Ah ! Sabine, si tu savais !… C’est-à-dire que je t’aime de plus en plus, que je ne t’ai jamais tant aimée que ce soir. Mais c’est toi qui n’as pour moi qu’un caprice de petite fille. La grande preuve d’amour, sans réticence, sans arrière-pensée, sans réserve, tu ne me l’as jamais donnée ! Tu demeures toujours comme en cérémonie avec moi. Je suis toujours un étranger à tes côtés, un camarade que tu aimes bien, certes, mais pas assez pour être toute à lui, toute, tu comprends, Sabine chérie, dont le mystère profond m’échappe toujours ?

— Mais, Christian, reprit-elle tremblant comme une feuille devant cette agression à la fois tendre et menaçante, je ne puis pas être à toi tout à fait, puisque tes parents exigeront un jour que tu en épouses une autre.

Ils pourront toujours l’exiger. Je ne m’y prêterai pas. Je ne me vois pas lié pour la vie à une autre compagne que toi, toi dont la société est pour moi un délice !

— Tu dis cela, mais je t’assure que j’y ai bien réfléchi, la nuit, dans ma petite chambre. Tu finiras par l’épouser, la femme riche de ton milieu, il le faudra bien ! J’étais une enfant il y a trois mois. Je n’en suis plus une aujourd’hui. Mon esprit a comme poussé et grandi à côté de toi. J’ai compris que tu me laisseras, un jour. Alors, je ne veux pas être ta femme d’occasion.

— Mais moi, je t’aime trop pour me contenter de cette amitié anodine de lycéens…

Sabine se rejeta dans le coin de la voiture, s’y pelotonna instinctivement et dans ce mouvement s’aperçut qu’ils roulaient maintenant à toute vitesse dans la campagne sur une large route qui dominait la Seine. Les derniers rayons du soleil couchant irisaient encore le fleuve que les arbres dépouillés des bois, à gauche, avaient déjà pris une teinte sombre : un de ces nobles crépuscules des environs de Paris qui, parfois, en plein hiver, jouent l’été.

— Mais où me mènes-tu, Christian ?

Sabine poussa ce cri avec une sorte de terreur qui indisposa le jeune homme contre cette compagne rétive. Il répondit impérieusement :

— À une petite « hostellerie » que je sais par là, au bord de l’eau. Je veux y dîner avec toi.

— Mais tu es fou ! Et mes parents qui ne me verront pas rentrer, dans quelle inquiétude seront-ils ? Et moi, que leur dirai-je ?

— Tu leur raconteras une histoire.

— Je ne veux pas mentir à mes parents !

— Cela m’est égal. Je t’aime trop pour te laisser échapper ce soir.

— Si tu m’aimais vraiment, tu ne me demanderais pas des choses impossibles.

Et il la vit se détourner de lui en sanglotant.

Il eut le réflexe du chasseur à qui, par le hasard d’un terrier ouvert dans la garenne, le gibier échappe tout à coup. Il se voyait acculé à brutaliser cette petite fille ou à céder. Il ne pouvait que céder. Mais ce fut dans une sorte de rage qu’en pleine vitesse, sans même remarquer au cadran qu’ils en étaient à faire du 90, avec un simple regard au rétroviseur sur le paysage arrière, il accomplit le brusque demi-tour. La voiture se cabra presque, comme un cheval. Mais Sabine comprit qu’ils rentraient à Paris. Son cœur battait encore. Elle pensait à ceux de l’impasse qui se doutaient si peu de sa conduite. Et ce n’était pas de sa douce et pure maman, qui n’avait connu de toute sa vie que son grand amour conjugal, qu’elle redoutait le blâme. Ce n’était pas de Grand’Mère non plus, malgré son jugement souvent sévère. Ce n’était pas de ses frères qui la critiquaient à tort et à travers. Mais la seule autorité que — si proche encore de la faute menaçante — elle ne pouvait envisager sans frémir, était celle du serrurier Jean Cervier, son père irréprochable. C’était devant lui qu’elle se voyait comparaître, ayant cédé à Christian, pareille à la plupart des filles de l’impasse qui avaient commencé ainsi avant de « mal tourner ». Et devant sa faute, ce père, ce juge, humble ouvrier dont elle faisait si peu de cas (allant jusqu’à lui reprocher même d’avoir déclassé sa mère) se dressait terrible, lui représentant la colère même de Dieu. La droiture, la resplendissante honnêteté de cet homme qui ne s’était jamais écarté, fût-ce d’un point, de son devoir humain, de son devoir professionnel, s’imposaient à Sabine inexorablement. Elle comprenait, soudain, que le vieil ouvrier dont elle avait eu honte fréquemment, était comme une image puissante d’une belle vie d’honnêteté. Et elle se voyait, elle, une Cervier, coupable, se confrontant avec ce père à qui nul ne pouvait adresser un reproche. Ah ! comment, comment aurait-elle pu soutenir sa colère !

Ce fut ce sentiment inconnu encore de respect filial, son admiration devant le grand caractère paternel soudain révélé, qui lui arrachèrent les seules paroles prononcées au cours du retour morose :

— Christian, si tu connaissais mon père que de toute sa vie je n’ai vu en défaut, un homme d’honneur, quoique simple compagnon serrurier, tu me comprendrais mieux.

Christian, buté, ne répondit rien. La nuit était venue. Ils roulaient à travers la banlieue parisienne dans un funèbre silence. « Est-ce que tout est fini entre nous ? » se demandait Sabine terrifiée.

Vivre sans Christian, le pourrait-elle jamais ?


Elle avait demandé à être déposée à l’entrée du pont d’Auteuil, sur la rive droite. « Comme tu voudras », avait répondu le jeune homme, illisible. Et au point nommé il s’arrêta, posant froidement à Sabine la question : « Alors, adieu ? C’est fini entre nous ? » Sabine qui n’avait pas encore entièrement réalisé cette idée de fin, d’achèvement lugubre qu’impliquait ce retour taciturne après ses refus et sa révolte, la comprit ici dans toute son horreur. Elle éclata :

— Fini notre amour ? Finies nos rencontres ? nos entretiens délicieux, ces moments extraordinaires où je voyais comme un rayon de soleil au fond de tes yeux et cela faisait flamber mon cœur, il me semblait ! Ne plus nous revoir lorsque tu vis ici, dans Paris, et moi, si peu loin de toi ? Mais ce ne sera jamais possible, chéri ! Il n’y a pas de force au monde qui puisse nous empêcher de retourner l’un vers l’autre, voyons ! Se promener ensemble, c’était si bon !

— Tu n’as pas l’air de comprendre que je t’aime trop pour cela. Il vaudrait mieux tout casser, je t’assure !

— Je ne peux pas renoncer totalement à te voir.

Une dernière fois, il l’étouffa dans ses bras. Un secret espoir de la vaincre à force de l’aimer renaissait dans son jeune sang bouillant. Il hésita ; puis, cédant :

— Alors — parce que samedi et lundi j’ai un cours aux Sciences Po, — veux-tu mardi prochain, ici même, à quatre heures ?…