Grammaire égyptienne (Champollion, 1836)/03

Firmin Didot (p. 50-69).

CHAPITRE III.

de la représentation des noms communs de la langue orale.


72. Les trois méthodes ou procédés fondamentaux de l’écriture sacrée, l’imitation, l’assimilation et la peinture des sons, furent appliquées à la représentation ou notation des noms communs de la langue égyptienne parlée.


A. Noms communs figuratifs.

73. Les noms communs, rappelant l’idée des objets physiques les plus ordinaires, ou ceux qui frappent habituellement les sens et avec lesquels l’homme se trouve en rapport d’une manière constante, furent rendus par des caractères figuratifs ; cette série de signes fort étendue, et pour ainsi dire indéfinie, comprend en général :

1o Les noms génériques de l’espèce humaine et les noms des membres du corps humain ;

2o Les noms de la plupart des différentes espèces de quadrupèdes et de quelques-uns de leurs membres ;

3o Les noms de quelques espèces d’oiseaux, les images des volatiles appartenant, pour l’ordinaire, à la classe des caractères phonétiques ou à celle des symboliques :

4o Les noms des reptiles, en petit nombre ; ceux de quelques espèces de poissons, et de quatre insectes :

5o Les noms d’un nombre très-borné d’êtres appartenant au règne végétal :

6o Les noms de la plus grande partie des produits des arts et de l’industrie humaine, tels que vêtements, ustensiles, meubles, édifices, instruments, etc., etc. En voici des exemples variés :

Les textes hiéroglyphiques présentent une foule d’autres exemples de l’emploi de caractères de cet ordre.

7o Certains noms communs rappelant l’idée d’individus revêtus de quelques dignités particulières, ou exerçant des fonctions publiques, furent également exprimés, en écriture hiéroglyphique, par des caractères figuratifs ; c’est-à-dire par l’image d’un homme ou d’une femme portant les insignes caractéristiques de la dignité ou de la fonction : on exprimait, par exemple, l’idée Roi par

un personnage ayant la tête ornée de la coiffure Pschent, le symbole de la domination sur les régions supérieures et inférieures, et tenant en main un sceptre pur ;
Ou par un individu dont la tête est décorée d’une coiffure commune aux souverains de l’Égypte et au dieu Phtah, l’instituteur de la royauté ;
Ou par un personnage à la coiffure duquel est attaché l’aspic ou serpent royal nommé Uræus (ⲞⲨⲢⲰ), insigne du pouvoir suprême ;
Ou enfin par un personnage assis à l’égyptienne, le front orné de l’Uræus, et tenant dans la main un pedum et un fouet, emblèmes de la Modération et de l’Excitation.

Ces caractères figuratifs répondent, lorsqu’ils sont employés isolément dans les textes hiéroglyphiques, au mot ou qui, dans la langue égyptienne, exprimait l’idée Roi ou Directeur suprême.

8o L’écriture sacrée rendait aussi d’une manière analogue les mots :

ou , Reine, par une figure de femme assise, coiffée de la partie supérieure de la couronne royale appelée Pschent et tenant le fouet dans la main ;
, un aîné un chef, un commandant, le premier personnage dans une hiérarchie par l’image d’un homme debout, tenant un sceptre pur, et une sorte de bourse ;
une aînée, une principale, par une femme debout tenant les mêmes insignes ;
, un Grammate ou scribe sacré, par un homme à tête rase accroupi, tenant appuyée contre sa poitrine une palette d’écrivain que les Grecs ont appelée κανὡν, parce qu’elle servait en même temps de règle (Horapollon, liv. Ier, hiéroglyphe 51) ;
, Prêtre chargé du principal rôle dans les cérémonies religieuses et funéraires, par un homme couvert d’une peau de panthère, insigne de ses fonctions ;
, Prêtre chargé de faire les libations (, en langue égyptienne), par un personnage à tête rase épanchant l’eau d’un vase a libation ;
, un Guerrier, un soldat, un membre de la caste
militaire, par un homme accroupi portant un carquois sur ses épaules, et saisissant un arc ou une lance.

Mais ces caractères et plusieurs autres du même ordre ne sont usités que dans les inscriptions hiéroglyphiques sculptées en grand et avec beaucoup de recherche.

74. On remplaçait, dans les textes en écriture sacrée, l’expression phonétique de quelques noms communs, par des caractères que nous devons ranger dans la classe des signes figuratifs quoi qu’ils ne soient, au fond, que des images conventionnelles tracées d’après des idées, vraies ou fausses, que les Égyptiens s’étaient formées de certains objets. Tels sont par exemple :

On pourrait même donner à certains caractères remplaçant quelques noms communs dans les textes hiéroglyphiques, la dénomination de signes figuratifs abrégés ; tels sont en particulier :

habitation, maison, demeure, demeure, salle hypostyle : ces caractères ne présentant en effet que des plans ou des coupes avec l’indication des portes et des fenêtres, tiennent ainsi le milieu entre les caractères tropiques et les caractères figuratifs.


B. Noms communs exprimés symboliquement.

75. L’écriture égyptienne sacrée remplaçait souvent par des signes symboliques ou tropiques un assez grand nombre de noms communs, au lieu d’en noter les sons par le secours des caractères phonétiques. On peut voir ci-dessus (Chapitre II, B, page 23) par quelles méthodes on procéda à leur création. Mais il importe de faire observer que, si beaucoup de noms communs sont notés chacun en particulier par un seul signe tropique, comme par exemple :

d’autres l’on été, au contraire, par des groupes formés de plusieurs signes apposés ou combinés ; il en est ainsi des noms communs suivants :

Du reste, ces combinaisons de caractères qui rappellent le principe de formation des caractères chinois, n’existent qu’en fort petit nombre dans les textes hiéroglyphiques.


C. Noms primitifs exprimés par des caractères notés.

76. Une certaine série de caractères sacrés étant susceptibles, en leur qualité d’images d’un objet réel, d’être pris dans leur acception figurative, et en d’autres cas, dans une acception phonétique ; quelques-uns même pouvant être employés tantôt comme figuratifs et tantôt comme phonétiques ou symboliques, il devint indispensable d’indiquer d’une manière quelconque un tel changement de nature dans les signes.

On observe, en effet, dans tous les textes hiéroglyphiques et dans ceux qui sont conçus en écriture hiératique ou sacerdotale, que des caractères ordinairement employés comme phonétiques, deviennent figuratifs en certaines occasions. Dans ce dernier cas ils sont toujours affectés des notes ou , en hiératique . Exemples :

77. Les caractères ordinairement symboliques passant à l’état de caractères figuratifs, furent tous notés par le même procédé :

78. Enfin, plusieurs caractères figuratifs ou tropiques sont habituellement accompagnés de la marque , soit pour indiquer leur passage de l’état phonétique à l’état figuratif comme : , face ; , tête ; , Bouche, Porte, Chapitre ; soit pour avertir de la transition d’un signe phonétique à l’état tropique, ou même symbolico-phonétique. Tels sont, par exemple, les caractères fils ou fils ; âme ; , horus ; , offrande ; , maisons ; , soleil, et , dent.


D. Noms communs exprimés phonétiquement.

79. La troisième méthode, et sans contredit la plus directe, usitée dans le système d’écriture sacrée pour reproduire les noms communs de la langue parlée, consiste à rendre le son même ou la prononciation de ces mots au moyen des caractères phonétiques (Chap. II, C, p. 27). On retrouve en effet dans les textes hiéroglyphiques et hiératiques la plus grande partie des mots de la langue égyptienne transcrits en signes phonétiques, et ne différant de ces mêmes mots écrits en lettres grecques dans les textes égyptiens appelés coptes, que par la seule absence ou le déplacement de quelques voyelles, et rarement par l’interversion de quelques consonnes. L’étude attentive des exemples qui suivent suffira pour se convaincre de ce fait très-important.

80. On doit remarquer dans cette série de mots égyptiens, en comparant leur orthographe hiéroglyphique avec les éléments alphabétiques dont ils se composent dans les livres coptes, quelques légères variations et même quelques différences notables. Les unes proviennent du vague ou de la suppression totale de certaines voyelles, dans l’écriture antique, et les autres des changements que les siècles ont nécessairement dû introduire dans la manière d’écrire quelques mots : cette dernière observation explique suffisamment

1° Pourquoi des mots qui, dans les textes hiéroglyphiques et hiératiques, ont pour initiale les consonnes ou , sont écrits en copte tantôt par un , d’autres par un , plusieurs enfin par un  ;

2° Pourquoi les signes hiéroglyphiques et , se trouvent souvent remplacés dans les mots coptes par les lettres , , , et même  ;

3° enfin les consonnes hiéroglyphiques et  ; sont rendues presque indifféremment dans les mots coptes par les articulations , et .

81. Nous devons ajouter aussi que l’étude des inscriptions hiéroglyphiques a démontré que certains mots terminés par l’articulation p (R) selon l’orthographe antique, ont perdu cette désinence en passant à la forme copte : nous citerons pour exemples les mots égyptiens la faim ; , dieu ; , déesse, et cheval, qu’on trouve simplement écrits : , ou , et , dans les livres coptes ou l’on rencontre cependant aussi les formes primitives et .

Au reste, toutes ces différences entre l’orthographe antique des mots égyptiens, et l’orthographe copte, ne consistent, en général, que dans la permutation de lettres du même organe ; et il n’existe aucune langue qui, comparativement étudiée sous le rapport orthographique a deux époques aussi distantes que celles qui séparent les textes appelés coptes de la plupart des textes égyptiens hiéroglyphiques, ne présente des variations et des changements bien plus notables encore.


E. Noms phonétiques abrégés.

82. Certains caractères phonétiques étant employés, de préférence à tout autre caractère leur homophône (voir n° 57), pour la transcription de mots particuliers de la langue, et cela pour des raisons déjà indiquées (voir n° 58), l’usage s’introduisit naturellement d’écrire ces mots par abréviation, en ne traçant que les initiales seules de ces mêmes mots qui revenaient fréquemment dans tous les textes hiéroglyphiques, et au lieu d’écrire tous leurs éléments constitutifs, consonnes et voyelles ; voici le tableau de ces abréviations, de celles du moins que l’on rencontre le plus habituellement dans les textes égyptiens des divers âges ; ce tableau renferme aussi des mots abrégés de toutes les classes.

Ces abréviations existent en grande abondance dans les textes égyptiens de toutes les époques.


F. De la représentation des noms composés.

83. Les noms communs dont nous venons d’exposer le mode de notation dans l’écriture sacrée sont tous radicaux, c’est-à-dire primitifs ou dérivés chacun d’une seule racine dans la langue orale : mais cette langue possédait une foule de noms communs formés par la réunion de plusieurs mots radicaux ou dérivés qui, s’unissant ensemble, donnaient naissance a des noms composés.

Le système d’écriture hiéroglyphique représenta ces noms composés par quatre méthodes variées, selon la diversité des éléments à combiner.

1° En unissant un caractère figuratif à un caractère ou groupe symbolique :

Un très-grand nombre de noms d’agent sont composés sur un thème semblable :

3° Par un groupe phonétique uni à un caractère symbolique.

4° Enfin par la transcription entière du mot en caractères phonétiques.

84. On pourrait comprendre au nombre des noms composés certaines dénominations données à des êtres mythiques, et qu’on a formées d’après des méthodes analogues, comme par exemple, , celui dont la gueule est écumante ; criocéphale, celui qui à une tête de bélier ; , celui qui a les yeux rouges ; , celui dont la face est enflammée ; , celui qui a trois têtes de lézard, etc., etc.